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Dans sa note critique sur mon ouvrage, L’univers esthétique de la théologie, publiée dans cette revue[1], Pierre-Marie Beaude m’invitait à entrer en dialogue avec lui. Le présent article se veut une suite de la conversation avec mon distingué collègue. Je poursuivrai la discussion en me penchant sur l’un des éléments de la note de Beaude qui m’avait effectivement interrogé. Il s’agit de sa réflexion sur « l’expression de la singularité » dans toute oeuvre d’art. Pour lui, « le récit de fiction doit être vu comme l’expression d’une singularité. C’est cette singularité […] qui a agencé le matériau de l’écriture ». Il en conclut que « la singularité des héros de roman renvoie à la singularité de l’auteur ». Une telle affirmation est lourde de tout un appareillage théorique, et même épistémologique, que je tenterai de mettre au jour tout en clarifiant ma propre position à l’égard de l’esthétique vue par le biais de la théologie. Je le ferai en cristallisant ma réflexion autour de la notion d’intention prise dans le sens où l’entend la tradition analytique.

I. Les enfants de l’art épiphanique

Pour enclencher la réflexion, il convient d’analyser la notion d’« expression de la singularité » au moyen d’un outil théorique. J’ai choisi pour ce faire les catégories de Charles Taylor[2]. L’idée n’est pas d’épuiser le sujet, mais bien plutôt de voir clair sur les enjeux d’une telle expression. J’aurais pu évidemment utiliser d’autres modèles, mais Taylor reste encore l’un des plus fins analystes de la modernité. Or, il me semble que de voir « l’expression de la singularité » comme l’héritière en ligne directe de tout un courant de la modernité peut nous aider à en comprendre les tenants et les aboutissants.

En résumant à l’excès les thèses de Taylor, on peut affirmer que trois grandes familles de pensée fondent les normes de la modernité en Occident. La plus ancienne est le théisme, ce courant qui fait reposer les valeurs culturelles sur la transcendance. L’horizon théiste a été fortement ébranlé à l’époque contemporaine, mais il en subsiste toujours des traces dans plusieurs de nos sociétés. Un autre courant apparu au siècle des Lumières est le naturalisme de la raison désengagée qui magnifie l’éthique de la responsabilité et la bienveillance envers l’humanité. La foi aux possibilités de la science en reste l’une des meilleures illustrations aujourd’hui. Le troisième courant tire son pouvoir de l’imagination créatrice et reconnaît plus que les autres la dimension de l’intériorité : il s’agit, on l’aura reconnu, de l’expressivisme romantique. L’art est sans doute le meilleur véhicule de cette tendance depuis le début du xxe siècle. C’est donc à partir de cette dernière famille que j’examinerai le concept qui m’intéresse.

Taylor fait remonter l’expressivisme romantique à Rousseau, ce véritable instigateur de l’exploration de soi et de la liberté autodéterminée. Dès le début du romantisme, on voit se dessiner deux tendances. L’une adhère à l’idée que nous trouvons la vérité en nous. Il existerait une « voix du moi » qui permettrait de manifester nos sentiments par le moyen, entre autres, de la poésie. L’autre considère plutôt qu’en nous résonne l’ordre de la nature et qu’il suffit de creuser à l’intérieur de soi pour y découvrir son impulsion. La notion d’expressivisme comporte l’idée de rendre manifeste quelque chose, et c’est ce qui la qualifie le mieux. Le créateur romantique pense à sa production comme à une manifestation, certes, mais il y voit également « un faire, un processus qui amène quelque chose à l’être ». C’est ainsi qu’« accomplir ma nature signifie épouser la voix, l’impulsion, ou l’élan intérieur. Et cela rend manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché. Mais cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit être réalisé[3] ». Ne voit-on pas poindre ici les prémices de certaines positions contemporaines sur l’art en général ? On comprend que Beaude se situe dans cette tradition lorsqu’on lit dans sa note qu’il privilégie un champ théorique en littérature où la question du désir est « partie liée avec les régions plus obscures du moi[4] », ou encore que « le créateur advient à lui-même par son oeuvre[5] ». On ne peut guère s’y tromper ; nous baignons bel et bien dans le courant de l’expressivisme romantique.

L’expressivisme romantique en art a pris plusieurs colorations à l’époque contemporaine. Il nous faut dès l’abord écarter une forme minoritaire de cette tendance, et qui pourtant lui est souvent identifiée, à savoir que le moi personnel mérite qu’il soit mis au jour per se. En réalité, peu d’artistes se sont consciemment orientés vers cette forme d’expression. On voit plus souvent les créateurs considérer leurs oeuvres comme ce que Taylor appelle, à la suite de Joyce, des « épiphanies ». Les premiers romantiques formaient toujours le dessein d’exprimer quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes : la nature, le monde, Dieu. C’est ainsi qu’est né au xxe siècle « l’art épiphanique ». Nous restons encore fortement convaincus dans notre culture moderne que les arts, et en particulier la littérature, sont un lieu de création qui agit comme le révélateur d’un donné et qui nous met en présence d’un inaccessible. « Une oeuvre manifeste quelque chose, elle porte une signification et, pourtant, elle est une chose en quelque façon inséparable de son incarnation — ou, du moins, ce caractère inséparable est la condition à laquelle l’art aspire[6] ».

Deux types d’art épiphanique ont surgi au xxe siècle et ont encore cours aujourd’hui sous diverses modalités. Le premier consiste à comprendre l’oeuvre d’art comme la représentation d’une chose qui en révèle une autre, que ce soit une réalité spirituelle ou une signification plus vaste. Ce type s’ancre dans ce que Taylor appelle une « épiphanie de l’être ». Il ne faut toutefois pas la confondre avec une pure mimésis, « [p]arce que l’oeuvre n’a pas seulement pour fin de décrire mais de transfigurer par la représentation […][7] ». Le second type, appelé parfois « autotélique », conçoit autrement l’oeuvre d’art. Celle-ci reste le lieu d’une révélation ; par contre elle est close sur elle-même et autosuffisante. Cette tendance ressortit davantage à une « épiphanie de la forme ». On en trouve l’un des meilleurs exemples dans l’art pictural non figuratif.

L’une des colorations de l’art épiphanique du premier type se rattache à l’héritage de Schopenhauer. Plusieurs traits de la doctrine de Schopenhauer se retrouvent dans l’art épiphanique contemporain. Le premier de ces traits consiste en cette idée que la nature est un grand réservoir d’énergie amoral avec lequel il nous faut garder contact. Le deuxième magnifie le pouvoir de l’imagination créatrice que l’on puise dans la volonté. Le troisième révèle notre sentiment des profondeurs intérieures de l’être humain. À plusieurs égards, l’oeuvre de Freud s’inspire de cet héritage. Il est reconnu par plusieurs que la volonté schopenhauerienne est l’ancêtre du « ça » freudien et que la détermination inconsciente de notre pensée, concept freudien par excellence, s’ancre plus ou moins dans la doctrine de ce philosophe marquant du xixe siècle.

On trouve évidemment plusieurs évocations à cette perspective dans la note critique de Beaude. Il suffit de relever ses nombreuses allusions au rapport entre le conscient et l’inconscient pour s’en convaincre. Beaude écrit même clairement : « [L’écriture romanesque] gère comme elle peut les énergies circulant entre les divers pôles du sujet : le ça pulsionnel, bien sûr, le surmoi encore, mais aussi le moi idéal et l’idéal du moi, et le moi insu[8] ». Chez lui, la si riche notion d’« expression de la singularité » se situe, me semble-t-il, dans la catégorie taylorienne d’épiphanie de l’être, une épiphanie du premier type à forte coloration freudienne. Compte tenu de cette position théorique, il est dès lors tout à fait normal que remonte à la surface à plusieurs endroits sa crainte de l’académisme en littérature. L’académisme ramène tout au conscient, niant par le fait même le rôle crucial joué par l’inconscient. Il n’est pas étonnant non plus que Beaude se méfie au plus haut point de la rhétorique, à tout le moins d’une certaine variante réductrice de la rhétorique. La rhétorique, dans sa composante technique, ne serait jamais en mesure de faire éclore l’imagination créatrice tant elle se préoccupe de l’assujettissement à des lois. Pis que cela, en rhétorique on semblerait laisser entendre que tout est lumineux, avec comme sous-entendu que rien de caché ne reste à mettre au jour… sinon bien sûr l’intention manipulatrice de son utilisateur.

II. Le pouvoir du langage

L’art contemporain, et cela inclut la littérature, est toujours pétri d’expressivisme romantique. Tenter de répudier cet état de choses serait aussi incongru que de vouloir faire vivre un poisson hors de l’eau. Le mot « expression », pris dans son sens le plus fécond, reste une notion d’une grande puissance. J’ai moi-même puisé dans ce concept pour mes travaux, bien qu’utilisant des sources différentes de celles de mon collègue. Je reste cependant sur l’impression que nos définitions respectives ne se recouvrent pas entièrement. Il me semble crucial d’en connaître les raisons avant d’aborder la deuxième partie de cet article. Pour ce faire, il est nécessaire d’aller plus loin dans le travail de clarification en tentant de cerner les fondements sur lesquels repose l’énoncé « expression de la singularité ». Il importe dès lors de passer d’une mise en ordre théorique à un examen épistémologique.

Dans mes travaux antérieurs de clarification des présupposés du discours théologique, j’ai consacré beaucoup d’efforts à extirper de la structure de ce discours les points de vue trop exclusivement subjectivistes. Il me semble, à tort ou à raison, que l’une des difficultés rencontrées par le discours théologique consiste à se buter sur la subjectivité de ses énoncés. On peut facilement en comprendre les raisons, lesquelles pourraient se résumer par l’expression « repli dans la sphère du privé ». Il est plausible qu’une forme de discours si facilement identifiable à la famille théiste ne puisse trouver d’autre issue que celle du retrait. Or, l’un des enjeux de la théologie est précisément de se repositionner dans la sphère du public. Une des façons de le faire, qui n’est pas celle que je privilégie, est de retrouver dans l’art contemporain son fonds religieux. Taylor l’affirme clairement et à plusieurs reprises : jusqu’à un certain point, l’art a remplacé la religion chez plusieurs de nos contemporains. Voilà une question qui mériterait d’être débattue de façon serrée, mais ce ne sera pas l’objet de ma réflexion. Je veux plutôt reprendre le problème du subjectivisme par le truchement des catégories qui ont été évoquées précédemment, mais en poussant la critique jusqu’à ses fondements.

Revenons à l’art épiphanique tel que décrit dans notre section précédente. Afin de lever toute ambiguïté à ce propos, il importe de répéter que l’art épiphanique ne relève pas du solipsisme. Quoi de mieux que de citer in extenso quelques lignes de Taylor qui montrent à quel point l’art épiphanique diffère d’un certain prototype romantique :

L’art du xxe siècle s’est davantage intériorisé, il a eu tendance à explorer et même à célébrer la subjectivité ; il a exploré de nouvelles zones de sentiments, pénétré le monologue intérieur, engendré des mouvements artistiques qu’on désigne à juste titre du nom d’« expressionnisme ». Mais en même temps, à son apogée, il a souvent impliqué un décentrement du sujet : art résolument conçu autrement que comme expression de soi, art qui a déplacé son centre d’intérêt vers le langage, vers la transmutation poétique elle-même, ou même qui a dissous le moi tel qu’on le conçoit normalement, au profit d’une nouvelle constellation[9].

Cette mise au point indique clairement que l’art épiphanique, s’il s’intéresse à l’intériorité, ne passe pas toujours par la voie du sujet pour produire ses oeuvres. Plusieurs artistes se sont dits nettement antiromantiques en voulant dépasser « l’expression du moi ». Ils n’en restent pas moins des artistes épiphaniques dont la finalité des productions est bien de « manifester quelque chose ». Qu’est-ce donc alors qui distingue une épiphanie de l’être d’une épiphanie de la forme ? Il me semble que c’est la façon dont l’une et l’autre comprennent le rôle que l’on y fait jouer au langage.

Une épiphanie de l’être semble voir le langage comme un outil capable de dépasser l’apparence. Le mot révèle autre chose que lui-même. Il rend visible ce qui est caché, met au jour ce qui est latent. Tout se passe comme si l’on tenait pour acquis la fonction médiatrice du langage eu égard aux choses, à la nuance près que la médiation ne s’applique pas aux objets externes, mais plutôt à l’intériorité. Si je fais un travail langagier suffisamment rigoureux sur moi-même, pourra alors surgir une res qui me dépasse, plus universelle que moi-même. Une épiphanie de l’être n’a pas tendance à réfléchir à la vocation des mots ; elle se réfléchit plutôt en eux.

L’épiphanie de la forme marque un déplacement à cet égard. On se tourne vers le pouvoir du langage plutôt que vers ce que ce dernier nous permet de faire surgir du sujet. D’un point de vue épistémologique, le mot n’est plus soumis à la chose, comme s’il était à sa remorque. Certes, il marque une distance par rapport à la « réalité », mais la façon dont se réalise l’enchaînement conceptuel vis-à-vis de la chose ressortirait plutôt à l’ordre de la construction. L’appareil langagier élabore et met en oeuvre des schémas plutôt qu’il ne cherche à mettre au jour la chose. Vue sous cet angle, la chose ne peut pas simplement tenir lieu de l’être-là, ou de la matière, ou de toute autre réalité donnée en soi. L’utilisateur de mots, de son côté, ne saurait être parfaitement libre « d’utiliser à sa guise l’une ou l’autre de ces données [objectivables] », comme l’écrit Beaude[10]. Il importe dès lors de reconnaître que la chose ne tient sa signification qu’en vertu de sa relation à une forme précise façonnée par des règles langagières. Mais plutôt que de modeler un « discours-écran », le langage cherche de la sorte à recoudre sans cesse le voile discursif maintes fois déchiré de l’histoire humaine, y laissant des traces énigmatiques, parfois indéchiffrables.

Dès lors, si expression il y a, elle ne relève plus d’une certaine « singularité auctoriale » qui pousse l’auteur à mettre son « nom sur la couverture » de l’oeuvre qu’il produit[11]. L’auteur, lorsqu’il crée, n’est pas en passe de dire quelque chose, ni même d’exprimer une émotion. Il « reconstruit le monde[12] ». À cet égard, il ne saurait être question de s’enfermer dans la question ontologique sans risquer l’aporie. L’expression ne renvoie pas à autre chose qu’à elle-même dans son effectuation. En d’autres termes, au moment où l’expression se réalise, elle ne peut donner des informations que sur elle-même en tant que discours. Comme l’expression ne renvoie à rien d’autre qu’à son eccéité, il est donc impérieux de la décrire à l’aide de l’oeuvre elle-même ainsi que de l’effet engendré par celle-ci. De toute évidence, l’auteur enfante l’oeuvre ; il serait insensé de nier qu’il y ait un producteur derrière une production. Par son arrangement même, cette oeuvre rend sans doute accessibles au récepteur des sentiments parfois banals, parfois enfouis profondément, parfois inconnus de l’auteur. Mais en définitive, cela n’a rien à voir avec un quelconque « insu du moi » surgissant de celui-ci. Oui, l’auteur est bel et bien porteur d’une intention en produisant son oeuvre ; non, ce n’est pas celle d’exprimer sa singularité.

III. Intention et intentionnalité

Nous voilà donc à la croisée des chemins. Nous écartant du sentier de l’épiphanie de l’être, nous entrons de plain-pied dans celle de la forme. Cette voie reste assez bien balisée depuis la seconde moitié du xxe siècle surtout. L’arrivée de l’art abstrait d’abord, puis de l’art minimaliste en peinture et en sculpture, en a défriché le chemin. La littérature elle-même n’a pas été en reste, comme nous avons pu le voir dans les pages précédentes. Je ne voudrais pas m’attarder plus loin sur cette route puisque ce n’est pas l’objet de mon intervention. Je cherche plutôt à établir qu’il existe une autre voie que celle de l’expression de la singularité pour honorer la place de l’auteur en regard de l’oeuvre qu’il produit.

L’auteur est « porteur d’une intention », cela est indubitable ; il serait absurde d’arguer le contraire. De quelle nature est donc cette intention ? Écartons tout de suite une définition par trop triviale qui consisterait à n’y voir que ce que se propose de faire celui qui agit, l’intention ne ressortissant plus qu’au vouloir. « J’ai l’intention d’écrire une novella » se résumerait à la partie délibérée de l’exercice ; on aurait raison dès lors de reprocher à son auteur de réduire la portée de l’ouvrage visé.

Rapportons-nous plutôt à la vieille notion médiévale d’intentio qui renvoie à la présence immédiate de l’objet connu dans le sujet connaissant. Dans ce concept d’intention, réside le difficile rapport entre l’esprit et un objet ou, plus précisément, le problème de l’application de l’esprit à un objet. De la sorte, l’esprit tend vers cet objet, il se dirige vers lui. Comme le dirait Guillaume d’Occam, « l’intention est quelque chose dans l’âme, un signe signifiant naturellement quelque chose dont il tient lieu ». Avec la notion de signe entrant en ligne de compte, nous sommes tout de suite positionnés sur le terrain du langage, plus précisément dans la zone grise de la relation entre, d’une part, le mot et la chose et, d’autre part, le rôle que joue l’état mental dans cette relation.

La notion médiévale d’intention a plus tard été reprise par Brentano et associée à la notion d’intentionnalité. « Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du Moyen Âge ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes […] rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente[13]. » Selon Brentano, l’intentionnalité est un phénomène proprement psychique ; aucune entité physique ne peut « avoir une intention » sur une autre entité physique. Deux sons ne s’orientent pas l’un vers l’autre ; ils sont en quelque sorte fermés sur eux-mêmes. Par contre, l’acte psychique d’« entendre un son » porte en lui-même l’intention vers l’objet auquel il se réfère. L’esprit n’est pas clos sur lui-même ; il se dépasse pour aller vers l’objet. Tout le problème de l’intentionnalité peut se résumer dans la question suivante qui prend plusieurs formes : l’objet de l’intention est-il dans l’esprit ou est-il une chose à l’extérieur, dans le monde ? En d’autres termes, la relation intentionnelle est-elle d’ordre intrapsychique ou relie-t-elle le sujet au monde ? Ou encore, l’objet de l’intention vise-t-il une réalité mentale ou extramentale ?

En soi, l’intentionnalité ne nous éloigne pas nécessairement de l’ontologie que nous avions cru débusquer dans l’épiphanie de l’être. Il est vrai que Husserl y a puisé abondamment pour instituer la phénoménologie, ce courant philosophique qui, par sa recherche des fondements de la pensée, nous rapprocherait plutôt de la recherche de l’être. Je vais préférer une voie plus récente de tradition dite « analytique ». En effet, dans les discussions contemporaines de cette tradition, le critère du mental le plus fréquemment adopté est celui de l’intentionnalité des états mentaux, c’est-à-dire de leur propriété de porter sur, ou d’être à propos de, certains objets, propriétés ou relations. Contrairement à Brentano et à Husserl, pour qui le critère de l’intentionnalité était ontologique, les philosophes analytiques lui préfèrent le critère linguistique.

Comme on le voit, la tradition analytique qui s’intéresse à l’intentionnalité est plus restrictive que la tradition phénoménologique. Alors que Husserl prenait en considération tous les phénomènes intentionnels comme les représentations, les jugements, les sentiments aussi, la tradition analytique se limite aux « attitudes propositionnelles », une notion que nous verrons un plus loin. De plus, le problème de l’intentionnalité y est étroitement associé à la signification langagière, de sorte qu’il se pose souvent en termes sémantiques. En tradition analytique, l’intentionnalité s’entend davantage en relation avec la logique, le langage et la science que par rapport au monde vécu et à la conscience phénoménologique. Il faut comprendre ce concept à la jonction de l’héritage analytique et de l’avènement des sciences cognitives[14].

IV. Intentionnalité et attitudes propositionnelles

Dans ce contexte, que peut donc signifier le fait que l’auteur soit porteur d’une intention ? Évidemment, si l’on préfère se situer dans l’espace de l’expression de la singularité, l’intention relèverait du désir, un désir qui exprimerait toujours la singularité. Le désir, tel qu’il est entendu ici, n’est pas une entité à proprement parler « consciemment voulue » par l’auteur, cela semble on ne peut plus clair. On a bien compris, par l’analyse faite aux pages précédentes, que ce désir-ci se rapproche de son cousin freudien, ne laissant immerger que la partie congrue de ce dont il est porteur. Mais ne peut-on envisager autrement la notion de « désir » ? Et si le désir s’avérait être un « état intentionnel » au sein de propositions, quelles conséquences cela entraînerait-il ? Il faudrait alors pouvoir l’envisager du point de vue de sa dimension linguistique. En conséquence, je m’engagerai dans un itinéraire alternatif qui permettra de comprendre autrement le rapport entre l’auteur et l’oeuvre, en espérant déboucher ainsi sur une clairière plus adaptée à ma vision du discours théologique.

Il importe d’entreprendre la réflexion sur l’intentionnalité à partir de la distinction cartésienne entre l’âme et le corps ou, en des termes plus contemporains, entre le mental et le physique. Tout le problème réside évidemment dans le rapport entre les deux. Ces distinctions se reflètent même dans la division de notre science contemporaine entre la physique et la psychologie. Or, de même qu’il existe une physique « naïve » qui consiste à tenir pour acquis, comme tout être humain normalement constitué, le comportement des corps solides dans leur environnement naturel, on rencontre également une psychologie naïve ou ordinaire. « On appelle psychologie naïve ou ordinaire, la pratique universellement répandue chez les humains qui consiste à décrire, expliquer et prédire le comportement humain (et dans certains cas animal) en termes d’interactions entre croyances, désirs et intentions, toutes attitudes que les humains s’attribuent les uns les autres d’une manière apparemment spontanée[15]. » En psychologie ordinaire, on tient donc pour acquis le rôle joué par des termes courants comme « désir », « croyance », « pensée », « imagination », « peur », etc. Ces termes sont présidés par un réseau plutôt lâche de principes tacites, de banalités et de paradigmes qui forment une sorte de théorie. Le propre de ce réseau, c’est qu’il marche si bien qu’on en oublie l’existence.

En psychologie ordinaire, on commence en général par faire une distinction entre les sensations, comme la douleur ou la perception de la couleur, et les états représentationnels. La première série de concepts sont ce que les philosophes appellent des qualia, c’est-à-dire des états mentaux qui se caractérisent par le fait qu’ils ne peuvent pas être communiqués à proprement parler : l’autre ne peut ressentir la rage de dents que je ressens. C’est la raison pour laquelle on dira de ces états qu’ils sont non représentationnels. Les qualia sont toujours accompagnés d’une expérience subjective correspondante. Quant aux états représentationnels (les désirs, les croyances, les pensées), on peut les regrouper sous l’appellation d’« attitudes propositionnelles ».

Depuis Russell[16], plusieurs philosophes du langage ont pris l’habitude de nommer par là des propositions, manifestant un état intentionnel, dont le verbe exige une proposition complétive généralement introduite par « que » : « vouloir que » ou « souhaiter que », mais aussi « croire que » et « désirer que ». Ainsi, des mots comme « vouloir », « espérer », « croire » ou « désirer » font partie de la panoplie des verbes exprimant une attitude propositionnelle.

On peut discerner deux éléments dans les attitudes propositionnelles. D’un côté, il y a l’attitude elle-même : le désir, la croyance, le souhait. De l’autre, on trouve le contenu propositionnel : ce qui est désiré, cru ou souhaité. Cette bivalence permet à la phrase de jouer sur différents registres. « Julie croit qu’il neige » et « Julie espère qu’il neige » manifestent évidemment deux attitudes différentes envers un même contenu propositionnel. « André espère qu’il neige » et « André espère qu’il vente » rend compte d’une même attitude malgré la différence de contenus propositionnels.

Ce qui caractérise l’attitude propositionnelle par rapport aux phrases assertives du type « Julie porte un diamant » est de trois ordres. 1) La valeur de vérité de la phrase n’est pas fonction de la valeur de vérité de la proposition complétive. Dans une phrase assertive, Julie peut porter une bague en diamant au doigt ou non ; c’est l’opération dénotée par le complément qui décidera de la vérité ou de la fausseté de la phase. Dans une phrase oblique (c’est-à-dire de type « attitude propositionnelle ») comme « André désire que Julie porte un diamant », la valeur de vérité se fonde plutôt sur le fait qu’André a (ou n’a pas) le désir que Julie porte une bague en diamant. 2) On ne peut remplacer l’objet de la proposition complétive par un autre objet qui a la même référence. « Julie porte un diamant » et « Julie porte une bague de fiançailles » ont à l’évidence la même dénotation, soit un anneau que l’on met au doigt. Toutefois, « André désire que Julie porte un diamant » n’implique pas que « André désire que Julie porte une bague de fiançailles ». 3) On ne peut pas affirmer ou infirmer l’existence de l’objet contenu dans la proposition complétive. Dans la phrase assertive « Julie porte un anneau magique », il est possible de démontrer qu’un anneau magique n’existe pas. Par contre, on peut concevoir que « André désire que Julie porte un anneau magique » sans que cela implique qu’« il existe un anneau ayant la propriété de transformer en princesse celle qui le porte ».

Les phrases contenant des attitudes propositionnelles sont généralement utilisées par la psychologie ordinaire pour expliquer, décrire ou prédire les comportements des autres. Elles ont bien un contenu ou, pour le dire autrement, elles représentent quelque chose. Les états mentaux supposés par les attitudes propositionnelles sont des « états intentionnels », dans la mesure où l’explication donnée par la proposition complétive entre en relation causale avec d’autres états mentaux ou des entités physiques.

Évidemment, une telle articulation de l’intentionnalité a soulevé d’énormes difficultés épistémologiques, que les philosophes contemporains ont tenté de résoudre. Je ne voudrais pas m’engager dans ce débat qui a produit des oeuvres monumentales, d’autant que mon intérêt dans cet article est beaucoup plus limité[17]. J’inaugurerai plutôt la démarche à partir d’une perspective qui met en avant la notion de « croyance », laquelle devient dès lors l’attitude première par rapport aux autres (le désir, le souhait, le vouloir, etc.). Gardons néanmoins à l’esprit que tous ces concepts relèvent d’attitudes propositionnelles d’égale valeur lorsqu’ils sont envisagés par le biais de leur portée linguistique.

V. La croyance comme attitude propositionnelle

Je voudrais continuer la présente mise au point en prenant comme exemple la novella que j’ai écrite à la fin de l’Univers esthétique de la théologie. L’une des composantes identifiées dans la préface de la seconde partie tient de ce que je nomme l’« intrigue ». Ce qui caractérise l’intrigue, c’est qu’elle est porteuse d’une intention esthétique. Mettons de côté pour l’instant l’épithète pour nous intéresser seulement au substantif. En page 185 de mon volume, j’ai identifié l’intention de la novella comme de « parler, sans avoir l’air d’en parler, de la conversion chrétienne ». Comment qualifier cette intention en partant du concept d’intentionnalité que je viens d’esquisser ? On pourrait d’abord commencer par transformer cette intention en attitude propositionnelle du type « x croit que p ». L’une des façons de le faire (mais ce n’est pas la seule) pourrait s’énoncer ainsi : « V. croit que la conversion chrétienne est possible », où l’attitude est la croyance de V. et l’objet intentionnel est la possibilité de la conversion chrétienne.

Considérons maintenant cette attitude propositionnelle du point de vue de l’état intentionnel. Il est traditionnel d’envisager les énoncés linguistiques comme des dérivés des pensées qui seraient censément au coeur de l’état intentionnel. Ces pensées seraient reliées en une sorte de discours interne (« dans l’esprit ») qui viendrait au jour lors d’un éventuel discours manifeste. « V. croit que la conversion chrétienne est possible » est une phrase qui laisserait alors entendre que V., possédant la pensée que la conversion est possible, tend à l’extérioriser en un discours significatif et cohérent.

Voyons si nous ne pouvons pas envisager une autre possibilité. Et si l’on tenait comme premier le discours manifeste par rapport au discours interne ? Ce discours manifeste serait en quelque sorte une construction théorique provenant de l’apprentissage du langage. Cet apprentissage ne se limiterait pas à celui de l’enfant, mais serait l’héritage d’un long et pénible apprentissage de l’humanité. Ainsi, ce qui apparaît comme la pensée d’un être humain conscient (son discours interne) ne serait pas une donnée immédiate, mais plutôt une construction théorique dérivant des propriétés sémantiques du langage. En somme, le discours interne s’expliquerait par la présence du discours manifeste. Dans cette perspective, « V. croit que la conversion chrétienne est possible » devient une base observable dont l’évidence tient au fait que l’attitude propositionnelle est énoncée, la « croyance » comme discours interne de V. étant inséparable du langage utilisé pour construire le discours manifeste.

Partant de cette seconde hypothèse, posons d’abord que la croyance occupe une place privilégiée au sein des attitudes propositionnelles ; tous les autres types d’attitudes propositionnelles impliquent des croyances. Ceci étant acquis, il importe maintenant de commencer l’analyse en se demandant ce que peut bien signifier dans ce contexte le mot « croyance[18] ». Postulons que la croyance est la proposition complétive « tenue pour vraie » par celui qui l’énonce. Dans la phrase « V. croit que la conversion chrétienne est possible », V. tient pour vraie la possibilité que la conversion chrétienne se produise. Or, une croyance n’arrive jamais seule ; elle fait toujours partie d’un réseau de croyances. Quelqu’un qui possède un réseau de croyances a toutes les raisons de supposer que ses croyances ne se trompent pas, du moins pour l’essentiel. Il lui serait donc absurde de chercher une justification des croyances à l’extérieur de leur propre existence.

Deux instances nous permettent d’affirmer que nous n’avons pas à chercher d’autres preuves que la cohérence : 1) il existe une forte présomption pour que ce que les personnes croient vrai soit vrai, du moment que ces croyances sont en cohérence avec les autres ; 2) tous les êtres rationnels doivent savoir ce qu’est une croyance et comment ces croyances peuvent être détectées. Il est dès lors parfaitement inutile de demander à quelqu’un des assurances supplémentaires sur ses croyances ; cela ne ferait qu’ajouter au réseau de croyances et n’amènerait pas de preuves nouvelles ; la croyance est véridique par nature. Il est possible de s’engager dans la description de cette perspective en s’appuyant sur ce que certains philosophes appellent le « principe de charité[19] ».

VI. Le principe de charité

Le principe de charité repose en grande partie sur l’affirmation suivante : si nous voulons entrer en interaction avec les autres, il nous faut prendre en considération le plus longtemps possible que ce qu’ils tiennent pour vrai est vrai. Et si nous sommes capables de réconcilier le principe de charité avec des conditions formelles qui sont nécessaires à tout discours manifeste, nous avons alors fait le maximum pour assurer cette interaction. Ainsi, le constituant premier du modus operandi de cette interaction consiste à tenir pour acquis que sont vraies les propositions que celui qui les énonce tient pour vraies ou croit être vraies. Nous ne pouvons faire de distinction a priori entre ces croyances.

Un auteur qui cherche à produire une oeuvre fait d’abord appel au principe de charité lorsqu’il se prépare à réaliser sa composition. Il a été et est constamment mis en présence du monde, c’est-à-dire des personnes et des objets qui l’entourent. Il voit, il entend, il goûte, il sent. Plus particulièrement, il accueille les propositions des autres, qu’elles lui arrivent sous la forme orale, scripturaire, picturale ou musicale. Nécessairement, il met en branle le principe de charité pour ce faire, à défaut de quoi il ne serait plus en interaction avec le monde. On dit même que l’auteur développe une « sensibilité particulière » à ce jeu. Ainsi, cet auteur prend en considération ce que son interlocuteur tient pour vrai. Pour les besoins de la démonstration, appelons donc « locuteur » cet auteur et « allocutaire » celui qui accueille les propositions de cet auteur.

Afin d’illustrer ce principe, reprenons l’exemple qui fut évoqué plus haut. Il existe une attitude propositionnelle telle que « V. croit que la conversion chrétienne est possible ». Avant de devenir ce locuteur qui tient pour vraie la proposition complétive, V. était en position d’allocutaire vis-à-vis d’elle, ou plutôt vis-à-vis d’un certain nombre de locuteurs qui énonçaient un ensemble de propositions en les tenant pour vraies. Choisissons A. et D. comme quelques-uns de ces locuteurs particuliers desquels V. aurait accueilli certaines propositions. A. aurait, par exemple, énoncé : « le Seigneur est mon salut » ; D., quant à lui, aurait soutenu la proposition suivante : « Le Prince Mychkine se sacrifie pour sauver les autres ». Transformées en attitudes propositionnelles, nous trouverions les phrases suivantes : « A. croit que le Seigneur est son salut » et « D. croit que Prince Mychkine doit se sacrifier pour sauver les autres ». Le fait que « A. croit que » et « D. croit que » signifie tout simplement que A. et D. tiennent pour vraies les propositions complétives qui se rattachent à ces phrases.

Revenons maintenant à l’allocutaire V. qui accueille ces propositions. Il n’existe pour V. aucun indice permettant de découvrir la vérité objective de ces propositions autre que les propositions elles-mêmes. Lorsque ces propositions sont avancées par A. et D., V. ne peut que recourir au principe de charité pour être en mesure de les accueillir, sinon il risque de perturber gravement, et dès le départ, l’interaction pourtant si importante dans le processus. Ainsi, la croyance ne peut être comprise qu’à l’intérieur du rôle qu’elle joue dans l’interaction. La voir simplement comme une attitude privée, close sur elle-même, est inconcevable à cet égard. Quelqu’un ne peut avoir de croyance qu’à la condition d’appartenir à une communauté langagière, comme il ne peut non plus avoir de pensée qu’en dépendance envers une attitude propositionnelle. À la source de toute pensée (ou de tout discours interne), il y a une croyance ou, plus précisément, un réseau de croyances. Un tel réseau identifie et définit une pensée en la situant dans un espace langagier. Un être humain n’a de pensée que pour autant qu’il accepte la parole d’un autre.

En partant du principe de charité, il est possible d’établir que les relations entre les croyances jouent un rôle constitutif décisif. V. ne peut accepter des déviations évidentes à ses propres standards de rationalité lorsqu’il accueille les propositions de A. et D., sous peine de détruire le fondement même de la rationalité sur laquelle repose l’interaction. S’il existe un principe directeur qui guide cette interaction, c’est bien celui-ci : on suppose qu’il existe un schème rationnel fondamental commun à toutes créatures dites rationnelles. Le principe de charité n’implique rien concernant d’éventuelles relations substantielles entre les différents réseaux de croyances. Ce n’est, somme toute, qu’une condition de possibilité de tout discours manifeste au regard des croyances dans leur ensemble.

Lorsque A. croit que le Seigneur est son salut et que D. croit que le Prince Mychkine doit se sacrifier pour sauver les autres, ils se positionnent dans l’interaction d’une communauté donnée. Dans une perspective classique, V. qui accueille ces propositions ferait un raisonnement analogue à celui-ci : si ces propositions sont en correspondance avec un fait extralinguistique, elles sont vraies, sinon, elles sont fausses. Dans la perspective que je viens d’invoquer, V. adopte une présomption charitable envers ces propositions, donnant à A. et D. « le bénéfice du doute », leur attribuant au départ la même rationalité que lui. V. sait que ces phrases sont tenues pour vraies par A. et D. et c’est en se fondant sur cette assertion que s’établit l’interaction.

En somme, accueillir les attitudes propositionnelles d’un locuteur, c’est se mettre en accord avec lui dans une large mesure. Il est certain qu’un tel accord ne garantit pas la vérité d’une proposition. Mais paradoxalement, pour qu’une erreur objective soit établie, il est indispensable qu’il existe entre un locuteur et un allocutaire un large consensus sur ce qu’ils croient vrai. L’accord ne fabrique pas des vérités. Par contre, pour reconnaître certaines croyances comme fausses, il faut nécessairement être en accord avec un grand nombre de croyances tenues pour vraies.

VII. Accepter et assumer la croyance

Comme on vient de le voir, mon langage dépend exclusivement de la version commune partagée que j’ai des choses. Pour comprendre la parole d’un autre, il m’est donc nécessaire de partager la même version du monde, indépendamment du fait que cette version soit correcte ou non. Si je tiens pour acquis que la version du monde de mon interlocuteur est fausse, je trouble ma compréhension de ce qu’il énonce. On peut faire état de différences, mais seulement en posant comme arrière-plan un réseau de croyances partagées ; et ce qui est partagé est si trivial qu’il est en général inutile de le mentionner. Sauf que, en dehors de ce fondement commun, aucune identification de ces différences n’est possible.

Dans cette perspective, il n’y a plus d’intermédiaires entre la croyance et le monde : ni sense-data, ni sensations, ni même un langage perçu comme un cadre conceptuel qui s’ajuste au monde extérieur. En utilisant le langage, je ne place aucun moyen terme entre moi et le monde. Il ne s’agit plus de se demander si les croyances sont vraies ou fausses ou si elles correspondent avec plus ou moins d’exactitude au monde extérieur. Il s’agit plutôt de considérer ces croyances soit de l’extérieur (du point de vue de l’allocutaire) en les voyant, entre autres, comme des interactions causales avec le monde, soit de l’intérieur (du point de vue du locuteur) en les voyant comme des règles de l’action ou des dispositions à agir.

Reprenons les phrases « A. croit que le Seigneur est son salut » et « D. croit que Prince Mychkine doit se sacrifier pour sauver les autres ». Les locuteurs qui énoncent ces phrases ne sont pas en train d’évoquer un quelconque dogme de la foi, même s’il est possible d’interpréter ainsi leur proposition. Ils entrent plutôt en interaction avec le monde et donc aussi avec d’autres interlocuteurs ; ils sont directement en prise avec l’expérience qui les fait vivre. Leur proposition est elle-même une interaction avec le monde qui les entoure, y compris le monde physique. En d’autres termes, ces locuteurs manifestent par là leur croyance ou, si l’on veut, les règles d’action qui les font interagir, ou encore leurs dispositions à agir. De son côté, l’allocutaire peut recevoir ces propositions comme telles, c’est-à-dire comme le reflet causal d’une interaction avec le monde. En fait, il doit les recevoir comme telles si l’on s’en tient à une perspective axée sur la présomption charitable.

Pour arriver à se donner des outils permettant d’analyser le processus d’interaction qui est en jeu dans cette double dynamique, il est nécessaire de comprendre la notion de croyance à partir de deux points de vue ; celui de l’allocutaire et celui du locuteur. Du point de vue du locuteur, il est possible d’affirmer qu’il cherche constamment à se disposer à une action pour rétablir la croyance ébranlée par le doute mortifère. On peut aussi se placer du point de vue de l’allocutaire et se demander comment ce dernier se comporte en face de la croyance d’un locuteur. L’enjeu est de taille, puisque la croyance est au coeur de l’expérience humaine et donc du processus de survie. Il en va de l’existence même d’un allocutaire d’être capable d’intégrer dans son propre réseau de croyances la croyance des autres.

Une question essentielle doit dès lors se poser : peut-on situer avec exactitude ces croyances ? Selon certains points de vue dits « éliminativistes », lorsqu’on parle des croyances des êtres humains, il n’y a aucune raison de supposer qu’il existe des entités appelées « croyances », pas plus qu’il est nécessaire d’inventer des objets intentionnels ou toutes autres entités censément présentes « dans l’esprit ». Il n’y aurait donc pas d’objets intentionnels susceptibles d’être identifiés par un être humain qui cherche à attribuer à un autre une croyance ?

Selon le point de vue où je me place ici, des objets intentionnels existent effectivement, mais ces objets sont tout simplement les propositions complétives qui sont placées à droite du verbe « croire que ». Dans les phrases « A. croit que le Seigneur est son salut » et « D. croit que Prince Mychkine doit se sacrifier pour sauver les autres », « le Seigneur est mon salut » et « le Prince Mychkine se sacrifie pour sauver les autres » sont donc les objets intentionnels des attitudes respectives de A. et D. Or, comme nous le savons maintenant, tout objet intentionnel est toujours une proposition, c’est-à-dire une phrase concrète exprimée par un locuteur en un temps donné et rattachée à un contexte donné. Un certain ensemble d’objets intentionnels similaires forment ce que l’on appelle communément un discours théologique. En conséquence, le discours théologique est constitué d’un ensemble de propositions placées à la droite de la fonction épistémique, c’est-à-dire à la droite du terme « x croit que », et effectivement énoncées par un locuteur qui tient pour vraies ces propositions.

Plaçons-nous maintenant du côté de l’allocutaire. Dans les propositions « A. croit que le Seigneur est son salut » et « D. croit que Prince Mychkine doit se sacrifier pour sauver les autres », le verbe « croire que » est un terme relationnel. Posons que ces deux propositions complétives, de même qu’un certain nombre d’autres, puissent se réduire selon certaines modalités à la proposition suivante : « la conversion chrétienne est possible ». Nous avons dès lors réuni toutes les conditions pour effectuer ce que j’appelle un « transfert de croyance ».

Transférer la croyance d’un locuteur à un allocutaire s’effectue de la façon suivante : V. croira éventuellement ce que croient A., D. et d’autres locuteurs spécifiques dans la mesure où V. énonce sincèrement « la conversion chrétienne est possible ». C’est la seule caractérisation de la croyance qui puisse être réalisée. En ce sens, V. ne peut qu’« accepter » la croyance des autres locuteurs spécifiques (la fonction minimale) et, par la suite et le cas échéant, l’« assumer » (la fonction maximale). Voilà donc mis en évidence les deux moments du processus de transfert de croyance. Ainsi, un allocutaire va commencer par accepter une croyance que le locuteur assume déjà. Il se peut qu’éventuellement l’allocutaire assume à son tour cette croyance. Il le fera dans la mesure où les informations obtenues sont compatibles avec son propre réseau de croyances et où il prendra une décision en vertu de cette croyance.

Il reste à franchir une autre étape pour que le processus de transfert de croyance soit complet. En effet, accepter la proposition d’un locuteur ne signifie pas nécessairement l’assumer. Je peux accepter la proposition d’un locuteur qui énonce « je crois que les ovnis existent » sans pour cela tenir moi-même pour vraie la proposition complétive. L’assomption consiste donc à ce qu’un allocutaire énonce sincèrement, dans un « même dire », une proposition complétive similaire à celle du locuteur.

Lorsqu’un allocutaire relie consciemment les propositions d’un locuteur avec les événements et les objets de son propre réseau de croyances, un dénominateur commun peut du coup exister, permettant à l’allocutaire de dire que le locuteur répond à ces événements et à ces objets. Si l’allocutaire parvient à découvrir dans le monde des événements et des objets qu’il peut relier aux propositions d’un locuteur, il est en mesure dès lors non seulement d’accepter les propositions d’un locuteur, mais également de prendre la décision de les assumer. Le transfert de croyance, tel que je le conçois, enclenche un processus qui permet de changer les états intentionnels d’un allocutaire par l’interaction avec le monde et par l’interaction avec les différents états intentionnels des autres locuteurs. L’allocutaire devient alors quelqu’un assumant les propositions d’un locuteur, c’est-à-dire qu’il intègre à son réseau de croyances celles du locuteur.

Le discours théologique est composé d’un ensemble de propositions préalablement acceptées par un locuteur qui fut naguère un allocutaire en cette matière. Comme allocutaire, le théologien a reçu de la part d’un groupe de locuteurs (présents ou passés) des propositions énoncées spontanément (dans le « feu de l’action ») ou figées dans des textes, et il les a d’abord acceptées. Ensuite, en les assumant, il s’est transformé lui-même en locuteur par rapport à ces propositions, une étape indispensable pour fabriquer des discours théologiques. Car en définitive, un discours théologique est analogue à tous les discours qui circulent dans l’interaction langagière. En ce sens, il n’y a plus de différence entre un discours public prétendument objectif et un discours privé prétendument subjectif. Il n’y a qu’un ensemble de propositions assumées par un locuteur (ou un groupe de locuteurs) qui cherche à son tour à les lâcher dans l’espace public.

Conclusion

Il me faut terminer ici cette trop brève analyse de la notion d’intention. J’ai pensé possible de montrer que, si l’auteur met bel et bien en oeuvre une intention, celle-ci peut différer sensiblement d’une expression de la singularité. Pour ce faire, on doit d’abord mettre au jour ce qui est à la source des deux types d’épiphanie concernés. J’ai soutenu que l’expression de la singularité se fonde sur une épiphanie de l’être alors que l’intention repose sur une épiphanie de la forme. Par la suite, j’ai pu envisager la notion d’intention du point de vue analytique en m’appuyant sur des critères linguistiques, l’intention devenant ainsi un état intentionnel et la proposition complétive qui s’y rattache, un objet intentionnel. J’ai également souligné le rôle premier que jouent les attitudes propositionnelles dans cette perspective, et en particulier l’attitude de croyance. Cette démonstration m’a amené à considérer le discours théologique comme un ensemble de phrases destinées à provoquer un transfert de croyance.

Même si ce n’était pas là le but premier, l’une des conséquences de la présente argumentation fut de lever le voile sur l’utilisation que je fais de la rhétorique dans mes deux derniers ouvrages. J’espère avoir pu dissiper de la sorte le doute soulevé par Beaude à cet égard lorsqu’il se demande si les lois rhétoriques « peuvent présider à la création de l’objet esthétique[20] ». La rhétorique, comme je la comprends du moins, n’est pas un salmigondis de lois qui corsètent l’artiste de façon telle que sa créativité en souffre. Dans la perspective particulière qui a été esquissée ici, la rhétorique s’adresse directement à la croyance de l’autre, sans intermédiaire. Tout y est mis en oeuvre pour que le locuteur, le porteur d’une croyance en une proposition tenue pour vraie, puisse produire un discours destiné à être accueilli par un allocutaire de façon telle que celui-ci accepte les phrases énoncées et, le cas échéant, les assume. Existe-t-il, en effet, une autre théorie de construction des discours qui soit en mesure de faciliter à ce point le transfert de croyance ?Comme je crois avoir pu l’établir, tout discours quel qu’il soit est destiné à déclencher un transfert de croyance, le discours théologique n’étant pas différent à cet égard des autres discours rencontrés dans l’espace social. Voilà sans doute une voie qu’il serait possible d’emprunter en réponse à l’invitation, lancée par Beaude à la toute fin de sa note, à un dialogue entre les théologiens et les théoriciens de l’esthétique littéraire. Ne serait-ce pas là une bonne façon de l’entreprendre en considérant le tenir-pour-vrai de la croyance comme l’attitude première de l’interaction humaine mise en oeuvre par le discours ?