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Cet article défriche une piste quant à une cohérence inavouée et cependant récidiviste dans la diversité des interventions interprétatives et ponctuelles de Derrida dans l’oeuvre écrite de Heidegger. Nous ne pouvons certes pas tout reprendre Heidegger, le corriger, reprendre toute sa pensée et prétendre la comprendre définitivement, mais mettre en cause sa volonté de dépassement et donc de maîtrise de la métaphysique jamais désavouée, telle est l’intention, telles sont les intentions stratégiques de Derrida : montrer les occasions de cette incapacité primitive. Notre contribution à la compréhension de la pensée de Derrida y trouve sa propre motivation. Tout cela avant de s’affairer comme tant d’autres, souvent avec trop d’empressement, au commentaire dit critique[1].

D’une part, un détour axiomatique obligé et pédagogique[2] propose un relevé de questions simples mais nécessaires à notre démonstration, abordant massivement la question posée « du sujet du langage » et de sa responsabilité. Cet exercice nous permettra, d’autre part, de montrer ce qu’on peut provisoirement reconnaître de l’interprétation derridienne, si une telle chose existe, de l’oeuvre écrite de Heidegger. Une façon élémentaire de proposer une compréhension des décisions philosophiques que Derrida impose à sa pensée consiste à répertorier certains de ses gestes récurrents propres à son écriture, son langage d’herméneute, une maîtrise parfois déconcertante sinon violente du texte de l’autre. Enfin, avouons-le, notre hypothèse primitive et décisive consiste à dire que Derrida n’abandonne jamais les risques de la grammatologie et de la pensée de la différance (avec un « a »).

La constitution d’une science ou d’une philosophie de l’écriture est une tâche nécessaire et difficile. Mais parvenue à ces [ses] limites et les répétant sans relâche, une pensée de la trace, de la différance ou de la réserve, peut aussi pointer au-delà du champ de l’épistémè. Hors de la référence économique et stratégique au nom que Heidegger se justifie de donner aujourd’hui à une transgression analogue mais non identique de tout philosophème, pensée est ici pour nous un nom parfaitement neutre, un blanc textuel, l’index nécessairement indéterminé d’une époque à venir de la différance. […] Grammatologie, cette pensée se tiendrait [cependant] encore murée dans la présence[3].

I.

Nos premières questions introductives s’adonnent autant à la philosophie qu’à la littérature, elles s’adonnent aussi à la linguistique, du moins dans ce qu’elle a de plus élémentaire, à la sémiologie et à l’éthique. Elles s’y adonnent comme on s’adonne à une activité ludique. Elles s’y adonnent d’abord en inventant un mot et ses dérivés : « monologique[4] ». Elles s’adonnent donc aussi à la création et à la répétition de « s’adonner », même si le verbe « s’adonner » signifie « se livrer entièrement » à une activité. Notre question, dans la première partie de notre intervention, est la suivante : qu’en est-il de l’écriture monologique de (chez) Jacques Derrida ? Qu’en est-il de l’écriture monologique du sujet chez (de) Jacques Derrida ?

En empruntant ce néologisme, soit le mot « monologisme[5] », notre mimétisme de la pensée derridienne s’arrête là. Il faut dès maintenant déterminer ce que nous entendons par « monologisme », si notre intention est de comprendre un peu mieux cette pensée. L’oeuvre écrite de Derrida n’est ni littérature ou fiction, ni philosophie ou argumentation. Elle est les deux à la fois sans jamais l’être en même temps. Elle est parfois l’une et parfois l’autre, sans se dérober ni à l’une ni à l’autre, ni s’y maintenir.

Petrosino, dans son livre Jacques Derrida et la loi du possible, offre à l’interprète une introduction remarquable à la lecture de l’oeuvre écrite de Derrida. Ce livre de Petrosino montre à quel point la pensée derridienne se développe aux dépens de la pensée de l’autre, du texte de l’autre. Les textes derridiens portent essentiellement sur une lecture de l’oeuvre écrite de l’autre et ont pour effet de les réécrire sans les trahir. Est-ce seulement possible ? Tout lecteur de Derrida doit donc s’attendre à lire deux textes à la fois, deux textures, sinon plusieurs livres à la fois.

Disons que ce sera le point de départ dans cette première partie de notre travail : la pensée derridienne et le travail de son écriture dans le texte de l’autre. Derrida, dans sa volonté de réécrire le texte et l’écriture, annonce dès De la grammatologie un programme impossible à achever. Mais, dans son oeuvre écrite et publiée jusqu’à maintenant, il y a tout de même quelques repères utiles à sa compréhension. Si la pensée derridienne ne s’infiltrait pas entre les lignes des textes de la signification, elle aurait peu à dire, mais ce n’est pas le cas, aussi elle en a long à redire. La pensée derridienne en a donc long à redire du texte déjà hétérogène de la signification et du sens.

Si Derrida s’empresse de toujours reprendre et recomposer ses stratégies de lecture dans d’autres lieux textuels, ou contextuels, on y trouve tout de même une cohérence mobile, ouverte à la découverte, comme l’est la cohérence de la différence différée. La différence métaphysique, aussi bien dire les différences au sein de la signification, ne sont plus prises au piège d’une logique bipolaire-binaire identitaire. Cette cohérence incohérente de la différence différée (différance) sera aussi la nôtre.

La cohérence de la disparition différée du sens, de l’impossibilité du sens propre, est le noeud constamment noué et dénoué de l’écriture derridienne. La pensée derridienne est une expérience qui n’a pas de sens, non pas qu’elle soit insensée, elle n’a pas de sens identitaire, le sens de l’identité. Dire ou écrire « la pensée derridienne », cela ne signifie rien dans le contexte de son écriture. Cette expérience de l’écriture s’identifie paradoxalement à l’expérience d’une pensée monologique[6].

Parmi les textes que Derrida réécrit en écrivant entre leurs lignes, il y a celui de Saussure[7], le cours inaugural de sa linguistique, et des centaines d’autres textes. Ce texte-ci, le nôtre, a d’abord la volonté de montrer que si le point de départ d’une compréhension de l’expérience de Derrida est ce fameux cours de linguistique, la grammatologie derridienne l’excède dans ses effets, l’excède dans une diffusion à la fois achevée, comme tout texte, et à la fois inachevée, comme toute expérience, du texte et de l’écriture, comme toute expérience tout court.

En approchant la linguistique saussurienne, Derrida donne au signe un autre statut que celui que lui accorde Saussure. La linguistique saussurienne identifie le sens et le signifié en laissant à la parole, le signifiant, le soin de dire la vérité du premier. Cette économie est de part en part métaphysique. La langue est peut-être une convention, mais le langage, lui, est naturel. Le signe est peut-être arbitraire, mais son usage ne l’est pas.

Si nous acceptons la thèse, comme le fait Derrida lui-même, que dans tout « nous » s’abrite un « je », l’expérience de l’écriture telle que l’expérimente Jacques Derrida est la même que celle de tout écrivain. On peut alors répéter sans embarras ce que Blanchot[8] raconte à propos de l’expérience littéraire, à propos de l’expérience de l’écriture.

Mais, si on admet que la différence entre « parole » et « écriture » reste encore soumise à la différence métaphysique, y compris chez Heidegger, il faut aussi admettre que la différance dans la pensée derridienne échappe et n’échappe pas (à la fois), puisqu’elle est différée sans la primauté de l’avant ou de l’après, à la différence métaphysique du présent de la présence.

Ainsi, dans l’expérience de l’écriture de la différance, le signe devient, sans le devenir tout à fait, le signe du sens insensé de cette expérience toujours inachevée. La disparition du sens comme tel, l’effacement du sens de cette expérience de l’écriture est différée. Non pas qu’il soit remis à plus tard ou que son apparition soit remise à une autre présentation. Cela signifie que le sens n’est jamais « là » au présent, qu’il n’y a pas de « là » présent du sens, mais cela ne dit surtout pas que le sens s’absente justement à ce moment-là.

Cette expérience de l’écriture est aussi une expérience de l’existence. Le signe donne alors un sens à cette expérience monologique. Derrida écrit, il écrit qu’aucun discours, parlé ou écrit, parlé et écrit ou écrit et parlé, n’est à l’abri de son propre logocentrisme[9], celui de la métaphysique, devenu impropre, c’est-à-dire sans la propriété du propre, de l’identité, du sens, non pas inapproprié, par la force du différé, soit l’effet de la différance. Il écrit aussi que tout discours porte en lui la trace du différé ; qu’il n’y a pas de discours proprement parlé pas plus qu’il n’y a de discours proprement écrit, l’un et l’autre sont à la fois la possibilité et l’impossibilité de l’un et de l’autre.

En considérant attentivement l’argumentaire du texte que Derrida développe tout de même ou malgré tout, en parlant de Saussure, en écrivant à partir du texte de Saussure, soit en considérant l’idée que le sens et le signe sont constamment différés, l’un « par » l’autre, l’un « dans » l’autre ou l’un « de » l’autre, on peut écrire ou penser en compagnie de Derrida qu’un sujet métaphysique ou linguistique, puisque l’un ne va pas sans l’autre, n’est pas et ne peut être ignoré dans l’expérience de la pensée grammatologique[10]. D’une part, que le sujet soit reconnu comme « être connaissant », pour soi ou en soi[11], « être pensant », « être-conscient », comme conscience ou comme sujet de la représentation, comme « être-existant », « être-présent » au présent d’une présence à soi converti en « être-dans-le-monde » ; l’expérience phénoménale n’exclut pas un certain « Je » de ce qu’elle dit d’elle-même. D’autre part, si le subjectivisme ontologique défend la thèse selon laquelle seul existe le sujet pensant et ses représentations, Heidegger et Lévinas, leurs réflexions en tout cas, ne peuvent pas être associées aux figures de ce cartésianisme défiguré.

Il ne s’agit donc pas d’unir même sommairement une métaphysique du sujet et la pensée de Heidegger si attentive à la métaphysique, il ne s’agit pas de le faire simplement, cette simplicité n’est pas de mise, parce que le Dasein comme être-dans-le-monde lance l’appel de son authenticité plutôt que l’appel d’un subjectivisme mal défini. Un subjectivisme que reçoit le cogito cartésien ? Le « se-représenter » ? Non. Il faut attendre Kant et sa réflexion sur les facultés du sujet ou d’un sujet idéalisé.

Le sujet, peu importe lequel, s’absente rarement de la pensée philosophique ni de la pensée psychanalytique, lui réserver l’époque moderne ou l’époque de la représentation est un geste ou une décision de réduction et de maîtrise de rétrécissement de l’ouverture de la pensée sous prétexte de remettre en cause, de détruire, la métaphysique et la métaphysique du sujet. Cette réserve l’appelle-t-on pensée ?

Mais l’appropriation heideggérienne de la philosophie du sujet et la destruction de l’époque de la représentation ne suffisent pas au déploiement de la volonté questionnante de rompre les liens avec la métaphysique, ne suffisent pas à s’écarter des mots de la logique, discours du sens et de la signification. Lorsque Heidegger discute de la représentation, sa critique détermine d’abord ce qu’est la compréhension de la représentation du sujet et ensuite l’oppose à une explication du pré-comprendre (pré-ontologique) propre au Dasein ayant le monde-sous-la-main. Et il s’en explique longuement[12]. Mais le « pré » du pré-comprendre qu’il vienne « avant » ou « après » une certaine expérience, il vient et il vient d’autre part.

La métaphysique, l’ontologie ou la philosophie et même la pensée, l’autre nom de ces discours du langage, refusent ou refuseraient l’indétermination de l’expression « sujet de l’expérience du langage », sans interroger l’indétermination de la surdétermination dont la chargent entre autres Descartes, Kant, Hegel, Husserl, Heidegger et Lévinas[13].

Mais, le sujet du langage, sujet de l’expérience du langage et donc de la pensée, il n’y a pas de pensée sans langage ni expérience de la pensée, cette circularité n’est pas insensée ; le sujet du langage donc, n’est pas celui qui appartient au langage écrit ou parlé, le sujet « du » langage est une tautologie. Le sujet du « langage » est celui de sa provenance, celui du lieu de sa textualité écrite et parlée. Le « sujet » du langage est celui de toutes les textualités encore à penser. « Encore » comme reprise de la textualité de la question du sujet et comme pensée à venir.

Mais alors, demande-t-on, que dit Saussure de la parole et de l’écriture ? Du langage ? De la langue ? Que dit Blanchot de la parole et de l’écriture ? Et, de la littérature ? Allons-nous tout relire ce que Derrida a lu à ce sujet ? Une connaissance rudimentaire, la nôtre, devrait suffire à relier entre elles ces écritures. Qu’est-ce que la langue, le langage, demande Saussure ? Qu’est-ce que l’écriture de la littérature demande Blanchot ? Ces questions ne sont pas insensées, leurs réponses ne le sont pas non plus. Seul l’effet grammatologique du signe différé, notre troisième terme, complique tout.

« Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens[14] » ; plus loin Saussure identifie « image acoustique » et « parole », aussi bien dire qu’il l’identifie à la parole vive du sujet distincte des phonèmes. C’est en trop peu de mots lier linguistique et métaphysique, lier l’expérience d’un sujet, l’expérience de la pensée d’un sujet au langage qui n’est rien de moins que celui de la métaphysique.

Comme le veut Derrida, c’est sa volonté, nous pouvons montrer ou démontrer que cette parole n’a aucune signification en tant que concept si nous ignorons l’autre statut du signe, non pas son pendant secondarisé, parce que le signe chez Saussure est toujours signe acoustique[15]. La linguistique saussurienne ne se déprend pas du phonocentrisme de la métaphysique et de la secondarisation du signe écrit dans la question de la vérité. Elle ne se défait pas non plus de l’idée d’une expérience individuelle (et collective) du langage et de la langue.

L’expérience littéraire chez Blanchot, c’est aussi la littérature et l’expérience. De quelle expérience l’écrivain parle-t-il ? Reformulons cette question d’une façon plus proche de notre propos : « De quelle expérience l’écrivain écrit-il ? » Cela signifie à la fois « de quoi » parle-t-il ? et « de quel lieu » en parle-t-il ?

Selon Blanchot[16], l’écrivain ne parle que d’écriture, cela détermine à la fois le « de quoi » et le « de quel lieu ». Le texte de l’écrivain est une expérience de l’écriture. La simplicité de cette proposition ne trahit pas notre propos. L’expérience de l’existence de l’écrivain, son expérience de la pensée la plus intime est limitée à son activité illimitée d’écriture. Cette réduction, si c’en est une, est-elle trop simple ? Non.

Cette limitation est à la fois illimitée et tout aussi monologique que l’expérience intérieure[17]. Pourquoi évoquer Bataille tout à coup, sans avertissement, sans aucune raison apparente ni préambule ? Parce qu’en transformant cette phrase de la façon suivante : « La communication écrite est un fait qui ne se surajoute nullement à la réalité-humaine, mais la constitue ». En écrivant cela de cette façon, on peut donner l’impression de citer Blanchot ou Derrida, mais probablement pas Heidegger.

(À partir) de quelle expérience la pensée derridienne écrit-elle ? De l’expérience de l’écriture. Cette expérience n’est pas plus intérieure qu’extérieure, ces oppositions n’ont plus aucun sens unique depuis ce lieu qui n’en est pas un, celui de la différance, mais elle signifie aussi l’existence, le fait d’exister et de penser. Tel est le sujet, qui n’en est pas tout à fait un, de l’écriture monologique de Jacques Derrida.

Quant à Bataille, quant à l’oeuvre écrite et publiée de Bataille, Derrida ne cache pas sa dette, mais ne pense pas que la réserve de l’expérience intérieure soit à l’abri de la domination de la logique spéculative hégélienne. L’économie générale ou généralisée de cette logique enveloppe ou maîtrise toute autre économie restreinte dès que cette dernière entreprend de la comprendre. Elle n’y échappe pas.

Quant à Blanchot, quant à l’oeuvre écrite et publiée de Blanchot, Derrida ne cache pas sa dette tout en remettant en cause la structure textuelle du refus du passage au-delà du sens que Blanchot inscrit dans des formules telles que « ni… ni… » ou le « pas » et le « ne pas[18] ». Blanchot, selon Derrida, sauvegarde tout de même la logique oppositionnelle au sein d’une autre économie textuelle qui, elle, ne peut pas ne pas perdre le sens, même momentanément. Mais, dira-t-on, que signifie « perdre le sens », l’égarer, le quitter, s’égarer, le perdre ? Non. L’obligation, la responsabilité de penser enjoint le penseur ou l’écrivain de le déjouer autrement sans chercher à penser le tout autre ou le tout autrement. Cette stratégie ne vient pas à bout de la métaphysique du sens ou de la signification.

Mais, demande-t-on, quel est le sens de ce nouvel impératif ? La réponse la plus simple est qu’aucun discours du pire comme du meilleur, de l’humain comme de l’inhumain, ne peut être véritablement remis en question sans qu’on élabore le plan stratégique ou économique de la perte différée du sens. La constitution des discours de la métaphysique est aussi rédigée, c’est plus qu’un simple jeu de mots, en fonction de toutes ses exclusions. Elle les maîtrise tout comme elle dit maîtriser ses propres fondements. Notre conclusion reconsidère cette assurance.

Comment alors associer sans risquer une distinction préalable « expérience » et « existence » ? Comment distinguer le monologisme et le solipsisme, le monologisme du solipsisme[19] ? Afin de répondre un peu mieux, ne pouvons-nous pas invoquer ? et citer La poésie comme expérience : « […] il n’y a pas d’“expérience poétique” au sens d’un “vécu” […]. Un poème n’a rien à raconter, ni à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème[20]. »

Il faut lire très attentivement cette citation avant de conclure qu’elle contredit notre propos. Ne pourrait-on pas au contraire en dire autant de l’expérience derridienne de l’écriture ? Sorte d’entretien infini avec le texte de l’autre et avec soi-même, plutôt qu’avec soi-même. Sorte d’entretien infini avec son propre texte donc, l’expérience derridienne de l’écriture dit ce à quoi elle s’arrache comme expérience de l’écriture[21]. Tout cela dit ou écrit en gardant à l’esprit la contamination de la « parole » et de l’« écriture », mieux, de « parole » et « écriture ».

Mais cette contamination ne relève plus du sens ni du sens unique que lui accorde la métaphysique, le sens unique et linéaire, celui d’une seule direction, soit le sens unique de la coupure pure, de l’opposition bipolaire. Cette contamination contamine les deux pôles « parole » et « écriture », non pas en même temps, mais dans un va-et-vient incessant entre les deux. Cela vaut pour tous les mots que la pensée derridienne approche pour les soumettre à la question de la différance[22]. Cela vaut peut-être aussi pour son expérience de l’existence comme entretien infini avec l’autre.

Car il faut bien poser la question, il faut bien la poser, l’exposer, la poser comme il faut, l’étendre, la développer : ce monologue interminable, monolinguisme de celui qui écrit qu’en réécrivant le texte de l’autre dans l’inachèvement, interdit-il la parole ? Ou encore, le dialogue parlé ? Non. Au contraire, l’exigence d’entrer en dialogue est encore plus grande, excessive, encore plus exigeante, tenue à la responsabilité[23] de ne pas parler pour ne rien dire, comme le font tant de discours de nos jours, tenue aussi à la responsabilité de ne pas répéter inlassablement ce qui est déjà entendu ou semble l’être, ce long monologue est aussi dialogue ; promesse de dialogue en tout cas, car la pensée du différé sait ou pense savoir que le dialogue ne tient pas sa promesse, qu’on ne peut pas tenir une promesse, que la promesse est intenable, mais que cela n’empêche pas et ne doit pas empêcher de promettre la promesse du dialogue. Cette logique monolinguistique, si c’en est une, est-elle une coupure avec ou devant toute responsabilité ? Non.

Il n’y a pas de coupure pure pas plus qu’il n’y a de responsabilité appropriée. La responsabilité, pense Derrida, c’est d’abord l’exigence de responsabilité. Il ne suffit plus de répondre ou de tenter de répondre à la question « Qu’est-ce que la responsabilité ? », pas plus qu’il ne suffit d’être responsable de la responsabilité. Cela signifie que rien ne suffit jamais et qu’il faut répondre à la responsabilité, répondre à l’exigence de responsabilité, répondre de sa responsabilité. La responsabilité n’est donc plus l’exigence du « qu’est-ce que… ? » tout et rien.

Cela signifie surtout ne jamais cesser d’entrer en dialogue avec la responsabilité et les différents discours de la responsabilité : ceux de la faute, de la culpabilité, de la dette, de l’agir, de la pensée de l’agir, individuel, politique, économique, technique ou scientifique, éthique et aussi celui de la responsabilité. Cette exigence est très exigeante et ce n’est surtout pas un refus du dialogue ni de la responsabilité et encore moins un refus de la responsabilité du dialogue. Ainsi, le monologisme de Derrida n’est pas celui de l’exclusion, mais bien celui de l’hospitalité, celui de la rencontre empressée et toujours remise à plus tard comme telle parce que marquée de l’inachevé. Mais cela n’empêche rien, au contraire, cela empêche la fermeture et oblige à l’ouverture[24]. Cela n’empêche pas l’événement de ne jamais arriver. Ces dernières affirmations sont délibérément paradoxales.

On ne comprendra peut-être pas que cette allusion au sujet, est aussi allusion au Dasein heideggérien et à l’Existant lévinassien, que dans un cas comme dans l’autre, ils portent déjà tous deux un titre et un nom, que malgré toutes les précautions dont on entoure la compréhension de leurs déterminations, le sujet derridien n’a d’autre choix qui s’offre à lui que de parcourir les textes de l’un et de l’autre, sans se demander ce qu’il en est de leur vérité et sans ignorer leur passé respectif : la philosophie.

Rendre compte de ce dialogue à trois voix est une tâche immense et impossible, dont il faut, pour le moment en tout cas, différer la mise en oeuvre. Mais la responsabilité de cette tâche exige au moins une lecture attentive des cent quarante-deux premières pages de De la grammatologie. Et si la pensée derridienne, nous avons déjà dit que cette expression « la pensée derridienne » ne signifiait rien, qu’elle n’avait aucun sens, s’intéresse tant au langage, au signe « langage », et donc au signe tout court, chez Husserl, chez Saussure et chez Heidegger entre autres, c’est qu’elle sait ou croit savoir que le signe « signe » est soumis à la différence entre sens et signe, que tous les signes de la métaphysique ou de la philosophie sont soumis à cette différence, tout comme chez Heidegger l’être est soumis à la différence oubliée entre l’être et l’étant que nous sommes aussi, que nous sommes en la questionnant.

Différence qui depuis toujours, qui depuis toute l’histoire et depuis toute l’histoire de la philosophie et du langage, a relégué le signe au rang d’accessoire (technique) quant à l’expression d’une vérité ou de la vérité parlée, de la vérité de la pensée. Le signe écrit, l’écriture, l’autre nom grammatologique du langage, pense Derrida, n’est pas, ne peut pas être simplement (cet adverbe est puissant) l’outil de la vérité de la parole ni de l’origine du sens. La volonté de ce préjugé consiste à dire que l’origine du sens de la vérité, cela ressemble étrangement à une tautologie, provient de la parole, que le sens vient à la vérité s’il est parlé, que la vérité a un sens si elle est parlée.

Vérité parlée depuis toujours donc, vérité d’une parole à la fois lointaine et proche de la finitude. Cette distance et cette proximité à soi rappellent encore une fois que dans la pensée heideggérienne le Dasein fut d’abord seul habilité à poser la question ou les questions du sens (de l’être et du temps) et ensuite le seul capable de recevoir l’appel de l’être ou du sens. Ce renversement n’a rien de renversant aux abords de la question elle-même différée du sens et du signe différés.

Mais dire le contraire, affirmer que le signe serait l’origine de cette vérité, ou dire tout autre contraire, c’est d’abord ne pas abandonner la question de l’origine, de l’essence ou du sens, c’est ensuite inverser un préjugé en le substituant par son autre. Le même et l’autre ne quittent jamais en ces termes la langue ou la logique métaphysique de l’identitaire. Il faut plutôt que sens et signe soient, dans leur vérité, différés, si l’ensemble vise à déjouer momentanément l’emprise de ce préjugé incontournable en donnant un autre statut, nous n’écrirons pas un autre sens, au signe.

Comment alors oser dire ou écrire que la pensée derridienne serait aussi, sans l’être, une pensée du sujet ? Ses propres stratégies de lecture le permettent sans pour autant la trahir. Car si le différé garde sans les garder les oppositions logocentriques de la philosophie et tous les contraires d’une pensée du sujet, il doit nécessairement les retenir d’une façon ou d’une autre en lui. Cela serait toujours vrai pour Heidegger et Lévinas ou pour tout autre. Nous pourrions toujours à bout de souffle invoquer l’idée que la parole du sujet n’est pas « la » parole de l’être, de « la » vérité ou de « la » parole poétique ou poétisante, ce rétrécissement et cet élargissement sont aussi ébranlés par l’économie du différé. Telles sont les formes élémentaires des effets muets de la différence différée ou de la différance (avec un « a »). Enfin, en guise de conclusion provisoire, cela va sans dire, quelques mots à propos de deux ou trois mots ; ceux du monolinguisme et du solipsisme, de la solitude et de l’entretien.

Monolinguisme. Qu’est-ce à dire ? Est-ce un long monologue ? Est-ce un unilinguisme ? Si le monolinguisme, et là nous n’inventons plus rien ou du moins nous ne feignons plus d’inventer, est l’état d’une personne qui ne parle qu’une seule langue, la sienne, peut-on en parler en d’autres langues ? Ne parle-t-on jamais qu’une seule langue ? Non. Encore moins lors d’un entretien avec un autre, parlant supposément la même langue. N’y a-t-il pas plusieurs voix et plusieurs langues en chacun de nous ?

Solipsisme. Qu’est-ce à dire ? Si le solipsisme est une doctrine selon laquelle le moi serait la seule réalité existante, une doctrine dont la seule possibilité d’être est d’être impossible, parce qu’une doctrine n’est surtout pas l’affaire d’un seul moi, le solipsisme n’est alors pas une doctrine. Qu’est-il ? Un long silence, un mutisme. « Le » moi est une unicité qui n’a aucun sens. Dire que le moi est une unicité, cela n’a aucun sens.

Solitude et entretien. Ce sont nos mots ici ; être seul dans sa langue et ne pas se dérober de l’obligation de s’entretenir, de l’obligation du dialogue avec soi et avec l’autre, l’obligation d’un va-et-vient constant dans le discours, au risque de s’y perdre, au risque de tout perdre, et surtout de perdre l’assurance de dire vrai, d’être dans le vrai, au risque de perdre l’assurance de la vérité. Telle peut être la signification de l’entretien.

Cette assurance est aussi un fanatisme. Son contraire, la philosophie, doit se méfier de cette assurance et Platon en savait quelque chose ; il a longuement discuté de ce sujet, soit au sujet de savoir et d’en être assuré. Le platonisme rassure, mais la pensée de Platon est loin d’être une assurance rassurante. En ce sens, notre argumentation, si c’en est une, indique assez bien que la pensée derridienne montre et démonte l’assurance de l’abandon de la question de la présentation[25] (au présent) de la représentation[26]. Enfin, il faut bien entreprendre de répondre aux questions annoncées au tout début de notre épreuve.

II.

Les questions spécifiques (économie restreinte) que la seconde partie de cet article aborde viennent nous surprendre avant toute autre tentative d’interprétation. Nous essaierons aussi de démontrer cette première affirmation. Nos interrogations doivent d’abord être les plus simples : Derrida reste-t-il fidèle à son programme grammatologique ? Comment, et selon quelle cohérence l’est-il ? Comment, s’il l’est, applique-t-il ce programme dans ses commentaires de la pensée de Heidegger ? Quels liens théoriques pouvons-nous établir dans le parcours derridien d’une interprétation grammatologique de la pensée heideggérienne ? Parcours dont les développements se situent entre 1967, date de la parution de De la grammatologie, et 1987, date à laquelle la conférence intitulée « De l’esprit » fut prononcée et date de sa parution dans Heidegger et la question.

Que s’est-il passé au cours de ces vingt ans de publication ? C’est-à-dire entre le travail derridien du signe libéré et le travail de la libération derridienne de signes opérée au sein du questionnement heideggérien ? La libération du signe linguistique, en signe différé ou grammatologique, implique et conduit à la fois (en même temps, si on veut) à la différence différée ; il s’agit somme toute de recenser les mots encore sous l’emprise de la métaphysique du sens et de montrer que la stratégie derridienne de libération grammatologique en fait des signes libérés dans une pensée de la différence différée. Notre question générale est très simple : est-ce que Derrida respecte de façon cohérente l’axiomatique de son programme philosophique dans son interprétation grammatologique de l’oeuvre écrite de Heidegger ? Si la question est simple, la réponse l’est moins. Mais avant toute autre chose, reprenons, en quelques mots, certaines découvertes quant à la compréhension primitive de cette pensée du signe.

Dès De la grammatologie, Derrida met en branle son programme d’interprétation en montrant la possibilité linguistique d’une libération du signe. Le mot, en changeant de statut, est alors valorisé au sein d’une stratégie d’interprétation aux prises avec l’herméneutique philosophique vouée au sens et la pensée grammatologique libérant le signe de sa secondarisation : sens et signe sont alors des objets théoriques constamment différés et l’interprétation se tourne vers la découverte dans le langage de ce signe inouï appelé différance (avec un « a »). Cette stratégie à la fois générale et restreinte reste ouverte à l’invention, à la créativité et à la découverte de cette différence différée entre sens et signe.

Tandis que dans Marges de la philosophie, dans la conférence intitulée « La différance », Derrida démonte les questions de la présence, du présent et de la présence à soi, en montrant que ces expériences sont intimement liées l’une à l’autre peu importe la forme qu’emprunte le discours qui en parle : soit pour le confirmer ou pour les interroger.

Le langage, qui est toujours (et jamais) celui de la métaphysique, ne peut être construit à partir d’une exclusion d’un des membres de cette trilogie. Derrida reprend et ordonne autrement ces mêmes questions, dans un tout autre contexte d’interprétation, celui de l’humanisme, dans « Les fins de l’homme » (dans Marges de la philosophie). L’humanisme et sa contrepartie, quelle qu’elle soit, positive ou négative, restent tous deux liés à la même structure discursive. Enfin, dans « Ousia et grammè » (dans Marges de la philosophie), l’interprétation derridienne soulève la question de la différence entre la conception vulgaire du sens du temps et son pendant métaphysique aporétique.

Dans le polylogue intitulé La vérité en peinture[27], malgré sa marginalité dans notre exposé, Derrida reprend la question du signe libéré, d’un certain signe, celui de l’illustration muette de la vérité parlée, dans un commentaire stratégique et ponctuel de la question de la vérité en peinture. Les textes abordant la question du genre montrent la difficulté pour Heidegger de dé-limiter la métaphysique du sujet afin de la convertir en pensée du Dasein. Derrida reformule cette question dans différents contextes. Quant à la question de l’esprit, l’interprétation derridienne s’inscrit dans le cadre de nos découvertes, car non seulement Derrida n’abandonne-t-il pas ses stratégies d’interprétation élaborées auparavant, mais propose ouvertement, et bien malgré lui peut-être, malgré sa stratégie constante du différé, une thèse inavouée mais concluante.

Il s’agit alors de comprendre que Derrida reste fidèle aux développements grammatologiques de la pensée de la différence différée, tout en retenant un élément constitutif essentiel : la question de l’expérience de la vérité comme expérience du sujet, lorsqu’il est question de l’expérience du sens, tout comme lorsqu’il est question du questionnement et de l’esprit heideggériens, sans pour autant trahir l’axiomatique de la pensée de la différance (avec un « a »). Cela même si Derrida utilise, non sans raison, différentes expressions afin de nommer les figures hétérogènes de la différance (avec un « a ») : dé-sédimentation, dé-limitation ou encore désessentialisation. Il s’agit à chaque reprise du travail d’une science de l’écriture, d’une pensée grammatologique doublée d’une pensée de la différence différée.

Il semble alors impossible d’éviter de conclure que l’interprétation derridienne reconduit la méditation heideggérienne à la question du questionnement propre au Dasein humain. Ce geste reconduit la pensée de la différence différée à la question de la vérité et de l’expérience de la vérité. Expérience du sujet, d’un sujet, non plus métaphysique, ni déconstruite, mais différée et liée à une pensée de la différence de la différence heideggérienne. Le long cheminement des interventions derridiennes dans son interprétation de la pensée heideggérienne reconduit Derrida à son programme grammatologique, à la pensée de la différence différée et ses stratégies.

À l’origine, si ce mot a encore un sens unique, la stratégie générale d’interprétation de la pensée grammatologique consiste d’abord et avant tout à accorder au signe, au mot écrit, un certain signe, une signification différente que celle qu’on peut tirer d’un certain contexte, il s’agit aussi d’ébranler le contexte d’interprétation, contexte qui donne un sens au signe ; mais, cette différence, cette signification différente ne s’oppose pas strictement au sens contextuel, disons onto-théologique ou métaphysique. Cette différence se joue de la différence entre sens et signe grammatologique et sens et contexte herméneutique. Cette différence est aussi différée dans un sens grammatologique comme dans un sens herméneutique. La pensée de la différence différée et son interprétation de certains textes de Heidegger sont grammatologiques. Ainsi, sous l’effet grammatologique de la différence différée, la pensée heideggérienne est déterminée comme une pensée de la dé-limitation de la différence métaphysique, mais sous l’emprise de la question du sens, elle reste une appropriation de la différence et une pensée de la délimitation sans trait d’union. Ce sont les enjeux généraux débattus dans notre compréhension de la pensée derridienne.

La question est la suivante : si aucune libération comme telle de la logique de la métaphysique n’est possible, la pensée de la différence différée, critique de la pensée heideggérienne de la différence, reconduit-elle, en propre ou comme telle, la pensée heideggérienne du sens en deçà de la limite de la métaphysique ? La réponse est simple, et c’est la réponse derridienne, aucune sortie hors de la métaphysique, hors du champ de la signification n’est possible. Seule la différence différée offre une possibilité ponctuelle d’extériorité différée.

La logique de la différence différée est déjà à l’oeuvre, on l’a vu, dès De la grammatologie (1967), elle l’est aussi lorsqu’il est question de Husserl dans La voix et le phénomène (1967), livre dont le sous-titre est Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl ; la logique de la différence différée est à l’oeuvre plus particulièrement au chapitre intitulé « La voix qui garde silence ». Le contenu de ce chapitre aborde directement certains thèmes discutés par Derrida dans d’autres contextes interprétatifs. Il ne s’agit pas d’expliquer l’approche derridienne de la philosophie de Husserl. Il s’agit plutôt d’indiquer sommairement que les questions que Derrida adresse à l’oeuvre de Husserl valent aussi pour sa compréhension de la pensée de Heidegger. Nous choisissons d’indiquer ce chapitre parce qu’il est question de Heidegger, du sens et du mot « être » chez Heidegger. Ainsi, le sens du verbe « être » entretient un rapport assez particulier avec le « mot », soit avec l’unité de la phonè et du sens, Derrida rapporte qu’on ne le rencontre nulle part autrement que dans sa détermination ontologique, il n’a aucune détermination ontique, il est réduit au verbum ou au legein, il est l’unité de la pensée et de la voix dans le logos. Derrida aborde ces questions en parlant du phénomène de la voix, en parlant de la voix phénoménologique, des paroles vives entendues du sujet dans l’absolue proximité de leur présent, comme chez Saussure.

L’objet idéal, chez Husserl, serait, selon Derrida, le plus objectif des objets. Il serait alors indépendant de l’« ici et du maintenant » des événements et des actes de la subjectivité empirique qui le visent ; rien n’entame sa présence et la présence à soi des actes de la conscience qui le visent. Quant à Saussure, il distingue l’image acoustique du son objectif. L’image acoustique n’est pas le son entendu, mais l’être-entendu du son, elle est l’image psychique. Ce que Husserl appellerait, selon Derrida, la structure hylè/morphè, une forme élémentaire distincte de toute réalité mondaine.

Cette brève incursion du côté de la phénoménologie lie notre travail d’élucidation, d’abord à l’objet idéal saussurien (le signifié), ensuite aux questions de la présence et de la présence à soi dans l’interprétation derridienne de Heidegger. Toutes ces déterminations reconduisent à une certaine expérience du sujet, à une certaine expérience de la vérité et à sa structure phonique. La différence saussurienne et métaphysique entre parole et écriture amène Saussure à penser une forme secondarisée de l’écriture. Il fait du signe écrit, un instrument, une technique au service de la parole détentrice de la vérité.

La logique de la linguistique saussurienne, et cette logique est métaphysique, pourrait éviter ce piège sans pour autant en tirer des conclusions autres que métaphysiques. Derrida réitère la cohérence à laquelle la linguistique saussurienne est tenue. Il appelle trace, le signe écrit à la fois soumis au logocentrisme et libéré du logocentrisme, logocentrisme qui est aussi un phonocentrisme. Cette trace, le signe écrit soumis/libéré est alors inscrit dans la logique de la pensée de la différence différée. Cette trace détermine tout mot ou tout concept, elle le détermine comme signe grammatologique et comme signe du sens de l’herméneutique. Telle est la rigueur de cette logique de la différence différée aux prises avec l’économie de la linguistique. Dans les termes de la logique de la différence différée, il n’y a pas et ne peut y avoir de phonè purement ou proprement phonétique, pas plus qu’il n’y a d’écriture, ou de signe, non phonétique. Le signe se constitue à partir (et en même temps) de la présence et de la parole vive du sujet.

Mettre en question l’autorité de la présence, c’est aussi interroger les limites métaphysiques qui servent à formuler les questions du sens de l’être et du sens du temps comme présence et, pense Derrida, comme présence à soi. Il ne peut y avoir de présence avant le langage, qu’on pense au sens, au signe, à leur différence ou à leur différence différée. Dans la pensée grammatologique, la différence est différée sans l’effet de la présence maintenue au présent par (et dans) le sens. Dans la différence heideggérienne entre l’ontique et l’ontologique, la présence est présence de l’être et du sens, le présent est présent de l’étant et du Dasein humain. Mais présence et présent sont déterminés par le langage du logocentrisme lié au phonocentrisme de la métaphysique. La différence différée, l’effet de la différence différée, démonte les effets du langage de la métaphysique et les réinscrit dans la pensée grammatologique en différences différées.

Interroger la présence et le présent, c’est aussi rendre compte des questions de la présence à soi et de l’humanisme heideggérien. Dans les termes de la pensée grammatologique, c’est la question du « nous-les-hommes », les questions d’un certain humanisme et de la vérité de l’être ou du sens de l’être chez Heidegger que Derrida reprend et recompose ou décompose autrement. En ce sens, et la formulation est derridienne, il faut admettre que le « je » se trouve d’avance compris et déterminé par son appartenance au « nous ». Certes, dans la pensée heideggérienne, le Dasein humain n’est pas l’homme de la métaphysique, mais la question du statut de son existence est posée dans les parages de la question du propre du Dasein humain et de l’homme de la métaphysique, dans un jeu qui n’est ni logique ni dialectique de proximité et de distance à soi et à l’être. Le Dasein humain est déterminé comme présence à soi, authentique ou inauthentique, à partir de la question du sens et du sens de l’être, et non pas (et aussi) comme conscience subjective ni (et aussi) comme l’homme de la métaphysique, car l’exclusion reste un geste d’appropriation.

Le Dasein humain est l’étant exemplaire dans la possibilité de la répétition de la question du sens de l’être. L’humanisme heideggérien est une répétition dans la différence de la différence métaphysique, mais il l’est en deçà des limites de la métaphysique ; d’une part, il reste lié à l’essence et à l’essence de l’homme de la métaphysique dans le cadre du privilège reconnu et accordé au langage parlé, à la téléologie de la finalité de l’homme et donc aussi, dans les termes derridiens, à l’être ou au sens ; d’autre part, il ébranle l’assurance propre à l’humanisme en questionnant l’histoire de la vérité et la vérité de l’humanité de l’humain. Selon Derrida, élever l’humanité de l’homme à la pensée plutôt qu’à la raison ne conduit pas la pensée heideggérienne au-delà des limites de la métaphysique. Les différences sont maintenues en tant que telles dans cette pensée de la différence de la différence métaphysique.

Les thèses propres à la compréhension derridienne de l’oeuvre de Heidegger seraient incomplètes et ne pourraient connaître leur achèvement dans « De l’esprit », si Derrida ne soulevait pas la question du sens du temps chez Heidegger et ne soulignait pas sa réponse aporétique. L’ontologie classique ne peut être détruite, son assurance transgressée, ébranlée, qu’en interrogeant sa conception du temps. Le sens de l’être a été déterminé comme présence, tandis que l’étant est saisi dans un mode déterminé du temps, le présent, et à la fin d’Être et temps, la temporalité est interrogée comme sens ontologique du souci dont les structures existentiales sont propres au Dasein humain.

La conception aristotélicienne du temps, conception inaugurale, est aporétique. Cette aporie initiale est reprise par Hegel, Kant et Heidegger. La présence conçue comme délimitation onto-théologique du sens de l’être dans l’ontologie classique ne peut être conçue autrement. La transgression heideggérienne interroge cette limite et cherche à dé-limiter le sens du temps en reprenant les questions du sens de l’être et du Dasein. Mais la présence de l’être, son sens, se voile ontologiquement dans son dévoilement ontique. Dans cette pensée de la différence de la différence métaphysique, le privilège du présent n’a jamais été remis en question, car aucune pensée n’est possible hors de lui. Le temps est pensé comme ce dans quoi l’étant se produit.

Cette temporalité est conçue, chez Heidegger, comme le nivellement d’une autre temporalité, plus originaire. Heidegger reprend la conception hégélienne du sens du temps et les rapports que Hegel établit entre temps et esprit. Mais la conception hégélienne reprend déjà les caractéristiques du concept aristotélicien du temps. Le système conceptuel qui permet de penser le temps dépend d’une conception commune du temps pensé dans une philosophie de la nature chez Aristote et chez Hegel. La reprise heideggérienne le fait dépendre du Dasein puisque seul le Dasein peut penser le temps, lui donner un sens. Ainsi, la radicalité heideggérienne n’est possible qu’à partir de la simplicité métaphysique.

Que ce soit dans les oppositions entre Dasein et humain, présence et présent, ontologique et ontique, cette radicalité n’échappe pas à la différence métaphysique. Aussi, c’est l’objet de notre argumentation, la radicalité heideggérienne n’échappe peut-être pas non plus à la ou une métaphysique du sujet. La paraphrase hégélienne du texte aristotélicien tout comme la reprise heideggérienne de la conception hégélienne conduisent aux mêmes conclusions aporétiques que celles avec lesquelles Aristote est aux prises. La conclusion hégélienne, tirée de sa définition, consiste à dire que le temps obéit au même principe que la prise de conscience de soi ou de l’esprit.

Heidegger, écrit Derrida, reproduit ce geste philosophique. Selon lui, la métaphysique a cru pouvoir penser le temps à partir d’un étant déjà déterminé dans son rapport au temps. Mais l’étant, chez Heidegger, est déterminé comme étant-présent dans la présence. Le renversement heideggérien, c’est-à-dire concevoir le temps, le sens du temps, à partir de quoi s’annonce l’être de l’étant et non pas à partir d’un étant-présent, ne se libère pas, selon Derrida, ni de l’aporie inaugurale ni de la différence métaphysique. Les conceptions aristotélicienne et heideggérienne du temps sont donc à la fois, dans les termes derridiens, celles de la métaphysique et celles de leurs critiques. Toutes les déterminations métaphysiques, pense Derrida, ne sont possibles que parce qu’on sait déjà, ou pense savoir, ce qu’est le temps, parce qu’on sait déjà, ou pense savoir, que la présence est le sens de ce qui est. Si quelque chose, lié au temps, mais qui n’est pas le temps, doit être pensé au-delà de la métaphysique et dans la détermination de l’être comme présence, cela ne peut pas s’appeler ou se nommer encore « temps ».

Ce quelque chose, selon Derrida, ne peut pas se distinguer de l’onto-théologie ni de l’onto-théo-téléologie. Tout texte porte en lui le concept dit vulgaire du temps et tous les éléments qu’il emprunte à la métaphysique pour le critiquer, l’unité du mot et du concept est indéfectible, c’est, dans la logique grammatologique, une nécessité formelle. Le concept de temps et sa critique, sa reprise, sa limite métaphysique ou délimitation et sa dé-limitation heideggériennes appartiennent de part en part à la métaphysique, car ils nomment la domination de la présence et de la question du sens. La pensée heideggérienne de la différence devant la différence métaphysique, dans sa volonté de produire un autre concept de temps dans la question du sens du temps, est déterminée à le reproduire avec d’autres prédicats métaphysiques et onto-théologiques.

L’inscription d’une trace de la différence différée dans le texte métaphysique doit se dérober à cette maîtrise, son effet est d’être à la fois effacée et inscrite dans le texte. Selon Heidegger, la différence entre l’être et l’étant aurait été oubliée dans la détermination de la présence en présent. Il ne reste plus de trace de cette différence, mais l’effacement de cette trace doit nécessairement être inscrit dans le texte. La présence n’est plus ce que signifie le mot ou le signe « présence », elle est alors la trace muette de l’effacement de la trace : la différence différée. Seul le Dasein humain peut poser la question du sens du temps et du sens de l’être, questionner le sens. C’est son privilège. C’est aussi son privilège parce que la question du sens du temps est liée aux questions de la présence à soi, de la présence et du présent de la présence. Le présent du sens de la présence ou du temps ne peut échapper au présent de l’expérience de la pensée du Dasein humain. Les questions de la présence ou du sens et du signe conduisent à une autre intervention derridienne, soit une interprétation grammatologique du signe et de son apparente marginalité dans la question de la vérité de la peinture, tout cela avant de se tourner vers les essais consacrés à Heidegger et de juger de leur fidélité aux avancées programmatiques de la pensée derridienne.

Dans La vérité en peinture, Derrida soulève le problème de l’attribution de souliers[28] à un sujet, mais ce n’est pas le véritable problème qu’il entend discuter, même si le désir d’attribution à un sujet donné s’oppose à la dé-limitation heideggérienne du sujet métaphysique. Le propos derridien, dans ce contexte grammatologique d’économie restreinte d’interprétation, consiste plutôt à aborder la question de l’illustration, de l’utilisation de l’illustration. Dans le premier cas, celui du désir d’attribution à un sujet, c’est la conceptualité entourant la différence entre sujet et Dasein humain, la différence entre l’expérience de la vérité du sujet et l’expérience de la vérité du Dasein humain qui est remise en cause. Ces expressions peuvent s’entendre au moins de deux façons : « l’expérience de la vérité comme expérience » du sujet ou du Dasein ou « l’expérience de la vérité » du sujet ou du Dasein.

Dans le second cas, celui de la valorisation de l’illustration, c’est le contexte dans lequel l’illustration est utilisée pour dire la vérité qui est le véritable enjeu, l’enjeu de la détermination derridienne de la différence différée. L’illustration, le tableau, celui de Van Gogh, parle à la place de Heidegger. L’oeuvre fait savoir ce que sont les souliers dans leur vérité, ce qu’il en est de leur vérité. L’illustration fait savoir la vérité de l’utile dans l’inutilité de l’oeuvre d’art. La différence différée, le renversement derridien de la ou d’une différence différée, n’a pas même de nom dans ce texte de Derrida, elle surgit dans la différence métaphysique entre l’utile et l’inutile, illustration muette à qui Heidegger cède la parole pour dire la vérité ou le sens de l’utile. Le signe muet, effacé, l’illustration, disent tout autre chose chez Derrida, soit la différence différée. Si la prétention derridienne consiste, selon nous, à ne pas considérer la question de la restitution à un sujet, il évite cette question en l’abordant franchement, soit en la déniant. Nous soulignons cet effet textuel afin de bien montrer le bien-fondé de notre argumentaire. Derrida n’exclut pas la question du sujet dans les limites de la pensée de la différence différée ni dans les limites de la pensée heideggérienne du Dasein.

On le voit, le passage à la question de l’esprit est long et périlleux. Afin de garder un maximum de clarté dans la communication, nous n’inscrivons pas les deux premiers essais dans une logique programmatique, même si tel peut être le cas. Nous croyons que leur filiation à la question de l’esprit ne doit pas nous échapper malgré leur statut de préface et d’introduction, c’est pourquoi nous leur concédons une autre place ou un autre statut dans cet article. Mais, si on ne peut pas rassembler les interventions derridiennes selon le cadre théorique de l’avant et de l’après ou selon une lente et décisive progression du développement de la pensée grammatologique, nous démontrons tout au long de notre travail que ce développement ne peut pas non plus être défini par son caractère itératif.

Dans son premier essai intitulé Différence sexuelle, différence ontologique, Derrida reprend et recompose son interprétation de la pensée de Heidegger à partir de thèmes, d’éléments ou de figures tirés de son programme grammatologique et de ses premiers commentaires de l’oeuvre de Heidegger.

En posant la question du genre, Derrida l’inscrit dans la bipolarité métaphysique de la différence, soit en l’opposant à l’esprit et ses différentes figures heideggériennes, tout en conservant la polysémie du mot au cours de ses interventions à ce sujet. En abordant la question du genre, de l’humain, de l’humanité de l’humain, il évalue l’enjeu de la neutralisation qui accompagne la question de la différence sexuelle chez Heidegger. Ainsi, Derrida recompose la pensée de la différence ontico-ontologique et la radicalise en abordant la question de la différence sexuelle. Cette radicalisation n’a pas d’autre signification qu’une volonté de retracer le signe effacé de la différence différée. Cette volonté s’inscrit dans le cadre d’une interprétation dont les analyses sont non seulement de plus en plus fines, mais aussi de plus en plus grammatologiques.

Derrida soumet à nouveau la pensée heideggérienne aux questions propres aux développements de la différence différée comme stratégie d’interprétation grammatologique. Il réexamine les questions du sujet, de la relation entre présence à soi et présence, du passage de l’ontique à l’ontologique. Ces questions prennent alors l’allure d’une simplicité déconcertante qu’est celle-ci : qu’en est-il du silence de Heidegger à propos de la différence sexuelle ? C’est d’abord autour du « nom » de Dasein que Derrida entreprend de poser cette question grammatologique. Autour du choix du nom de cet étant exemplaire habilité à questionner. Dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger justifie ce choix opéré dans Être et temps. Il le justifie en soulignant que la première qualité du Dasein humain est la neutralité. Cette neutralité neutralise tout ce qui ne relève pas du questionnement dans le rapport à soi. La neutralisation s’associe à la neutralité sexuelle devant la différence sexuelle métaphysique, soit la division des genres. Cette différence métaphysique particulière détient un privilège devant toute autre différence. Quant à la neutralité, elle fait partie de la structure existentiale du Dasein humain. Mais la différence sexuelle ne se neutralise pas aussi simplement que d’autres déterminations métaphysiques. Derrida souligne d’abord la positivité de cette neutralité. Elle ne désexualise pas le Dasein humain, au contraire, la positivité de la neutralité libère la source originaire de toute sexualité de la division des genres. Mais cette logique reste prisonnière, malgré la libération de la source originaire, de la logique de la différence métaphysique. La singularité du Dasein humain est pourtant neutre avant toute différence sexuelle. Que signifie alors neutraliser ? S’approprier ? Dépasser ? Poser la question de l’origine de l’origine ?

Qu’est-ce qui entraîne la division des genres ? La dispersion factuelle, car elle est une structure originaire du Dasein humain. La facticité charnelle disperse le Dasein humain, la sexualité le divise en genres. Il s’agit d’une dispersion originaire, le corps est alors un facteur d’organisation. Comme si à l’origine, la dispersion était la détermination de la dispersion. La dispersion rend possible la multiplicité des étants dans la mesure où le Dasein humain advient dans l’espacement entre la naissance et la mort. Cet espacement est la spatialité du Dasein humain lié à la jetée du Dasein dans le monde. La différence sexuelle doit alors être comprise à partir de la jetée de la dispersion. La contamination avec la négativité est inévitable, et Derrida l’associe à la négativité métaphysique du Dasein humain, tel que Heidegger l’expose dans Être et temps, au moment où le Dasein neutralise sa quotidienneté. La différence différée, disons plutôt la première figure de cette différence qu’on rencontre dans cette trilogie textuelle, la première marque de la stratégie de la pensée de la différence différée dans ces essais, c’est le signe du genre. Signe à la fois inscrit et effacé dans la méditation heideggérienne de la question de la différence sexuelle.

En quoi et comment peut-on vraiment considérer ce premier essai comme une avancée critique, comme une radicalisation de la pensée heideggérienne, comme un démontage textuel, effet grammatologique de la pensée de la différence différée ? Que ce soit un essai exclusivement consacré à Heidegger ne peut être une réponse satisfaisante à cette question. Elle ne convient tout simplement pas à notre questionnement. C’est plutôt que tout ce que nous avons découvert jusqu’à maintenant en compagnie de Derrida, quant à la matrice théorique de ses interventions stratégiques réitérées, peut être repris et reconsidérer dans la compréhension de ce premier essai. Nous nous contenterons de l’associer aux questions relatives à l’esprit, questions abordées dans le dernier essai, véritable enjeu de notre travail de compréhension puisque Derrida y oppose « genre » et « esprit » au sein d’une opposition différée.

Dans le texte intitulé « La main de Heidegger », la strophe d’un poème de Hölderlin[29] indique que nous sommes, nous les humains, un signe singulier. Sa singularité réside dans la privation de sens. Le « nous » est le signe qui montre la privation de sens. Qu’en est-il, demande Derrida, de la main de l’homme en tant que monstre montrant la privation de sens ? Il ne s’agit pas dans cet essai, comme dans d’autres textes de la philosophie, de confronter la pensée de Heidegger à l’humanisme classique, si une telle expression a une signification simple. La main distingue certes le genre humain de tout autre genre, en tant que signe de la pensée, mais le « nous » les hommes singulier ne pense pas encore, il indique et montre la direction de la privation de sens, qui est aussi privation de pensée.

Ce paradoxe n’est pas résolu par Derrida. Telle est donc la détermination de cette singularité, elle est paradoxale. Mais le travail de la main est supérieur au travail utile, supérieur à l’utilitarisme. Cette hiérarchisation trouve sa justification dans l’énoncé voulant que penser soit un travail de la main. Tout cela ne contredit pas l’affirmation voulant que l’illustration nous fait savoir la vérité de l’utile dans l’inutilité de l’oeuvre d’art, un autre travail de la main, du moins dans la façon heideggérienne de penser le travail et de penser l’art comme acte de la parole poétique. Ni ne contredit l’affirmation voulant que la main pense la privation de sens. Doit-on dire que penser serait alors penser la privation de sens ou que la pensée serait privation de sens ?

La main pense avant d’être pensée comme main, telle est l’affirmation derridienne tirée de l’oeuvre de Heidegger. La main est différente non pas en tant qu’organe de préhension, elle est différente dans son essence, et cette essence, c’est la pensée. La main est la pensée, la main est pensée. La main du corps, comme pensée, dans la différence dite et effacée, est la différence différée retracée par la maîtrise grammatologique du signe et du sens de la main du genre. La pensée de la main ne peut pas être désincarnée. Cette contamination métaphysique est logiquement inévitable. Le genre serait-il alors l’autre nom, le nom derridien, donné au Dasein dans la question de l’esprit et de son interprétation grammatologique ? Nous reprendrons une à une les questions soulevées par Derrida dans « De l’esprit », telles qu’elles sont déterminées jusqu’à maintenant, afin de 1) juger la cohérence à laquelle Derrida soumet ses propres questions dans cet essai ; 2) recomposer une dernière fois nos propres questions ; et 3) demander comment et dans quel but Derrida oppose-t-il « genre » et « esprit ».

En considérant attentivement le mot « esprit » dans le contexte de la relation théorique entre la pensée heideggérienne et la pensée derridienne de l’interrogation des mots suivants : esprit et Dasein, esprit et monde, esprit et temps, esprit et questionnement ; en faisant cela, on peut rétablir distinctement le cadre formel de l’interprétation grammatologique et circonscrire une conclusion tirée de cette interprétation de la pensée de l’esprit chez Heidegger. Pensée de l’esprit qui est aussi, donc, une pensée de la différence différée, où l’impensé heideggérien est soumis aux effets muets de la pensée grammatologique de la différence différée. Il faut donc établir tout cela comme la source et la fin de l’interprétation derridienne de Heidegger, du moins dans un certain axe de la pensée grammatologique. Il faut aussi établir les questions qui permettent de juger de la cohérence du propos derridien. Il faut peut-être même rétablir cette cohérence, la forcer selon une certaine violence de l’interprétation.

Derrida respecte-t-il les hypothèses d’interprétation et le cadre théorique dans lesquels s’inscrivent les questions qu’il évoque au début de son essai ? Ces hypothèses et ce cadre sont-ils fidèles à l’axiomatique grammatologique ? Il faut poser ces questions tout en tâchant d’établir des relations entre les différentes interventions grammatologiques de Derrida dans la pensée de Heidegger et cet essai. L’explication avec le mot, le signe « esprit » et le lexique qui l’entoure conduisent Derrida à interroger la question de l’« impensé » heideggérien qui reste, selon lui, impensé. En soulevant la question du privilège inquestionné du questionnement, privilège accordé à la pensée, Derrida entend montrer que Heidegger veut sauver l’esprit de la contamination de la technique. Mais ce qui sauve l’esprit, le privilège de la question, n’est pas non plus à l’abri de cette contamination.

Une autre économie restreinte de l’interprétation derridienne envisage la conception heideggérienne de la main, le sens que Heidegger donne à la main. Cette interprétation inscrit-elle le Dasein humain, plus que son nom, dans l’opposition classique entre l’animal et l’humain ? Qu’en est-il de la téléologie cachée et située entre la détermination platonico-chrétienne du spirituel et une autre pensée de l’esprit soustraite à cette détermination métaphysique ? En nous offrant ces deux questions, Derrida remet en cause l’appropriation heideggérienne de la métaphysique, la façon réductrice de délimiter certains concepts de la métaphysique afin de les désorganiser ou de les détruire, sans jamais pour autant quitter la pensée du sens. Il semble évident que si nous avons proposé nos propres divisions de cet essai, c’est que Derrida répond certes à ces questions, mais il ne se soucie pas de respecter l’agencement qu’il en propose ; c’est aussi parce que nous montrons que le contenu de cet essai exige, commande et sous-entend l’ensemble théorique et programmatique qui y conduit, surtout si l’intention reste de bien comprendre les enjeux grammatologiques de cet essai.

Ainsi, dans la perspective de l’interprétation derridienne de la pensée de Heidegger, la détermination subjective de l’esprit, sa délimitation métaphysique, doivent non seulement servir à libérer le Dasein humain dans l’analytique existentiale, doivent aussi servir à sa dé-limitation heideggérienne ; cela à partir de la question de l’homme, sans omettre cependant une certaine expérience de la vérité, soit la phénoménalité du Dasein humain. L’exemplarité du Dasein humain relève de son expérience du questionnement, cela lui permet de dire « nous ». Tout comme la méditation heideggérienne ne peut éviter d’interpréter le Dasein humain comme quelque chose qui dure dans l’identité de l’existant, comme quelque chose qui dure dans le temps.

Le mot « esprit » doit donc être évité parce qu’il est lié à l’interprétation métaphysique du temps. Ce mot, dès Être et temps, doit être déconstruit, dé-limiter, en le libérant de la métaphysique, car il indique alors l’« âme ». Mais le geste d’une libération recompose ou reproduit toujours le geste d’une soumission. La décision philosophique de dé-limiter un mot de la métaphysique oblige logiquement à le considérer comme tel, à le déterminer d’abord comme un mot de la métaphysique, ce lien est inévitable.

L’idée d’une chute, d’une destitution de l’esprit dans le temps suppose un concept vulgaire ou métaphysique du temps. L’interprétation hégélienne de l’esprit qui tombe dans le temps est aussi une formalisation logique du cogito cartésien comme conscience « saisie de soi ». Chez Heidegger, l’explication d’une temporalité originaire est liée à sa dégradation. L’esprit est aussi temps, chez Heidegger, il est dans le temps. L’un et l’autre sont donc l’objet d’une destitution. D’autre part, seul le Dasein humain a rapport au temps, au sens du temps, à son originarité, mais aussi à sa dégradation. Dans Introduction à la métaphysique, l’affirmation de l’esprit est à la fois affirmation à travers la conduite spirituelle et affirmation dans le questionnement. L’esprit est le lieu et le lien spirituels entre le monde, l’histoire, le peuple et la volonté de savoir. La méditation de Heidegger, selon Derrida, porte sur l’introduction à la question, sur l’introduction à l’expérience du questionnement et sur celui qui guide, le guide dans la conduite spirituelle, le guide dans cette expérience de conduite spirituelle.

À la question « Qu’appelons-nous le monde ? », Heidegger répond que le monde est spirituel. Si l’animal a un rapport autre au monde, la méditation heideggérienne reste cependant prisonnière de la mesure de l’homme puisqu’il s’agit d’inscrire une différence dans la différence entre le vivant et le Dasein humain et que cette différence est aussi inscrite par Heidegger dans la différence entre l’homme et le Dasein humain. Qu’en est-il alors du monde ? Le monde et l’esprit sont assombris, l’assombrissement du premier correspond à la démission de l’autre devant le questionnement et le questionnement est l’affaire du Dasein humain différencié du sujet métaphysique. D’autre part, l’esprit est et n’est pas métaphysique lorsque Heidegger interprète les paroles de Hölderlin. L’esprit est ce qui assigne l’être à tout étant, il est l’inconditionné absolu qui détermine et rassemble tout, il est la pensée. L’interprétation heideggérienne de l’esprit chez Hölderlin est la même que chez Schelling. Il est le même que chez Schelling, limité par la métaphysique, et le même que chez Trakl, dé-limité de la métaphysique. Chez Hölderlin, il est donc les deux à la fois. Chez Schelling l’esprit est rassemblement, moins haut que l’amour dont il est le souffle. Cette figure de l’esprit n’a de sens que dans les limites de la métaphysique. Seul l’esprit dont parle Trakl a, selon Heidegger, franchi les limites de la métaphysique. L’esprit permet alors de comprendre la corruption positive de la forme humaine tournée vers une matinalité originaire, vers une promesse de parole donnée avant toute question, une promesse de l’esprit.

Le privilège de la question, du questionnement, propre au Dasein humain, est ainsi mis en doute par Heidegger lui-même. L’ordre logique ou métaphysique est alors le suivant : le sujet métaphysique est relevé par le Dasein dont le privilège est de questionner, ce privilège est remplacé par la promesse de l’esprit d’une parole donnée avant toute question. La question de l’origine ou du sens devient alors une question de l’origine de l’origine ou du sens du sens. La structure essentialiste du discours de la métaphysique ou de la question du sens n’est jamais abandonnée ou déjouée. Qu’en est-il des questions du genre et de la différence sexuelle ? Si le genre peut être libéré en vue d’une différence originaire, cette libération passe, selon Derrida, par la question de l’esprit nécessairement aux prises avec la différence métaphysique.

Les thèses de la différence entre sens et signe, de la libération de ce dernier de l’emprise du sens développées dès De la grammatologie sont reprises en guise d’introduction au texte intitulé « La différance » (dans Marges de la philosophie), tandis que les développements de la question du privilège accordé à la conscience et au présent de la conscience dans « La différance » conduisent nécessairement aux questions des fins de l’homme et de la différence sexuelle. Ces développements théoriques circonscrivent les relations conceptuelles et grammatologiques du Dasein humain et du « sujet » de la métaphysique. Au sein de la différence ontologique, la main du Dasein humain pense, elle est la pensée, elle est pensée. Dans les essais préliminaires, l’assombrissement du monde est conçu comme destitution de la pensée, tandis que la relève de l’esprit, c’est l’esprit avant le questionnement, c’est l’esprit dans la promesse d’une parole donnée dans un temps autre que le temps métaphysique. Cette promesse de parole, Derrida en soulève déjà la difficulté dans La vérité en peinture. Dans ce texte, il est surtout question de la parole (de la vérité) donnée au signe, à l’illustration, avant toute question.

Derrida a déjà montré dans « Ousia et grammè » (dans Marges de la philosophie) que la conception métaphysique et aristotélicienne du temps est aporétique et que la dé-limitation heideggérienne l’est tout autant. Tout cela ébranle, sans simplement le contredire, le questionnement entourant la pensée heideggérienne/derridienne de la présence et de la présence à soi, puisque la parole donnée avant toute question ne peut être dissociée d’une certaine présence. Le parcours de la maîtrise derridienne de la pensée de Heidegger, maîtrise indéterminée comme telle, évolue donc de De la grammatologie, soit de la question du sens et du signe différé, en passant par les questions relatives à la différence différée et aux fins de l’homme, jusqu’aux textes portant sur le genre et l’esprit. Cette maîtrise ne se démet jamais de la mise en question de l’expérience de la vérité comme expérience du sens.

Cette expérience est une expérience du sujet, expérience de la pensée, de la pensée d’un sujet soumis à la loi de la différance. On ne peut douter de l’influence qu’exerce la philosophie de Husserl sur l’interprétation derridienne de la pensée de Heidegger, ni ignorer en quels termes la pensée grammatologique innove en philosophie. Dès « La différance » en 1967 (dans Marges de la philosophie), la pensée derridienne de la trace libère, et cette libération reste soumise à la différence métaphysique entre sens et signe, la pensée de la trace matinale (Spur) de la différence heideggérienne devant la différence métaphysique, qui s’efface dès que la présence apparaît comme étant-présent, sans que soit dénié, à travers l’évolution de l’interprétation derridienne, le signe libéré du phonocentrisme, et donc, d’une certaine façon, sans que la logique de la différence différée et sans qu’une certaine expérience d’un sujet ne soient niées.

Si nous poursuivons encore un peu notre démonstration, avant de conclure, et en tenant compte du contexte du parcours des commentaires de Derrida et des quatre déterminations qu’il nous offre de l’« esprit », soit : esprit/Dasein, esprit/monde, esprit/temps et esprit/questionnement ; il faut avouer que ces déterminations relèvent de la question de la pensée et de l’impensé propre au Dasein humain et au sujet de la métaphysique, tel que Heidegger le détermine, ces déterminations sont conjointes comme le sont les différences, qu’elles soient heideggériennes, métaphysiques ou ontologiques. L’interprétation derridienne, loin d’être un simple commentaire de l’oeuvre de Heidegger, ne se développe pas non plus en tant que pensée « comme telle », elle est élaborée à travers une interprétation particulière des questions heideggériennes adressées à la métaphysique. Dans l’opposition derridienne entre genre et esprit ou pensée, le Geschlecht serait, selon nous, un autre nom donné au Dasein humain enfermé dans les différences métaphysiques. Le Geschlecht, appelons-le à partir de maintenant « sujet grammatologique », se libère-t-il vraiment ou « comme tel » dans la pensée grammatologique de la différence métaphysique ? La réponse est non. Est-il vraiment l’objet d’une libération différée de la différence métaphysique ? La réponse est oui.

Sous ce nouveau vocable, il est à la fois l’objet d’une soumission délimitée à la différence métaphysique, soit à l’appropriation heideggérienne et dé-limiter dans la destruction heideggérienne de la différence métaphysique et l’objet de la différence différée de la grammatologie (une pensée du signe et du sens). D’une part, l’impensé heideggérien/derridien cette fois-ci (les impensés), est inscrit dans le texte derridien comme source et comme conclusion de l’interprétation grammatologique. D’autre part, Derrida doit soutenir ou devrait soutenir que la pensée heideggérienne est d’abord et nécessairement une pensée du sujet, une philosophie du sujet qui médite inlassablement la différence de la différence métaphysique. Cette réduction au sujet qui est aussi une réduction au sens est toujours et déjà inscrite dans le texte derridien, elle est peut-être muette, comme le dit souvent Derrida à propos de la différence différée, mais elle détermine tout de même les commentaires derridiens de la pensée de Heidegger, commentaires entrepris dans le cadre d’une pensée grammatologique du signe libéré/soumis de et à la métaphysique. Cette réduction au sujet, on l’a dit, est aussi une réduction au sens. Dans ce contexte, la réduction au sens et à la phonè détermine la compréhension derridienne de la pensée de Heidegger.

En d’autres mots, l’expérience du signe, rien n’empêche d’utiliser cette expression, c’est aussi l’expérience de la pensée, la pensée grammatologique. Les signes esprit/Dasein, esprit/monde, esprit/temps et esprit/questionnement, doublés de leur autre, sont et ne sont pas pensés, ils sont différés et leur détermination est nécessairement équivoque. Le geste ou la décision de réduction au sens ne peut être écarté de la pensée de la différence différée, mais cette réduction est aussi une réduction de la pensée heideggérienne à la question du sujet grammatologique. Ce n’est pas, il faut insister, une réduction simple, une réduction univoque, car cette détermination derridienne muette ou effacée est aussi différée. L’aporie de cette figure de l’interprétation derridienne est insoluble. Cette redondance n’est ni évidente ni simple. Il faut l’expliquer. Le passage constant et différé de l’une à l’autre des thèses suivantes : libération grammatologique et soumission du signe au langage et libération grammatologique et soumission du sens au langage, qui est toujours langage de la métaphysique. Telle est l’économie générale de l’interprétation derridienne.

L’impensé heideggérien, impensé inquestionné par Heidegger, reconduit Derrida au questionnement heideggérien conçu, cette fois-ci, comme expérience différée du sujet dans l’expérience de la vérité de la parole et de l’écriture, soit l’expérience du sens et du signe. La pensée grammatologique, pensée de la différence différée, déploie la question du sens dans les limites aporétiques de la question du signe et du sens grammatologiques. Toutes les conséquences ponctuelles de l’interprétation derridienne de Heidegger sont nécessairement liées à cette pensée de la différence différée du sens et du signe grammatologiques.

Dès De la grammatologie (1967), Derrida affirme que le mot « trace », attaché à l’intention heideggérienne, signifie l’ébranlement de la métaphysique, l’ébranlement de l’ontologie qui a déterminé le sens de l’être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole. Cette affirmation programmatique et axiomatique vaut pour les différentes figures contextuelles ou économies restreintes de l’interprétation derridienne de la pensée de Heidegger. Mais, l’expérience de la vérité comme présence et présence à soi n’est plus simplement le fait d’une parole pleine ou pleinement vivante déniant l’écriture ou le signe, elle n’est plus une expérience primitive ou simplement primitive, dans laquelle l’écriture serait une expérience dérivée et secondarisée. La différence différée ébranle cette logique sans proprement la soumettre ni la libérer de son logocentrisme.

En ces termes, nous contribuons, malgré nous peut-être, à l’élaboration d’une compréhension disons « génétique » de l’oeuvre de Derrida, une compréhension plus éclairée, non pas définitive, de l’interprétation derridienne de la pensée de Heidegger. Si Derrida, comme on l’a vu, a voulu marquer la différence et conséquemment la dé-limitation heideggérienne de la pensée de la différence, en écrivant le mot « différence » avec un « a » plutôt qu’un « e », soit « différance » avec une marque muette, il aurait pu déterminer une autre transgression de la métaphysique, une transgression tout aussi incomplète, tout aussi volontairement inachevée, en marquant le « présence » d’un « a », soit en l’écrivant simplement de la façon suivante : « présance » (avec un « a »). Tout cela afin d’inscrire une marque soulignant le caractère différé de cette transgression de la pensée heideggérienne de la différence de la différence métaphysique. D’une part, notre travail d’interprétation ne doit pas laisser entendre, ne le laisse pas entendre, que Derrida propose simplement une figure interprétative de la pensée de Heidegger. D’autre part, s’il est question de simplicité, ce n’est pas en pensant strictement à ses contraires : double, multiplicité ou hétérogénéité, l’enjeu est et reste la différence différée.

III.

Ainsi, et c’est notre conclusion, l’indécision forcée, indécision muette de l’interprétation grammatologique de la pensée heideggérienne, peu importe ses stratégies et ses conclusions aporétiques, a nécessairement, et c’est une nécessité logique, comme point de départ et comme point d’arrivée une interprétation obligée de cette pensée. Elle l’envisage d’abord et peut-être bien malgré elle, nous pensons à l’indécision en disant cela, comme une métaphysique du sujet. La maîtrise muette de la compréhension active de Derrida a entre autres efficacités cet objet théorique différé. Ainsi, la détermination heideggérienne du sujet de la métaphysique est aussi une réduction. Le geste d’appropriation et celui de dé-limitation doivent alors être considérés comme étant insuffisants à la destruction de la métaphysique. Derrida soutient, ouvertement cette fois-là, dans un article intitulé « Il faut bien manger ou le calcul du sujet », qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de sujet métaphysique comme tel, que les déterminations qu’on peut lui attribuer sont nombreuses, qu’il est impossible d’en proposer une hâtivement ou encore définitivement, qu’il n’y a pas de définition décisive du sujet. En d’autres mots, il n’y a pas de conception commune, propre, métaphysique, cartésienne ou phénoménologique. En ce sens, les oeuvres de Kierkegaard, Hegel, Husserl et Lévinas, ainsi que celle de Freud, doivent être reconsidérées ou revisitées par le grammatologue.

Quant à affirmer ouvertement que la pensée de Heidegger reste soumise à la métaphysique du sujet, à une métaphysique du sujet ou à l’une de ses économies discursives, Derrida ne le fait pas, il dit plutôt qu’il pourrait le faire et montre comment et dans quelles directions. C’est sa façon de le faire. Dans la logique grammatologique de la différence différée ce lien au sujet ne peut pas être tout à fait rompu chez Heidegger. Dans le contexte de notre approche, cela se comprend aisément et la différence différée nous y invite forcément. Et, il faut bien insister quant à la pluralité de l’interprétation derridienne de Heidegger, indiquer certains de ses contextes, c’est que cela est et reste encore programmatique. Ne pouvons-nous pas maintenant poser cette question autrement et demander : qu’en est-il de l’humanisme ou de l’humanité du Dasein dans ce contexte interprétatif ? La réponse à cette question exigerait un tout autre programme de lecture de l’oeuvre écrite de Derrida. Ne pouvons-nous pas aussi insister, en terminant, et demander : qu’en est-il des interprétations hétérogènes de la pensée du sens de Heidegger ? Qu’en est-il de la valeur critique de cette économie générale liée à des économies restreintes dans l’interprétation derridienne de la pensée de Heidegger ? Ce ne sont pas les questions que nous avons posées, mais nous croyons que cette avancée dans la direction de ces questions n’est pas inutile. Alors, ce qu’il faut bien comprendre, dans toute sa simplicité questionnante, c’est que la stratégie grammatologique de la pensée de la différance retrace les mots de la métaphysique, le langage est métaphysique, qui, comme le mot « Être » ou le mot « Temps », délimitent aporétiquement le texte (économie générale) de ladite métaphysique.Enfin, selon nous, Derrida avance (ou avançait) avec prudence et patience vers une détermination grammatologique hétérogène (différée) du mot « esprit » dans l’oeuvre de Heidegger. La grande difficulté consiste et consistera toujours à circonscrire ses avancées, développées jusqu’en 1987, sans trahir leur inachèvement et sans refuser de mesurer la valeur de leur pluralité, de leur incomplétude maîtrisée, de leur avenir en philosophie. Enfin, ce sont nos derniers mots, si on accepte de déterminer la pensée heideggérienne comme étant une pensée de la différence de la différence métaphysique comme discours du sens, il faut aussi admettre que la pensée derridienne est une pensée de la différence de la différence ponctuelle du sens différé, cette fois-ci. Ajoutons, en terminant, que la pensée de la différence différée rend à la fois possible et impossible l’exclusion ou l’exclusivité mieux encore, l’exclusion de la singularité ; en ce sens, et en ce sens seulement, la pensée derridienne devrait, si elle le pouvait, parler du « sujet de l’écriture » ou « sujet du signe » différé entre sens et signe.