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On n’en a pas fini, avec l’élucidation des performances de l’imagination, tant sa puissance a mille facettes : reproductive, créatrice, combinatoire, présentifiante, irréalisante, schématique, transcendantale, instituante… Dans ce qui suit, je vais indiquer en quel sens un type spécifique d’imagination — que j’appellerai l’imagination mobilisatrice — peut prétendre à une authentique puissance normative, comprise comme pouvoir critique, ou capacité critique contrefactuelle, elle-même constitutive de l’identité morale. Pour ce faire, je m’appuierai prioritairement sur les travaux de Paul Ricœur. En effet, on peut mettre en évidence, comme l’a fait Michaël Foessel dans une étude brève mais saillante, le rôle majeur de l’imagination dans la philosophie de Paul Ricœur[1], et même déceler dans celle-ci le principe secret de son unité, de la Philosophie de la volonté (1950) au dernier livre publié de son vivant, Parcours de la reconnaissance (2004). Mais à l’imagination en tant que telle, Ricœur n’a pourtant consacré qu’un seul article, « L’imagination dans le discours et dans l’action », article de 1976 publié en 1986 dans Du texte à l’action, essai d’herméneutique, II[2]. Je partage entièrement l’hypothèse de lecture de Foessel, dont l’article m’a donné la première impulsion pour ce travail ; ce sera pour montrer, dans un deuxième temps, en quoi et pourquoi, malgré cette force prééminente qui lui a été accordée, l’imagination a été sous-estimée dans la spécificité de sa puissance normative.

I. Une incidente du § 70 des Ideen

Mais c’est d’une remarque incidente de Husserl que j’aimerais partir pour étayer l’hypothèse qui guide ce travail.

On sait le rôle « vital » que Husserl accordait à la fiction imaginative dans la phénoménologie, comme dans toutes les sciences eidétiques, prenant pour exemple le géomètre qui, « au cours de ses recherches, recourt incomparablement plus à l’imagination qu’à la perception quand il considère une figure ou un modèle[3] », préfigurant en cela ce que Husserl allait hisser à la dignité d’une méthode philosophique nouvelle, la méthode des variations eidétiques. Ici, l’imagination est une faculté exploratoire permettant la recherche véritative des essences. Mais il se trouve que dans le même § 70 des Ideen I, Husserl note en passant que pour s’exercer à cette entreprise de clarification eidétique, il faut fertiliser l’imagination « par des observations aussi riches et exactes que possible sur le plan de l’intuition originaire […]. On peut tirer un parti extraordinaire des exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie ; sans doute ce sont des fictions ; mais l’originalité dans l’invention des formes, la richesse des détails, le développement sans lacune de la motivation, les élèvent très au-dessus des créations de notre propre imagination » ; d’où suivra la conclusion fameuse que « la “fiction” constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques[4] ».

Deux plans semblent donc devoir être distingués — et il faudra s’en ressouvenir lorsque nous évoquerons la puissance morale de l’imagination : premièrement, le plan de l’imagination comme libre capacité exploratoire à visée véritative permettant, in fine, de mettre en évidence les invariants eidétiques, et, deuxièmement, le plan de l’imagination comme force non plus seulement exploratoire, mais mobilisatrice, par exemple d’œuvres d’art qui, déposées dans l’esprit objectif, sont à la disposition fécondante d’une imagination en quête d’intuitions originaires ; la visée n’est plus ici véritative, mais fertilisante, enrichissante ou « inspirante », le rôle de l’imagination étant ici d’élargir la palette des formes au-delà de ce dont notre propre imagination est capable. C’est cette imagination que j’appelle « mobilisatrice » : cette capacité de rassembler en une vision intuitive des productions passées de l’esprit objectif. C’est donc, selon la citation, à cette imagination qu’il revient de se référer de manière aussi riche et exacte que possible aux productions historiques en général, et artistiques en particulier, de manière à augmenter et enrichir notre stock de ressources imaginatives. C’est pourquoi il est légitime de parler ici d’imagination mobilisatrice : il ne s’agit pas simplement de reproduire des œuvres vues dans le passé à la seule fin de la présentifier dans l’intuition, ce que ferait l’imagination reproductive, mais de les rassembler et, en ce sens, de les mobiliser, afin de la fertiliser.

Cette capacité de mobilisation de ce qui est déposé dans l’esprit objectif présuppose évidemment une troisième fonction de l’imagination, après l’exploratoire et la mobilisatrice, la fonction centrale et essentielle de création, la fonction créatrice telle qu’elle s’exprime prioritairement dans la création artistique, à laquelle l’imagination mobilisatrice va puiser. Mais qu’il suffise ici, à titre liminaire et en guise d’arrière-plan théorique de ce qui va suivre, de distinguer, sur la base de la notation de Husserl précédemment citée, entre l’imagination exploratoire, l’imagination mobilisatrice, et l’imagination créatrice. Elles se distinguent donc, notamment, en fonction de leur performance respective : l’exploratoire est vouée à la recherche des essences, la mobilisatrice au rassemblement, à la recollection de productions passées déposées dans l’esprit objectif, la créatrice à la production de l’inédit.

II. L’imagination irréalisante : Ricœur

Valorisée par Husserl parce qu’elle est un outil de vérité (alors même qu’une puissante tradition l’avait discréditée, psychologiquement, comme faculté de représentation dégradée, et ontologiquement, comme productrice d’illusions), l’imagination est avant tout prise en compte par Ricœur en ce qu’elle est créatrice de sens, comme le montre le phénomène de la métaphore, qui ne crée pas une illusion, mais un sens nouveau à travers une image insolite (c’est le thème, dominant dans Temps et récit, de l’innovation sémantique[5]). Le rôle sémantique de l’imagination sera porté à son maximum, si l’on peut dire, dans sa performance de configuration narrative qui permet d’appréhender le temps lui-même, et de sortir de l’aporie opposant comme deux irréductibles le temps de l’âme et le temps du monde. Comme le dit justement Foessel, « l’imagination (narrative) s’impose comme autre chose qu’un redoublement du réel, elle contribue à un agencement des faits qui éclaire la forme temporelle de l’expérience[6] ». C’est ainsi que l’imagination se trouve intronisée comme la puissance dont l’herméneutique sera en charge d’élucider le sens des productions.

Mais la performance de l’imagination ne s’arrête pas à la configuration au sens qui vient d’être dit : elle « refigure » aussi, ce qui veut dire qu’elle ne met pas seulement en forme une réalité prédonnée, mais crée un monde propre qui, en retour, fait voir une réalité « comme », c’est-à-dire comme autre chose que ce pour quoi elle se donne. De la même manière qu’un tableau peut nous faire voir une réalité comme on ne l’avait encore jamais vue, l’imagination portée par le langage est capable de faire voir les choses sous un jour autre, elle est capable de créer « un réel inédit[7] ». Cette réflexion engagée dans Temps et récit trouvera un écho ultérieur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), où l’imagination jouera un rôle éminent dans le rapport entre le récit historique et sa référence. Il vaut la peine de s’y arrêter.

Dans cette œuvre qui est explicitement dédiée à l’élaboration d’une phénoménologie de la mémoire dans son rapport avec la constitution de la connaissance historique, et plus précisément à la question de la dimension véritative de la mémoire (et ultimement de l’histoire), l’imagination ne joue de rôle que pour autant qu’elle livre, comme la mémoire, une image de choses absentes. Une tâche préalable nécessaire sera donc de distinguer ces deux modes de la mise en présence d’une réalité absente. L’imagination est semble-t-il au cœur de l’aporie fondatrice et maintes fois énoncée de La mémoire, l’histoire, l’oubli : la présence d’une chose absente, mais marquée du sceau de l’antériorité. Cette relation complexe, et possiblement trompeuse, entre deux manières de rendre présent est précisément ce qui doit être préalablement élucidé. C’est pourquoi Ricœur entreprend d’abord de découpler soigneusement la mémoire de l’opération propre de l’imagination avec laquelle, dans la tradition occidentale, elle s’est toujours trouvée enchevêtrée, l’entraînant dans le discrédit ontologique dont elle, l’imagination, a toujours été victime, accusée qu’elle était d’être une puissance d’illusion. Voici comment est caractérisé le principe de ce découplage des facultés : « L’idée directrice en est la différence qu’on peut dire eidétique entre deux visées, deux intentionnalités : l’une, celle de l’imagination, dirigée vers le fantastique, la fiction, l’irréel, le possible, l’utopique ; l’autre, celle de la mémoire, vers la réalité antérieure, l’antériorité constituant la marque temporelle par excellence de la “chose souvenue” du “souvenu” en tant que tel[8] ». La division du travail est claire, et fournit ainsi le trait différentiel séparant la mémoire de l’imagination : l’imagination est orientée vers ce qui n’est pas, la mémoire vers ce qui n’est plus ; ce qui explique aussi que la mémoire soit par elle-même porteuse d’une « ambition véritative[9] », ce que ne saurait avoir l’imagination.

C’est armé, notamment (car il y faudra encore l’immense réflexion d’épistémologie de l’histoire qui constitue toute la partie centrale du livre, ainsi que les études sur notre condition historique, parcours au cours duquel se perd progressivement le thème de l’imagination), de cette distinction « eidétique » entre la fonction cognitive, épistémique, véritative de la mémoire (dotée d’une requête de vérité qu’il appelle fidélité[10]) et la fonction imageante de l’imagination que Ricœur part à la conquête de la thématique qui structure l’ensemble de La mémoire, l’histoire, l’oubli, à savoir la transition entre la mémoire vécue et la connaissance historique habitée par sa visée propre de vérité, et donc le passage de la représentation mnémonique à la représentation historique, muée au terme du parcours en « représentance[11] », qualifiée aussi de « lieutenance[12] » (qui sont la capacité du discours historique à représenter le passé). Ce terme de représentance est chargé de caractériser le caractère actif, constitutif, de l’opération historique, en ce qu’elle ne se borne pas à représenter « adéquatement » ce qui existe déjà, mais constitue par sa démarche même de représentation scripturaire l’objet référentiel du discours historique lui-même ; car l’expression verbale n’est pas un habit neutre qui ne fait que recouvrir une matière déjà dotée de sens. On pourrait donc dire ici que loin de simplement restituer un domaine d’objet qui lui serait préalable, le discours historique constitue son domaine d’objectivité propre, que seuls peuvent venir « déclôturer » les témoins, ou la dimension testimoniale du document, permettant ainsi de faire le départ entre discours historique et fiction ; ou, pour le dire autrement : le discours historique constitue un domaine d’objectivité dont la prétention à la vérité ne peut être honorée que par le témoignage et sa critique, seuls capables de soustraire ce discours à l’accusation de fiction qui, toujours, le menace.

Lamémoire, l’histoire, l’oubli pourrait tout aussi bien s’appeler, quant à la phénoménologie de la mémoire en tout cas (mais non quant au problème de la représentation historique), Parcours de la reconnaissance : car la reconnaissance, qualifiée identiquement de mémoire heureuse, apparaît en dernière instance « comme le petit miracle de la mémoire[13] », et vaut comme « étoile directrice de toute la phénoménologie de la mémoire[14] ». Le thème, d’abord dominant, de l’imagination, fait peu à peu place à celui de la reconnaissance, horizon réconciliateur de toutes les opérations de la mémoire. Il s’agit bien sûr de la reconnaissance du souvenir, de la reconnaissance qui s’opère dans le faire-mémoire — mais toujours sous la forme du vœu ou de l’exigence, car le miracle de la reconnaissance peut faire défaut —, lorsque l’on reconnaît, précisément, quelque chose comme présent en tant qu’il est passé, à l’image d’un disparu que l’on reconnaît sur une vieille photo. L’aporie de la présence d’une chose absente se compliquait du fait qu’il y avait deux modes possibles de l’absence, celui de l’antérieur et celui de l’irréel : selon la division du travail déjà dite, la mémoire était assignée à l’antérieur (selon le mot d’Aristote que Ricœur répète inlassablement : « La mémoire est du passé »), l’imagination à l’irréel, avec sa suspension de toute position de réalité. Or, c’est la reconnaissance (du souvenir comme souvenir, et finalement de soi-même) et la forme irréfragable (mais qui peut être trompeuse) de certitude qui lui est attachée qui, dans la phénoménologie de la mémoire, permet de trancher entre ces deux absences. L’histoire, quant à elle, doit se contenter, si l’on peut dire, de la « représentance » et de son « paradigme indiciaire[15] » (témoins, documents, indices, etc.), parce que le miracle de la mémoire n’a pas d’équivalent dans la connaissance historique.

Mais quoi qu’il en soit de la phénoménologie de la mémoire elle-même et de son rapport à l’histoire, une chose demeure donc permanente dans la « grammaire » de cette phénoménologie : la mémoire est tournée vers le révolu, alors que l’imagination est toujours « orientée vers l’irréel, le fantastique, le fictif [16] ». En insistant ainsi sur la seule capacité irréalisante de l’imagination jusqu’à la confondre entièrement avec elle, Ricœur écarte donc tacitement la deuxième fonction de l’imagination que Husserl, comme nous le notions plus haut, évoquait au § 70 de Ideen I, il est vrai en passant : la fonction de mobilisation d’un prédonné symbolique consigné, par exemple, dans les œuvres d’art — une fonction essentielle, comme j’essaierai de le montrer plus loin, dans l’exercice de la raison pratique.

Il n’en va pas autrement dans l’important article déjà cité, « L’imagination dans le discours et dans l’action[17] ». Bien que le champ d’investigation soit autre, puisqu’il ne s’agit pas ici de la phénoménologie de la mémoire (encore qu’il y évoque l’imagination comme « composante fondamentale du champ historique[18] »), mais de l’articulation du théorique et du pratique (comment généraliser la notion d’innovation sémantique à la sphère pratique ?), l’imagination est ici aussi pensée dans son rapport exclusif à l’irréalité. À dire vrai, ce trait se trouve même accentué du fait qu’il n’est pas seulement question de l’imagination dans sa fonction imageante, mais aussi, pragmatiquement, de l’imagination dans sa fonction transitive d’irréalisation : l’imagination « irréalise » quelque chose, à savoir ce à propos de quoi elle propose une description nouvelle. C’est là sa force heuristique, c’est-à-dire sa « capacité d’ouvrir et de déployer de nouvelles dimensions de réalité, à la faveur de la suspension de notre créance dans une description antérieure[19] ». D’où ce « paradoxe de la fiction » : que « l’annulation de la perception conditionne une augmentation de notre vision des choses[20] ». Autrement dit, l’usage de l’imagination non seulement fait voir d’autres réalités, mais par une sorte d’effet de ricochet déréalisant, suspend simultanément la validité de ce qu’elle redécrit. Telle est par exemple la fonction de l’utopie, qui, avec l’idéologie, est pour Ricœur l’un des deux pôles de l’imaginaire social : « C’est à partir en effet de cette étrange exterritorialité spatiale — de ce non-lieu, au sens propre du mot — qu’un regard neuf peut être jeté sur notre réalité, en laquelle désormais plus rien ne peut être tenu pour acquis[21] ». C’est la raison pour laquelle l’utopie apparaît subversive, alors que l’idéologie est intégrative : en effet, loin de n’être que distorsion et dissimulation, l’idéologie a un fort caractère constituant, au sens de la nécessité pour un groupe de se donner une image de lui-même. Même les pathologies de l’idéologie (son écart croissant avec la réalité vécue, sous forme de ritualisation excessive, de fanatismes, etc.) ne se laissent comprendre qu’à partir de cette fonction première, constitutive du lien social. Mais utopie et idéologie sont identiquement conçues par Ricœur comme les deux pôles de la même fonction imaginative, elles sont toutes deux des « pratiques imaginatives[22] », qui « ont pour caractéristiques générales de se définir comme mutuellement antagonistes et d’être vouées chacune à une pathologie spécifique qui rend presque méconnaissable sa fonction positive, c’est-à-dire sa contribution à la constitution du lien analogique entre moi et l’homme mon semblable[23] ». Dans ce texte, consacré dans sa dernière partie à la phénoménologie de l’imagination sociale — où, entre parenthèses, Ricœur réussit le tour de force de ne même pas citer le nom de Castoriadis —, l’imagination est donc fonctionnellement vouée à la constitution de l’intersubjectivité dans l’aperception analogique ; mais peu importe ici. Ce qui nous retient dans cette imagination socialement constituante, c’est que, pour Ricœur, comme dans la phénoménologie de la mémoire, l’imagination y est toujours conçue comme cette faculté vouée à l’irréalité, voire, comme nous l’avons dit, à l’irréalisation.

Et cela n’est pas démenti non plus par les thèses de ce qui peut apparaître comme le chef-d’œuvre de Ricœur, Soi-même comme un autre (1990). On ne s’étonnera pas de voir l’imagination apparaître au moment de la constitution de l’identité narrative : celle-ci est placée à la charnière de la théorie de l’action et de la théorie morale, pour laquelle les « variations imaginatives[24] » (thème husserlien qui est comme la matrice jamais démentie de la théorie de l’imagination chez Ricœur) jouent en somme un rôle anticipateur, un rôle de laboratoire éthique : « En ce sens, la littérature s’avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité narrative ». Et plus loin, d’ajouter : « Raconter, a-t-on observé, c’est déployer un espace imaginaire pour des expériences de pensée où le jugement moral s’exerce sur un mode hypothétique[25] ». Ce thème récurrent de la libre variation comme expérience de possibles anticipés ne fait au fond qu’adapter au champ éthique ce que Temps et récit disait déjà de la lecture :

Notre analyse de l’acte de lecture nous conduit plutôt à dire que la pratique du récit consiste en une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes. En ce sens, le récit exerce l’imagination plus que la volonté […]. La théorie de la lecture nous en a averti : la stratégie de persuasion fomentée par le narrateur vise à imposer au lecteur une vision du monde qui n’est jamais éthiquement neutre, mais qui plutôt induit implicitement ou explicitement une nouvelle évaluation du monde et du lecteur lui-même : en ce sens, le récit appartient déjà au champ éthique, en vertu de la prétention, inséparable de la narration, à la justesse éthique[26].

À nouveau, l’irréalité de l’imaginaire déréalise la réalité présente : car en appelant à une nouvelle évaluation du monde et du lecteur lui-même, l’imagination, par son travail négatif en quelque sorte (la subversion utopique de tout à l’heure) suspend pour un temps au moins la force normative du factuel.

III. Entre le révolu et l’irréel : l’imagination mobilisatrice

J’en viens maintenant à la problématique éthique qui m’intéresse prioritairement. Chez Ricœur, l’imagination, toujours indexée à l’irréalité, n’a pour l’éthique d’autre valeur qu’instrumentale ou, plutôt, qu’expérimentale : elle permet des libres variations qui nous font voir les choses autrement qu’elles ne nous apparaissent actuellement. Au fond, ce thème husserlien des variations n’a jamais varié… Comme le disait Husserl au § 70 des Ideen I, l’imagination doit s’exercer « à transformer librement les données de l’imagination ». Quant à la fonction mobilisatrice de l’imagination que Husserl lui-même évoquait en passant, elle est purement et simplement oubliée.

Or, sans vouloir du tout nier la force heuristique des variations imaginatives en éthique, celles-ci ne me semblent toutefois constituer qu’une partie des ressources morales de l’imagination — et, à dire vrai, pas la plus importante. C’est à la grande oubliée de l’imagination, l’imagination dans sa force mobilisatrice, que revient à mon sens un rôle moral majeur. C’est donc à la réévaluation morale de la fonction de l’imagination que sont consacrées les lignes qui suivent.

Dans Lamémoire, l’histoire, l’oubli, la première tâche de Ricœur fut de distinguer la mémoire de l’imagination qui à bien des égards la parasite. Pour ce faire, il devait rendre compte de la passéité du passé : du fait que l’absent qui était rendu présent par la mémoire était marqué du sceau du passé — ce qu’Aristote exprimait dans cette phrase rendue fulgurante en français : « La mémoire est du passé[27] », par quoi il voulait dire que la mémoire était mémoire du passé, et qui se trouve aussi traduit par « La mémoire s’applique au passé ». C’est pourquoi la phénoménologie de la mémoire individuelle se trouvait couronnée par la reconnaissance : reconnaissance que ce passé qui m’est aujourd’hui présent était bien ce passé-là, fidèlement présent en quelque sorte. Et l’imagination se trouve du coup exclue de la sphère de la reconnaissance, puisqu’il n’y a rien à reconnaître : il n’y a que des libres variations qui n’ont aucun pôle de réalité. C’est toujours la même chose : à la mémoire, le révolu, à l’imagination, l’irréel. Mais que se passe-t-il lorsque je convoque des figures d’un passé révolu, non pour en éprouver la réalité passée, mais pour mettre en avant, disons, leur exemplarité ? Lorsque je dis, par exemple, « Socrate, Caton, Sénèque, voilà des hommes publics vertueux, en comparaison de nos élites d’aujourd’hui ! » Et en ce moment même, où j’écris ces lignes, je cherche des exemples qui pourraient illustrer mon propos, des exemples du passé, hommes et femmes, événements, textes, juridictions, productions symboliques de toute espèce que je puisse mettre en relation avec le présent dans une intention illustrative quelconque : qui oriente là ma mémoire, si ce n’est mon imagination ? Lorsque Husserl dit qu’on « peut tirer un parti extraordinaire des exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie » : qui rassemble là les exemples, si ce n’est l’imagination ? Lorsque d’une manière générale, le passé est une ressource, dont ce n’est pas la passéité elle-même qui nous intéresse, mais à un titre quelconque l’exemplarité, ou la force comparative contrefactuelle, qui puise dans la ressource, si ce n’est l’imagination ? Lorsque je rends présent une absence — non l’absence de ce qui est irréel, mais l’absence de ce qui est révolu — et que je ne le fasse pas dans une intention mémorielle comme lors de la reconnaissance du souvenir propre ou à l’occasion de la critique du témoignage historique, mais dans une intention simplement illustrative, qui, quelle faculté, rend cette absence présente, si ce n’est, encore, l’imagination ? Mais on l’aura compris : il ne s’agit plus là de l’imagination irréalisante, de celle dévolue à la fiction, aux productions littéraires ou aux fantasmagories de toute espèce ; il s’agit de l’imagination mobilisatrice, de celle qui dans un ensemble donné de choses ayant été est capable non seulement de s’orienter, mais de discriminer parmi elles celles qui sont pertinentes pour elles, et de les rendre présentes. Ces traits pertinents sont définis par l’intérêt qui la guide : pédagogique, illustratif, moral, peu importe ici. Ce qui compte, c’est cette dimension mobilisatrice de l’imagination, que nous avons vu évoquée en passant chez Husserl ; cette capacité de rendre présent un absent non seulement irréel, mais révolu et donc : ayant été.

IV. La puissance normative de l’imagination mobilisatrice

Notre lecture de Ricœur à travers les quelques jalons essentiels que nous avons mentionnés montrait que l’alternative qui structurait la polarité mémoire/imagination n’était pas complète : mémoire et imagination ne se distinguent pas comme le révolu et l’irréel. Le problème phénoménologique qui se pose au niveau individuel est que mémoire et imagination se recoupent en ce qu’elles rendent présent un absent ; mais elles se recoupent encore lorsque les deux rendent présent un absent passé ou révolu. Qu’est-ce qui distingue alors de la simple mémoire la mobilisation imaginaire de figures révolues ? Quel est le critère distinctif entre l’usage de l’absent par la mémoire, et l’usage de ce même absent par l’imagination ? Le critère distinctif se situe au niveau de la visée de chacun des deux actes : l’acte de mémoire individuel, le faire-mémoire vise effectivement, selon sa téléologie interne, ce « petit miracle » qu’est la reconnaissance, attesté par le sentiment de certitude qui lui est lié. On admettra donc ici les analyses de Ricœur. Mais l’acte d’imagination mobilisant un passé révolu, lui, ne vise pas une telle réussite interne ; il ne s’agit pas pour lui de faire mémoire, au sens de susciter la reconnaissance qui le couronnerait. Mais que vise-t-il alors ? L’usage qui est fait de l’absent n’est pas le même. Or, en invoquant l’usage, nous tenons le début de la réponse : le critère de réussite d’un acte d’imagination mobilisatrice ne peut être interne ; il semble au contraire que cette réussite ne puisse se mesurer qu’à la pertinence « externe » de sa mobilisation, en tant qu’elle est capable de faire voir, par sa mobilisation de l’absent-révolu, la réalité présente sous un autre jour. Ce qui motive l’acte d’imagination mobilisatrice, c’est son rapport à une réalité présente. Par la mobilisation imaginaire de Socrate, on fait saillir comparativement les caractères sans doute peu flatteurs de l’intelligentsia contemporaine. Si je recherche au contraire, dans un acte mémoriel, le nom de ma logeuse du temps de mes études, je vise ultimement cet acte de reconnaissance qui me fera dire : « Voilà, j’ai trouvé, c’est elle ! » ; ou si, indépendamment de tout acte de remémoration active, la simple évocation de son nom fait surgir des images du temps de mes études, je vis alors ce petit miracle interne du surgissement du passé en tant que passé. La visée des deux actes, mesurée par leur réussite, n’est donc pas la même : reconnaissance pour l’un, pertinence pour l’autre.

Soit, dira-t-on, mais en quoi cette subtile problématique concerne-t-elle l’éthique ? En quoi cette force mobilisatrice de l’imagination représente-t-elle une force morale ? Il faut comprendre ici que cette réévaluation de l’imagination dans le domaine moral est solidaire d’une réévaluation morale de la notion de contexte, elle aussi grande oubliée de la réflexion morale en général. Il est à cet égard caractéristique que dans le parcours éthique de Soi-même comme un autre, le contexte n’apparaisse qu’à l’extrême fin du trajet, au moment où se pose la question de l’effectuation — de la « mise en contexte[28] », précisément — des principes dégagés au cours de l’élucidation de l’ipséité morale. Pour le reste, Ricœur considère comme allant de soi que toute invocation contextualiste au niveau de la justification des principes serait de nature sceptique-relativiste[29]. Or, qu’on me permette dans le cadre de cette petite étude de dire simplement ceci : je crois que cette dévalorisation morale du rôle du contexte est corollaire de l’oblitération de la dimension mobilisatrice de l’imagination, telle qu’on l’a vue à l’œuvre notamment chez Ricœur. Les deux vont de pair, dans la mesure où si le passé ne peut être évoqué que sur le mode mémoriel, alors il ne peut effectivement en aucune manière être considéré comme une ressource morale pouvant normativement étayer le présent ; il n’est qu’une collection d’images révolues, témoins d’un temps qui n’est plus. La contingence de son évocation mémorielle ne fait que redoubler sa contingence constitutive. Sa dévalorisation platonicienne comme étant ontologiquement de l’ordre d’un devenir instable ne saurait être compensée par aucune opération de l’esprit, mémorielle moins que tout autre.

Pour se protéger contre cette contingence qui menacerait l’entreprise de justification éthique (d’autres parlent de fondation) et mettre ainsi le contexte à juste distance, Ricœur met en place l’immense herméneutique du soi qui, adossée à « l’attestation[30] », ne doit trouver son assise que dans la réflexion sur les capacités du sujet. L’universalisme moral lui-même est introduit comme une étape, un moment qui se détacherait de l’originaire visée téléologique elle-même ; et Kant par exemple n’est convoqué qu’à titre de témoin de ce qui est par ailleurs présenté comme un développement réflexif autonome. Autrement dit, Kant n’est pas compris comme le représentant ou l’initiateur d’une tradition dont nous serions les héritiers, mais comme l’illustration de ce moment que la réflexion impose de toute façon à l’analyse, l’exemple prototypique de la médiation de l’obligatoire que le sujet trouve nécessairement sur le chemin réflexif qui, par le biais de l’action, mène de soi à soi. Habile stratégie herméneutique, qui permet de justifier le passé, sans jamais donner l’impression d’en être directement tributaire ! Habile stratégie d’épuration contextuelle !

Le principe d’une morale contextuelle forte[31] ne se limite pas à affirmer la nécessité d’une historicisation des jugements d’application, ni à historiciser sémantiquement des principes dont on veut par ailleurs fonder l’universalité[32]. En l’occurrence, un contextualisme fort assume — c’est son principe même — l’historicité de l’universalisme lui-même, comme un héritage à partir duquel nous nous comprenons nous-mêmes. Il faut donc soigneusement distinguer les stratégies philosophiques de justification ou de fondation qu’on peut lui donner, surtout après coup, de l’autorité que cet héritage exerce sur la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Nous avons, dans ce qu’il faut bien appeler notre Contexte Moral Objectif, une compréhension universaliste de nous-mêmes, c’est une réalité normative qui, quoi qu’on en ait et jusqu’à nouvel ordre, structure notre rapport à nous-mêmes et aux autres. C’est un héritage assurément corrigible, sans cesse perfectible — mais corrigible et perfectible au nom même de ressources que nous trouverons dans notre Contexte Moral Objectif. De ce point de vue, le contextualisme fort assure, pour ainsi dire, l’immanentisme de sa transcendance : les ressources de la transcendance (que j’appelle plus précisément la contrefactualité) nécessaire à toute évaluation morale sont mobilisées au sein même de notre Contexte Moral Objectif, comme ce dont nous pouvons ou pourrions actuellement nous prévaloir.

Et c’est là que l’imagination, dans sa dimension oubliée de force mobilisatrice, trouve tout son sens : car elle convoque ces ressources au sein de notre passé — qui est aussi notre contexte ! Celui-ci ne se limite pas aux formes de vie wittgensteiniennes, us et coutumes actuels. L’imagination mobilisatrice est cette capacité de rendre présent ce qui est absent, non sur le mode mémoriel, mais sur le mode contrefactuel qui éclaire de sa lumière invoquée en imagination ce qui, actuellement, est le cas. Est contrefactuel ce qui n’est pas le cas, mais sur le mode du contrepoint critique à la réalité actuelle. En ce sens, une valeur comme la Justice est une ressource contrefactuelle, mais aussi — et c’est ce qui nous intéresse prioritairement ici — des significations du passé vivantes, sédimentées dans notre présent (comme les Droits de l’homme, qui sont une éminente ressource contrefactuelle), ainsi que des significations du passé latentes, ou désactivées dans notre présent (comme par exemple l’eugénisme nazi, qui est aussi une ressource contrefactuelle, mais sur le mode négatif : sur le mode de ce que l’on ne veut pas.) Ainsi, notre Contexte Moral Objectif (l’ensemble vivant et latent de ce à quoi nous pouvons normativement nous référer) est la ressource de contrefactualité de nos jugements actuels — tel est le principe d’un contextualisme fort. Or, cette ressource de contrefactualité déposée dans le Contexte Moral Objectif n’est accessible qu’à l’imagination mobilisatrice, cette imagination que Husserl n’évoquait qu’en passant, et que Ricœur a négligée. Pour le dire donc d’un mot : un contextualisme fort a besoin d’une théorie forte de l’imagination, réévaluée pour l’occasion dans sa dimension mobilisatrice, qui lui confère sa dimension morale.

Un dernier mot pour conclure. Mon hypothèse était qu’une notion comme celle d’imagination mobilisatrice aurait au fond mieux rendu compte de ce que lui-même avait en vue, à savoir une théorie de la constitution du monde propre. Le recours à l’imagination mobilisatrice aurait tempéré me semble-t-il le caractère hyperbolique du thème omniprésent de la création radicale ex nihilo. Mais en ce qui concerne Ricœur, son oubli de cette dimension spécifique de l’imagination qu’est l’imagination mobilisatrice a quelque chose d’ironique, voire de paradoxal : car je ne sache pas de philosophe qui l’ait plus mise en œuvre que lui. Sa méthode herméneutique elle-même, qui culmine dans ce type de certitude spécifique qu’est l’attestation, ne peut se déployer, me semble-t-il, qu’en s’adossant à la formidable imagination mobilisatrice dont témoigne par ailleurs son écrasante érudition philosophique. Chez lui, érudition ne veut pas dire encyclopédisme : le savoir philosophique palpable à chaque page de son œuvre, l’ampleur de ses lectures, qu’elles concernent la tradition philosophique ou ses contemporains les plus immédiats, la somme de ses connaissances qui s’étend bien au-delà de la sphère strictement philosophique (pensons à ses interventions dans le champ des sciences humaines), tout cela ne sert pas un simple intérêt cognitif d’érudition, bien sûr, mais résulte d’un intérêt sélectivement guidé par son programme herméneutique. La tradition humienne, par exemple, ne l’a jamais retenu, parce qu’elle n’était pas — comment dire ? — réflexivement intéressante. Ricœur convoque ses auteurs comme un juge convoque des témoins : il ne retient que ceux qui le font avancer vers la vérité. Dans l’immense champ de son érudition, il ne rend donc présent à son lecteur que ce qui lui semble pertinent dans son processus de réflexion : exactement ce qu’accomplit l’imagination mobilisatrice.