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Depuis quelques mois, je m’affaire à lire ou à relire la Dogmatique pour la catholicité évangélique[1] (DCE) de Gérard Siegwalt. Oeuvre originale dans le paysage théologique contemporain, la DCE rappelle l’univers germanophone de la rigueur et du détail, tout en s’en démarquant par une écriture allégée de l’apparat critique parfois lourd des auteurs allemands. Sans compromis ni raccourcis intellectuel, la DCE affirme le mystère de Dieu présent au coeur du monde et elle travaille, au fil des dix volumes en cinq tomes, des thèmes de grande actualité : crise des fondements, écologie, pluralisme des religions, rapport du religieux à la science, etc. J’y aperçois des pans entiers de ma formation théologique de base, mais le matériel de la DCE y est décliné autrement qu’autrefois ; le matériel de la Dogmatique, en dépit de sa rigueur, des nuances et du souci constant de faire la vérité pour corriger des travers, avec lesquels nous nous retrouvons dans le pétrin, dégage un espace d’ouverture et de liberté, d’espérance et de bonté. Son auteur a le délicat et exigeant souci de rendre compte de la foi chrétienne en interaction avec les défis du monde. La DCE articule un univers théologique en dialogue avec les grands espaces et temps qui constituent nos cultures actuelles. Nous ne sommes pas devant une dogmatique repliée sur elle-même et sur la défensive, devant une oeuvre qui ne voudrait pas céder un pouce de terrain de ce qu’il lui reste. Les craintes d’être balayées par une vague de restrictions budgétaires et les pressions quotidiennes exercées sur le travail théologique par un système institutionnel axé sur la performance et la concurrence n’ont pas freiné l’audace de l’auteur. Au contraire, la DCE va au large et entretient un dialogue critique non seulement avec son propre héritage et ses fondements, mais aussi avec une foule de manifestations religieuses, scientifiques et culturelles ; cela inscrit la théologie dans un perpétuel dialogue, qui la conduit aux limites de ce qu’elle est et fait habituellement. D’une identité forte, reposant sur le Christ de la récapitulation, cette DCE permet des déplacements et des inscriptions dans les mouvances contemporaines de fond.

L’ampleur de l’ouvrage peut aussi étonner et même décourager le lecteur contemporain. Après l’écroulement des grandes synthèses totalisantes et suite à l’émergence des aphorismes, des fragments et des miettes, nous sommes passés à l’ère des courriels et des messages textes des téléphones cellulaires, qui instituent un nouveau cadre de référence pour la génération actuelle. Mais qui dit qu’il nous faille toujours nous contenter d’une pensée réduite en poudre ou d’une pensée encapsulée ? Penser est exigeant et lier des savoirs demande du temps et de l’espace. La DCE rapporte ce dense travail de la pensée qui nourrit celui ou celle qui emprunte résolument le chemin proposé par Gérard Siegwalt. Chaque tome reprend de manière cohérente et exigeante les réflexes de sa pensée et chaque point de contenu est développé avec méthode. J’aimerais dans ce qui suit en mettre quelques-uns en évidence, moins pour faire l’analyse détaillée d’un thème, ce que certains collègues ont privilégié dans d’autres exposés, mais plus pour souligner la pertinence du propos pour notre propre activité théologique.

I. De l’expérience de la DCE

La structure de la DCE s’accorde avec les thématiques abordées. Après les prolégomènes et les épilégomènes qui constituent les quatre premiers volumes, l’auteur s’intéresse au cosmos, à l’anthropos et au theos, c’est-à-dire au monde, à l’humain et à Dieu. Si les prolégomènes introduisent au projet de la Dogmatique et permettent d’en comprendre la problématique et la méthode théologiques, les épilégomènes développent le thème de la réalisation de la foi dans la société humaine. Au terme des quatre premiers volumes, le lecteur saisit le projet de la Dogmatique et est conduit au seuil du travail réflexif cosmo-anthropo-théologique de Siegwalt, thème des six derniers volumes de la DCE. Certes, tout n’est pas étanche entre les sections et l’auteur lui-même renvoie régulièrement à l’intérieur de ses propres écrits à des nuances faites précédemment et à des précisions qui seront apportées ultérieurement, bref à des liens qui donnent une cohérence à l’ensemble du projet dogmatique siegwaltien. Il pourrait être intéressant d’entrer en discussion avec des éléments précis élaborés au fil des volumes et c’est ce que certains de mes collègues ont fait. Ils se sont penchés sur l’un ou l’autre élément. Je souhaite ici mettre en évidence quelques caractéristiques de ce travail titanesque. Un premier point souligne le caractère proprement identitaire de ce travail, un second insiste sur le dialogue manifesté tout au long de la DCE et un dernier présente le rapport fécond de l’immanence et de la transcendance, comme élément constitutif de toute relation. Avant d’aborder ces trois points, qui apparaîtront comme des réflexes à poursuivre dans le travail théologique contemporain, j’ajoute tout d’abord un mot sur la notion d’expérience puisque j’ai intitulé cette contribution : « L’expérience de la Dogmatique aujourd’hui ».

J’aurais pu vouloir mettre en évidence les événements et rencontres qui ont pu contribuer à provoquer chez l’auteur une transformation de son travail théologique au point de le conduire à rédiger un tel ouvrage. Pourquoi une dogmatique aujourd’hui en pareil contexte ? Jürgen Moltmann s’est prêté au jeu il y a quelques années et avait montré comment ses rencontres avec des gens comme Ernst Bloch et des mouvements particuliers comme le féminisme avaient transformé sa pratique théologique[2]. On peut imaginer que les mémoires de Hans Küng actuellement en cours de publication (deux tomes sur trois sont déjà traduits en anglais) permettront de répondre à cette question[3]. Mais je me voyais mal commencer à imaginer ce qui aurait pu faire infléchir ses travaux théologiques et l’avoir surtout conduit à rédiger une dogmatique. On y décèle certes au point de départ la volonté de faire la vérité en perdurant ou en traversant la crise ; on y voit ses influences plus prononcées comme celles de Paul Tillich où nous pouvons affirmer sans trop se tromper qu’il a intégré des concepts clés de sa pensée. Mais cette entreprise revient plus à l’auteur proprement dit qu’à moi.

Je choisis plutôt, ce qui est plus ajusté à mon avis, de revenir à la lettre du champ sémantique de la notion d’expérience, d’en reprendre la puissance étymologique et de l’appliquer à ma propre lecture de la DCE, donc de moins m’intéresser à ce qui a pu conduire l’auteur à produire son oeuvre, mais de plutôt prêter attention à son impact sur le lecteur qui reçoit l’oeuvre. L’expérience (Er-fahrung) s’applique à celui qui ne se contentant pas des ouï-dire, part en voyage, y affronte les dangers inhérents à la route, voit de ses yeux propres et revient enrichi d’une connaissance sensible et expérimentale. Le voyageur s’est confronté à un déplacement plus ou moins périlleux et s’est mis en danger pour faire lui-même une expérience du chemin. Le travail en expérience est une perception interprétée, une intégration transformatrice de celui qui ressaisit son expérience vécue et qui par conséquent élargit son horizon. L’homme d’expérience n’est pas simplement celui qui a fait la route ; il est celui qui l’a intégrée, qui profite alors de son expérience de sortie de soi et de retour à soi, retour transformant pour l’avenir [4].

Une fois parcourue une bonne partie du chemin de la DCE, qu’est-ce que j’en retiens pour la suite de mon propre voyage ? Il me faudra assurément encore y faire quelques séjours et m’y perdre pour m’y retrouver. Mon propos embrasse plus que des émotions et des impressions ; il cherche à souligner ce qui étonne, dérange, porte à penser et à poursuivre la réflexion théologique. Interpellé par la fragilité de l’identité du théologien face aux spécialistes actuels du religieux, estomaqué par la vague relativiste de fond de nos sociétés actuelles où faire théologie n’est pas seulement un défaut, mais devient un anachronisme patent face à une relativisation telle de l’existence que l’on en perd de vue toute espèce de transcendance, et enfin essoufflé par la cadence des exigences institutionnelles et l’effritement de leur soutien, que puis-je conserver de ma lecture située de la DCE pour clarifier l’horizon et recadrer la réflexion ? Si la DCE explore dès le départ le thème de la crise, je fais le même constat au départ de ma propre lecture de l’expérience théologique actuelle.

II. Des réflexes de la Dogmatique à retenir pour aujourd’hui

1. Une affirmation identitaire

Un premier élément à noter dans la DCE est l’affirmation identitaire du projet théologique. Qu’est-ce à dire ? La DCE repose de fait sur une dynamique identitaire forte. Il ne s’agit pas d’affirmer, voire d’imposer autoritairement la foi chrétienne comme autrefois ; le temps des arguments d’autorité et de l’hétéronomie est passé. Il ne s’agit pas non plus de gommer la radicalité de la foi chrétienne et de la diluer pour perdre sa dimension prophétique et la mettre entre parenthèses. Il s’agit au contraire de la déployer en tenant compte des réalités nouvelles qui nous entourent aujourd’hui. Nulle trace de militantisme exacerbé, d’agressivité blessante et disposée à en découdre avec le monde ou même avec les autorités ecclésiales, mais plutôt un déploiement affirmé d’une foi en Dieu in, cum, sub (dans, avec et à travers) le monde d’aujourd’hui. La foi chrétienne prend sa place dans les nouvelles conditions sociales, scientifiques, religieuses et culturelles du monde ; elle est certes éprouvée par la crise des fondements et par l’angoisse radicale qui en découle, mais son caractère véritable se manifeste précisément par le fait d’endurer et de ne pas fuir la crise des fondements. Certes, il y a des déviances dans les façons de vivre la foi, de la vivre en Église, de vivre avec la nature et avec les autres croyants ou non-croyants, mais il existe aussi une solidarité fondamentale entre tous les humains et le cosmos, qu’on ne peut effacer et qui devient lieu de dialogue avec les autres et l’Autre, lieu de la crise endurée et de la foi éprouvée. Dit autrement, si le projet de la DCE est une affirmation de la foi in, cum et sub le cosmos, l’humain et le divin, elle prend à bras-le-corps les réalités concrètes de la foi pour les replacer dans un nouvel horizon. La DCE est complexe, mais non compliquée ; elle est théorique et pratique, et va jusqu’à proposer des actes précis et concrets pour, par exemple dans l’horizon de la pratique ecclésiale, corriger ici ou là les éventuels dérapages d’hier et d’aujourd’hui.

Il m’apparaît ici important d’insister sur ce premier aspect de la DCE pour notre temps. La situation spirituelle de notre temps a bien ébranlé les repères régulés de la foi et plusieurs croyants sont devenus des nomades ; ils sont en errance[5]. Le travail de déconstruction a remis aussi profondément en cause le matériel et les outils avec lesquels le processus d’articulation de la foi se faisait autrefois, de sorte que parler de métaphysique, d’ontologie, de transcendance et de foi en Dieu peut apparaître tout à fait insignifiant ou incompréhensible pour les contemporains. Cela ne fait aucun sens ou ne résonne absolument pas pour eux. Le travail théologique s’est parfois retiré ou coupé du monde pour survivre organiquement, parfois tellement moulé au monde et à ses méthodes et approches qu’il s’est perdu au travers des différentes manifestations et expressions culturelles[6]. La méthode de corrélation déployée dans la DCE ne cherche pas à plaire à tout prix ; elle pose une coordination féconde entre les humains en quête immanente de sens, en recherche religieuse/spirituelle et dans une indifférence plate face à la transcendance ; elle pose une coordination féconde entre les différentes situations humaines et la foi chrétienne, le Dieu vivant qui crée encore et toujours, le Dieu vivant qui récapitule en Christ sa création et son projet de communion avec tout le cosmos et tout ce qui s’y trouve. La DCE propose de déployer la cohérence interne de la foi en puisant dans ses sources scripturaires et dans ses traditions séculaires ; ce déploiement se réalise non à l’écart du monde, mais en se mettant à l’écoute du Verbe, pour reprendre Karl Rahner, qui murmure son mystère au coeur de l’humain et du cosmos. La DCE traque le théologal au coeur du monde et de son humanité, mais a un repère transparent de Dieu, le Christ récapitulateur, avec lequel elle peut y déceler les traces de sa présence.

2. Un dialogue

Cette identité affirmée permet un dialogue ouvert avec le monde, l’humain et le divin. Le dialogue se déploie à travers diverses stratégies de compréhension qui se résument par deux approches : une approche d’en bas, dite sapientiale et une approche d’en haut, dite prophétique. On pourrait parler d’expérience et de révélation pour qualifier ces deux approches. L’expérience est celle des hommes et des femmes à la recherche d’une saisie du mystère au quotidien, celui du cosmos, de soi-même et du divin ou de la transcendance. Les multiples compréhensions déviantes ou réductrices sont présentées avec leur particula veri, ce qui permet d’aborder un nombre impressionnant de lectures ou de philosophies, de compréhensions ou d’interprétations, non seulement pour les ressaisir, mais aussi pour les situer dans l’horizon du mystère qui les fonde, les actualise et les accomplit. Je remarque non seulement la qualité du dialogue (Siegwalt a mené des années durant des carrefours interdisciplinaires avec des collègues et des étudiants, afin de valider les différentes postures épistémologiques des sciences par exemple), mais aussi son étendue (des religions primitives aux religions instituées en passant par exemple par les quasi-religions et les autres efforts religieux naturels de l’humain). Siegwalt dia-logue, passe à travers le discours ou la parole pour avancer dans sa compréhension du réel. Le dialogue pointe vers la dimension de mystère de ce réel et appelle, si je puis dire, la révélation ou l’approche prophétique, permettant d’ouvrir au monde un espace de révélation, un espace de Dieu, un espace pour Dieu. Cela permet à la foi chrétienne de se développer concrètement, de s’arrimer à la quête humaine qui perçoit dans le cosmos, en lui et en l’A/autre, un espace de transcendance et de sens.

L’imbrication des analyses sapientiales et prophétiques mène à une coordination des quêtes humaines et de la présence rédemptrice du Dieu vivant. Je note dans cette imbrication ou cette coordination méthodologique un effort de l’auteur pour articuler une compréhension interne de la foi chrétienne adossée à une compréhension externe de l’humain dans son univers. Ce dernier souffre et angoisse ; il résiste avec difficulté à l’aplatissement de certaines lectures du réel et espère un dépassement de sa condition propre et de son environnement placé sous tutelle technoscientifique ; cela réduit presque à néant toute possibilité de voir autrement le monde ; ce dernier est situé dans un horizon d’immanence et ne perçoit plus la transcendance possible du réel. La DCE pose dans un autre horizon le regard habituel de l’humain sur lui-même et sur son environnement. Elle ouvre à un mystère radical, à un mystère de foi.

Le dialogue, mais quel dialogue la foi chrétienne entretient-elle avec les différentes facettes du cosmos et des humains ? Si le dialogue est un passage à travers le langage, une expérience de traverse, on peut s’attendre à être dérangé (sortie du rang), voire transformé par le dialogue. Le dialogue conduit en vérité contient par conséquent une exigence d’écoute d’autrui et de prise de parole responsable, qui implique non seulement de beaux échanges ou des débats animés, mais surtout un déplacement, je dirais un déplacement dogmatique entre les interlocuteurs. Ceci signifie qu’un dialogue conduit à une relecture de sa propre tradition dogmatique et à une reconfiguration des deux positions. Cela implique un déplacement de la théologie, une sortie vers le monde, afin qu’elle puisse exercer son métier hors les murs, afin qu’elle puisse lire les mérites et les limites de ce qui se trouve hors les murs[7]. Évidemment, il y a des dialogues qui semblent aller de soi (dialogue judéo-chrétien ou islamo-chrétien, dialogue avec les grandes religions de l’Orient ou avec les sciences), quoiqu’ils ne soient pas nécessairement toujours féconds, mais le dialogue est-il possible avec les expériences limites, non régulées, plus fragmentaires, plus éclatées, avec les expériences liminales, superstitieuses, magiques, farfelues, folles ? Le dialogue est-il possible avec la violence, l’injustice, la démence, le mal radical ? Ce sont des lieux possibles de dialogue, qui viennent bouleverser notre propre position dogmatique et qui invitent autant que possible à se déplacer vers ces non-lieux de la foi, de l’espérance et de l’amour, vers des lieux, où la transcendance semble tout à fait évacuée ou absente. Cela me conduit à une dernière considération concernant ma lecture de la DCE.

3. Le caractère relationnel de l’immanence et de la transcendance

Avant de déployer dans son dernier tome le Dieu de la foi (sa théologie trinitaire) et son advenue dans le temps, la DCE explore la dimension de transcendance dans les données élémentaires du réel. Siegwalt propose alors une évaluation exhaustive du rapport d’interdépendance entre l’immanence et la transcendance, discernant les efforts humains de transcendance, les différents niveaux de transcendance qui habitent les quêtes religieuses et spirituelles des contemporains et la transcendance divine : Dieu. Il rappelle aussi l’oubli de Dieu dans la société et comment certaines traces de Dieu au coeur de l’immanence peuvent éveiller au mystère de la transcendance, au mystère de Dieu.

Ce qui interpelle dans cette section particulière de la DCE, c’est précisément le passage de la simple immanence (oubli de Dieu et sécularisme) à une transcendance dans l’immanence et ensuite à la transcendance de Dieu comme telle. Ceci m’intéresse particulièrement pour une saine compréhension de la transcendance. J’ai souvent l’impression que la lecture admise actuellement dans la société est la suivante : la transcendance est radicalement évacuée et il en subsiste une pseudo-transcendance, voire une transcendance dans l’immanence refermée sur elle-même, qui n’ouvre pas à plus que le simple dépassement dans l’horizon de l’immanence[8]. On sait comment cette transcendance a actuellement le vent dans les voiles et comment elle apparaît dommageable et problématique pour la transcendance théologale, si je puis le dire ainsi. Ainsi, on peut véhiculer que cette transcendance dans l’immanence est auto-suffisante et peut se passer de la transcendance théologale. Mais Siegwalt ne disqualifie pas cette transcendance dans l’horizon de l’immanence, mais la met en relation avec la transcendance d’en haut, la transcendance prophétique, la transcendance de Dieu. Ce correctif permet un meilleur accueil des expériences de transcendance des contemporains et offre un recadrage théologique possible en assumant la fécondité de ces expériences au niveau théologique. Cela déplace encore une fois l’acte théologique vers le mondain, l’anthropologique et le divin, ce dernier compris comme présence de la transcendance dans l’immanence.

Ce caractère relationnel de l’immanence et de la transcendance — en effet l’immanence est lieu de manifestation de la transcendance, c’est le in,cum et sub, et la transcendance est l’origine et la fin du réel, le dépassement de la contingence de l’immanence — laisse donc entrevoir que nous pourrions tout décliner notre travail en termes relationnels ou de relationnalité. Vivre et aimer, souffrir et lutter, construire et habiter, accompagner et soigner, donner la vie et la perdre, s’abandonner et mourir, et tous les actes que nous posons dans le monde pour soi-même ou les autres, la nature et le cosmos, ne sont-ils pas des dépliements intensifs et extensifs d’une expérience de relation entre un Je et un Tu, entre nous et les autres, entre le réel et son mystère ?

Pour conclure, mettons en évidence ce que je retiens de mes lectures de la DCE pour mon travail théologique. Il importe tout d’abord d’insister sur une affirmation identitaire forte et sur le possible dialogue avec les mondes qui nous entourent. Certes, on ne peut prétendre être expert du dialogue avec tous les mondes environnants ; certains dialogues sont plus accessibles ou plus faciles que d’autres. Et les différents horizons d’intérêts et les circonstances particulières ont pu canaliser certains dialogues pour Siegwalt. Mais il m’importe de souligner que le travail théologique, même s’il se déplace comme nous le faisons ici depuis quelque temps à la Faculté de théologie de manière balbutiante, a sa spécificité propre et qu’il a à collaborer avec les contemporaines et contemporains aux diverses expériences de transcendance et de sagesse qu’ils font dans la culture et le monde. Le déplacement de la théologie hors de sa zone de confort, hors de ses sphères habituelles pour le dire autrement, afin d’intégrer le labeur théologique à ce qui est d’en bas m’apparaît être vraiment un gain substantiel pour l’avenir. Il ne s’agit pas de condamner, de récupérer ou d’instrumentaliser, mais d’exercer une coordination entre les expériences sapientiales et la révélation prophétique de Dieu. Le dialogue pourrait se contenter d’être avec les autres expressions religieuses instituées ; il dépasse ce balbutiement et s’ouvre aux différentes expressions culturelles, mondaines et divines, où se cache une transcendance dans l’immanence. Plusieurs courants théologiques en contexte cherchent à interpréter les expériences sapientiales et à les ouvrir à la révélation de Dieu, mais ils sont trop souvent fortement critiqués et dévalorisés par les instances régulatrices. Regarder en face le réel et chercher à passer au travers de tout, à traverser même ce qui est de l’en bas, pour faire écho à un des derniers livres de Maurice Bellet[9], m’apparaît un défi urgent du travail théologique, car c’est aussi là que se croisent, se métissent la transcendance et l’immanence.

Le statut d’une dogmatique n’est-il pas à considérer à nouveaux frais après une telle lecture ? Structure triadique (le cosmos, l’humain, Dieu), méthode de coordination des lectures sapientiales et prophétiques ou la coordination des aspects ontologiques et théologiques, accents identitaires et dialogiques forts, interdépendance de l’immanence et de la transcendance, la DCE met en évidence le fait de perdurer dans l’angoisse et la crise ; ce leitmotiv de la DCE s’explicite dans Stirb und werde, le « meurs pour devenir » de Goethe. C’est à travers la mort qu’un devenir/avenir est possible ; c’est en endurant que l’on dépasse la crise et en sort plus grand, plus vivant.

La grande question de mon Doktorvater, Peter Hünermann, à la fin de la lecture d’un texte analysé en séminaire était « Stimmt das ? », c’est-à-dire que ce que vous venez de lire a-t-il du sens pour notre réflexion contemporaine ? J’ai voulu modestement répondre par la positive à cette question en mettant en évidence dans mon propos certains éléments de la DCE qui ont du prix à mes yeux pour le labeur théologique d’ici et de maintenant.

Réponse de Gérard Siegwalt

Le titre de la communication intrigue à première vue. À la réflexion, il est significatif : la Dogmatique, une expérience, et une expérience aujourd’hui.

L’affirmation, dans ce Colloque, porte évidemment dans un premier temps sur une Dogmatique précise, la DCE. Celle-ci : une expérience, de l’ordre de l’expérience.

Cela peut vouloir dire d’abord : elle procède d’une expérience, d’une expérience aujourd’hui. Il n’y a pas lieu de commenter longuement cette affirmation : une Dogmatique, qui se dit une mystagogie, ne peut être qu’une théologie de l’expérience, et la précision « aujourd’hui » note que cette expérience n’est pas intemporelle mais actuelle, liée à l’actualité. Le terme de « crise » suffit à caractériser ici cette dernière, étant entendu que la crise est référée à l’actualité de Dieu, du Dieu vivant. La caractérisation ainsi faite de la DCE apparaît pertinente. Il appartient à d’autres d’inscrire critiquement cette compréhension de la Dogmatique dans l’histoire de la discipline, mais surtout, comme le fait à sa manière Marc Dumas, de saisir le pourquoi et la portée de cette compréhension dans le contexte d’aujourd’hui.

Cela conduit à la signification que l’affirmation faite peut avoir ensuite. La Dogmatique, en l’occurrence cette Dogmatique, communique une expérience, ou plutôt : est éclairante pour une expérience. Car l’expérience tant de la crise que de l’actualité de Dieu, et ainsi le caractère mystagogique de la foi, dans, avec et à travers le vécu, ne sont pas l’apanage d’une Dogmatique donnée, mais celle-ci, au mieux, les nomme, aide à les nommer, à les faire advenir à la conscience. Une Dogmatique, au mieux, exprime la conscience croyante d’une époque donnée, dans la continuité des époques antérieures, dans la nouveauté de l’époque présente, dans la conscience de la continuation de l’histoire et donc de l’advenue, à partir de l’époque présente et à travers elle, d’une nouvelle époque.

C’est aussitôt comprendre que le titre de la communication de Marc Dumas dépasse la référence à la DCE. La Dogmatique, la tâche de la dogmatique, plus généralement de la théologie systématique, et cette tâche à base d’expérience tant de la crise qu’est l’histoire aujourd’hui (et en elle l’Église) que de l’actualité de Dieu dans et à travers cette crise, demeure ; elle est celle de chaque nouvelle génération, elle est donc aussi et maintenant singulièrement la sienne. M. Dumas dit sa conscience d’être partie prenante dans cette tâche.

Qu’on permette, sur la base de cette communication et dans ce Colloque sur la DCE, à l’ouvrier de cette dernière d’exprimer le sentiment de reconnaissance, de respect et de fraternité qu’il ressent en méditant ces pages, devant ce qui s’y dit d’une « existence théologique aujourd’hui » (j’ai caractérisé naguère par cette expression André Gounelle, dans ma contribution « Un exemple d’existence théologique aujourd’hui », dans Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, p. 437 et suiv. L’expression est ouverte à d’autres). Reconnaissance veut dire : merci, vous m’avez bien lu, bien intégré ; et : vous pouvez, de votre côté. Respect veut dire : déjà un autre vous a ceint, et vous mènera au fil et dans la suite des jours. Fraternité veut dire : vous n’êtes pas seul, des compagnons vous sont donnés, d’hier, d’aujourd’hui. J’ajoute — et ajoutez vous-même — à cela un zeste d’humour, qui est la respiration libératrice et permet à la joie d’advenir, sans laquelle il n’y a pas de théologie qui vaille.