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Quel est l’avenir de la vie religieuse ? La question brûle les lèvres de milliers de religieux et de religieuses depuis plus de quatre décennies. En effet, les statistiques sont alarmantes et les prospectives inquiétantes : « En 1960, l’Église catholique comptait plus d’un million trois cent mille religieux. Quarante ans plus tard, en 2000, ce nombre était tombé à neuf cent mille » (p. 5). De plus, alors que l’on aurait pu croire que ce déclin ne touchait que le monde occidental, des indices de décroissance se manifesteraient également en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique. Comment comprendre ce phénomène ? Et surtout, quel visage nouveau de la vie religieuse est en train d’émerger ? Ce sont les questions abordées dans cet ouvrage.

Diarmuid O’Murchu est une figure connue des milieux catholiques qui tentent de développer une vision alternative au catholicisme actuel et en particulier de la vie religieuse en son sein. Religieux d’origine irlandaise, prêtre et psychosociologue, l’auteur se présente comme un « spécialiste des sciences humaines » (p. 17). Cet ouvrage n’est pas d’abord de nature théologique — même s’il y a de nombreuses implications de cet ordre —, mais présente le point de vue d’un religieux engagé sur le terrain et qui adopte un regard analytique et critique où domine une lecture sociopolitique de l’évolution de la vie religieuse catholique actuelle.

La thèse de ce volume est que « le modèle actuel de la vie religieuse subsistera encore de soixante à quatre-vingts ans avant d’être suffisamment vidé de son sens pour que l’Esprit créateur souffle de nouveau » (p. 7). Le propos de l’auteur est d’offrir des points de repères et d’orienter le regard vers un nouveau modèle de vie religieuse en émergence : « J’espère que ce livre nous préparera, si peu soit-il, à composer de façon inventive et plus éclairée avec les bouleversements saisissants qui marqueront la vie professe jusqu’à la fin du xxie siècle » (p. 8). Ces transformations, pour l’auteur, sont de nature paradigmatiques (p. 34). Des paradigmes anciens, qui définissent la vie religieuse depuis des siècles, s’essoufflent et disparaîtront inéluctablement. Ils laisseront la place à des paradigmes nouveaux qui révolutionneront la vie ecclésiale et la vie religieuse. C’est la grande conviction qui traverse ce volume.

Dans un premier chapitre, O’Murchu définit la notion de paradigme : « Le paradigme, comme concept culturel, désigne un modèle dominant qui détermine nos agissements et nos comportements au quotidien » (p. 11). Quels sont ces paradigmes en lien avec la vie religieuse ? Il y a, d’une part, celui du patriarcat pour qui, écrit-il, « la maîtrise est une valeur centrale » (p. 15). Il dira plus loin : « […] le patriarcat est un concept mal défini pour désigner une règle de gouvernance caractérisée par la domination et le contrôle, imaginée et facilitée principalement par les hommes » (p. 41). D’autre part, il y a l’anthropocentrisme, une vision profondément enracinée dans la vision du monde patriarcal et qui définit la création en centrant le tout de l’existence sur l’être humain. Ces deux grands paradigmes sont à la source du « paradigme traditionnel de la vie professe » (p. 22). Par exemple : le monde est un lieu dangereux, souillé par le péché et qu’il faut fuir pour assurer son salut éternel ; la spiritualité se définit comme un combat contre le mal ; le salut exige la mortification du corps (ascèse) ; la vie religieuse exprime la nature transitoire de la vie (signe eschatologique) ; l’accomplissement d’une vocation se juge à l’observance de la Règle et des constitutions, dans une constante fidélité à Dieu et à l’Église, etc. (p. 22).

Dans un second chapitre, l’auteur soutient que ces paradigmes sont en déclin, et qu’ils sont à considérer comme des bagages encombrants dont il faut se débarrasser « pour répondre avec créativité aux nouveaux horizons qui nous font signe » (p. 34). O’Murchu présente une série de sept « lâcher prise » auxquels il faut consentir pour entrer dans une nouvelle vision. (1) Une image de Dieu « masculin, majestueux et suprême, régnant du haut des cieux » (p. 35). « La vie religieuse chrétienne, écrit O’Murchu, se défera probablement de son étroite affiliation à l’Église formaliste qui restera sans doute rigidement attachée au Dieu de la frontière des deux mille ans » (p. 39). (2) Une religion patriarcale comme il a été défini plus haut. « Personnellement, j’ai le sentiment que l’ancien modèle a déjà presque perdu toute signification et que son déclin est irréversible même si des milliards d’individus s’y accrochent par une forme d’allégeance de convenance, mais le considèrent en leur for intérieur avec une apathie et une indifférence grandissantes » (p. 42). (3) Le pouvoir des dualismes (bien/mal, ciel/terre, salut terrestre/fuite du monde, etc.). Pour l’auteur, « les religieux appartiennent sans équivoque au domaine de la création divine dans son contexte planétaire et cosmique intégral » (p. 53). (4) Le contrôle canonique, ecclésiastique. L’auteur insiste sur la nature essentiellement prophétique de la vie religieuse dans l’Église et la voit comme un « mouvement subversif » (p. 56). Pour O’Murchu la théologie émergente de la vie religieuse se focalise en priorité sur les valeurs du Royaume de Dieu, plutôt que sur l’observance des règles ecclésiastiques (p. 58-59). (5) La préoccupation du monde souillé par le péché. Ceci relève d’une spiritualité négative et dénonciatrice du monde. L’auteur invite plutôt à développer une « spiritualité fondée sur la création » (p. 12). (6) Préséance de l’âme sur le corps. Dans l’ancienne vision, « le corps ne pouvait être qu’un obstacle à la sainteté » (p. 12). O’Murchu propose un décentrement de « l’illusion anthropocentrique » pour adopter « la spiritualité contemporaine [qui] propose une autre manière de concevoir le rapport corps-âme » (p. 69). (7) Obéissance jusqu’à la mort. L’auteur dénonce une fausse conception de l’obéissance, essentiellement ascétique et marquée par la soumission. Selon lui, l’Église actuelle est encore empreinte de « la vieille culture de l’obéissance aveugle » (p. 76).

Dans un troisième chapitre, O’Murchu décrit huit transitions que le catholicisme et la vie religieuse auront à faire. Nous en mentionnons trois. Premièrement, l’auteur esquisse « la nouvelle allure du catholicisme » (p. 14). Considérant les déplacements démographiques actuels, le catholicisme ne sera plus dominé par le monde occidental blanc, qui ne représente déjà plus, au dire de l’auteur, que 25 % de l’ensemble de la population catholique (p. 87). Par conséquent, le visage de l’Église sera aussi de moins en moins « romanocentrique » (p. 88). L’Église devra également prendre le pas de la démocratie. Les clercs représentent 0,05 % des membres de l’Église catholique (p. 88). Par conséquent, écrit l’auteur, « le peuple devrait donc en toute justice diriger l’Église et orienter sa vie dans un sens conforme à sa réalité majoritairement laïque » (p. 89). Deuxièmement, O’Murchu insiste sur « le passage de la religion à la spiritualité » (p. 94). Pour ce dernier, la religion, et en particulier l’Église institutionnelle, est incapable de « comprendre les très profonds questionnements spirituels » (p. 95). Par conséquent, les religieux, attentifs aux courants spirituels émergents dans le monde, devront s’interdire de s’« attacher maladivement à quelque Église ou religion » (p. 98). Troisièmement, l’auteur aborde la place de la femme au sein de l’Église, des femmes « désabusées de l’Église et de la religion formaliste » (p. 111). Il plaide pour un « nouveau paradigme féminin » (p. 113).

Dans son quatrième et dernier chapitre (p. 139 et suiv.), O’Murchu esquisse à grands traits les caractéristiques de la vie religieuse de l’avenir sur la base de sa « nouvelle théologie » (p. 153). Bien des éléments ont déjà été dépeints dans les chapitres précédents. Contentons-nous de relever quelques insistances. La vie religieuse renouvelée se veut engagée dans le monde, critique de l’Église institutionnelle, adulte, rajeunie dans son vocabulaire et sa compréhension des voeux (engagement solennel à la libération érotique, à l’établissement de la justice et à des relations vraies), affranchie de toute forme de gouvernance patriarcale, ouverte aux nouvelles voies de spiritualité (les chakras), etc.

La réflexion de Diarmuid O’Murchu n’est pas dépourvue d’intérêt. Ses observations sur une théologie renouvelée de la création et de l’homme (écologie, cosmovision, etc.) rejoignent les préoccupations de l’heure. Il est donc important de situer la vie religieuse dans cette nouvelle perspective. De même, ses considérations sur la place de la femme dans le catholicisme ne sont pas sans fondements. Nous savons que la vie religieuse féminine, particulièrement en Amérique du Nord, est sensible à cette question. De même, la remise en cause par l’auteur d’une théologie étriquée insistant trop fortement sur une fuite du monde au lieu d’un rapport positif à la création donne matière à réflexion.

Par ailleurs, la pensée de O’Murchu suscite également un bon nombre de questions et, pour notre part, de grandes réserves. À commencer par sa vision essentiellement sociopolitique des rapports entre les religieux-ses et l’Église catholique romaine. Vocation au prophétisme, au témoignage liminal ou encore à une vie subversive, sont autant de termes employés par l’auteur pour justifier une critique acerbe des systèmes religieux et en particulier de l’Église romaine réduite à sa seule dimension institutionnelle. De ce point de vue, cet ouvrage manque non seulement de nuances dans les jugements posés, mais pèche également par l’absence de perspectives ecclésiologiques. Sur le registre des paradigmes, la description faite du « modèle ancien » comporte des observations justes. Cependant, l’alternative proposée ne nous semble guère convaincante. Que la vie religieuse soit en mutation, tous en conviendront. Mais est-il justifié d’obscurcir indûment le passé au nom d’un nouveau modèle de vie religieuse qui serait « totalement inédite » (p. 7), d’une « radicale nouveauté » (p. 33) ? L’histoire séculaire de la vie religieuse n’a jamais été que rupture. Elle est aussi marquée par la continuité. L’auteur en tient peu compte et présente, somme toute, une vie religieuse aux contours évanescents. Enfin, il n’est pas inopportun de situer la pensée de l’auteur dans une perspective générationnelle. O’Murchu est entré dans la vie religieuse durant les années 1970. Il fut marqué par l’effervescence du renouveau conciliaire (p. 82). Héritier du Concile, ses remarques témoignent aujourd’hui d’une déception : des changements non survenus et des promesses non tenues. S’il est louable de vouloir offrir une vision alternative et renouvelée de la vie religieuse pour l’avenir, une question demeure, et seule l’histoire saura lui donner raison : les jeunes générations de religieux-ses adopteront-elles cette perspective ?