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La crise du sens que nous vivons à l’ère actuelle, qualifiée de postmoderne, affecte l’existence morale et spirituelle des oeuvres et des actions humaines en sa totalité. À la différence du monde antique et du monde chrétien qui, en dépit des guerres, des destructions et des pillages, n’avaient jamais douté des principes sur lesquels était fondée l’existence commune des hommes, l’époque postmoderne semble non seulement avoir perdu le sens, mais avoir renoncé, d’une certaine façon, à le trouver. Le sentiment d’une « crise » retient l’attention de notre époque désenchantée.

Pour l’auteur, la science est en crise. La philosophie est aussi en crise et son histoire s’achève dans l’analyse logique du langage. La crise des religions monothéistes atteste aussi qu’elles ne survivent que dans l’indifférence des pratiquants. La négation de l’art, revendiquée par les artistes contemporains depuis Dada, après avoir effacé le visage de l’homme et offusqué le paysage du monde, a mis à mal l’oeuvre elle-même au profit du non-art, et de ce fait, a aboli tout sens. La crise est aussi économique et la conversion chinoise en capitalisme effréné n’est là que pour constater que les riches sont de plus en plus riches et les pauvres, de plus en plus pauvres. Le relativisme ambiant gagne même le monde de la culture qui met sur le même plan toutes les productions de l’homme.

Toujours selon l’auteur, l’homme postmoderne, ayant perdu le sens, se distingue de ses devanciers en se dérobant à la transcendance, dans la droite ligne d’un sujet qui ne fait appel qu’à lui-même pour exister. Le sujet moderne détourne son regard de toute essence extérieure et l’incline vers soi, en se repliant sur le moi. Cet individualisme généralisé coupe les hommes de leurs orientations communes, engendre une fragmentation des individus et s’interdit de s’ouvrir sur l’altérité d’un Bien universel. L’homme chrétien fondait la dignité de la personne en Dieu ; l’homme moderne fonde la sienne uniquement sur lui-même. Il se détourne des vérités éternelles pour se retirer dans sa propre intériorité. Seule la transcendance peut arracher l’homme à ce vertige du sujet qui, effondré en son propre fond, ne découvre en soi que le vide. L’homme, sujet transcendantal, dénué de transcendance, n’a d’autre issue que la fuite dans le relativisme généralisé.

L’ensemble des thèses postmodernes tirent leur source du renversement du platonisme et du désir de déconstruire toutes les configurations de sens. La période moderne accordait une signification au transitoire, au fugitif et au contingent. La pure postmodernité reflue vers une surface de pure immanence dans la dissémination infinie du sens. Tout se perd et tout se vaut dans cet univers engorgé de signes, de montages et de collages qui, le rapport mimétique au réel aboli, fait scintiller le faux-semblant des simulacres dans la confusion des valeurs. Notre époque est alors vouée au relativisme sans qu’il soit possible de retrouver les points de repères qui donnaient jadis une orientation à l’existence. L’homme postmoderne s’avère incapable de trier, et ainsi de faire époque sur un mode autre que celui de la répétition et de la dérision. Le champ est libre pour exalter le relativisme généralisé d’une culture qui a rompu avec ses propres racines.

L’histoire nous apprend cependant que toutes les sociétés obéissent à un ensemble de normes morales issues d’anciennes prescriptions religieuses. Les Stoïciens comparaient la vie humaine aux trois parties d’un oeuf, dont la coquille serait la logique, ou les règles de la connaissance, le blanc, la physique, ou les règles de la nature, et le jaune, l’éthique, ou la pratique réfléchie de la morale. La coquille apparente protégeait et le blanc nourrissait le jaune dissimulé, au centre, qui incarnait l’action tendue vers le souverain Bien. À bien des égards, aujourd’hui, l’oeuf est vide et se réduit à la coquille de la connaissance sans que la pratique de l’homme découvre un sens qui assurerait son insertion dans le monde. Pas étonnant que l’on assiste à un éclatement des conduites qui ne s’insèrent plus dans le fil des repères traditionnels après le déclin des religions et l’effondrement des idéologies.

Les fins pratiques de l’homme se ramènent à la satisfaction des conditions matérielles de son existence et à la renonciation de la recherche du sens de la vie. Le pragmatisme postmoderne enferme l’homme dans la sphère des faits et ceux-ci deviennent normatifs, commandent les principes de l’action. Le magistère du fait se substitue à l’autonomie de la raison.

Comme solution au désarroi actuel, l’auteur propose un retour à la vocation de l’habitant de la caverne de Platon qui se dresse pour obéir à un appel que lui offre sa liberté, qui insère un éclair de transcendance dans le champ de l’immanence. L’homme doit se tenir debout et faire face à son double destin : celui de la finitude de l’existence et celui de l’infini du sens qui précède cette même existence.

La question centrale de la crise, comme épuisement du sens, peut maintenant se formuler ainsi : est-il possible de restaurer un sens oublié ou d’instaurer un sens inédit qui permettrait aux hommes d’habiter en commun un même monde ? Est-il possible de penser la crise, et non seulement de la subir, afin de proposer des remèdes ? Le philosophe ne peut prétendre changer le cours du monde, mais il peut en clarifier l’accès et écarter les fausses solutions.

Ce n’est pas, dit l’auteur, en accroissant davantage nos moyens matériels — instruments de répression, caméras de surveillance ou des forces de police, des augmentations de personnels dans les écoles et les prisons, etc. — que l’humanité pourra sortir de la crise. L’humanité a davantage besoin de fins immatérielles qui doivent commander les moyens matériels. La piste retenue par Jean-François Mattei est la redécouverte des exigences de l’éthique et la mise à jour de certains paramètres qui baliseront la recherche du bien commun.

Pour espérer reprendre cette voie, l’humanité devra redécouvrir le sens des mots et, à travers eux, les choses. De Platon à Rousseau, chez Soljenitsyne ou Hannah Arendt, la condition immatérielle du gouvernement politique, celle qui ne coûte rien puisqu’elle est une force décisionnelle et non un outil technique, prend un nom : le courage. Le courage qui consiste à affronter la réalité telle qu’elle est et sans céder à la démagogie, c’est-à-dire à la faiblesse de plaire au plus grand nombre. Parallèlement à cela, le pouvoir politique exercé avec courage doit permettre l’instauration d’une véritable culture, laquelle est également, en tant que condition indispensable, assortie au bien commun. Le philosophe français invite à suivre la grande tradition des vertus premières ou des vertus cardinales.

En résumé, la crise du sens ne peut être résolue que par l’éducation. Les savants, les philosophes, ne peuvent contrôler le pouvoir, mais ils peuvent, dans leur sphère de connaissances, jouer la double fonction de former un homme et de façonner un citoyen.