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Autre chose est d’aborder un auteur en clarifiant ses postures et ses thèses, autre chose, de porter au jour leur soubassement, d’en prendre avec attention la mesure et au besoin de les démentir. Aussi justes et aussi profondes que soient de nombreuses lectures de Bergson, on compte aujourd’hui un bon nombre d’ouvrages qui envisagent le bergsonisme en se bornant au premier geste. La situation est loin d’être tragique, elle n’a rien d’alarmant mais est un peu déplorable, s’il faut admettre que toute pensée se sclérose et acquiert le titre, lorsqu’on la coupe de ses fondements, de « vestige intellectuel » ou de « vérité morte ». En nous concentrant ici sur le coeur même de la pensée bergsonienne, nous aimerions contribuer à dissiper cet embarras. Nos ambitions se voudront modestes. Bien limité, de portée réduite, notre objectif ne sera pas de démolir la doctrine de Bergson ni encore de jeter à bas le travail des commentateurs : il consistera simplement à revisiter certaines lectures du Français, à clarifier les arguments sur lesquels repose sa pensée et à mettre en évidence, d’une façon constructive, les dimensions de cette pensée qui mériteraient quelque renfort.

Prenons tout d’abord le concept d’intuition. Il est connu que Bergson ne le fait apparaître qu’assez tardivement dans son oeuvre, bien qu’il en suppose un certain usage dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Comme y a insisté avec raison Gilles Deleuze, l’intuition « n’est pas un sentiment ni une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée, et même une des méthodes les plus élaborées de la philosophie[1]. » Cette méthode singulière est-elle bien praticable ? Bergson fournit-il des arguments à l’appui de sa mise en oeuvre ? Ce sont les questions auxquelles se sont dérobés plusieurs commentateurs, mais qui constitueront pour nous le moteur d’une réflexion. Envisageons à présent le concept de durée. La plupart des interprètes le décrivent comme embrassant ou recouvrant deux caractères principaux : l’« hétérogénéité » et la « continuité[2] ». Mis à part ces caractères, bien d’autres traits essentiels peuvent être rattachés à la durée, et c’est ce que nous essaierons de montrer ici en ayant soin de mettre en doute l’un ou l’autre de ces traits. Posons regard, pour finir, sur le procès que fait Bergson d’une conception du possible. Très rarement désavoué, ce procès nous paraît noué à un présupposé tacite de la plus grande fragilité ; il nous semble impliquer ce qu’on doit sans doute rejeter. Nous nous efforcerons d’en convaincre ici après avoir dégagé le sens, la portée et les limites de l’intuition chez Bergson.

I. Nature et fondement de la méthode intuitive

Une simple lecture de l’« Introduction à la métaphysique » suffira pour en convaincre : l’intuition peut être identifiée chez Bergson, au moins de façon sommaire, à trois grandes caractéristiques ou trois grandes particularités. 1) Premièrement, elle se caractérise comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable[3]. » C’est que l’intuition a pour effet de placer l’homme au plus près de la réalité même et par là de rendre possible une connaissance immédiate, une connaissance non inférentielle[4]. 2) Mais l’intuition est aussi la méthode qui s’oppose à l’analyse : « […] un absolu, écrit Bergson, ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse. […] [L]’analyse est l’opération qui ramène l’objet à des éléments déjà connus, c’est-à-dire communs à cet objet et à d’autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle[5]. » Si l’analyse permet de conceptualiser et de ne retenir du devenir que ce qui satisfait les besoins pratiques, l’intuition débouche sur une connaissance singulière et intégrale des objets — pas uniquement sur un savoir de ce qu’ils ont d’utile et de commun, de pratique et d’universel[6].

3) L’intuition est également, c’est Bergson qui le signale, la méthode à laquelle recourt la métaphysique et non jamais les sciences naturelles : « S’il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d’adopter des points de vue sur elle, d’en avoir l’intuition au lieu d’en faire l’analyse, enfin de la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique, la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles[7]. » Bergson martèle en ces termes que l’intuition donne lieu à une saisie du réel par-delà toute forme de médiation symbolique, laquelle est toujours susceptible de déformer la réalité. D’aucuns voudront sans doute rapprocher cette troisième caractéristique de la première ; pourtant ils devront se garder de l’y réduire.

Car les idées de langage et d’expression symbolique ne renvoient pas sur-le-champ au concept de médiation — il serait possible, par exemple, de voir dans le langage la manifestation même de la réalité — ; et en suggérant que l’intuition ne relève pas de la médiation symbolique, Bergson précise qu’il est d’avis que le symbole n’est autre chose qu’une médiation, et une médiation dont on doit se passer. Non pas qu’il prétende alors que l’homme est libre de communiquer sans langage, mais au moment même où un philosophe intuitionne, au moment même où il se met en contact avec la réalité nue, s’opère d’après l’auteur une « désymbolisation du savoir[8] » : il devient possible pour le philosophe de « substitue[r] aux concepts raides et tout faits que lui offrent le sens commun, la science et les systèmes précédents, des concepts nouveaux [et souples], plus exactement ajustés à la structure du réel[9] ».

Récapitulons un peu. La méthode intuitive se définit chez Bergson comme ce qui donne lieu à une connaissance « immédiate », « intégrale[10] » et « indépendante du symbole » ; elle ne fait pas une croix sur la possibilité de communiquer par le langage, mais suppose la quête de concepts moulés sur le réel[11]. Cette méthode ne peut paraître qu’alléchante, dans la mesure où elle est censée mettre en contact avec la réalité même, toute la réalité, rien que la réalité. Toutefois est-elle vraiment effective ? Ou, pour constituer en droit le mode de connaissance qui permet le mieux d’atteindre le réel, est-elle bien possible en fait ? En vue de relever le défi de justifier la possibilité de l’intuition, Bergson dira tout d’abord qu’il y a au moins un objet, au moins une chose qu’on puisse connaître par intuition : « Il y a une réalité au moins que nous connaissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C’est notre moi qui dure. Nous pouvons ne sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes[12]. »

Si la première de ces propositions est prometteuse parce qu’elle suggère qu’on peut, en se repliant sur soi[13], se connaître dans une pure coïncidence, la pénultième est plutôt désarmante : elle laisse entendre que l’intuition limite le moi à lui-même. Bergson apportera cependant des nuances à ce point, et dans certains de ses travaux, notamment dans L’évolution créatrice, il élargira la portée de l’intuition à l’univers entier. « Pour prouver qu’une connaissance limitée est nécessairement une connaissance relative, assure-t-il, il faudrait établir qu’on altère la nature du moi par exemple, quand on l’isole du Tout. Or, un des objets de L’évolution créatrice est de montrer que le Tout est, au contraire, de même nature que le moi, et qu’on le saisit par un approfondissement de plus en plus complet de soi-même[14]. » Serrons de près ce qui amène l’auteur à dire cela.

Véritable giron de la pensée bergsonienne, la durée constitue à la fois la vérité même et le plus insigne des objets à intuitionner. Dans l’Essai (1889), Bergson considérait qu’elle correspond à un temps qui caractérise, non pas la matière, mais précisément la conscience[15] ; dans L’évolution créatrice (1907), il se ravise : il affirme haut et fort que l’univers tout entier dure et donc que l’absolu consiste dans la durée[16]. Si Bergson élargit ainsi l’extension de la durée à l’ensemble de ce qui est, c’est qu’il a en tête un des traits dont nous montrerons plus loin qu’il doit être associé au temps vécu : la « créativité ». La durée étant créative, créatrice, elle explique d’après Bergson pourquoi la conscience est capable de générer du mouvement, du changement. Mais il n’y a pas que la conscience qui soit reliée au nouveau : « […] de l’organisme pluricellulaire de l’homme à l’organisme unicellulaire de l’Infusoire[17] », nous pouvons aussi noter des changements, nous pouvons voir s’animer un dynamisme qui conduit la matière à prendre des formes diverses et donc remarquer la présence d’un « élan vital[18] ». De là, Bergson inférera le besoin de comprendre l’ensemble de l’univers comme marqué de l’empreinte de ce qui est facteur de création : la durée[19].

Nous nous retrouvons donc devant l’affirmation suivante : « tout est durée, tel est l’absolu ». Que pouvons-nous en conclure ? Entre autres choses ceci : puisque pour le philosophe tout est durée et que la conscience humaine autant que la matière ont pour essence la création, il faut reconnaître que la conscience, dès lors qu’elle se tournera vers elle-même et s’appréhendera par l’intuition, connaîtra immédiatement à la fois sa propre nature, à la fois la nature du Tout qui constitue l’absolu. Bergson ne manquera jamais l’occasion de le noter : ce retour sur soi est loin d’être de tout repos et l’intuition « doit se conquérir elle-même, par une inversion méthodique de la démarche naturelle de la pensée[20] ». C’est que l’intuition est une « entreprise difficile[21] », c’est « un effort pour dilater et pour dépasser sans cesse notre pensée [calculatrice] en prenant mesure sur les choses ; c’est un effort pour appréhender le réel en sa pureté originelle, pour coïncider de plus en plus profondément avec une partie de plus en plus vaste de la réalité[22] ».

Ce qui explique que l’intuition doive être pensée comme un effort « pour se refondre dans le tout[23] », c’est que les exigences pratiques, celles qui découlent du besoin d’agir et de survivre, induisent chez l’homme des habitudes de pensée qui l’inclinent à conceptualiser plutôt qu’à embrasser le réel[24]. En luttant contre ces exigences et la tendance à réduire tout au concept, l’homme quittera le versant « scientifique » et « pragmatique » de la vie pour se rapprocher de son aspect « métaphysique », « artistique » et « mystique[25] ». Sans doute, il lui sera impossible de jamais faire entièrement fi des nécessités de l’action[26] ; mais un effort sur soi devrait lui permettre de limiter temporairement leur influence. En ce sens, estime Bergson, il est tout à fait acceptable de dire que l’intuition peut conduire l’homme à désencombrer une partie des exigences pratiques de la connaissance théorique et à forger des « concepts souples[27] ». Mais la question se pose quand même : s’il est louable de s’efforcer de rompre avec les habitudes propres à l’action, cet effort est-il vain, la méthode intuitive peut-elle bel et bien être mise en pratique, fût-ce un instant ?

Cette question appelle une réponse d’autant plus urgente que de nombreux auteurs, dont Hegel[28], ont présenté des thèses qui mettent en cause la notion même d’immédiateté. Bergson affirme souvent qu’il suffit de se recentrer sur sa personne pour former une connaissance intuitive de soi[29]. On peut voir là quelque chose comme un fait corroborant dans l’économie de sa pensée : pour peu qu’on orienterait son attention sur sa propre intériorité, on constaterait qu’on a accès à cette intériorité et donc que l’intuition est possible. Il s’en faut pourtant que ce retour sur soi représente une expérience dont tout le monde admettra vite qu’elle peut être pratiquée[30]. Bergson en a pleine conscience, et c’est pourquoi il alimente sa démonstration de la validité de l’intuition en invoquant un second argument. Cet argument pourrait être résumé ainsi : puisque les tentatives d’atteindre l’être immédiatement, intégralement et indépendamment du langage nous donnent accès à une expérience qui nous permet de défaire de « faux problèmes », on a de bonnes raisons de croire que ces tentatives nous mettent dans un contact immédiat avec l’être même, et partant aussi que l’intuition est possible, fondée[31].

Bergson laisse entrevoir ce raisonnement dans un passage de La pensée et le mouvant, mais aussi et surtout au moment où il se livre à un examen intuitif et tente de défaire de faux problèmes. Pour le dire laconiquement, toute la philosophie bergsonienne s’attelle à deux grandes tâches : 1) celle de défaire les faux problèmes, 2) celle de poser les vrais, c’est-à-dire ceux qui sont solubles[32]. Il existe chez Bergson au moins deux types de faux problèmes : les problèmes inexistants, « qui se définissent en ceci que leurs termes eux-mêmes impliquent une confusion du “plus” et du “moins” », et les problèmes mal posés, « qui se définissent en cela que leurs termes représentent des mixtes mal analysés[33] ». Le premier type « repos[ant] en dernière analyse sur le second[34] », c’est avant tout ce dernier qu’il peut convenir d’examiner ici. Bergson fait le départ entre les « différences de degré », quantitatives ou de plus ou moins, et les « différences de nature », qualitatives ou de fonction. Si un problème est formulé en des termes où les différences de nature sont prises pour des différences de degré, alors ce problème implique une confusion grave : il doit être considéré comme un « mixte mal analysé » et comme rien d’autre qu’un faux problème. Mais ce genre de problèmes vicient les débats en science, ils animent des conflits stériles en philosophie et Bergson cherche à les dissoudre au moyen de l’intuition.

Assez nombreux sont les exemples que l’auteur donne des faux problèmes. On pensera entre autres à la question de la liberté, qui implique traditionnellement une opposition entre les partisans du libre arbitre et les tenants du déterminisme ; on songera aussi aux problématiques du possible, du néant et du désordre ; on pensera enfin aux différents paradoxes qu’a fait naître Zénon d’Élée. Considérons ici le cas de Zénon, plus précisément son paradoxe dit du « stade ». D’après ce dernier, il serait impossible pour Achille de rattraper par la course une tortue qui partirait avant lui, car pour l’atteindre et la dépasser, il lui faudrait d’abord franchir la moitié de la distance qui le sépare de la tortue, puis la moitié de cette moitié et ainsi de suite indéfiniment ; de sorte qu’il devra être condamné à ne jamais avancer d’un pas. Le fait étant qu’Achille va en effet dépasser la tortue s’il se met à courir, Bergson estime pour sa part qu’il faut faire fondre ce paradoxe. C’est ce à quoi il s’essaie, on le devine bien, en étudiant le problème d’un point de vue intuitif.

« Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue, demande Bergson ? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvements, et des grandeurs différentes en tant qu’espace : de sorte que l’addition ne tardera pas à donner, pour l’espace parcouru par Achille, une longueur supérieure à la somme de l’espace parcouru par la tortue[35] ». Représenter spatialement un mouvement et le diviser à l’infini est une chose ; faire appel à l’intuition, s’insérer dans un mouvement et le vivre concrètement en est une autre. Si l’on choisit la première option, on agit comme Zénon et fait surgir des apories ; si l’on opte pour la seconde, on ne divise pas le mouvement, on ne le sectionne pas en cellules arbitraires, mais l’épouse dans sa marche et coïncide avec sa venue[36]. Est-il besoin de le dire ? Pour Bergson, il faut jeter son dévolu précisément sur la seconde option, qui nous apprend que le mouvement vécu se crée, qu’il peut permettre à un coureur d’en rattraper un autre et qu’il est « indivisible » en soi[37]. Or, que l’intuition nous amène à penser le mouvement comme indivisible et qu’elle permette de résoudre un paradoxe, cela semble suffire d’après l’auteur pour établir que la méthode intuitive rend possible une expérience irréductible aux autres types d’expérience, et par conséquent fondée comme immédiate, intégrale et indépendante du symbole.

Ce raisonnement particulier en convaincra sans doute plus d’un ; mais il ne pourra, nous semble-t-il, emporter une complète adhésion. Car tout indique que cet argument doit être compris comme l’expression d’une pétition de principe. Voyons pourquoi. Bergson affirme que la validité de l’intuition est démontrable par le fait qu’on peut dissoudre de faux problèmes lorsqu’on s’efforce d’y avoir recours. Il suggère par là que les tentatives d’atteindre l’être immédiatement, intégralement et indépendamment du langage mènent à une expérience réelle puisqu’elles permettent de dissiper des apories. À ce moment, alors qu’il lui revient de montrer le fondement de la méthode intuitive, Bergson le suppose implicitement : il pose d’emblée la capacité à mettre en pratique cette méthode et affirme ensuite cette capacité ; il prétend qu’il a lui-même su faire preuve d’intuition et que c’est en fonction de cette pratique qu’il est parvenu à défaire de faux problèmes[38]. Il ne suffit toutefois pas de prétendre pratiquer une méthode et parvenir à dissiper des apories pour démontrer que cette méthode est à l’origine des résultats auxquels on arrive. Rien n’interdit en effet que, au moment même où l’on tente de faire usage d’intuition, l’expérience à laquelle on parvient donne lieu en fait, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, à une connaissance médiate, bien partielle et toute langagière, tout en habilitant celui qui la connaît à comprendre suffisamment l’être pour dissoudre des paradoxes. Rien n’interdit qu’une connaissance toute relative donne accès à l’être de manière telle que des apories soient supprimables[39].

Si Bergson ne parvient pas à démontrer la validité de la méthode intuitive et qu’il commet une pétition de principe en affirmant cette validité, c’est donc qu’il ne clarifie pas ce quil’assured’avoir été en mesure de faire preuve d’intuition. Pour réussir à justifier la praticabilité de la méthode intuitive, il serait nécessaire de poser au moins deux gestes de taille. D’une part, il faudrait expliquer les manoeuvres précises par lesquelles on peut quitter le terrain de l’expérience abstraite et se tourner vers l’immédiat — c’est ce que fait Husserl, par exemple, lorsqu’il invite à « mettre entre parenthèses » le monde objectif. D’autre part, il importerait d’expliciter en quoi il n’est pas problématique ni contradictoire pour l’homme (ce qui n’est pas clair dans l’esprit de chacun) de fuir le sol de la médiation et de plonger dans celui de l’immédiat. L’abstraction peut-elle être substituée par la faculté d’intuition ? Quelle est la nature exacte de la psychologie intuitive ? Autant de questions qui doivent en principe trouver réponse, sans quoi on continuera à ignorer dans quelle mesure l’intuition est praticable et ce qui autorise l’homme à croire qu’il peut se passer de l’abstraction.

Plus grave encore, tant qu’on n’aura pas honoré ces deux exigences, la praticabilité de la méthode intuitive ne se montrera pas nettement à l’esprit et l’on pourra soupçonner que l’acte de défaire de faux problèmes ne tient pas à l’usage de cette méthode, mais simplement à une meilleure compréhension de l’être (par exemple un meilleur enchaînement de raisonnements) qui n’implique en rien des « concepts souples » ; on pourra toujours soupçonner Bergson de se tromper sur sa capacité à intuitionner. Si ce dernier semble avoir satisfait à la première exigence en invitant l’homme à lutter contre les habitudes de pensée qu’induisent la société et le langage[40], il n’a pas fait grand cas de la seconde[41]. Qu’il nous soit donc permis ici d’inviter les intéressés à compléter ses travaux en se conformant à ce critère. En effet, d’ici à ce que la tâche soit accomplie, la porte restera ouverte à l’incrédulité : ceux qui se disent incapables eux-mêmes de faire appel à l’intuition, les plus sceptiques, auront beau jeu de prétexter que ce que Bergson présente comme le résultat de la mise en pratique de l’intuition ne relève au fond que d’une juste compréhension de l’être qui ne se coupe pas du concept.

II. La durée bergsonienne

1. Sur quoi reposent ses caractères

S’il n’est pas certain que l’intuition soit une méthode praticable, si les arguments qu’invoque Bergson à cet égard demeurent encore à enrichir, il n’est pas sûr non plus que la façon dont il pense le temps tienne la route d’un bout à l’autre. Entre l’intuition et le concept qui résume la conception bergsonienne du temps, la « durée », le lien est évident : l’intuition est la méthode qu’on doit utiliser afin de se recentrer sur la réalité même et atteindre l’absolu, qui est de durer. Bien que nous ayons montré que la validité de la méthode intuitive demeure toujours à prouver, Bergson considère que cette méthode est tout à fait praticable et qu’il est possible d’atteindre l’absolu grâce à elle, « la durée [étant] une donnée immédiate de la conscience[42] ». La conception bergsonienne du temps n’est certes pas de celles qui s’empêchent de prendre des couleurs différentes d’un contexte à un autre, d’une oeuvre à une autre. Mais l’aspect ondoyant et mobile du propos de Bergson ne doit pas conduire à en masquer la rigueur argumentative, ainsi que les lignes de force[43]. Dans le but d’examiner l’importante conception du temps chez Bergson, celle qui l’a rendu célèbre et amené à opérer un partage entre espace et temps, nous nous intéresserons ici à ces lignes de force et déclinerons tour à tour les caractères majeurs de la durée.

Quels sont au fait ces caractères ? Bergson nous semble en dégager au moins sept, lesquels s’intriquent étroitement l’un à l’autre mais n’apparaissent forcément pas dans toutes les oeuvres du Français. 1) Le premier d’entre eux est celui de la « continuité » ou de l’« indivisibilité » ; on le voit déduit sur la base d’un raisonnement précis. Bergson, c’est bien connu, veut abstraire l’esprit humain de la fâcheuse tendance à confondre espace et temps et à appréhender celui-ci à travers le prisme de celui-là. Ses propos sont tranchants sur le sujet :

Comme les phases successives de notre vie consciente, qui se pénètrent cependant les unes les autres, correspondent chacune à une oscillation du pendule qui lui est simultanée, comme d’autre part ces oscillations sont nettement distinctes, puisque l’une n’est plus quand l’autre se produit, nous contractons l’habitude d’établir la même distinction entre les moments successifs de notre vie consciente […]. De là l’idée erronée d’une durée interne homogène, analogue à l’espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer[44].

« [L]’espace [étant] ce qui crée les divisions nettes[45] », indiquera par ailleurs Bergson, sitôt qu’on manque de penser le temps comme abstrait de l’espace et comme indivisible, on se condamne à creuser des fossés entre le passé et le présent, on découpe le temps en moments arbitraires et s’empêche de rendre compte du passage qui s’effectue entre ce qui était et ce qui est[46].

Il importera de ce fait de lever cette aporie en adoptant deux attitudes simples : d’une part, poser la réalité temporelle comme simple et indivisible, et, d’autre part, désavouer les philosophes qui agissent à la manière du cinématographe et pensent le temps, ou bien le mouvement, comme une matière divisible.

Ainsi fait le cinématographe. Avec des photographies dont chacune représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui passe. […] Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement[47].

En retenant des vues instantanées sur le devenir et en faisant dérouler ces vues à grande vitesse, le cinématographe recompose artificiellement le mouvement et laisse de côté l’intervalle qui les relie. Il reconstitue la mobilité, qui est une pure continuité, à l’aide d’arrêts possibles sur le mouvement[48]. Et c’est pour cette raison, pour cette raison précise que Bergson en a contre ceux qui pensent le mouvement comme le fait le cinématographe, tout comme il critiquerait ceux qui négligent ou ne reconnaissent pas le second caractère de la durée.

2) Endossé depuis l’Essai, ce dernier fait du temps une réalité qui implique une « subjectivité » et une « mémoire », c’est-à-dire une réalité vécue par un sujet qui retient, emmagasine et enregistre la totalité de son expérience. Pour démontrer que le temps implique une subjectivité et une mémoire, l’auteur déploie l’analyse suivante. Un homme fait face au cadran d’une horloge : cette horloge comprend un pendule, et ce pendule oscille, ajoutant sans cesse au passé un nouveau moment de temps. « Or, insiste Bergson, supprimons pour un instant le moi qui pense ces oscillations dites successives ; il n’y aura jamais qu’une seule oscillation du pendule, une seule position même de ce pendule, point de durée par conséquent[49]. » Bergson fait remarquer en ces termes que le temps ne serait qu’un éternel présent s’il était pensé sans un sujet qui enregistre des moments. Pourtant, chacun sait que le temps se conçoit comme un passage et pas du tout comme un présent : comme quoi la durée doit impliquer ce qui permet de cumuler et de fondre ensemble des moments, un sujet et une mémoire.

3) Outre ce trait particulier, la durée a pour caractéristique d’être une « hétérogénéité qualitative ». Cette thèse découle de l’indivisibilité et de la dimension mémorielle du temps. Ayant posé le temps comme indivisible et comme impliquant une mémoire, Bergson s’engage en effet à dire que les moments s’ajoutent les uns aux autres, qu’ils s’additionnent au gré de l’expérience mais qu’ils ne peuvent être nombrés, seule la divisibilité impliquant le nombre et la quantité. C’est ce que le penseur du temps signifie lorsqu’il parle de « multiplicité qualitative » et qu’il avance que des sensations successives, en se rejoignant dans l’expérience, se modèlent, se nuancent, s’interpénètrent toutes pour former « une synthèse […] qualitative, une organisation graduelle […], une unité analogue à celle d’une phrase mélodique[50] ».

4) Bergson attribue aussi à la durée le caractère d’« incompressibilité[51] ». Alors que le temps scientifique est compté par les horloges et présente un rythme variable puisqu’il s’avère possible, tantôt de modifier la vitesse à laquelle oscille le pendule des horloges, tantôt d’employer ce temps dans différents systèmes et faire varier à volonté son rythme, le temps vécu ménage un ordre de succession d’une nature unique : il coïncide avec l’impatience, l’impuissance, la structure humaine d’attente qui ne se compte pas sur l’horloge et dont on ne peut changer le rythme. À vrai dire, le temps subjectif ne tolère pas qu’on le comprime, qu’on l’accélère ou qu’on le ralentisse ; il impose sa propre loi et son propre rythme, il est absolu parce que vécu. C’est ce que traduit Bergson dans cet extrait bien connu :

Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements. Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une portion de ma durée à moi, qui n’est allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu[52].

5) La cinquième caractéristique qu’on puisse accoler à la durée est celle qui en fait un facteur d’« irréversibilité » ; ce trait se déduit directement de l’aspect mémoriel du temps. Étant donné que le temps implique une mémoire qui accumule, retient et enregistre l’expérience d’un sujet, il se révélera impossible pour ce sujet de revivre en détail dans le futur ce qu’il a vécu par le passé, toute tentative de retour en arrière devant représenter, pour le sujet qui l’effectue, non pas un retour effectif mais bien plutôt une déportation vers l’avenir, un ajout d’expérience par rapport au passé[53]. 6) Cela dit, Bergson prête à la durée au moins deux autres traits. Le premier « renforce le caractère de l’hétérogène[54] » et peut être appelé la « créativité[55] ». Il est posé par l’auteur autant dans L’évolution créatrice que dans Lapensée et le mouvant, et renvoie à l’idée que « l’événement a son poids[56] », c’est-à-dire que le temps est capable de faire naître du nouveau, du mouvement, un changement irréductible au passé. On lira par exemple :

Il y a quelque cinquante ans, j’étais fort attaché à la philosophie de Spencer. Je m’aperçus, un beau jour, que le temps n’y servait à rien, qu’il ne faisait rien. Or ce qui ne fait rien n’est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens répondait : le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination même[57] ?

Bergson se conforme ici au principe pragmatique qui stipule, en accord avec le mot de Peirce : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet[58]. » Pour Peirce et pour James, la signification d’une réalité se réduit à l’ensemble des effets pratiques que possède cette réalité : si une chose ne peut avoir par définition aucune conséquence pratique, alors elle doit être jugée dépourvue de sens[59]. Bergson n’arrivant pas à croire que le temps est dépourvu de sens, il tiendra à faire l’hypothèse qu’il a pour effet d’imprégner les objets du monde et de les faire changer, qu’il les inscrit dans l’inachèvement constant, le progrès, la créativité[60]. Empruntons cette phrase éloquente à Henri Gouhier : « Tout le bergsonisme apparaît comme un effort pour voir dans l’acte de créer une évidence expérimentale, tout aussi évidente que l’évidence rationnelle, quoique complètement différente[61]. » 7) De cet aspect créatif du temps, Bergson fera découler le dernier trait que nous rattacherons à la durée : celui qui en fait un facteur d’« imprévisibilité[62] ». On dit d’un phénomène qu’il est imprévisible s’il se dérobe à la maîtrise et déroute ses spectateurs, s’il arrive comme un cheveu sur la soupe, produisant une nouveauté telle qu’elle n’est pas qu’un « réarrangement du passé[63] ». Or, le temps étant créatif et la créativité signifiant que du nouveau peut apparaître dans le monde, on comprendra sans peine que Bergson en soit venu à poser la durée comme un gage d’imprévisibilité. Pour reprendre derechef les termes de Gouhier : « Une évolution qui est créatrice réintroduit dans le changement l’imprévisible et la radicale nouveauté de l’événement, c’est-à-dire une certaine discontinuité dont un évolutionnisme de sens commun s’applique à le débarrasser. La continuité mélodique de la durée s’oppose, certes, à la discontinuité numérique et spatialisante des concepts mêlés d’images, mais c’est pour sauver cette espèce de discontinuité liée à la création[64] ».

2. Quelques insuffisances

Il a été montré ailleurs que certaines thèses de Bergson possèdent un « caractère provoquant » aux yeux des neuroscientifiques[65]. Pouvons-nous en dire autant, d’un point de vue métaphysique, des attributs qu’associe Bergson à ce dont il fait le « “point d’Archimède” de la philosophie[66] », la durée ? Nous aimerions convaincre que oui. Nous ne chercherons pas par là à contester tous les caractères de la durée ; mais comme certains d’entre eux nous semblent ou bien souffrir d’une absence de fondement, ou bien être d’une nature illusoire, nous passerons ici en revue les raisons qui nous permettent d’interroger ces traits, ou tout au moins d’affirmer que l’argumentaire bergsonien est à prolonger.

1) Tournons-nous d’abord vers l’aspect mémoriel de la durée. Il va de soi que ce caractère constitue moins un trait du temps lui-même qu’une sorte de « supposition nécessaire », une condition de possibilité qui permet au temps d’advenir. Dans Matière et mémoire, Bergson ira jusqu’à poser l’existence d’une « mémoire pure », c’est-à-dire une mémoire qui « enregistr[e] […] tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent ; [une mémoire qui] ne néglig[e] aucun détail [mais] laiss[e] à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date[67]. » Toute différente de la première mais complémentaire, une seconde forme de mémoire est définie par Bergson comme « toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir. Elle [ne retient] du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui représentent l’effort accumulé ; elle retrouve ces efforts passés, non pas dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et le caractère systématique avec lesquels les mouvements actuels s’accomplissent[68]. » Alors que la mémoire pure est « sans arrière-pensée d’utilité ou d’application pratique[69] », la seconde, la « mémoire habitude », conduit à une réactivation utile du passé. Or, si Bergson a précisément eu en tête le premier type de mémoire lorsqu’il théorisait l’aspect mémoriel du temps, il faut avouer qu’il nageait alors dans de hautes spéculations. La mémoire pure possède-t-elle un réel pouvoir explicatif ? Est-il possible d’en vérifier les effets et le processus ? Bergson n’en a fait qu’une démonstration sommaire dans Matière et mémoire, et voilà que son analyse s’en trouve affectée puisqu’elle ne peut inférer l’existence de la mémoire pure du simple fait que le temps implique une certaine mémoire.

Naturellement, il se peut que Bergson n’ait pas voulu relier la mémoire pure à son examen de la durée ; mais le fait qu’il attribue au temps vécu l’irréversibilité laissera croire le contraire. Car ce n’est qu’en avançant que la mémoire retient l’ensemble de l’expérience — comme le permet la forme pure — qu’il devient possible d’affirmer des êtres pourvus de mémoire qu’ils sont déportés vers l’avenir et donc inaptes à revenir dans le passé. Aussi Bergson paraît-il avoir suspendu son examen du temps au concept de mémoire pure dans la mesure où il dit d’elle qu’elle est « la mémoire par excellence », tout comme il fait de la durée l’objet d’étude par excellence. De là, il semble que le Français ait bel et bien compris la durée comme impliquant une forme pure de mémoire, et par conséquent aussi qu’il se soit avancé trop loin en se prononçant sur ce qui eût mérité une démonstration plus probante. Il s’avère possible que la mémoire pure soit réelle, sans doute, comme le suggèrent certaines recherches contemporaines et certaines réflexions de Bergson, mais cette réalité ne peut qu’apparaître mystérieuse aux yeux de certains, et ceux qui la posent gagneront sans conteste à la vérifier par un plus grand nombre de faits.

2) L’aspect mémoriel de la durée n’est pas la seule dimension à appeler un complément : l’hétérogénéité qualitative, de toute évidence, est également du lot. Bergson voit dans la durée une compénétration de moments qui se modèlent et se nuancent au gré de leur venue dans l’expérience ; il dénie donc au temps tout caractère quantitatif, qu’il réserve plutôt à la dimension de l’espace. Comme le remarque Jean-Louis Vieillard-Baron, « [l]e présupposé du raisonnement bergsonien est […] que tout ce qui n’est pas quantitatif est qualitatif, et réciproquement[70]. » Certains auteurs ne font aucune difficulté à reconnaître ce présupposé ; pourtant est-il si évident que cela, doit-on vraiment et sans plus attendre se résoudre à l’admettre ?

Suivant notre analyse, l’alternative sous-jacente au propos bergsonien confine au faux dilemme. Elle passe sous silence la possibilité d’entrevoir une autre voie que celle de la quantité et de la qualité ; elle omet le fait que le temps n’a pas à être qualifié nécessairement, dans l’immédiat, par l’un ou l’autre de ces caractères et qu’il faudrait s’autoriser d’autres prémisses pour dire du temps qu’il possède une qualité. À vrai dire, rien ne force à accepter intuitivement que toute chose doive être rattachée à la qualité ou à la quantité, et avant d’écarter cette dernière et dire du temps qu’il est qualitatif, Bergson devrait faire ce qu’il ne fait pourtant pas : expliquer pourquoi toutes choses entrent forcément dans l’ordre de la quantité ou de la qualité, montrer en quoi ces catégories s’appliquent à tout étant, à tout concept — et en particulier à un concept aussi abstrait que le temps. Parviendra-t-on un jour à effectuer cette démonstration ? C’est en tout cas à espérer.

3) Que pouvons-nous dire maintenant de l’aspect créatif du temps ? Sur ce point, une fois de plus, nous croyons pouvoir secouer un brin l’argument bergsonien. Bergson se dit forcé de postuler que le temps est à l’origine du nouveau pour éviter d’en faire une entité sans effet. Cela signifie donc que le temps doive être pensé en quelque sorte comme la cause du devenir[71], plutôt que ce à travers quoi se déroule tout changement. Mais comment se peut-il au juste que le temps imprègne les objets au point de les faire devenir ? Comment se fait-il que le temps, plutôt que les lois physiques qui s’y exercent, soit responsable des modifications du monde ? L’explication de cette idée demeure pour le moins mystérieuse. Non pas qu’il soit impensable qu’on parvienne un jour à la rendre claire, mais tant qu’elle n’aura pas été menée à bien, mieux vaudra selon nous, d’une part, remarquer que le rôle attribué par Bergson au temps appelle des doutes sérieux si l’on souhaite employer le rasoir d’Ockham, et, d’autre part, attribuer au temps un autre rôle que celui que lui accole Bergson[72].

Pour honorer le principe du rasoir d’Ockham, il peut paraître en effet nécessaire de faire l’économie de la mystérieuse « causalité » par le temps que laisse entrevoir Bergson et nous rabattre à la place, pour rendre compte de l’émergence du nouveau, sur une explication plus physique. Nous nous engagerions alors à dire que Bergson se méprend sur la cause réelle du devenir et que les mouvements du monde sont générés par l’ensemble des lois de la nature — celles qu’acceptent déjà ou que seront prêtes à accepter les différentes sciences — à travers le temps plutôt que par le temps lui-même. Il n’est bien sûr pas impossible que ces lois fassent place à une part d’aléatoire et de hasard, auquel cas Bergson aurait raison de dire que le monde renferme de l’imprévisible ; mais cela ne signifiera pas, loin de là, que la pensée bergsonienne ait réussi à démontrer que le temps est à l’origine de cette imprévisibilité, qu’il est le moteur du devenir mondain, en un mot qu’il crée. De plus amples considérations devront sans faute être ajoutées pour expliquer dans le détail l’aspect causal du temps ; pour le moment, nous ne pouvons que les attendre, les appeler.

III. Une petite incartade : la critique du possible chez Bergson

Soucieux de coller au plus près de la réalité même, Bergson n’a pas su démontrer avec force la validité de sa méthode, non plus que celle de différents traits de la durée. Mais que peut-on attendre d’une méthode qui n’a pas fait toutes ses preuves, qui est au socle d’une réflexion et qui se trouve sans cesse vantée par celui qui l’emploie ? Quelques difficultés peut-être, dont nous verrons qu’elles se manifestent dans une critique du possible. Avant d’étudier plus avant cette critique et de la mettre en question, précisons le sens de concepts connexes qu’il convient de distinguer du possible : le « nécessaire », le « contingent », le « probable » et le « virtuel[73] ». Par nécessaire, on entend d’ordinaire ce qui ne peut être autrement ou ce dont le contraire est physiquement ou logiquement impossible ; par contingent, on comprend plutôt ce qui peut différer, ce qui pourrait d’un état donné passer à un autre état. La probabilité renvoie pour sa part à un certain degré de certitude ou d’incertitude vis-à-vis d’événements futurs, en d’autres mots à « un non-actuel envisagé pleinement et concrètement dans son rapport à l’actualité, pour ainsi dire une préactualité, ou une actualité au second degré, qui ne concerne pas directement les faits[74] ».

L’idée de probabilité peut être pensée sous au moins deux rapports : nous pouvons dire d’un événement qu’il est probable, d’une part, dans la mesure où l’état de nos connaissances nous empêche de prévoir avec certitude l’effectivité de son déroulement ; nous pouvons qualifier de probable un état de choses, d’autre part, parce que nous estimons qu’il s’inscrit dans une nature elle-même aléatoire. À distinguer du probable et de ses deux versants, le virtuel est quant à lui à opposer à l’actuel : il est réel, c’est-à-dire qu’il a une certaine inscription dans l’être, mais ne se confond pas avec l’actuel matériel ou concret puisqu’il est en voie d’actualisation et que « [t]out actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles […]. [U]ne particule actuelle émet et absorbe des virtuels plus ou moins proches, de différents ordres. Ils sont dits virtuels en tant que leur émission et absorption, leur création et destruction se font en un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable, et que cette brièveté les maintient dès lors sous un principe d’incertitude ou d’indétermination[75]. »

Facteur d’indétermination parce qu’en voie d’actualisation, le virtuel est à distinguer du possible : tandis que celui-ci renvoie à un fait prédécoupé dont il ne manque que la réalisation, celui-là est un devenir, il correspond à un événement dont la teneur exacte et les conséquences demeurent en soi imprévisibles.

Pourquoi Bergson récuse-t-il la notion de possible au profit de celle de virtuel, demande Deleuze ? C’est que précisément, en vertu des caractères précédents, le possible est une fausse notion, source de faux problèmes. Le réel est supposé lui ressembler. C’est dire qu’on se donne un réel tout fait, préformé, préexistant à lui-même, et qui passera à l’existence suivant un ordre de limitations successives. On s’est déjà tout donné, tout le réel en image, dans la pseudo-actualité du possible[76].

Si Bergson substitue la notion de virtuel à celle de possible et qu’il souhaite, en cela, tenir compte de ce que rien n’est donné d’un coup, entièrement, sans modification pensable[77], il préfère la notion de virtuel également pour une autre raison. Cette raison découle de la critique qu’il dirige contre une acception du possible dans l’Essai [78], mais qu’il revisite entre autres dans « Le possible et le réel ». N’allons pas voir dans cette dernière ce que se bornent à y voir certains interprètes, c’est-à-dire la simple « formulation originale d’une théorie de la connaissance[79] » ; voyons-y plutôt, ainsi qu’en attestent les considérations de Bergson sur l’être du possible, une thèse ontologique, une thèse métaphysique.

Bergson attribue deux sens principaux à la notion de possible lorsqu’il formule sa critique. Suivant le premier, celui de possibilité réelle, une chose peut être dite possible si elle ne rencontre aucun obstacle dans sa marche vers le réel. Ainsi « Hamlet était sans doute possible avant d’être réalisé, si l’on entend par là qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation[80]. » Suivant le second sens, celui de possibilité formelle, le possible réfère davantage à un état d’extériorité par rapport au réel : il s’inscrit dans l’ordre de la logique pure. Bergson ne trouvant rien à redire ou presque au premier sens du possible, il fera tomber son couperet précisément sur le second[81]. Mais qu’est-ce qui vient clocher dans cette acception du possible ? Au dire du Français, tout comme les concepts de désordre et de néant, la notion de possibilité repose sur la croyance naïve selon laquelle il y a moins dans ce concept que dans le concept contraire — ici le réel. N’incline-t-on pas en effet à croire que le possible est à l’image du réel mais qu’il est moindre par rapport à lui, moins riche en être parce qu’amputé de l’actualité ?

Une fois cette croyance renversée, on sera disposé à faire litière des problèmes insolubles de la métaphysique tels que celui qui demande « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » L’argument que produit Bergson pour étayer sa critique est contenu dans ce passage :

Si nous laissons de côté les systèmes clos, soumis à des lois purement mathématiques, isolables parce que la durée ne mord par sur eux, si nous considérons l’ensemble de la réalité concrète ou tout simplement le monde de la vie, et à plus forte raison celui de la conscience, nous trouvons qu’il y a plus, et non pas moins, dans la possibilité de chacun des états successifs que dans leur réalité. Car le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit [82].

Si Bergson prend le contre-pied d’une croyance bien ancrée et affirme que le possible est davantage que le réel, c’est qu’il suppose en filigrane que quiconque pose le possible se trouve déjà lui-même dans le réel[83]. Souhaiterait-on quitter le terrain du réel pour gagner celui du possible ? On ne fera d’après Bergson que substituer au terrain sur lequel on se trouve un tout nouveau terrain, toujours réel mais d’un autre genre. Chercherait-on à embrasser sans réserve le possible pur ? On demeurera rivé au réel, ancré dans l’actualité pressante, inscrit dans la réalité. Or, sur la base de ces considérations, Bergson soutiendra qu’il n’est rien jusqu’à l’acte d’exprimer le possible qui ne s’effectue dans le réel ; en sorte qu’il convient de rejeter l’idée d’extériorité entre possible et réel pour lui préférer un concept qui n’est pas entaché par la croyance à l’existence d’un état de choses extérieur au réel — le virtuel[84].

Pour paraître convaincant et décisif, cet argument prête toutefois flanc à la critique. Bergson considère que le possible est une idée dépourvue de sens puisqu’elle repose sur la croyance qu’il existe une réalité extérieure au réel. Par là, il relativise son analyse à la position qu’il occupe et qu’occupent tous ceux qui s’intéressent au possible : il constate qu’il se trouve lui-même dans le réel et balaie du revers de la main tout ce qui ne s’y trouve pas ; il agit comme si les moyens par lesquels on parle d’une chose déterminaient nécessairement le statut de cette chose[85]. Là se trouve tout le problème de la critique bergsonienne du possible : elle suppose que la position ontologique d’un locuteur vient conditionner de point en point la réalité dont il fait son objet. Intéressé par la critique qu’offre Bergson du néant, François d’Hautefeuille aura proposé une réflexion analogue pour sabouler Bergson : « Quand je pense le triangle, je ne me demande pas du tout s’il existe ou non. Bien entendu, si j’imagine un triangle, je ne puis me le représenter que sous la forme d’un objet réalisé dans un espace lui-même réel. Mais cette imagination peut être un complément et un adjuvant de ma conception, elle ne la constitue pas. L’idée abstraite du triangle n’implique en rien la réalité de cette hypothèse[86]. »

Renchérissons sur ce propos. D’après Bergson, le sujet qui pense le possible a pour effet, par la réalité de son entendement, de transporter ce qu’il pense dans la sphère du réel et donc de rendre caduque l’idée d’un possible extérieur au réel. Cette position repose sur le présupposé selon lequel la position ontologique d’un locuteur conditionne de part en part la réalité dont il fait son objet. Mais ce présupposé est bancal. En effet, il est ni plus ni moins erroné de croire qu’on peut déduire, de ceci qu’un locuteur baigne toujours lui-même dans le réel, la thèse selon laquelle son propos est en tout point affecté par sa position. Il est vrai que lorsqu’un sujet constitue en lui l’idée de possible, cette idée acquiert une certaine réalité spirituelle ; mais cela ne signifie pas que le référent de ce concept, ce à quoi il renvoie effectivement, soit autre chose qu’un possible extérieur au réel et que ce référent soit parasité par la position ontologique de celui qui y réfère. Il se pourrait très bien en fait qu’un locuteur veuille renvoyer à un possible qui ne possède pas encore la réalité et qui est moindre que le réel. Il se pourrait très bien, en d’autres termes, qu’à des fins explicatives un locuteur doive postuler et renvoyer à l’idée naïve de possible.

Qu’est-ce que cela signifie ? Certainement pas que le rejet bergsonien de l’idée de possible soit un geste réfutable dans l’immédiat ; mais tout au moins, et c’est ce sur quoi nous aimerions insister ici, que la thèse bergsonienne est fragile, précaire et qu’il faudrait la peaufiner encore pour l’étayer avec rigueur. Car dès qu’un locuteur aura des raisons de poser à des fins explicatives l’idée d’un possible extérieur au réel, il démontrera que cette idée n’a rien d’obsolète, au contraire de ce qu’affirme Bergson, même si lui-même théorise dans le réel. Qu’il faille attendre longtemps ou non avant de voir quelqu’un invoquer de bonnes raisons de postuler cette idée, cela ne peut être établi ici — et la question demeure ouverte[87]. Pourtant d’emblée nous inclinerions à croire qu’une réponse négative s’impose. Évoquons simplement le cas où un sujet éprouve un sentiment d’hésitation au moment de délibérer sur des options exclusives. Comment pourrait-on bien expliquer que ce sujet éprouve ce sentiment précis, lequel se traduit par la réticence et la fluctuation entre options contraires, sans concéder aussi que des possibilités exclusives et moindres que le réel entrent en compétition dans son esprit, toutes options contraires n’existant qu’à l’état de représentation, et non pas comme événements dans la réalité extra-mentale ?

Conclusion

Porter regard sur Bergson aujourd’hui n’équivaut pas à ressusciter un fantôme. Bergson est toujours vivant comme autorité philosophique : la pensée qu’il déploie constitue un tremplin utile et fertile, elle identifie sans détour les obstacles qui freinent la marche du philosophe. Que l’analyse menée ici ait laissé intacts de nombreux pans de la pensée bergsonienne, voilà qui confirme cette fécondité. D’une part, Bergson a eu le mérite de montrer en quoi il faut lutter contre les habitudes contractées dans l’action pour rejoindre, avec le plus de proximité possible, la réalité même ; il a marqué d’autre part la différence fondamentale entre le temps et l’espace, laissant entrevoir au passage plusieurs traits originaux à prédiquer du temps ; enfin, il a su raffiner avec brio la compréhension historique de la notion de possible tout en lui substituant celle de virtuel. Et ce n’est pas tout.

François Azouvi l’a bien signalé, à une époque où « [l]a philosophie spiritualiste subit de plein fouet le choc le plus considérable qu’elle ait connu depuis les assauts des Encyclopédistes au xviiie siècle, le choc de la science positive[88] », « [l]a réussite de Bergson tien[t] en partie à sa capacité de camper à la fois sur les deux rives, d’accomplir le projet scientiste d’une métaphysique positive parce qu’expérimentale et de satisfaire le désir des retrouvailles avec l’esprit[89]. » Plus précisément, tout en prenant acte des excès du positivisme ambiant, Bergson formula une théorie rigoureuse qui insiste sur le rôle de l’esprit et de la durée, en même temps qu’elle souligne l’incontournabilité de la matière[90]. Le philosophe put ouvrir du même coup la voie à une pensée où l’interaction de la matière et de l’esprit est jaugée avec finesse, sans compter qu’il fit signe vers le pouvoir créateur et l’avenir de l’humanité. N’est-ce pas en effet à Bergson que l’on doit l’admirable injonction d’évoluer et de créer, c’est-à-dire de tourner l’obstacle de la matière inerte, participer à l’effort divin et défaire les problèmes stagnants[91] ? Décidément, le coeur de Bergson ne s’est pas éteint en janvier 1941 ; actif et remuant, il bat aujourd’hui encore.

On passerait toutefois la mesure en manquant d’admettre que la pensée bergsonienne est elle-même semée d’embûches — tantôt qu’elle suppose ce qu’elle ne peut qu’affirmer, tantôt qu’elle endosse ce qu’elle devrait pourtant rejeter. En nous tournant tour à tour vers la méthode intuitive, vers la conception de la durée et vers la critique du possible, nous avons cherché à expliquer pourquoi. L’objectif que nous caressions alors n’était pas de faire de Bergson un homme de paille. Quel était-il, si ce n’est cela ? Tout simplement de mettre en lumière quelques grands pans de la philosophie bergsonienne et de les passer minutieusement au crible, toute clarification étant susceptible d’éveiller ou de restaurer un vaste lot de critiques, neuves ou admises, jeunes ou anciennes. Tout simplement de dégager les aspects d’une doctrine qui mériteraient d’être complétés, prolongés, notre intention étant moins de démolir cette doctrine que d’en cibler les branches qu’il reste à consolider. Tout simplement, en somme, de revisiter l’interprétation d’une pensée déjà claire, lumineuse et méritoire par cela même, l’absence de clarté signifiant au mieux qu’une pensée ne sait faire montre de sa valeur, au pire qu’elle est supercherie, charlatanisme, esbroufe.