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Des douze articles que contient cet ouvrage collectif, cinq sont issus d’un concours de rédaction d’articles, organisé par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, et lancé à l’automne 2006, au moment où s’enflammait le débat québécois sur les « accommodements raisonnables » en matière religieuse[1]. C’est toutefois l’ensemble de l’ouvrage qui épouse l’objectif général de faire valoir la nécessité et la pertinence d’une réflexion critique (sciences sociales, juridiques, philosophie) sur la place de la religion dans l’espace public. Cet enjeu est étudié sous trois angles différents, qui forment les trois parties de l’ouvrage : la gestion du pluralisme religieux, l’expression publique des croyances et la citoyenneté face aux appartenances religieuses.

C’est de la gestion étatique du pluralisme religieux dont il est question en première partie, et principalement en fonction des cas québécois et français. Dans un bref article, Jean Baubérot souligne que le modèle « républicain » de la laïcité française, souvent associé à un universalisme abstrait laissant peu de place à l’expression publique des croyances, est loin de faire l’unanimité. Plus encore, « depuis les années 1980 […] un certain multiculturalisme travaille la société française » (p. 18). Baubérot en voit des traces entre autres dans la gestion territoriale et ethnoculturelle de la scolarisation. Micheline Milot, de son côté, fait l’histoire de l’émergence de la notion de laïcité au Québec. On apprend que cette notion, longtemps ignorée ou évitée, a fait son entrée à la fin des années 1990, dans le cadre des débats sur la prise en charge de la diversité religieuse croissante. Elle désignait alors un « mode d’aménagement politique […] qui vise à assurer […] l’égalité et la liberté de conscience et de religion » (p. 33). L’idée de laïcité comme valeur identitaire collective de la majorité, qui est une création récente, tend à faire oublier cette acception initiale de la notion, comme outil de protection de la liberté de conscience et de religion. Marianne Hardy-Dussaut compare quant à elle les approches françaises et québécoises sur une question précise, celle du port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement. L’approche juridique qu’elle met à profit se retrouve également dans le texte de Sébastien Lebel-Grenier, qui traite en fonction des contextes québécois et canadiens du vaste problème de la « judiciarisation » du politique et de son envers, l’instrumentalisation possible des revendications religieuses à des fins politiques de reconnaissance publique. Le texte d’Anne Saris sur la porosité variable (parfois grande, parfois restreinte) du droit étatique aux diverses normativités religieuses clôt la première partie sur une note plus théorique.

La deuxième partie, qui traite de l’expression publique des convictions religieuses, s’intéresse d’abord aux tensions qui émergent lorsque cette expression et la liberté de religion qui la rend possible entrent en conflit avec un autre droit fondamental, comme le droit à l’égalité des sexes. L’exploration des différents outils juridiques canadiens et québécois qui balisent ce terrain difficile conduit Pierre Bosset et Louis-Philippe Lampron à des conclusions divergentes, voire opposées. Le premier insiste sur l’interdépendance des droits et valorise un règlement des conflits qui passe non pas par une hiérarchisation des droits, mais par une recherche d’équilibre et un travail d’arbitrage et de conciliation. Si le second met d’abord et surtout en évidence un certain flou juridique sur la question, il opte néanmoins et plutôt pour une hiérarchisation des droits qui avantagerait le droit à l’égalité des sexes. Selon lui, le droit international penche de ce côté et devrait inspirer davantage la jurisprudence canadienne. L’article de Pierre Sercia sur les modèles d’intégration sociale chez les élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuse, s’il est un peu moins bien ficelé, apporte néanmoins de la diversité à cet ouvrage où tend à dominer la perspective juridique. Il en va de même avec le texte de Paul Eid sur la ferveur religieuse au Canada et au Québec. À partir d’une analyse rigoureuse et détaillée des données issues de l’Enquête sur la diversité ethnique de Statistiques Canada, l’auteur montre de manière convaincante la diversité de la ferveur parmi les groupes religieux issus ou non de l’immigration. Il critique du même coup l’idée selon laquelle « les problèmes suscités par les accommodements en matière religieuse sont presque exclusivement liés aux minorités issues de l’immigration » (p. 285).

L’horizon philosophique et politique à partir duquel la troisième et dernière partie étudie les rapports entre l’exercice de la citoyenneté et l’appartenance religieuse diversifie encore davantage l’ouvrage. L’article de Stéphanie Tremblay étudie « la complexité des rapports entre diversité religieuse et institution scolaire » (p. 414) à partir des différents modèles théoriques fournis par la philosophie politique. Celui de Jocelyn Maclure se limite plutôt à une discussion sur les principes du libéralisme politique rawlsien. L’originalité de son approche consiste à montrer que le « multiculturalisme plonge […] ses racines dans le libéralisme politique » (p. 332), alors que celui-ci sert bien souvent à critiquer celui-là. Enfin, il faut saluer la contribution du jeune chercheur Marco Jean. La manière dont il présente et endosse l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas telle que relue par Jean-Marc Ferry en tant qu’éthique procédurale et reconstructive ouvre des pistes intéressantes pour penser non seulement la participation aux débats publics des personnes « religieusement motivées », mais aussi leur apport possible et spécifique.

Le rôle joué par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse dans l’élaboration de cet ouvrage explique probablement l’importance prise par la perspective juridique. Et c’est là une des principales forces de l’ouvrage. Les aspects juridiques de la gestion publique du fait religieux pluriel au Québec, au Canada et aussi en France sont bien éclairés et abondamment discutés. Ceux qui veulent en apprendre sur les mécanismes, les rouages et les principes de ce droit qui, de plus en plus, encadrent les rapports sociaux et la vie en commun ne seront pas déçus en lisant ce livre.

En revanche, ceux qui recherchent une critique forte du multiculturalisme et de la prise en charge du pluralisme religieux par la seule instance juridique risquent de rester sur leur faim. Bien sûr, il y a davantage dans ce livre que des considérations de droit — ainsi, on y fait de la sociologie, de la philosophie politique, etc. —, et les directeurs précisent bien en introduction que l’ouvrage ne prétend pas faire le tour de la question. Mais on peut tout de même s’étonner que l’approche historique soit presque absente du livre. Outre le texte de Micheline Milot qui fait tout autant l’histoire de la notion de laïcité que sa promotion — légitime, à bien des égards —, rien n’est dit sur l’histoire religieuse et politique du Québec. L’insistance sur la liberté de religion et sur sa saine gestion par la laïcité et les principes du droit pourra sans doute aider à dépasser « la “crise des perceptions” » identifiée en introduction par les directeurs de l’ouvrage, crise qui « a cristallisé, dans l’opinion publique, l’idée que le Québec vivait une “crise des accommodements” », et qui « a été en grande partie alimentée par des visions tantôt simplifiées, tantôt tronquées, voire déformées, du cadre réel — symbolique, social, juridique et politique — dans lequel s’inscrivent l’expression et la prise en compte du fait religieux dans l’espace public » (p. 3). Mais l’insistance sur le droit et la laïcité ne pourra y arriver seule.

Dans l’ensemble, ce livre est équilibré et se lit bien, malgré la complexité relative de certains sujets. Les textes sont en général bien écrits et bien structurés. La table des matières est très complète et facile à consulter. Le livre remplit son objectif, aborder le fait religieux dans l’espace public comme un « objet scientifique ».