Corps de l’article

Professeur de carrière à la Faculté de théologie et de sciences religieuses et titulaire de la fonction de doyen de cette Faculté pendant deux mandats consécutifs (1989-1997), René-Michel Roberge a mené une carrière prolifique comme enseignant, chercheur et administrateur. Par sa contribution, il a non seulement accompagné des générations d’étudiantes et d’étudiants en formation, mais il a aussi exercé une influence significative sur l’évolution de l’institution théologique dont il a eu la responsabilité pendant huit années. Très actif dans le réseau provincial des doyens des facultés de théologie[1], il a joué un rôle non négligeable dans la transition des facultés de théologie issues des institutions ecclésiastiques, déjà initiée dans les années 1970, pour en faire des unités encore mieux insérées dans l’institution universitaire et davantage orientées vers la réflexion critique et le dialogue avec les sciences humaines.

I. Une carrière prolifique d’enseignant et d’administrateur

Assistant de recherche dès 1970, avant la soutenance de sa thèse[2] qui le conduit à sa nomination comme professeur adjoint en 1971, le professeur et doyen émérite René-Michel Roberge a poursuivi sa carrière de chercheur depuis plus de quarante ans et, à partir de la retraite, en tant que professeur associé. Cette carrière d’enseignement a été principalement consacrée à l’histoire de la théologie et à la théologie sacramentaire, plus précisément sur la notion de sacrement et sur la sacramentalité de l’Église. À un moment, son intérêt s’est porté plus particulièrement sur le sacrement de la confirmation. Il s’est aussi intéressé à des questions de théologie patristique (foi et raison, connaissance de Dieu) et à la théologie fondamentale. On se souviendra qu’il assuma, de 1976 à 1989, le cours « Révélation et théologie » où il s’investira beaucoup dans l’étude de la régulation de la foi et, notamment, de l’exercice de la fonction magistérielle dans l’Église. À la suite de ces dix-huit années consacrées à l’enseignement et à la recherche, le professeur Roberge a décidé de se rendre disponible pour remplir la fonction de doyen de la Faculté de théologie de 1989 à 1997.

Pendant toute sa carrière professorale et administrative, il a aussi dirigé avec constance l’entreprise de construire une vaste base d’information bibliographique en littérature patristique. L’idée de cette base d’information origine du tout début des années 1970. Une subvention conjointe du Fonds québécois d’aide à la recherche et du Gouvernement français fut obtenue pour investiguer les techniques documentaires et mener une étude de faisabilité pour une bibliographie automatisée en patristique. Cette étude fut d’abord menée en collaboration avec le professeur Michel Roberge senior, exégète du Nouveau Testament, alors codirecteur du projet. Les principaux centres de patristique internationaux et les plus grands noms de ce domaine d’étude furent alors contactés. Le professeur Jacques Ménard, de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, souhaitant que les énergies disponibles à l’Université Laval soient plutôt investies dans le partage de son projet d’édition française des textes de Nag Hammadi, Michel Roberge senior finira par se joindre au professeur Hervé Gagné qui avait été sollicité par monsieur Ménard pour constituer l’équipe d’édition de la bibliothèque copte de Nag Hammadi. René-Michel Roberge demeura fidèle au projet initial dont le but était de s’appliquer à la solution d’un problème majeur en recherche patristique, soit l’abondance et la dispersion croissantes de la documentation. À l’origine modeste, le projet va rapidement engager une large collaboration locale, nationale et internationale.

La banque d’information, constituée initialement sur fiches, transitera rapidement vers un support électronique et elle est désormais accessible à distance via Internet[3]. C’est le chantier auquel son concepteur et fondateur s’applique encore aujourd’hui. La Base d’Information Bibliographique en Patristique qu’il a créée, connue sous l’acronyme de BIBP, a été intégrée aux services de la Bibliothèque des sciences humaines de l’Université Laval. Ce rattachement aux services de la bibliothèque universitaire n’a jamais été remis en question en dépit de tous les changements survenus dans l’organisation de l’institution. On le doit sans doute au développement voulu par le professeur Roberge qui l’a réalisé en utilisant les technologies de l’information, elles-mêmes en plein développement tout au long de son entreprise. La BIBP est maintenant avantageusement connue et largement utilisée dans les réseaux de chercheurs et dans celui des bibliothécaires des centres d’études théologiques à travers le monde.

Dans ce dossier thématique sur une contribution particulièrement remarquable à la théologie, plusieurs intervenants, inspirés par l’enseignement du professeur Roberge, examinent différents aspects de la fonction théologique en relation avec l’instance magistérielle que le chercheur a beaucoup analysée. Cette question complexe de la régulation de la foi dans l’Église, le professeur Roberge a cherché à l’approfondir de bien des manières tout au long de sa carrière. La présente contribution veut plutôt s’arrêter sur les défis auxquels se mesure le théologien qui assume la charge d’animer une institution de formation théologique, afin de l’inscrire dans l’Église et dans l’Université au milieu d’une société en changement. Voilà une autre forme de la pratique théologique ou une autre modalité du service de la théologie que le doyen Roberge a accepté de remplir pendant une période importante de sa vie, en lui consacrant huit années de sa carrière professorale.

II. Le premier doyen laïque de la Faculté de théologie de l’Université Laval

René-Michel Roberge a été le premier doyen laïque de la Faculté de théologie de l’Université Laval, désigné une première fois en 1989 et renommé pour un deuxième mandat en 1993. Son décanat a été marqué par l’élargissement de la mission des centres universitaires de théologie au Québec, dans le sens où la théologie catholique ne constituerait désormais plus la seule discipline pratiquée dans les centres de théologie d’ici. Le doyen Roberge estimait en effet que le théologien et la théologienne étaient d’abord des universitaires qui, tout en exerçant « une fonction spécifique au sein de la communauté ecclésiale[4] », sont également « des universitaires au service de l’ensemble de la société ». Il se montra donc ouvert à l’innovation et à la diversité des points de vue sur l’objet religieux, tout en cherchant à resituer la pertinence de l’acte théologique dans l’Université et la société contemporaines.

C’est la raison pour laquelle, dans ses fonctions administratives comme responsable d’une Faculté de théologie, il a souvent eu à rendre compte de la fonction de la théologie et des sciences religieuses dans l’Université. Une de ses grandes insistances, notamment au Conseil universitaire ou à la Commission des études, fut d’établir la nécessité de la théologie (comme celle aussi des sciences des religions) pour une gestion saine de l’expérience religieuse individuelle et collective. Sans la prise de distance critique que permettaient la réflexion théologique et le regard des sciences humaines de la religion, la diversité éclatée des expériences religieuses à l’intérieur ou à l’extérieur du christianisme risquait d’être pervertie. Le foisonnement du religieux laissé à lui-même, sans un travail d’interprétation et sans examen critique, pouvait conduire au développement de dimensions mortifères dans la culture et la vie sociopolitique, pensait-il. Ce potentiel mortifère devenait assez évident dans le fondamentalisme et l’intégrisme religieux ou dans diverses formes plus extrémistes de l’expression religieuse. Il estimait donc que le travail théologique pouvait servir d’antidote à certaines maladies de la religion.

Le doyen Roberge a ainsi voulu ouvrir la Faculté à de nouvelles possibilités pour lui permettre d’élargir le spectre de son offre de réponses aux besoins de la société. Sa perspective a été celle d’une solide formation à l’examen critique des propositions religieuses, d’où qu’elles proviennent, et de l’élaboration d’une expression plurielle de la foi, plutôt que d’une expression unitaire définie par une autorité. Il a donc manifesté une grande ouverture aux besoins de formation des adhérents à des confessions chrétiennes non catholiques, notamment évangéliques. Souvent influencés par des interprétations fondamentalistes des Écritures, ceux-ci furent de plus en plus nombreux à être admis pour réaliser des mémoires ou des thèses en théologie. Cela a conduit la Faculté à des rapprochements qui ont plus tard donné lieu à la mise sur pied de programmes de formation pour les étudiants de tradition évangélique, progressivement amenés à la nécessité d’une théologie critique où la foi et la rationalité scientifique sont mises en dialogue. Le fruit de cette ouverture se reconnaît aujourd’hui, à l’Université Laval, dans l’accueil de plus en plus large réservé aux chrétiens non catholiques, à l’intérieur des programmes de théologie et à travers les partenariats existants avec des écoles et instituts de théologie protestante et évangélique.

C’est la même logique qui a amené le doyen Roberge à manifester une semblable ouverture au projet de formation en théologie juive qui prit forme à Montréal en 1995. Grâce à l’entente qui fut conclue, la population juive francophone montréalaise allait avoir accès à un enseignement universitaire en théologie à l’intérieur de la tradition sépharade. Cette possibilité nouvelle et unique résultait d’un protocole d’entente entre l’Université Laval et le Grand Rabbinat du Québec, qui a conduit à la création d’un certificat de 30 crédits et, par la suite, d’un baccalauréat de 90 crédits. Les débuts furent très encourageants avec la venue au Québec de grands universitaires juifs tels que David Banon, Raphaël Draï, le Grand Rabbin René-Samuel Sirat (récipiendaire le 13 juin 1999 d’un doctorat honoris causa en théologie de l’Université Laval), Claude Sultan et quelques autres, parmi lesquels plusieurs donnèrent cours et conférences à la Faculté lors de leurs passages sur le campus universitaire à Québec. Malheureusement, en raison d’un raidissement de la direction du Grand Rabbinat, sans doute inspiré par la crainte du pluralisme intellectuel et des effets d’une théologie trop critique, la Faculté a dû mettre fin à cette entente après dix ans de beaux succès. On dut s’y résigner en dépit des témoignages positifs de nombreux étudiants, et en particulier des femmes juives sépharades, sur l’effet bénéfique de cette formation. Bien que l’on ait dû mettre un terme à ce chapitre de la formation théologique offerte par l’Université Laval, ce qui avait motivé cette ouverture allait continuer d’inspirer l’institution avec les mêmes convictions qu’avait mises de l’avant le doyen Roberge. L’enjeu était celui de la protection de la liberté universitaire devant le risque d’asservissement de la réflexion théologique à des intérêts particuliers. La difficile décision de mettre fin à cette entreprise, après une décennie de partenariat avec un segment de la communauté juive montréalaise, respectait un principe cher à René-Michel Roberge pour la pratique de la théologie universitaire : préserver l’exercice de la fonction critique que l’Université a pour mission d’exercer sans entrave.

Les deux exemples précédents (accueil des chrétiens évangéliques et ouverture aux juifs sépharades) illustrent parfaitement l’ouverture manifestée par un centre de théologie universitaire comme celui de l’Université Laval aux besoins de diverses traditions religieuses et, plus largement, aux besoins de la société. C’est dans cette voie d’ouverture et d’interdisciplinarité que la direction facultaire s’est engagée, sous l’impulsion de René-Michel Roberge. Celui-ci a également su briser symboliquement la tendance naturelle à l’enfermement des théologiens et des théologiennes dans leurs disciplines, en mettant de l’avant sa proposition d’élargir l’appellation de la Faculté de théologie qui allait devenir, en décembre 1997, la « Faculté de théologie et de sciences religieuses ». Ce geste symbolique — l’institution de l’Université Laval fut alors la première Faculté universitaire de théologie au Québec à franchir ce pas — manifesta le désir légitime d’une plus grande implication de la théologie dans la réflexion interdisciplinaire.

Par la suite, son successeur a poursuivi dans la même direction, en veillant à développer une filière complète de programmes en sciences des religions aux trois cycles à partir de ce qui était déjà là, soit le certificat et la maîtrise en sciences humaines de la religion. Cette orientation de fond, d’abord initiée par le doyen Roberge, a permis d’élargir la rencontre et le dialogue entre les deux champs du savoir que constituent la théologie et les sciences des religions, afin de mieux participer à la réflexion publique sur les expériences religieuses et leur rapport à toute l’expérience humaine.

III. Une nouvelle inscription de la théologie dans l’espace public

René-Michel Roberge a vécu l’épisode laborieux de la Commission des universités sur les programmes (CUP) — à l’oeuvre de février 1997 à avril 2000 —, qui visait à établir une carte complète de la programmation universitaire dans toutes les disciplines. Ladite commission mit en branle un vaste effort de rationalisation de l’offre des programmes qui visa d’abord la théologie et les sciences religieuses comme exemples de duplication de disciplines offertes dans plusieurs institutions universitaires sans que la pertinence sociale en soit démontrée. Le doyen Roberge a participé activement à ces travaux qui préparaient une nouvelle transformation des centres de théologie et de l’offre de formation en théologie et en sciences religieuses. Depuis lors, le paysage théologique a encore beaucoup changé[5].

Dans l’une de ses interventions sur la crédibilité des centres de théologie dans l’espace public, le doyen Roberge faisait l’hypothèse que la théologie ne pouvait être crédible que si elle était bien située. Or, nous voyons aujourd’hui la pratique de la théologie, telle qu’elle évolue dans plusieurs centres universitaires québécois, se dissoudre dans les sciences humaines en choisissant « de faire l’économie de la singularité chrétienne, entre autres de l’univers symbolique particulier du christianisme, se condamnant à l’insignifiance[6] ». Le doyen Roberge précisait, par ailleurs, que « faire de la théologie chrétienne, c’est forcément s’inscrire dans une tradition de foi particulière avec ses symboles, ses textes, ses pratiques, ses institutions, etc. C’est s’inscrire dans la continuité d’une tradition croyante, au service de l’incarnation de l’esprit de cette tradition dans la nouveauté de l’histoire[7] ». Cette prise de position continue d’inspirer les choix faits à l’Université Laval sur le devenir de la théologie universitaire et les services qu’elle peut rendre à l’Église et à la société.

Bien sûr, le doyen Roberge croyait aussi que pour être crédible, cet effort d’incarnation de l’esprit de la tradition de foi dans la nouveauté de l’histoire ne pouvait se réaliser qu’en acceptant d’être une voix au milieu de plusieurs autres au sein de la société. « Seule une théologie humble, modeste, peut être entendue dans une société pluraliste », disait-il. À la manière de toute démarche scientifique, la théologie doit se regarder « comme un savoir en gestation[8] ». Il voulait aussi que « la théologie adopte un questionnement ouvert et accepte de prendre en compte l’expérience commune[9] », sans s’enfermer dans un univers de pensée qui lui serait propre, à l’écart de la culture et de l’expérience humaine partagée. En ce sens, le point de vue qu’il soumet à propos de la pratique théologique, c’est qu’elle doit éviter de se présenter comme un discours intra-ecclésial, un discours qui ne ferait que commenter et réagir aux prises de parole ecclésiastique, sans pertinence directe pour la société plus large. Pour lui, la théologie a tout avantage à travailler sur le terrain de l’histoire concrète, en dialogue avec les praticiens plutôt qu’avec ceux qui fabriquent le discours de l’Église.

Cela nous amène à un autre critère de pertinence de la pratique théologique, soit son enracinement dans la vie de la communauté ecclésiale prise globalement et à partir de sa base. Cet ancrage est commandé par le service que la théologie doit rendre aux communautés croyantes en leur fournissant des mots pour exprimer leur propre foi ou en aidant à interpréter les paroles de foi qui se disent déjà. Comme Fernand Dumont qu’il a fréquenté, René-Michel Roberge a cru que la théologie n’est pas le monopole des théologiens et théologiennes de métier, mais qu’elle est l’affaire de toute personne croyante devant nommer son expérience de foi à l’intérieur de son expérience intégrale. Il a également souhaité qu’un rapport vivant s’établisse et se maintienne entre les théologiens et les experts du faire. On peut en trouver un exemple dans sa participation, en 1995, à la démarche synodale du Diocèse de Québec et à son intervention vigoureuse sur les enjeux sous-jacents aux propositions synodales, où il prenait position sur la vocation des baptisés appelés à travailler « sur la ligne de front de l’annonce de l’Évangile[10] ». Il se plaçait alors aux côtés de plusieurs délégués à l’assemblée synodale, pour ouvrir un dialogue et participer à l’histoire de l’Église locale en marche, ici et maintenant. On peut apercevoir à travers cette prise de position qu’il voyait aussi la théologie comme étant au service de l’évangélisation pour soutenir la mission propre des disciples du Christ. « Revêtir le Christ pour prolonger sa mission », rappelait-il en s’inspirant de l’apôtre Paul, peut se lire comme une invitation à la théologie d’accompagner, avec toutes ses ressources intellectuelles et scientifiques, l’aventure de communiquer une parole de salut qui passe par la chair.

En conclusion : un projet théologique ouvert

En relisant cet itinéraire d’un professeur devenu administrateur de son institution de formation sans cesser d’être aussi un chercheur, on trouve de bons indicateurs pour réussir un projet théologique en constante évolution maintenant plus que jamais. Aujourd’hui, la Faculté de théologie et de sciences religieuses héritée des années du doyen Roberge, et façonnée par ses successeurs, demeure attachée à ces orientations et à ces choix, contre vents et marées. Un centre de théologie comme celui qui se maintient à l’Université Laval a su garder le cap, tout en favorisant l’élargissement de ses compétences aux sciences des religions, aux différents domaines de l’éthique et aux sciences humaines en général. La réduction des effectifs et des ressources confronte cependant l’institution, aujourd’hui, à une économie de moyens pour couvrir un vaste champ de réalités où elle doit poursuivre sa contribution à la recherche générale de sens, encore traversée par une quête de transcendance.

La présence de la théologie dans l’espace public, que le professeur et doyen émérite appelait de ses voeux, est à réinventer dans un contexte devenu tout autre par rapport à celui du milieu des années 1990. Comme il le disait à ce moment, nous sommes simplement invités à participer à la réflexion commune, aux côtés de nos collègues des sciences des religions et des autres universitaires qui partagent avec nous leur recherche sur le sens de l’expérience humaine intégrale. Il faut remercier René-Michel Roberge pour sa contribution à l’élaboration d’un projet théologique qui puisse concourir à la réflexion collective dans une société qui a de plus en plus de peine à gérer son rapport au religieux. La préoccupation de toute sa carrière de professeur et d’administrateur aura été celle de rapprocher la théologie de l’expérience croyante qui cherche à se dire. Il nous est permis de souhaiter que cette posture théologique soit aussi adoptée par plusieurs de ses successeurs, théologiens et théologiennes, pour assurer la pertinence de l’acte théologique tout en poursuivant le dialogue avec les autres disciplines universitaires.