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Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront à glorifier le chasseur.

Proverbe africain

Louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d’une aiguille à qui Il veut et se cache dans les cieux et sur la terre aux yeux de qui Il veut ; si bien que l’un atteste « qu’Il n’est pas », et que l’autre atteste « qu’il n’y a que Lui ».

Al Hallaj (244-309 de l’Hégire)

Le mot magistère appelle celui de maître (lat. : magister). Quelles conséquences pratiques découlent de cette parenté ? Quand l’Église se fait magistra, à la manière dont l’a proposé un Jean XXIII, de quelle maîtrise peut-elle se prévaloir ? Celle-ci est-elle assimilable aux figures usuelles du maître dans la société ?

Certes, les discours du maître sont divers. Un maître d’école n’exerce pas comme un maître d’équipage, ni comme un chef de chantier. La maîtrise d’un savoir n’autorise pas l’exercice d’un pouvoir de vie ou de mort sur des esclaves. Et l’Église se veut éducatrice, c’est-à-dire maîtresse d’émancipation (ex ducere : conduire hors). Mais le duc, originellement, est un chef de guerre qui deviendra bientôt un personnage politique : duce (leader, führer). Et un conducteur n’impose-t-il pas des contraintes aux mouvements qu’il oriente ? Le magistère implique-t-il tout cela ?

Peut-on être maître de liberté ? N’y a-t-il pas là contradiction dans les termes ? L’émancipation n’est-elle pas réfractaire aux conduites imposées, rebelle aux décrets des institutions ? La liberté ne doit-elle pas se conquérir, plutôt qu’être attendue d’un don, d’un héritage, d’un leader, d’un duc quelconque ?

On ne peut éviter ces questions devant l’humain. Être en devenir, le désir lui est essentiel. Mais pour s’inscrire dans la réalité, ce désir doit être orienté, se concrétiser dans des objets mobilisateurs représentant le mieux-être à atteindre. Du même coup, il se trouve limité, soumis aux impératifs de la nature et de la culture. Certes, l’humain se donne des capacités, pour décider des objectifs et des moyens de ses actes, mais il est aussi tributaire de déterminations biopsychologiques et sociohistoriques. Et pour garantir sa fragile identité, il est sans cesse en quête de reconnaissance dans le regard des autres.

Cette problématique, celle-là même du sujet, se rencontre en éducation, en santé et dans tous les domaines de l’agir humain. Elle anime le souci de soi par lequel chacun cherche à sauver sa propre vie par un discours vrai[1]. Elle fait du désir, foncièrement, une quête de vérité cheminant dans le doute, le désenchantement, l’absence de certitude. Elle s’impose, chaque fois qu’il devient impératif de prendre soin de l’humain, de la vie, de la nature même.

N’est-ce pas cette inquiétude qui, au-delà des dispositifs techniques et administratifs organisateurs de l’existence, nourrit la préoccupation pour le sens ? Inquiétude essentiellement spirituelle (propre à l’esprit), elle nourrit les discours religieux. Ceux-ci en effet, à la différence des savoirs empiriques, ne démontrent pas, ne construisent pas d’hypothèses à vérifier, ils affirment et tentent sans cesse d’articuler leurs affirmations à la vie sociale. Ils sécrètent du sens[2]. Aussi, sous toutes sortes de formes, reviennent-ils sans cesse mobiliser les sujets, individuellement et collectivement, là même où on les attend le moins, au coeur des sociétés les plus sécularisées, voire au sein de l’athéisme militant[3]. Ils mettent en scène et célèbrent, sans cesse, la question de la vérité.

Pour le croyant, le sens existe et il peut en détenir la clé. Y a-t-il meilleur mobile à continuer de vivre ? Qu’en est-il, dans ce contexte, du magistère ecclésial ? Nous tenterons ici de positionner ces questions, sans prétendre apporter de réponses définitives, dans le cadre de ce que Michel Foucault a appelé l’ordre du discours, entendant par cette expression le jeu des propositions et des règles par lesquelles sont construits les énoncés qui, dans une culture donnée, structurent la vie sociale, indépendamment de leur auteur[4]. Dans ce cadre, nous n’entendons pas procéder à une critique empirique du magistère pour en débusquer fécondités et limites actuelles. Ses discours font problème dans le monde contemporain : il suffit pour s’en convaincre d’observer le traitement médiatique qui leur est donné. Nous ne reviendrons pas là-dessus.

Depuis Marshall McLuhan[5], nous savons pourtant que la réception d’un discours dépend tout autant de ses conditions d’énonciation, le médium, que de son contenu, le message. Des conditions d’énonciation ambiguës peuvent facilement mener à des ruptures de dialogue. S’il est vrai que l’on parle « pour être entendu », il est logique que les intentions des protagonistes, explicites ou implicites, déterminent le fonctionnement du médium. Quand, par exemple, un discours se dit solidaire des quêtes de sens dans leur éclatement contemporain, comment peut-il être reçu s’il est entendu, à tort ou à raison, comme disposant d’un savoir déjà établi à propos de ce sens ? Comment peut-il se prétendre émancipateur s’il requiert l’allégeance à des résultats programmés de cette émancipation ?

Dans la mesure où la communication humaine suppose l’arbitraire des signifiants du langage, et que ces signifiants appartiennent à la collectivité avant d’être exploités plus ou moins délibérément par les individus, des savoirs obscurs structurent les possibilités de dire et d’entendre. Sans nécessairement priver le sujet de sa liberté de penser, ces lumières sombres — que Freud a thématisées sous le concept d’inconscient — travaillent les discours, tant dans leur écoute que dans leur énonciation. Elles peuvent facilement en disqualifier les contenus explicites, ou provoquer des ruptures communicationnelles sans raison apparente. La volonté de maîtrise est souvent de leur domaine.

On le voit, l’impasse est d’abord logique plutôt qu’idéologique. Elle concerne la forme du discours plutôt que son contenu. Elle est du même type que les obstacles épistémologiques (l’expérience première, la connaissance générale, les images familières…) recensés par Bachelard dans la poursuite de la connaissance scientifique[6]. Disposer d’un sens déjà-là invalide la quête de sens, même quand il prétend la soutenir, de la même manière qu’un supposé savoir bloque le travail de recherche dans l’ordre de la connaissance. C’est le manque qui mobilise le désir. La satisfaction l’arrête.

Aussi est-ce quand il est menacé, et non quand il paraît assuré, que le sens devient un enjeu de vie. Cela se vérifie face aux catastrophes, quand fleurissent dans les décombres des solidarités et des générosités autrement oubliées. Lorsque les codes habituels de la représentation sociale s’effritent, des rapports humains habituellement négligés redeviennent importants. Quand le personnage perd pied devant des événements qu’il ne contrôle pas, l’être en devenir cherche des repères. Des objets dérisoires deviennent lieux de retrouvailles avec la dynamique du sens. Un plus être s’inscrit là, très précisément, dans le manque en train d’être vécu. Il interpelle les sujets dans leur vérité et demande à être partagé.

Dans ce processus vital, ouvert à des sollicitations multiples, l’être humain est ainsi appelé à renaître, en quelque sorte, à chaque moment de son existence, en décidant du pas en avant qu’il peut exécuter. Il fait acte de survie, traversant sans cesse d’indéniables limites, dans l’expérience réitérée de la précarité et des ruptures. Les adeptes des sports extrêmes, les commandos en théâtre de combat, les mystiques, les grands amoureux, n’hésitent pas à dire que c’est là vivre de la façon la plus intense possible. Rigoureux et prudents jusqu’à l’obsession dans la maîtrise de leur mode d’opération, ils n’hésitent pas à prendre le risque de l’altérité.

I. Maîtriser des objets pour organiser la vie

Pour Roland Barthes, la fonction du discours n’est pas de « faire peur, honte, envie, impression, etc. », c’est-à-dire d’avoir des effets dans le réel, mais de « concevoir l’inconcevable » de « supporter l’imagination », de façon à « ne rien laisser en dehors de la parole et de ne concéder au monde aucun ineffable »[7]. Comme l’imaginaire, dont il est un instrument privilégié, le discours vise la plénitude. Mais cette logique concerne-t-elle uniformément tout discours ?

La raison pour laquelle il est important d’inventorier ce qu’on peut entendre par « discours du maître » vient de cette question. Le maître fournit à l’esclave (le disciple, l’élève, etc.) des objets susceptibles de formater son désir, de le capter et de déterminer le sens de son utilisation. Ainsi centré, son discours se déploie alors selon une logique arrêtée, dont la rigueur établit l’efficience. Certes la pertinence de ses objectifs est relative : ils peuvent être évalués en fonction du bénéfice qu’il en tire et selon leur congruence par rapport à l’ordre des valeurs (ordre symbolique) de la collectivité qui les soutient. Mais à l’intérieur de ces limites, leur propension est totalitaire : elle tend à éliminer tout autre possible.

Bref, là où le désir resterait autrement dans l’indéfini du sens, sans cesse à redéfinir, le discours du maître le fixe dans une finitude déterminée. La plupart des récits de prouesse, de courage et de dépassement, sportifs ou militaires, reposent sur un tel opérateur. Joseph Kessel, par exemple, montre admirablement dans Ventes de sable, un récit célébrant les débuts de l’Aéropostale entre Casablanca et Dakar, comment un objet sublimé, le transport du courrier, inscrit ainsi le désir dans la réalité :

[…] la ligne Casa-Dakar a, tout entière, été fondée sur le miracle qu’accomplissaient chaque semaine les courriers du désert. Et c’est la force de l’Aéropostale, [son] contagieux mérite […] d’avoir nourri quelques êtres valeureux et simples d’une religion nouvelle : la religion du courrier. […] Et il est bon qu’il en soit ainsi. Sans cette flamme intérieure qui le brûle et le dépasse — qu’elle s’applique à une croyance, à une patrie, à un amour ou à un métier — l’homme n’est qu’une mécanique indigne ou désespérée[8].

Même dans ses versions douces (celle du maître d’école bienveillant, par exemple), le discours du maître inaugure ainsi un rapport au monde qui demande le dépassement des limites mais reste essentiellement organique. Et dans la mesure où cette organicité s’impose comme sens de la vie, quand elle oriente la plus grande part ou la totalité de l’énergie dont l’être dispose, elle l’assujettit, pour en faire un acteur, aveugle à toute autre considération que sa fonction. Quand le travail et la réussite représentent la finalité de l’activité humaine, le travailleur quitte l’ordre du désir pour entrer, comme disait Georges Bataille, « dans le royaume de la servitude » :

Cessant d’appartenir à un monde fantastique et tragique […], à un monde de la destinée humaine, le travailleur libre s’est voué à son travail : il s’est mis à confondre son existence avec sa fonction, à prendre sa fonction pour son existence. Il n’a échappé au mouvement d’ensemble que pour s’absorber dans un mouvement fonctionnel hypertrophié, simple et vide automatisme qui s’est substitué à l’existence pleine[9].

Cette impasse est évidemment facile à vérifier en contexte de servitude explicite : n’ayant pas le choix de vouer sa vie au service du maître, l’esclave travaille à la réalisation d’objectifs sur lesquels il n’a aucune prise. Elle est plus subtile à l’autre bout du spectre : « si vous voulez réussir, dit-on à l’élève, vous devez » acquérir tel et tel savoirs, vous comporter de telle et telle façons. Peut-il vraiment refuser ? Le coût du refus peut être prohibitif, allant jusqu’à l’exclusion et, avec elle, la nécessité d’intégrer ou d’inventer un ordre socio-symbolique alternatif, celui de la délinquance par exemple, potentiellement aussi violent que l’ordre refusé, ou encore errer en quête d’un gîte qui sans cesse se dérobe.

L’esclave n’est pourtant pas sans recevoir de reconnaissance : contribuant à la richesse du maître, il est un bien utile. Si le maître est rationnel, il le traitera à l’aune des bénéfices qu’il en escompte, tout comme son bétail et ses autres biens. Des économistes ont été récompensés, en fin de xxe siècle, pour avoir démontré, données probantes en main, que la productivité du système esclavagiste, dans les États du Sud des États-Unis, était 35 % supérieure à celle du Nord grâce aux économies d’échelle, à la bonne gestion et à l’utilisation rationnelle du travail et du capital[10]. Partout, en tout système fonctionnel, la maîtrise de l’objet détermine la reconnaissance accordée à l’acteur. Tout sportif, s’il tient à la reconnaissance de ses pairs et du public, doit peaufiner sans cesse sa maîtrise du ballon, de sa foulée, de son coup de patin ou de pédale. Quitte à oublier, captif de son fantasme, toute autre considération.

Dans l’économie familiale des sociétés libérales, la répartition du travail et du temps, de même que les décisions concernant le mariage, le divorce, les rapports sociaux, renvoient aussi à leur productivité escomptée. On investit dans l’éducation des enfants, tout comme en système féodal on les plaçait chez un seigneur en escomptant d’un mariage futur permettant à la lignée de progresser socialement. Malgré toute l’affection portée à l’enfant — et sans doute souvent à cause d’elle — on désire avant tout réaliser son bien selon les lieux communs d’une certaine culture. Quitte à oublier toute autre considération dans l’hallucination de l’objet fantasmé, et à en faire un robot.

C’est ainsi que les abolitionnistes des xviiie et xixe siècles, incapables de désapprouver les conquêtes coloniales malgré leurs proclamations d’humanisme, ont allègrement prêché les vertus de la civilisation contre la barbarie en fermant les yeux sur les massacres perpétrés au nom de la civilisation. Voltaire fait paraître Alzire ou Les Américains[11] en 1729, au plus fort du trafic triangulaire. Les bourgeois éclairés s’émeuvent du sort de la princesse Alzire mais restent complètement indifférents à celui des malheureux croupissant dans les cales des navires avant d’être assujettis aux maîtres planteurs, s’ils survivent à la traversée. « Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra », s’écrie Victor Hugo[12] en 1879.

Il appartient aux « civilisés » d’extirper la barbarie, aux « éclairés » d’illuminer le monde. Mais la barbarie perpétrée au nom de la civilisation reste invisible aux « civilisés », quand elle n’est pas excusée comme une nécessité, et ce sont les chasseurs qui racontent les histoires de chasse. Cela n’a pas beaucoup changé depuis le xviiie siècle. La logique financière qui préside aujourd’hui à la reféodalisation du monde[13], creusant l’écart entre les riches et les pauvres au coeur même des sociétés « développées », s’autojustifie essentiellement par le type de raisonnement qu’énonçait déjà Montesquieu : « Le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves[14] ».

Comme si elle pouvait préserver de la mort qu’elle programme, la pulsion accumulatrice éclipse avec la même allégresse l’éthique de la réciprocité, quitte à lui reconnaître un rôle marginal dans l’optimalisation de la productivité et à en faire, au mieux, un adjuvant de la croissance[15]. Condition incontournable de la réussite, l’impératif de performance remplace la règle d’or demandant de ne pas faire aux autres ce qui est insupportable pour soi-même. Encellulé et verrouillé dans son fantasme de réussite, l’humain est réduit à la servitude fonctionnelle. Le sujet en processus disparaît au profit de l’acteur défini et contraint dans son jeu. Les questions de sens sont évacuées de la vie, jusqu’à ce qu’une catastrophe les actualise à nouveau.

Les souffrances générées par un tel système équivalent à celles attribuées aux structures communautaires étouffantes dont il prétend émanciper. La course à la performance produit du stress : il faut continuellement rester sur le qui-vive. Le statut de l’acteur est précaire : il risque sans cesse de perdre la face, sinon son poste, tel l’entraîneur sportif après quelques défaites. La tension est d’autant plus pénible qu’il a peu de prises sur les objectifs assignés. Elle provoque des déchirures dans l’ensemble de l’écosystème. Parmi les paradoxes, en production agricole par exemple, le syndrome du porc stressé, engraissé en des temps records, dont la carcasse cesse de tenir le coup et la viande devient impropre à la consommation ; le syndrome de la mort subite des poules pondeuses soumises à l’élevage intensif et à des exigences de productivité qui ont doublé en cinquante ans. On parle encore ici d’êtres vivants. Le paysage lui-même en est affecté, et avec lui la biocénose des milieux agricoles. La disparition des haies, l’agrandissement des superficies soumises à la monoculture, les exigences d’accès pour des machineries de plus en plus lourdes, sans compter les rythmes imposés par les marchés, ont des conséquences sur la faune et la flore, voire sur la terre elle-même, soumises à des adaptations contre-nature. La pauvreté visible, certes, a quitté les campagnes pour s’agglutiner dans les zones urbaines, au plus près des services sociaux disponibles. Le paysage agricole, avec ses grands hangars et ses machines rutilantes, témoigne de la réussite d’un nombre raréfié d’entrepreneurs. Leurs habitants ne sont plus des paysans grattant la terre, mais des exploitants agricoles, techniciens aux multiples compétences, tributaires des marchés internationaux, souvent lourdement endettés[16] avec la charge d’angoisse, de surmenage, de prouesses administratives et de contraintes à la vie privée que cela suppose. À la fin du xixe siècle, Durkheim notait que les agriculteurs étaient moins touchés par le suicide que les professions libérales[17]. Un siècle plus tard, l’Organisation mondiale de la santé les classe parmi les occupations connaissant les plus hauts taux de détresse.

Quand les objectifs assignés à un acteur prennent la place du sens, ils écrasent les considérations humanitaires, éthiques, communautaires ou religieuses. La santé elle-même y passe. Tirant expérience d’un tragique encore plus explicite, celui de sa féminité vécue, Nelly Arcan écrit :

Se conformer, c’est disparaître en voulant être reconnue. La disparition de la femme, aujourd’hui, est paradoxale : se faire remarquer parmi les autres, chercher le couronnement, mais pour cela se revêtir d’un uniforme qui fait d’elle un soldat, un être obéissant. Cet uniforme, c’est son sexe, sa fonction érotique. C’est une forme d’obésité, en plus contagieux encore. […] L’uniformité sexuelle, je l’appelle la burqa inversée des femmes occidentales. La femme d’aujourd’hui est un sexe, qui, loin de disparaître sous un voile, se donne tant à voir, prend tant de place qu’on ne voit plus que lui. Même le visage de la femme, avec ses moues, ses regards, ses expressions extasiées, est un sexe. Et le sexe, qui déborde du génital, se définit surtout par son intention : capter le désir des hommes à perpétuité, y donner sa vie[18].

Bien sûr un tel discours sera largement reçu comme une provocation. Peu importe que l’auteure l’ait signé de sa propre vie. La chair impropre des cochons, la mort subite des poules, la détresse des travailleurs agricoles, l’impasse sur la féminité (que serait-ce si on osait parler de masculinité ?), font scandale dans leur juxtaposition ; ils ne sont pourtant pas si loin de la sublimation du courrier par les pilotes de l’Aéropostale. Ils représentent le versant sombre du désir, la lumière noire qui pousse l’humain, croyant réaliser son mieux-être, à s’abîmer dans l’enfer des choses. Le totalitarisme ne se développe pas autrement : à la manière de Gomorrhe[19], il consiste à formater l’humain — bien loin d’en prendre soin — pour le faire entrer dans le meilleur système, celui d’une société tout incorporée, ne laissant aucune place à l’indéfini. À la limite, l’image du maître peut s’y faire invisible : le système parfait doit fonctionner par lui-même. La notion même de sujet disposant d’un espace minimal de liberté n’y a pas de sens, puisque la question du sens ne s’y pose pas. Le sujet est effacé, l’humain est superflu, diagnostiquait Hannah Arendt[20]. À moins que bateau ivre, il ne « disperse sa douleur aux quatre vents, comme des cartes postales, des confettis, des doléances », constate encore Nelly Arcan[21].

II. Éduquer pour faire sens autrement

Inscrite dans le discours magistériel, l’intention explicite de se faire émancipateur témoigne certes de la volonté de prendre distance par rapport au discours du maître. Comment cela est-il possible ? Comment, détenteur d’une maîtrise (qu’on lui assigne quand il ne la recherche pas), un discours peut-il se faire (et non seulement se dire) initiateur de liberté ?

L’acte éducatif pose exactement cette problématique : « Peut-on être maître de liberté ? ». La question met en scène deux fonctions apparemment contradictoires : intégrer à une culture, exiger la discipline nécessaire pour en maîtriser les déterminations, et, par ce moyen même, émanciper. La contradiction paraît insurpassable : elle force « à un dépassement sans cesse renouvelé sans que, pour autant, [en] soient supprimées les apories[22] ». C’est pourquoi, sans doute, à l’instar de gouverner et psychanalyser, éduquer fait partie des « métiers impossibles[23] » : ses résultats ne sont jamais satisfaisants, jamais conformes à ce qui est attendu.

Pourtant, comme dit le philosophe Jacques Rancière : « Qui enseigne sans émanciper abrutit[24] ». Pour cela, point besoin d’être le jouisseur qui abuse de l’esclave, point besoin de passer aux actes criminels que les médias se plaisent à débusquer. Il suffit de la peur banale devant l’inconnu — notamment l’autre qu’est l’élève —, cette peur qui pousse à ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, qui fait préférer l’ignorance à la responsabilité du désir. Régulièrement, les politiciens et autres maîtres pris en flagrant délit de corruption ne plaident-ils pas l’ignorance ?

L’abrutissement en éducation vient donc bien en deçà des débats sur les techniques et outils pédagogiques. Personne ne contestera le fait que pour survivre et progresser, pour mieux performer, chacun doit accumuler des connaissances, affiner ses outils, ses techniques, bref sa rationalité. Le problème n’est pas performer, mais performer pourquoi ? Quand elles refusent la question et sont imperméables à la critique, les procédures opérationnelles et leur logique deviennent des processus de déséducation[25]. Quand elles s’imposent au point d’exclure, elles deviennent littéralement totalitaires : « Une fois tuée la personne morale, il ne subsiste qu’un obstacle à la métamorphose des hommes en cadavres vivants : les différences entre les individus, l’identité unique de chacun[26] ».

Mais ce « moi » a beau être hypostasié, eunuque grassouillet, il est devenu stérile. Sans doute sera-t-il apte à servir le maître qui reconnaîtra éventuellement son « efficience », toute créativité lui sera interdite. Certes il pourra « progresser » dans l’échelle imposée des « valeurs ». S’il réussit, il passera éventuellement de la petite à la moyenne bourgeoisie, ou de la moyenne à la plus grande. Suréquipé pour fonctionner dans le système, il deviendra désemparé s’il lui advient de devoir prendre le risque du sens.

Durkheim définissait l’éducation comme « l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale[27] ». Il est facile de réduire cette proposition à sa seule dimension fonctionnelle, l’acquisition de compétences, oubliant qu’un humain adulte n’est pas d’abord celui qui a développé l’ensemble de ses possibilités morphologiques et « complété » son adaptation biosociale à la manière des animaux, mais celui qui est capable d’autonomie et de responsabilité. Non sans lien avec la conscience des méfaits du totalitarisme, le vingtième siècle en a rendu la question urgente[28]. Aussi est-on en droit de pointer aujourd’hui d’autres enjeux éducatifs que l’adaptation sociale : ceux d’un acte engageant non seulement un système de pensée et des logiques procédurales, mais la responsabilité du désir.

Ce désir n’est d’ailleurs pas uniquement celui de l’éducateur. Il implique celui qui s’éduque (le s’éduquant), qui ne peut être réduit au statut de boîte réceptrice, de même que la communauté humaine à laquelle l’un et l’autre appartiennent. « Cela prend un village pour élever un enfant », dit le proverbe. Il concerne l’à-venir qui se structure dans la qualité du lien social et reste, pour cela, irréductible à la poursuite d’objets particuliers (la réussite personnelle, l’ascension sociale). En conséquence, la maîtrise dont s’autorise l’éducateur concerne essentiellement sa capacité (et sa volonté) de garder ouvert cet espace du désir — instance de l’altérité, lieu de l’Autre — dont la conscience s’enracine dans le manque.

Autrement dit, l’acte éducatif qui, à première vue peut ressembler à un duel maître-élève, implique toujours un tiers, exclu de cette dualité (qui caractérise, nous l’avons vu, le rapport maître-esclave) mais qui seul lui permet d’accéder à la créativité. C’est lui qui explique notamment que la science n’a jamais fini de se développer : le savant sait qu’il ne sait rien, que tout est encore à découvrir, que l’incertitude se déplace devant lui comme l’horizon sur la mer. Et qu’avancer, c’est risquer cet inconnu. Ce tiers, pourtant, il est possible et utile d’en parler. Il se présente alors sous forme de réalité désirable, cause à défendre, idéal à réaliser, oeuvre à faire, valeurs à promouvoir[29]. Une fois ce tiers inclus, sa réalité structure les rapports entre le je et le tu, à la fois séparés et dialoguant, interdits de jouissance l’un par rapport à l’autre[30] mais alliés dans l’ordre du désir. Le savoir essentiel de l’éducateur concerne le manque, et non les objets susceptibles de le combler. Il transige pourtant sans cesse avec le fait que le désir, pour se mobiliser, a besoin d’objets provisoires qui le métamorphosent en engagement et en acte créateur. Il doit donc à la fois proposer et critiquer.

Seule cette reconnaissance du manque peut contrer la perversion qui fait de l’éducateur un maître, de l’élève un esclave, et de l’espace éducatif l’arène d’un duel entre l’un et l’autre. Ceci dit, si l’acte éducatif repose ainsi sur un non-savoir où se prend le risque du désir, il suppose néanmoins une conviction, celle de l’éducabilité. Une double conviction fondatrice, si on en croit Philippe Meirieu : celle « que tout sujet, même apparemment le plus solide, est un sujet accidenté ; mais aussi que, derrière tout sujet accidenté, […] il y a un sujet intact et que je peux m’adresser à lui et l’aider à se révéler par la mise en oeuvre d’une démarche éducative construite ». C’est un pari, ajoute-t-il « scientifiquement faux, bien qu’on n’en sache rien, mais éthiquement juste et nécessaire, parce qu’il est le pari sur l’humain[31] ». Il permet d’inventer un discours pour l’apprentissage et contribue à la poursuite du mieux-être humain.

Ces considérations nous mènent assez loin, il faut le dire, d’une conception de l’éducation comme contrôle de la promotion sociale et de la créativité au profit des dominants. Elles ne préjugent en rien, pourtant, des analyses empiriques qui démystifient les institutions en montrant comment elles accumulent les savoirs et en font bénéficier des « héritiers[32] », reproduisant les privilèges de génération en génération. Elles montrent simplement qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

III. Renoncer pour faire place à l’(a)Autre

Renoncer aux illusions du savoir n’est pas le propre de l’acte éducatif. On en retrouve l’exigence, essentielle et fondatrice, en psychanalyse. Si, dans celle-ci, on cherche à « démasquer le réel », comme dit Serge Leclaire, il convient de saisir de quoi sont faits les masques. Cela exige

« de ne pas être partie prenante dans la structure des fantasmes où se règle l’économie des désirs de chacun » […] de façon à distinguer l’ombre de son support, […] ne pas prendre le souvenir pour argent comptant et la miche pour du bon pain[33].

Autrement dit, le psychanalyste doit, lui aussi, savoir qu’il ne sait rien. Et cela, non pas pour « comprendre » l’autre et être en mesure de décrypter son discours (c’est-à-dire, en définitive, à son propre profit, donc dans une intention perverse), mais pour laisser place à une énonciation singulière au plus proche de la vérité de son désir. Cette énonciation, certes, restera marquée par les limites de son langage, les blessures de son histoire. Comme toute parole humaine, elle est nécessairement oblitérée par la culture. Mais l’analyste est là pour l’écouter, même s’il n’y entend rien. Le malaise dans la culture[34], pour lui, n’est pas la conséquence d’une faute ou d’une immaturité qu’il faudrait corriger, mais la cause du sujet, ce qui le mobilise à vouloir devenir, à se risquer dans la quête d’un plus d’être.

Dans cette perspective, le modèle lacanien des quatre discours cherche à rendre compte non pas de leurs contenus mais de la logique du signifiant qui préside à leur mise en scène. En sus du discours du maître, dont nous avons commencé à dégrossir la logique, il pointe trois autres dispositifs : le discours de l’hystérique, le discours de l’universitaire et celui de l’analyste. De ces trois dispositifs, les deux premiers ont en commun de présenter des objets, à l’instar du discours du maître. Ils produisent cependant ceux-ci selon leur mode propre et peuvent en faire des alternatives aux objets du maître. L’autre se caractérise de poser un objet absent. Voyons rapidement ce qu’il en est.

Le terme « hystérique » ne désigne ici ni une maladie ni une caractéristique plus ou moins exclusive aux femmes, cela va sans dire. Il qualifie une structure discursive agissante tant chez les hommes que les femmes, tant chez les nantis (qui, on le sait, manquent toujours de quelque chose) que chez les va-nu-pieds, bref une structure normale, quoique certains dispositifs culturels peuvent en favoriser les manifestations plus que d’autres. À l’instar de n’importe quelle autre, cette structure devient pathologique quand elle enclôt le sujet et l’étouffe dans ses fantasmes. Mais dans ses habits ordinaires, on la trouve communément, par exemple, désolée devant les catastrophes, naturelles ou humainement provoquées, indignée devant l’injustice, plaintive devant la souffrance.

Là où le maître impose sa loi, le « peuple » renverse ainsi la donne en lui opposant sa « réalité », en particulier celle du corps et de ses limites. Là où le maître dit : « Vous l’avez mérité ! », il accuse les coups mais cherche à en atténuer les effets et en partage l’affliction. Une des configurations majeures de son discours est l’expression de l’émotion devant un événement troublant, sinistre ou sublime peu importe. Il n’est donc pas sans noblesse et contribue de façon insigne au développement des liens sociaux. Il donne matière à discourir. Les médias l’exploitent à satiété en donnant la parole aux « témoins », parfois fort éloignés des événements, et qui n’ont rien d’autre à en dire, justement, que leur émotion.

Nous pouvons en reconnaître une configuration importante quand la culture populaire pose l’expérience du vécu comme limite aux injonctions morales des institutions. « À l’impossible, nul n’est tenu »… La pertinence des grands principes s’arrête devant ce qui, à tort ou à raison, paraît incontournable. N’est-ce pas ce qui se passe quand l’enseignement de l’Église sur la contraception se heurte, dans la bourgeoisie occidentale, à un constat simple mais irréfutable : « Cela ne correspond pas à notre expérience… » ? On aura beau argumenter que la petite bourgeoisie est complètement obnubilée par ses fantasmes de réussite et de bien-être matériel, qu’elle a perdu le sens des valeurs, etc., la réalité d’une « expérience » est indiscutable, à moins de mettre en cause la bonne foi de celui qui l’affirme : on l’a ou on ne l’a pas.

Pour le discours « universitaire », par ailleurs, le mode de construction de l’objet repose moins sur l’expérience vécue que sur l’expérimentation et la vérification, selon les normes reconnues. Il s’agit donc, encore ici, de mettre en scène un objet-savoir, mais plus ou moins éloigné de l’appropriation spontanée caractérisant le vécu. La relativité de sa valeur peut être discutée, dans la mesure où on connaît son mode de production. Aussi se légitime-t-il, socialement, par la vérification de son efficacité (les « données probantes ») et la rigueur attestée de sa construction. La haute technologie, dans tous les domaines, en forme incontestablement aujourd’hui les sommets.

Ce discours savant peut tout aussi bien servir le maître que le peuple. Dans la mesure où c’est généralement un maître qui en soutient les institutions, il est logique qu’il cultive prioritairement ses rapports avec lui. Mais il arrive aussi que de savants économistes, gestionnaires, ingénieurs et techniciens, occasionnellement sinon par vocation, se mettent au service du peuple et refusent la soumission au maître jusqu’à poser des gestes transgressifs. Ils risquent alors, eux aussi, d’en payer le coût par la marginalité et l’errance.

Quoi qu’il en soit, discours populaires et discours savants marquent ainsi les limites du discours du maître. Ils le mettent en débat. Ce faisant, ils fonctionnent néanmoins eux-mêmes à partir d’objets, aussi sont-ils structurellement tentés d’en prendre la place : « Devenir calife à la place du calife[35] ». Combien de mouvements révolutionnaires, dans l’histoire, ne sont-ils pas à leur tour devenus répressifs une fois le tyran renversé ? Il serait trop facile d’évoquer ici les dérives « gauchistes » du xxe siècle, alors que d’autres totalitarismes, inhérents à la pensée unique prétendument fondée sur des données probantes, habitent le xxie. Associées au pouvoir (donc à la pulsion), les pratiques de l’intelligence comme l’expérience populaire peuvent facilement devenir obscurantistes. Il leur suffit de se convaincre qu’elles ne laissent rien à désirer !

Or c’est précisément de cela qu’entend se démarquer le discours de l’analyste. Au lieu d’agir à partir d’objets s’imposant aux autres configurations de la culture, il s’articule autour de l’objet absent[36], c’est-à-dire dans la présence du réel manquant au signifiant. Son principe, au fond, est simple : toute énonciation laisse à désirer. Et ce qui reste, le non-dit laissé à l’écart, censuré ou simplement oublié, supporte le désir de savoir qui autorise le dispositif analytique. Celui-ci vient alors garantir en quelque sorte, non pas que le discours dise la vérité, mais qu’il s’articule à ce désir de savoir dont l’objet, quoique toujours insistant, reste à jamais indéfini.

Dans un tel dispositif, évidemment, les notions de « communication » et de « relations humaines » n’ont plus cours. Le rôle de l’analyste n’est pas de consoler à la manière de l’ami, ni de prescrire à la manière du médecin, ni de conseiller à manière du guide, ni d’expliquer à la manière du savant. Il ne peut se targuer que d’une seule expérience, d’un seul savoir, celui du manque inhérent à tout objet, manque dont il est lui-même sujet aussi bien que témoin. Quelque chose comme un acte de foi, une con-fiance, fonde sa posture : l’autre est désirant.

IV. Le magistère, dans le paradoxe du désir vivant

Dans son roman biographique sur Nicola de Cues, Jean Bédard met dans la bouche du cardinal des mots qui résument admirablement la problématique (aporétique) du discours magistériel que nous tentons d’introduire ici :

Si les prélats cèdent tous les pouvoirs temporels de l’Église, avec qui combattra-t-on l’oppression des pauvres par les princes ? L’Église est née pour cela : civiliser, réduire la hargne, soustraire les pauvres à la cupidité des princes. Mais, dès que l’Église s’équipe pour le combat, elle attire à l’intérieur d’elle-même les plus rapiats et fait des autres princes ses rivaux. Doit-elle jeter toutes ses armes, errer et mendier, n’apportant aux pauvres que la consolation de sa présence ? Comment combattre sans arme et sans position ? Cette question n’est rien d’autre que la quadrature du cercle appliquée à la politique : le combat du souffle contre l’épée, de l’esprit contre la rapacité[37].

Le maître enclôt le sens quand il enseigne ce qui doit être. Le sujet pris dans ce discours, maître ou disciple, ne peut dès lors trouver sur son chemin que des modèles assignés par un ordre étranger. Il en serait de même de l’analyste qui se permettrait de dicter à l’analysant l’interprétation de ses rêves : il ne ferait que refiler un encombrement supplémentaire à son imaginaire ! Or la culture, qu’elle soit marchande-séculière comme dans le monde contemporain ou aristocratique-sacrale comme dans les institutions de tradition, ne manque pas d’objets supposés satisfaire le manque qui préside au désir. Entre ceux du sens commun, soi-disant naturels, et ceux qu’ennoblissent les autorités, les maîtres ont beau jeu. On peut comprendre « l’effroi devant la liberté[38] » qui saisit le sujet en processus, relégué à des rôles dont il ne maîtrise en rien l’écriture, et l’ingéniosité sans limites de ses tentatives de divertissement.

Tel est le paradoxe du désir. Il a besoin d’objets mobilisateurs, signifiant le mieux-être qu’il cherche à réaliser mais doit refuser, pour rester vivant, de se laisser ensorceler par ces objets. Sachant que tout discours — du maître, du peuple, du savant — est construit dans un ordre symbolique, mis en scène dans l’imaginaire, sachant qu’il est, en conséquence, marqué de nécessaires limites, toute complaisance à son égard devient imposture. C’est comme si, devant un signal routier, plutôt que prendre la direction indiquée (ou une autre, ce qui est toujours possible), on restait sidéré, à jouir de l’affiche. Non-sens. Le désir en acte ne peut que travailler au dépassement, dans les risques et périls de faire confiance à l’autre, l’inconnu, et du même coup de mécontenter tout un chacun.

Des analystes en témoignent : « Écouter un fou, c’est un acte de foi[39] ». Le fou représente, aujourd’hui, le paradigme de l’altérité, parce que les codes de son discours paraissent aberrants. Écouter l’autre, c’est postuler que derrière cette désorganisation apparente, peut se profiler — qui sait ? — un désir étouffé porteur d’humanité. Ceux qui pratiquent l’écoute à ce niveau — en santé mentale, en prison, auprès des mourants ou en toutes sortes de situations de détresse — savent bien que seule une écoute inconditionnelle, sans grille morale ni clinique, peut laisser place à une parole libre, parole que rien ne garantit mais à travers laquelle le sujet émergeant pourra, éventuellement, atténuer quelques discordances de son rapport au monde, établir des pistes vers la vérité de son désir.

Garder ouvert le champ de l’Autre. Sans doute est-ce là aussi un enjeu incontournable du discours magistériel. Si nous avons exploré sommairement, dans les pages précédentes, les conditions du discours éducatif et du discours analytique, ce n’est pas pour en faire des modèles mais plutôt pour montrer que le discours magistériel partage, avec d’autres, un trait essentiel de la condition humaine et qu’il y trouve sa légitimité, tant anthropologique que théologique[40]. Il peut très bien justifier, de sa propre expérience, l’enjeu paradoxal qui préside à son dynamisme : être dans le monde, sans être du monde. Tiré des évangiles (Jn 17,14-26), le conseil est souvent repris dans la vie des communautés religieuses dont il marque le mode de vie utopique[41].

D’un côté, le discours magistériel dispose d’objets qui l’inscrivent concrètement dans l’histoire : des traditions, un corpus de savoirs acquis, des expériences éprouvées, des symboles qui l’associent parfois au discours du maître, parfois au discours du peuple, rien de cela n’assurant de faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Il dispose également, aujourd’hui, d’un important corpus de savoirs savants, produit intellectuel organique mis à son service depuis des siècles. Il possède donc plein d’outils pour faire valoir sa légitimité, sa cohérence et sa pertinence. Et toujours dans le sens de la référence évangélique, il faut se rappeler aussi que non seulement les disciples ne sont pas retirés du monde (Jn 17,15) mais qu’ils y sont expressément envoyés (Jn 17,18). Le discours magistériel a mission d’assumer cette présence.

D’un autre côté, à quoi cette présence pourrait-elle bien servir, si ce n’était d’actualiser la liberté, le risque de l’altérité, permettant de déclore la condition humaine ?

Historiquement, l’expérience chrétienne en a témoigné tout au long de ses deux mille ans d’histoire. Elle a affirmé l’Autre, notamment dans la clôture juridique de l’Empire romain dont l’empereur-dieu représentait la clé de voûte. Elle a affirmé l’Autre aussi dans la clôture du monde médiéval fondé sur les privilèges de l’aristocratie guerrière. Certes, certains ont dû quitter le monde pour poursuivre leur idéal dans le désert. Mais ils y ont justement inventé des formes de vie nouvelles, cultivant la terre et l’intelligence, allant jusqu’à expérimenter la démocratie alors que l’Église elle-même sublimait l’aristocratie. Toutes ces aventures ont rarement été sans ambiguïtés : compromis et corruptions ont aussi marqué profondément l’histoire du christianisme. Être dans le monde sans être du monde est rarement chose claire, sinon il n’y aurait pas de risque dans le désir, rien ne serait laissé à désirer…

Dans les siècles « modernes », face aux clôtures totalitaires des Empires de droit divin subsistants et devant la montée des déterminismes bourgeois, s’est aussi profilée, lentement, la nécessité de dire l’Autre. Le défi contemporain, à cet égard, n’est certes pas moindre que celui de l’Empire romain. Il s’agit d’affranchir le désir de l’enceinte économico-financière et technico-idéologique que commande une pensée unique globalisée qui, de surplus, se prétend naturelle.

Bien sûr la théologie — le discours savant organique évoqué plus haut — est loin d’en avoir terminé de discerner, d’explorer et d’expliquer les modalités possibles de cette ouverture, alors même que l’expérience populaire, profitant de l’effritement contemporain des structures d’encadrement, en parcourt volontiers les possibles et y trace des chemins inédits. Les apories restent entières. Par exemple, on peut bien tenter de se dire apolitique. De facto, tout discours qui met en cause les clôtures du maître est un acte politique. Il n’a pas besoin pour cela de prendre parti, ni de débattre de ses convictions, mais simplement de pointer l’existence de la clôture. Le magistère est politique non pas conjoncturellement mais structurellement, du seul fait de prendre la responsabilité de dire l’Autre.

Face aux apories du discours éducatif, Hannah Arendt posait la question, à savoir

si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, […] si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, […] mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun[42].

Dès lors faudrait-il admettre dans leur radicalité les multiples questions que posait déjà, dans sa captivité, le théologien Dietrich Bonhoeffer, questions sans réponses qui poussent partout sur les décombres de la chrétienté et forment, du même coup, les friches du champ de l’Autre :

Nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion ; tels qu’ils sont, les êtres humains ne peuvent tout simplement plus être religieux ; […]. Le fondement de notre « christianisme » tout entier, tel qu’il fut jusqu’ici, se dérobe […]. Comment le Christ peut-il devenir aussi le Seigneur des sans religion ? Y a-t-il des chrétiens sans religion ? […] Comment parler de Dieu — sans faire appel à la religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent de la métaphysique de l’intériorité, etc. ? Comment parler de Dieu « de façon séculière » ? Comment sommes-nous ἐϰ-ϰλησία, la « communauté des appelés », sans nous considérer comme des privilégiés sur le plan religieux mais bien plutôt comme appartenant pleinement au monde[43] ?

Bref, comment faire en sorte que l’action (re)devienne fille du désir, que l’humain soit sujet responsable plutôt qu’acteur déjà aveugle, bientôt superflu, d’une machine qu’il ne contrôle pas, Prométhée enchaîné dont les vautours rongent le foie ?