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Ce livre s’adresse en particulier à un public anglophone qui n’a malheureusement pas encore eu accès à la magistrale étude parue en français en deux tomes (en tout, 600 p.) il y a déjà une vingtaine d’années : La notion de saṃskāra dans l’Inde brahmanique et bouddhique (Paris, De Boccard Édition-Diffusion, 1992 et 1993), sauf à travers le long résumé en anglais (p. 5-41) qui l’introduit. Relativement bref, ce nouveau livre est le condensé (« the quintessence », p. xix) d’un ouvrage qui n’est pas prêt d’être dépassé.

Le plan adopté dans ce livre suit de près le premier exposé de la recherche faite en 1992-1993. Le chapitre I (« The Philosophy of Sacrificial Act », p. 1-7) discute du vocabulaire qui sert à exprimer la construction de la personne de Prajāpati et celle du sacrifiant, en particulier dans les Brāhmaṇa, soit les verbes saṃk̥r ou abhisaṃk̥r, et introduit à la compréhension du terme de saṃskāra. Le chapitre II (« Representation of Hindu Life-Cycle », p. 9-31) aborde la question des saṃskāra en tant que rites de la vie ou rites de perfectionnement ; ces rites sont parfois avec moins de bonheur appelés des « sacrements » comme dans la tradition chrétienne, même si la réalité est nettement différente. Le chapitre III (« The Buddhist Attitude Towards Saṃskāras », p. 33-70) traite longuement de l’utilisation de ce même terme en contexte bouddhique. Les saṃskāra n’y désignent plus une activité rituelle, mais des formations mentales ou des compositions associées à l’impermanence. Le court chapitre IV (« Saṃskāra in Vaiśeṣika Thought : Mechanics and Psychology », p. 71-83) réserve des surprises : on y constate que le terme saṃskāra s’utilise autant dans le domaine physique (temps et espace) que psychologique. Il sert à lier des phénomènes hétérogènes en posant un chaînon intermédiaire, peu importe qu’il s’agisse du monde matériel ou du monde psychique. Les saṃskāra paraissent être essentiellement des « factors of mediation and continuity » (p. 80). Les théories du langage sont l’objet du chapitre V (« Role of Saṃskāras in Theories of Language », p. 85-90). Les saṃskāra, soutient Mme Kapani, jouent le rôle de mémoire intermédiaire. Ils servent à passer des phonèmes aux mots, ou des mots à la phrase. « Just as there is a persistency of a luminous impression on the retina, similarly there is a sonorous impression on the ear. Thus a psychological type of the explanation (the fact of taking recourse in the concept of saṃskāra) allows to fill the gap between articulation of sound and its comprehension ; between phonetics and semantics » (p. 86). Le chapitre VI (« The Advaita Vedānta Theory of Saṃskāras », p. 91-129) montre que l’Advaitavedānta maintient la perspective rituelle, tout en y ajoutant une conception des saṃskāra apparemment héritée du bouddhisme. Les saṃskāra prennent alors le sens de traces (vāsanā), de résidus karmiques, et établissent une continuité entre le passé d’un individu et ses actes présents et futurs. Le chapitre VII (« The Bhāva/Saṃskāra Theory in the Sāṃkhya Kārikās », p. 131-146) touche la philosophie sāṃkhya, où l’utilisation de ce terme peut soit se rapprocher du Vaiśeṣika soit prendre celui de prédispositions. Le chapitre VIII (« Ambivalence of Saṃskāras in the Yoga Sūtras of Patañjali », p. 147-166) est particulièrement original. D’abord perçus comme l’héritage d’un passé asservissant, les saṃskāra y apparaissent également comme des facteurs de libération puisqu’ils peuvent servir à remodeler le psychisme de l’adepte et à le conduire jusqu’à la pleine autonomie spirituelle.

Le livre se termine par un bilan des questions philologiques et historiques posées par ce travail (p. 167-177), une bibliographie, un index des noms et des mots sanskrits et pâlis. Pour bien faire comprendre l’intérêt de cette recherche, on me permettra de citer quelques lignes de l’ouvrage sur lequel il se fonde. « Cette revue de textes et de contextes, pourtant si variés, conduit à une conclusion manifeste. C’est que les saṃskāra ont avant tout une fonction de mise en relation, de médiation et de synthèse entre des données hétérogènes pour en former des totalités. Ils ont une fonction d’unification du divers. Cela s’exprime dans des domaines aussi différents que le rituel, la vie sociale, la psychologie, l’éthique, l’épistémologie. On peut donc dire que la notion de saṃskāra fonctionne, dans l’esprit des Indiens, comme une sorte de clé universelle pour assembler le divers, un divers qui — on l’oublie souvent en Occident — est mouvant » (p. 508). On comprend qu’il s’agisse d’une notion originale, qui défie toute tentative de traduction, et qui mérite qu’on y réfléchisse.

Une des caractéristiques de ce travail est de maintenir ensemble ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse diachronique et l’analyse synchronique. Tout en tenant le plus grand compte possible d’une histoire souvent difficile à restaurer, Mme Kapani reconnaît que l’univers bouddhique et le renoncement qui lui est propre confèrent à ces formations mentales que sont les saṃskāra un sens diamétralement opposé à celui que ces mêmes saṃskāra possèdent en tant que facteurs de perfectionnement pour l’homme engagé dans le monde. La confrontation de ces diverses utilisations du terme saṃskāra permet de mieux saisir la spécificité d’un concept susceptible de s’adapter à tous les contextes indiens. Toutefois, il ne s’agit nullement d’une étude fermée sur elle-même. Partout où cela lui paraît fécond, Mme Kapani tente des comparaisons avec des conceptions occidentales similaires (Augustin, Freud, Kant, Schopenhauer, Bergson, Heidegger, etc.), et réussit ainsi à mieux mettre en évidence l’originalité des saṃskāra indiens. On trouvera entre autres une comparaison entre le yoga et la cure psychanalytique freudienne qui insiste sur les divergences entre les deux approches plutôt que sur certaines similarités finalement assez secondaires (p. 162-166).

Ce résumé fort utile ne dispense nullement de lire l’original français, beaucoup plus développé et souvent plus clair. Il peut cependant y introduire. Même si les résultats de ce livre sont déjà connus des indianistes qui savent le français, il s’agit d’un livre qu’il fallait écrire pour faire plus largement connaître cette recherche, et en ce sens il comble une lacune importante.