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Introduction

S’il est un lieu commun en épistémologie et en philosophie, c’est bien celui de l’incompatibilité des discours métaphysique et religieux en regard des discours et des « vérités » de la logique et de la science expérimentale qui étudie les différents objets matériels qui constituent notre monde physique. Selon une certaine vision scientiste du monde, ce qui dépasse le mesurable et le dénombrable n’existe probablement pas, et ce incluant les différents attributs spirituels qu’ont accordés à l’être humain et au monde des siècles de pensée théologique, scolastique et métaphysique.

D’entrée de jeu, l’aporie est manifeste, car l’homme, l’auteur même de ces épistémologies et de ce scientisme, n’est justement pas lui-même un objet facilement mesurable. Il est une « vie », et a fortiori une vie intérieure. Contrairement à une certaine mode rationaliste omniprésente depuis au moins deux siècles qui voudrait que les émotions, les intuitions ou les convictions « non rationnelles » soient à proscrire ou du moins à contrôler, cet élément fondamental du phénomène humain, cette vie intérieure semble devoir être respectée et apprivoisée par une approche philosophique pour espérer atteindre une réelle compréhension du cosmos humain.

Les deux penseurs qui sont au coeur du présent article, Charles De Koninck et Michel Henry, n’ont justement pas voulu que la rigueur et l’objectivité soient des obstacles ou des empêchements à la philosophie première (que l’on pense celle-ci en tant que métaphysique, qu’ontologie ou même que cousine de la théologie). Et ils ont tous deux tenté cette approche « multidisciplinaire » avant l’heure avec un dévouement, une humilité et une pertinence rarement atteints à une époque où les débats philosophiques ressemblent souvent à une cacophonie intellectuelle où est systématiquement dévalorisé tout ce qui dépasse le simple niveau de la constatation et qui tente véritablement de donner un sens à l’existence humaine. Voici un survol de leurs pensées, présentées séparément dans un premier temps, pour bien établir leur base respective, suivi des liens appropriés qu’on peut tracer entre elles.

I. La finalité : la philosophie de la nature de Charles De Koninck

Charles De Koninck est un philosophe dont la pensée, aussi soucieuse de la tradition qu’originale et stimulante, a été tragiquement ignorée par le passage des années. Se considérant probablement plus lui-même comme un commentateur, un observateur et un débatteur qu’un auteur proprement dit, son oeuvre a longtemps été difficile à retracer, et parfois fragmentaire[1]. Pourtant son approche philosophique et théologique placée sous le signe de l’aristotélisme et du thomisme, mais également, et c’est là une des principales raisons de sa pertinence et de son urgence encore aujourd’hui, d’une rare compétence scientifique et d’une profonde lucidité face à la dérive scientiste suivant inexorablement les succès d’efficacité de la technologie, mérite beaucoup mieux[2].

1. La vie concrète et la vie selon la science

La position philosophique de Charles De Koninck sur la finalité, de nature ultimement spirituelle, de la vie et principalement de la vie humaine, peut être récapitulée selon trois moments principaux, les deux premiers développés dans Le Cosmos[3], le dernier dans L’univers creux[4] : (1) l’homme, raison d’être de la matière ; (2) la conception philosophique de l’évolution biologique ; (3) la signification de la vie. Dans ce qui suit, les deux premières étapes sont analysées sommairement, et la troisième est examinée plus substantiellement.

2. L’homme, raison d’être de la matière

(1) C. De Koninck amorce l’exposé de la section philosophique de son ouvrage Le Cosmos (précédée de la section « Le point de vue scientifique » et suivie de la section « Le point de vue théologique ») en se fondant sur quatre notions préliminaires dont une compréhension précise est nécessaire pour la suite du développement : le devenir, la génération et la corruption, les espèces naturelles et la distinction entre l’individu et l’espèce[5]. Chacun de ces termes ayant au point de vue philosophique une signification différant de leur utilisation contemporaine et scientifique.

La nature représente l’ensemble des êtres spatio-temporels auxquels nous sommes irrémédiablement mêlés, et le devenir est le caractère spécifique de chacun de ces êtres, qui apparaît principalement dans la durée temporelle, la succession des états. Le devenir permet une certaine permanence de l’existence à travers cette succession constante des êtres mobiles.

La génération et la corruption sont à distinguer premièrement de la création et de l’annihilation. Dans le premier cas la matière est transformée, dans le second elle vient à être, car toute génération présuppose une matière donnée, ce qui n’est pas le cas pour la création. La génération et la corruption représentent le fait que le « capital » de la nature est limité : un être se corrompt pour qu’un autre puisse croître, comme cela se produit dans l’alimentation.

On compte quatre espèces individuelles dans la nature : les hommes, les animaux, les plantes et la matière inorganique[6]. Il s’agit bien ici d’une gradation nette : le minéral est sans vivre, le végétal vit sans connaître, et l’animal connaît sans réfléchir. Cela dit, les espèces ont toujours quelque chose de commun entre elles, un genre commun, l’homme est un animal raisonnable. Mais chaque être ne possède qu’une seule essence.

Si les espèces se distinguent de façon hétérogène, les différents individus d’une même espèce se distinguent par une opposition homogène, qui est spatiale. En fait, l’espace naît de l’opposition homogène, s’il n’y avait qu’une pure hétérogénéité, il n’y aura pas d’espace, au sens où celui-ci ne serait pas naturellement nécessaire.

Ce genre de notions philosophiques diffère radicalement des notions de type scientifique, comme le démontre, par exemple, le problème soulevé par l’être mobile, qui doit toujours être « autre » pour être « lui-même ». Pour résoudre ce paradoxe philosophiquement, il faut poser une essence « multiple », qui est à la fois détermination et indétermination, représentant respectivement la continuité de l’identité et la successivité des états, ce qui fait que le mobile est indéfiniment séparé de lui-même[7], un concept difficile à saisir intellectuellement et impossible à figer dans une image. Le scientifique a la tâche plus aisée, car il vit dans un monde moins complexe uniquement composé d’entités mesurables, et n’a qu’à recourir à sa règle et à son chronomètre pour cerner un être mobile.

Un autre concept philosophique diffère de l’appellation scientifique qui lui est homonyme, celui de « matière première ». La matière est toujours déterminée par une forme, elle est un composé qui est généré, puis éventuellement corrompu. La matière première, elle, est indétermination pure, et elle est « créée » et non engendrée dans un composé. Il n’existe pas de forme déterminée a priori, à l’exception possible de la forme originale et de la forme que réalisera la finalité de la nature entière. Entre ces deux formes, la matière peut prendre une infinité d’autres formes possibles, à travers la génération et la corruption. « Sous ce rapport, l’univers entier s’ouvre directement sur Dieu. Mais n’empêche qu’un composé est vraiment engendré, et qu’un être créé en est le générateur[8] ».

Autrement dit, la biologie et la théologie n’ont pas à s’opposer comme des disciplines contradictoires, au contraire lorsqu’elles ont chacune d’elles la sagesse de reconnaître leur champ d’étude, soit la génération pour la biologie et la création pour la théologie, elles se complètent l’une l’autre, tout en demeurant essentiellement indépendantes l’une de l’autre.

La raison d’être de la matière est la forme, la matière est un désir de la forme, et son but est l’achèvement du composé, soit l’aboutissement du cycle de la génération et de la corruption. L’être mobile est une tendance vers ce but, car le mouvement lui-même ne saurait être une fin[9], et la fin particulière du cosmos doit être intérieure au cosmos, pour être réalisable, et immobile, pour être un véritable point terminus. La raison d’être du cosmos est composée d’une forme spirituelle et de matière première, cette fin est Dieu, et l’homme est manifestement la raison d’être de la nature entière : « […] seule une créature capable de faire le tour de l’être, peut rejoindre la source de l’être[10] » ; « […] l’homme est le bien, la cause finale universelle et très précise de tout le cosmos […][11] ». Et en fait, c’est bien plutôt l’humanité entière, et non l’individu particulier, qui est la raison d’être de la nature.

Puisque toute forme naturelle tend vers l’homme, les formes infrahumaines sont moins des états que des tendances, passant par une multitude de degrés. Ce sont ces voies, empruntées de fait par la nature, que la science tente justement de reconstituer, tout en cherchant à établir les limites essentielles de ce parcours, déterminées par l’amorce initiale des formes possibles[12]. Mais en tant que métaphysiciens, il ne faut point se leurrer en pensant que le nécessaire est partout réalisé ; nous habitons un monde de formes fuyantes où l’immobilité n’est que visée, et non accomplie. Et c’est cette même nécessité qui permet la liberté : « […] la nécessité des structures spirituelles est racine de la liberté[13] ». La liberté divine absolue dépend de sa détermination absolue. La possibilité du choix repose ultimement sur l’unicité de l’objectif à atteindre.

Ainsi, le mouvement dans le cosmos n’a de raison d’être que pour l’accomplissement de la forme spirituelle de l’homme. La forme elle-même est immobile, c’est ce qui la différencie du mouvement, et la forme est donc le principe de diversité des mouvements. La nature est la base des principes intrinsèques du mouvement que sont la matière et la forme, tandis que l’art et le hasard sont les principes extrinsèques du mouvement. L’achèvement individuel des êtres naturels est accidentel, leur fin principale est tendue vers la spiritualité. Et si la science, malgré ses succès prodigieux en cosmologie ou en biologie, ne pourra jamais expliquer le mouvement d’un point de vue ontologique, d’un autre côté le créationnisme primaire, qui ouvre le monde directement sur Dieu sur tous les rapports, rejette l’unité d’ordre essentiel à l’univers : « Si j’ai mal à la tête parce que Dieu le veut, n’empêche que je puis l’attribuer à la trop longue veillée, et qu’une aspirine pourra m’en délivrer[14] ».

Le résultat de la génération est le composé de la forme et de la matière, et la forme est l’acte proportionnel de la matière. L’organisation du corps vivant engendré est sa forme « actuante », la forme qui insère le vivant dans la réalité. On appelle âme le principe de vie qui se définit en tant que l’acte d’un corps organisé, cette organisation conditionnant ontologiquement la vie. L’âme est donc la forme substantielle du vivant[15].

3. La conception philosophique de l’évolution biologique

(2) Si l’homme et le singe ont un ancêtre commun, cela n’entache en rien la dignité humaine, et que l’homme reconnaisse ses humbles origines n’est pas incompatible avec la réalisation que son avènement est le but des immenses efforts du monde[16]. Certains scolastiques ont cru, à tort, que l’essence même de la théorie de l’évolution est de se passer totalement du Créateur, et si cela est vrai de certains évolutionnistes, cela représente cependant un abus de la théorie. L’évolution, la succession des formes par la génération et la corruption, n’est ni contraire ni contradictoire à la création. Relevant de la science, la théorie de l’évolution n’est ni philosophique ni métaphysique ni théologique, elle s’en tient au fait sur les formes de la matière, et aux faits que l’on peut déduire des formes actuelles.

D’un autre côté, il existe deux types de pensée scolastique, l’une qui consiste à diminuer autant que possible la causalité de la créature, et cela aboutit à un créationnisme primaire s’opposant à l’évolution, car chaque espèce serait alors le fruit d’un acte créateur spécial, et, à l’autre extrême, la tendance thomiste, et augustine, qui privilégie la causalité de la nature, non pas dans le but d’éliminer l’intervention créatrice, mais pour la grandir. « Plus une créature est capable d’agir, plus elle manifeste la puissance de sa cause dernière, car Dieu est cause de toute causalité[17] ». Plus nous sommes libres, plus nos actes sont véritablement nôtres, plus ils sont d’origine divine.

Le but de la science est de ramener le complexe au plus simple. Mais ce que l’on appelle « simple » en science est différent de ce qui est simple en philosophie. En science un caillou est beaucoup plus simple qu’une cellule vivante. En philosophie c’est tout le contraire, car rien n’est plus simple que la constatation immédiate et intime de la vie. Philosophiquement parlant, rien n’est plus simple que l’homme. « En d’autres termes, la simplicité expérimentale est inversement proportionnelle à la simplicité ontologique[18]. » Il est donc tout à fait naturel que le scientifique cherche à dériver l’homme de l’animal, et l’animal et le végétal de l’inorganique. Comprenant cela, nier philosophiquement la théorie de l’évolution est donc tout aussi absurde que de nier la méthode scientifique, ou de nier la mesure d’une longueur.

Mais comment considérer le mécanisme de l’évolution sur le plan philosophique ? Sachant que c’est dans l’intelligence humaine que le cosmos s’accomplit, devient univers au sens plein, le progrès de l’intelligence consiste en une explicitation croissante du contenu implicite, et confus, de l’être. La maturation du cosmos est une « tendance vers la pensée[19] ».

Dans la théorie de l’évolution, la biologie voit la vie avancer par « explosions » successives, mais contrairement à l’explosion primordiale du monde physique[20] qui est une dispersion, la vie s’enrichit toujours. Le poussin qui brise sa coquille est une image de la vie surgissant dans le cosmos, le monde physique est la coquille de l’oeuf [21]. La vie est une espèce de « triomphe » sur l’éparpillement du temps et de la matière physique, ce qui n’est pas qu’une métaphore, car des êtres « parfaits » seraient intemporels, et la vie tend vers une perfection spirituelle. « Tout en étant quantitativement la plus longue, la durée du monde inorganique est ontologiquement la plus pauvre[22]. » L’être vivant a une durée infiniment plus courte que celle des astres, mais infiniment plus proche de l’éternité. Mais la génération entraîne toujours la corruption, et le « terrible » essentiel à l’évolution est la mort. L’entretien de la vie se fait grâce à la mort, le tragique est essentiel au cosmos.

Ultimement la vie tend, par l’évolution, à une contemplation de la création : « La fin ultime de ces affranchissements, ce n’est pas la commande ou le transport de haricots et de bananes, ni la prédiction de temps pluvieux, c’est profondément l’exploration du monde en vue de le ramasser en un point, et la contemplation[23] ».

4. La finalité

On retrouve au Livre II de la Physique, et au livre V de la Métaphysique, la célèbre définition des quatre types de cause (« aition ») selon Aristote : cause formelle, comme l’airain est pour la statue, cause formelle, comme le modèle ou le contour de la statue, cause agent, comme le sculpteur, et la cause finale, la raison d’être de la statue, sculptée, par exemple, dans le but d’orner un temple[24]. La science moderne nous a habitués aux deux premières avec ses concepts de matière et de structure (atomique, moléculaire ou physiologique). La notion d’agent ne pose pas non plus de problème, c’est un des termes fondamentaux de tout discours éthique contemporain. Reste la cause finale, qui est le plus souvent ignorée en science.

Thomas d’Aquin précise cependant la nécessité de la cause finale dans sa Somme contre les Gentils : « Enfin, il y a deux manières dont la nécessité résulte dans les choses à partir de la cause finale. D’une première manière, dans la mesure où elle est d’abord dans l’intention de l’agent. Et de ce point de vue, la nécessité vient de la même façon de la fin et de l’agent, puisque l’agent n’agit que dans la mesure où il vise une fin, aussi bien chez les êtres naturels que chez les êtres volontaires[25] » (la deuxième manière étant la nécessité triviale de postériorité dans l’être, qui exige, par exemple, qu’une scie soit en fer pour avoir la fonction d’une scie).

L’intention de l’agent, aussi bien chez l’être inanimé que volontaire. Il y a bien là sujet à d’interminables considérations métaphysiques ou, plus prosaïquement, psychologiques. Sans vouloir amorcer un tel débat, gardons néanmoins ce mot en tête : intention. L’agent volontaire agit selon une intention, cela risque peu de choquer les esprits modernes. Mais est-il licite de penser, ne serait qu’analogiquement, une intention ou une finalité à l’échelle naturelle ? Si la question apparaît totalement spécieuse au point de vue scientifique (par définition, car la science mesure le mesurable et n’a rien à faire avec la téléologie, la théologie, la prophétie ou la métaphysique), il est cependant certainement permis de la poser en tant qu’hypothèse philosophique.

La finalité, entendue avec discernement et lucidité comme cause finale chez l’agent, n’a rien d’un déterminisme absolu, et, au contraire, est un argument de poids pour l’indéterminisme, car, contrairement à une vision mécanique, et inévitable, du monde, l’agent volontaire se retrouve devant une multiplicité de moyens, et peut agir de toutes sortes de manières pour parvenir à ses fins[26].

5. La signification de la vie : être humain et finalité

La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-àdire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-àdire de « projet »[27].

Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970

Il est parfois, bien sûr, parfaitement justifiable pour un scientifique d’exclure toute idée et toute mention de finalité dans son travail. C’est le cas chaque fois que ses méthodes sont formellement mathématiques. […] Mais, en contrepartie, nous ne sommes pas obligés d’accepter cette réduction comme étant le monde dans lequel nous devons vivre[28].

Charles De Koninck, L’univers creux, 1960

(3) La troisième section/conférence de L’univers creux concerne un problème crucial dans toute l’oeuvre de Charles De Koninck : l’immédiateté et la primauté, au point de vue de la certitude, de la vie concrète et subjective, qui en fait le point de départ nécessaire de toute science, incluant la biologie. Cela représente une double critique des bases cartésiennes de la science moderne. C’est une critique, premièrement, de l’idée qu’il faut chercher à comprendre les choses plus complexes en comprenant les choses les plus simples, qui sont pour Descartes les plus élémentaires. (Il faudrait donc connaître et comprendre le mieux possible les atomes pour ensuite connaître et comprendre les molécules, et ensuite la vie biologique.) C. De Koninck oppose à ce paradigme celui d’un point de départ de ce qui est le plus immédiat : la vie elle-même, dans ce qu’elle est de sensations, d’imaginations, de souvenirs, de raisonnements, de sentiments, etc., et ce qui est à la source de cette vie, c’est-àdire l’« âme ».

Deuxièmement, cette certitude et cette immédiateté de la vie ne sont en rien communes à la « connaissance claire et distincte » de Descartes. Si l’on sait immédiatement et avec certitude que l’on sait que l’on est en vie, l’âme, la vie ou la conscience n’en sont pas moins mystérieuses. C’est donc toute la notion de « vérité » qui se retrouve mise en jeu, car si nous sommes certains de vivre, au-delà de tout doute, même les doutes déraisonnablement absolus, la vie et l’âme demeurent en partie inconnues, ne sont pas des objets de connaissances « clairs et distincts[29] ». Cette révolution face au cartésianisme, qui n’est en fait qu’une résurgence d’idées plus anciennes, affecte radicalement toutes les considérations philosophiques qui ont pu en découler depuis 300 ans, et principalement les illusions du scientisme et du réductionnisme, voire du matérialisme dans sa forme la plus fruste.

L’argumentation sur la primordialité du vivant concret, et principalement de l’être humain vivant, sur le concept abstrait de « vie », s’articule en trois thèmes : (a) l’objet de la biologie, (b) la finalité dans la nature et (c) l’analogie entre l’art et la nature.

(a) La conférence de C. De Koninck s’amorce avec l’idée, propagée par plusieurs biologistes eux-mêmes, que cette science ne concerne pas la vie, au sens où on l’entend habituellement. La distinction entre vivant et inanimé est dépourvue de sens pour le biologiste, car sa science est strictement empirique et n’admet donc aucune différence a priori entre ce qui est animé et ce qui est inanimé. L’idée que le vivant possède la capacité de se mouvoir, de se nourrir, de croître et de se reproduire ne peut être considérée que comme une hypothèse provisoire[30]. D’ailleurs inanimé n’est que la négation d’animé, et tant que ce dernier terme n’est pas défini rigoureusement, du point de vue biologique, la distinction est caduque. La limite arbitraire entre la vie et la mort n’est qu’une hypothèse de travail méthodologique pour le biologiste.

D’entrée de jeu, C. De Koninck pose alors la question. Si la vie est si ambiguë au niveau des micro-organismes ou des virus, pourquoi ne pas amorcer l’étude du vivant par ce qui est de plus immédiat et de plus certain dans ce domaine, du moins pour nous tous, soit la vie humaine ? Et si cela semble aller à l’encontre du principe cartésien, qui veut que l’on explique le complexe par le moins complexe, il est néanmoins pourtant beaucoup plus simple et évident d’utiliser le terme « vie » par rapport à un cheval ou un homme que par rapport à une amibe[31].

Il pose ensuite sa définition, toute simple, de la vie : « être en vie » c’est premièrement avoir des sensations (toucher, goûter, sentir, etc.)[32]. Encore une fois, cela n’est pas banal, car au lieu de s’enfermer dans une spirale réductionniste qui ramène l’homme à un assemblage d’atomes et de champs électriques, ou encore de se perdre dans des considérations métaphysiques sur la nature de sa « substance » ou sur son « essence », C. De Koninck met en relief ce qui frappe immédiatement la conscience de tout humain en vie : la « tache » bleutée que mes yeux perçoivent, l’odeur de sapin dans mon nez, le son de l’abeille qui bourdonne, la sensation de bois rugueux sur ma main. Tout cela est évident et indiscutable, car immédiat. Ces sensations, comme nous le rappelle constamment la science moderne, ne permettent pas d’établir de façon certaine la nature ou le fonctionnement du cosmos (mais qu’est-ce qui le peut vraiment ?), mais elles sont néanmoins absolument indéniables, pour moi et pour tout être humain en vie.

(b) À ce point, Charles De Koninck se propose de définir, philosophiquement ce qu’« organique » signifie exactement. Pour lui, les organes responsables des sensations ne se limitent pas aux extrémités comme les globes oculaires, mais incluent aussi le cerveau, ce qu’il y a ultimement de plus important pour les sens. « Organe » signifie « instrument », et pour Aristote, le vivant est un « corps organisé[33] ». Et ces outils que sont les organes ne sont nulle part aussi évidents que chez les animaux, et chez les hommes, la main en étant l’exemple le plus paradigmatique.

Mais identifier l’équivalent de la main dans les organismes microscopiques est une proposition parfois difficile à tenir. C’est pourquoi faire commencer l’étude la vie par ces organismes n’est pas la tactique idéale. C’est ce qui nous amène, encore, à la notion de finalité dans la nature. Il est normal que la science exclue cette idée de finalité dans son étude, comme elle exclut les notions de moralité, mais cela dit et compris, « nous ne sommes pas obligés d’accepter cette réduction comme étant le monde dans lequel nous devons vivre[34] ».

C’est précisément lorsque nous pénétrons dans les « régions inférieures d’existence », que l’idée de finalité disparaît complètement des considérations biologiques, au point de disparaître de l’esprit des scientifiques. Mais pourtant, l’analogie d’Aristote entre l’art et la nature[35] tient le coup, sur toute la ligne, pour qui sait regarder sagement cette nature. La réticence des biologistes à introduire la cause finale dans leurs considérations est très compréhensible[36], mais inexcusable si elle mène à un réductionnisme qui fait de l’être vivant, et de l’être humain, moins que ce qu’il est réellement.

(c) La validité de cette analogie entre l’art et la nature ne devient que plus claire dès que l’on cesse, comme fait la science moderne, de poser des questions telles que « Comment cette maison a été construite ? » pour les remplacer par les questions plus brûlantes et plus fondamentales, telles que « Qu’est-ce qu’une maison[37] ? ». Pour Charles De Koninck, le « problème, d’après moi, est que les tentatives pour expliquer la vie entièrement en termes de lois générales de la physique mathématique sont le résultat de barrières artificielles qui ont été érigées entre les différentes sciences de la nature […][38] ».

Ce problème de l’absence de coordination entre les sciences n’est pas qu’un problème scientifique, c’est un problème philosophique et aussi, et surtout, un problème pour l’humanité. Un problème qui risque de transformer notre univers vivant en un univers « creux[39] ».

Pourtant la vie est si proche, si évidente et si claire, et la mort si inévitable, si reconnaissable et si consternante. Rien n’est plus évident, plus intime, plus immédiat que le fait de ressentir sa propre vie, pourtant ce qui chapeaute notre rationalité, la science moderne de Descartes qui est devenue la science institutionnelle contemporaine, ignore totalement ce fait, car elle se contente de mesurer et de prédire des mesures. Elle ne sait rien de la vie. Comment en est-on venu à exclure la vie de notre réflexion sur le monde ? Charles De Koninck s’est posé cette question toute sa vie, et nous la repose aujourd’hui avec encore plus de pertinence et d’actualité.

On terminera cette section en rappelant brièvement l’oeuvre d’un autre philosophe ayant soupesé de près les questions entourant la vie, la philosophie et la science : Henri Bergson. En effet, si celui-ci est clairement, et à juste titre, opposé à ce qu’il nomme le « finalisme radical[40] » dans L’évolution créatrice : « Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inacceptable, et pour la même raison. La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais, s’il n’y a rien d’imprévu, point d’invention, ni de création dans l’univers, le temps devient encore inutile[41] » (un passage que ne renierait possiblement pas Thomas d’Aquin). Bergson écrit dans le même ouvrage :

La vie entière, depuis l’impulsion initiale qui la lança dans le monde, lui [une philosophie d’intuition] apparaîtra comme un flot qui monte, et que contrarie le mouvement descendant de la matière. Sur la plus grande partie de sa surface, à des hauteurs diverses, le courant est converti par la matière en un tourbillonnement sur place. Sur un seul point il passe librement, entraînant avec lui l’obstacle, qui alourdira sa marche mais ne l’arrêtera pas. En ce point est l’humanité ; là est notre position privilégiée. D’autre part, ce flot qui monte est conscience, et, comme toute conscience, il enveloppe des virtualités sans nombre qui se compénètrent, auxquelles ne conviennent par conséquent ni la catégorie de l’unité ni celle de la multiplicité, faite pour la matière inerte[42].

Ce qui n’est en rien contradictoire avec les idées de C. De Koninck sur la vie et sa finalité, non plus ici radicale mais bien « spirituelle » et consciente, et est en fait plutôt compatible avec sa philosophie. (Ce qui n’efface évidemment en rien les nombreuses autres différences entre les positions philosophiques de Bergson et De Koninck.)

II. L’affectivité : le procès de l’intentionnalité, selon Michel Henry

1. L’essence de la manifestation : la rénovation de la phénoménologie

Dans L’essence de la manifestation[43], Michel Henry réoriente radicalement les démarches phénoménologiques husserliennes, de l’intentionnalité vers l’affectivité, et heideggérienne, du sens de l’être vers le sens de l’être de l’ego. Cette oeuvre magistrale est un cheminement philosophique en trois étapes : (1) La qualification de l’être de l’ego par rapport à l’ontologie phénoménologique ; (2) L’élucidation de l’essence du phénomène ; et (3) La réhabilitation philosophique de l’affectivité comme forme universelle d’expérience. Dans ce qui suit, les deux premières étapes sont brièvement examinées (malgré la rigueur parfois aride et la difficulté théorique du propos), la troisième est analysée plus en profondeur.

(1) Dans sa quête de l’être de l’ego, Michel Henry n’attend nul secours de la psychologie, qui édifie ultimement ses connaissances sur le fondement inexplicité de l’être et qui traite le moi comme un objet, alors que le véritable objet d’une recherche première devrait être l’être de l’ego lui-même[44]. Le problème de la subordination de l’être de l’ego à l’ontologie phénoménologique universelle est donc le point de départ de sa démarche.

Reconnaissant d’emblée que l’intuition, qui mène à l’évidence, est le fondement de toute assertion rationnelle. L’analyse de l’intuition est donc la tâche primordiale, sans pour autant être dupe, comme le fut Descartes, et réduire le réel au seul type d’évidence donné par l’ego cogito, le « telos » de la raison étant de parvenir à l’être réel et vrai[45]. Aussi, la phénoménologie doit s’assurer qu’elle dépasse les concepts, et atteint l’essence positive de l’être.

C’est un chemin périlleux dans lequel s’avance Michel Henry, qui n’est pas s’en rappeler, en un sens, celui suivi par Ernst Cassirer qui désirait entreprendre dans sa Philosophie des formes symboliques une phénoménologie critique (au sens hégélien plus que husserlien) de la conscience, qui ne verserait ni dans la métaphysique ni dans la psychologie empirique[46].

Pour Michel Henry, le problème de l’intuition (à la fois vision, conscience et remplissement), qui est celui de la finitude, est celui qu’il faut surmonter pour pouvoir passer de l’ontologie générale aux ontologies régionales. Et c’est lorsque la réalité intuitionnée devient remplissement satisfaisant de l’intuition, d’un point de vue qui ne saurait être à vrai dire qu’idéal, que l’horizon transcendantal de tout être en général devient compréhensible, et c’est là la tâche de l’ontologie phénoménologique[47]. Cela dit, l’être est un événement impersonnel que l’existant humain ne peut revendiquer pour sien, ce qui constitue le nouveau problème de l’insertion de l’ego cogito dans l’horizon phénoménologique universel. Car l’expérience interne, menant à l’« epochê », reste subordonnée à l’évidence et « le dépassement de l’intuitionnisme vers une philosophie transcendantale de la conscience constituante et donatrice n’est qu’apparent[48] ». La réduction nous livre un ego portant en lui, via l’intentionnalité, un monde d’objets, mais l’ego lui-même ne peut revêtir la condition de phénomène qu’en jouant le rôle de son propre fondement. La préséance de la réalité humaine n’est pas qu’ontique, mais aussi ontologique, s’il est vrai qu’en elle seule réside une compréhension de l’être (privilège du Dasein). Le lien qui unit l’étant et l’être demeure donc foncièrement obscur[49], car reposant ultimement sur le « cercle vicieux heideggérien[50] » :

Si l’être du Dasein est essentiellement constitué par la temporalité, si celle-ci est l’origine du temps, si le temps est l’horizon de l’être, la subordination de l’être du Dasein au sens de l’être en général n’est-elle pas, plus que jamais, ambiguë[51] ?

La place et le rôle de la réalité humaine dépendent de la réponse à ce problème, ce qui nécessite une élucidation du phénomène, désormais central, de l’ego. Si l’être de l’ego n’est pas homogène à « l’être en général », le sens de l’être de la réalité humaine est solidaire avec celui de l’être en général[52]. À tel point que c’est dans l’être de l’ego que se réalise toute vérité. « L’être de l’ego est la vérité », une vérité plus haute en origine, plus ancienne que la transcendance, et « sans laquelle la transcendance elle-même ne serait pas[53] ».

(2) La première tâche d’une phénoménologie de l’être de l’ego est d’élucider le concept de phénomène, et de son essence, et le dépassement du monisme ontologique. Nous disons des choses qu’elles nous sont proches ou lointaines, mais il y a un éloignement primitif, un éloignement transcendantal, qui est l’oeuvre de l’essence des phénomènes, et qui est condition de toute présence et de toute proximité[54]. Le concept de distance est la façon dont la conscience pré-philosophique se représente la condition du phénomène[55]. Et c’est à cause de cette distance fondamentale, que l’existence de l’être, fondée sur cette distance, diffère de l’être lui-même[56]. Ce concept de distance phénoménologique est identique au concept ontologique d’aliénation insurmontable. « La réalité n’est réelle qu’en tant qu’elle est à la fois elle-même et autre qu’elle-même[57]. »

Entreprenant à ce stade un parcours à mi-chemin entre la définition et l’histoire de la philosophie, Michel Henry désigne ces présuppositions ontologiques, c’est-àdire l’éloignement/essence condition du phénomène et l’aliénation originaire qui en est le résultat phénoménologique dans la réalité, en tant que « monisme ontologique », et en relève la trace depuis les origines grecques de la philosophie jusqu’à Heidegger, en passant par Fichte, Schelling, Boehme et Kant, sous le thème constant de l’opposition entre l’intelligence et l’action[58].

Si le problème central devient alors celui d’une possibilité d’un dépassement de ce monisme ontologique, dans lequel semble emprisonnée toute l’histoire de la pensée, l’horizon phénoménologique peut être sauvegardé. Cependant, pour mener à bien cette tâche, il faut dénouer l’ambiguïté fondamentale, c’est-àdire que pour accomplir son oeuvre l’essence de la manifestation doit pouvoir se manifester, « L’être doit pouvoir se montrer », c’est pourquoi il faut répéter l’élucidation du concept de phénomène[59], à travers une reconquête des concepts de transcendance et d’immanence.

La manifestation de l’être est une condition antérieure à tout travail phénoménologique, elle est une présence originaire à la conscience, la conscience elle-même est comme telle la manifestation de l’être. Un « renversement » s’opère dans la vie de la conscience lorsqu’elle cesse de se diriger vers l’étant pour considérer l’acte d’apparition de l’étant. Michel Henry désigne, de manière étonnante, ce « s’apparaître de l’apparaître » du nom messianique de Parousie[60]. Cette Parousie est, en quelque sorte, le retour glorieux du soi en ontologie, car l’essence de l’être est la manifestation de soi, qui est « l’essence de la manifestation ».

Le savoir transcendantal, découlant du monisme ontologique, est un savoir qui n’est pas parvenu au renversement, il n’est pas le savoir vrai. La séparation de l’essence et de l’existence dans la représentation est irréelle, en tant qu’elle est une unité comprise par nous, unité appartenant à la compréhension existentielle de soi de l’existence[61].

La répétition de l’élucidation du concept de phénomène concernera donc le problème du caractère ontologique, et non ontique, de la réceptivité (au sens « d’intuition réceptrice » par opposition à « intuition créatrice »), car la réceptivité n’est pas une catégorie de l’étant, mais elle « constitue l’essence même de l’être[62] ». Et, comme tout lecteur lucide de Heidegger le sait déjà, l’horizon de l’être est le temps. Mais pourtant, « [l]oin de résoudre le problème de la réceptivité de l’essence, la détermination de l’essence du temps comme intuition le pose seulement avec plus d’urgence[63] ». La solution se situe donc dans le dépassement du monisme ontologique, vu l’impuissance de la transcendance à se fonder elle-même[64], à assurer elle-même sa propre manifestation. C’est donc une phénoménologie du fondement qui est requise.

C’est alors que la magie s’opère, en plein coeur de l’oeuvre : « la réalité de la transcendance est identiquement sa manifestation » et l’essence qui assure la réceptivité de la transcendance, et donc son fondement, est l’essence originaire de la révélation, l’immanence[65]. « L’acte originaire de la transcendance se révèle indépendamment du mouvement par lequel il s’élance en avant et se projette hors de soi. […] Ce qui ne s’élance pas hors de soi, […] est l’immanence[66] ». Michel Henry accomplit ainsi un tour de force phénoménologique et philosophique, en faisant de l’immanence l’usurpatrice du rôle de fondatrice ontologique, historiquement réservé à la transcendance depuis les présocratiques, et plus particulièrement depuis Kant. Le choc est évidemment bouleversant : la vérité des choses se fonde dans leur immanence et non dans leur transcendance, l’immanent reçoit ainsi, paradoxalement, le sens de l’objectivité[67].

2. La réhabilitation philosophique de l’affectivité

(3) L’histoire « classique » de la philosophie démontre un intérêt plutôt mitigé pour le thème de l’affectivité. Le Logos, le cogito, le sujet transcendantal, l’« epochê » phénoménologique, le Dasein n’y ayant joué qu’un rôle secondaire sur le plan métaphysique ou ontologique. Bien sûr l’émotion n’a jamais été complètement absente de la philosophie, mais la raison a toujours été le chouchou préféré des grands philosophes et des grandes écoles philosophiques. Michel Henry s’inscrit en faux dans cette tradition, désirant réhabiliter l’affectivité, et principalement l’auto-affectivité, au panthéon philosophique et ontologique[68].

L’argument pour la vie auto-affective s’articule en trois grands moments dans L’essence de la manifestation : (a) l’affectivité fondatrice de l’ipséité, (b) l’affectivité comme forme de toute activité, et (c) l’indépendance et le caractère absolu de l’affectivité.

(a) L’auto-affection est la condition du sens interne, mais ne doit pas être confondue avec lui. Tout ce qui est ressenti sans passer par l’intermédiaire d’un sens est dans son essence affectivité[69]. Le monisme ontologique se retrouve par là dépassé, car il n’est plus question uniquement d’une théorie de la connaissance de l’être, mais aussi d’une reconnaissance de l’état affectif comme fondateur (tout comme l’étant fonde la phénoménalité) de la révélation, essence originaire de la manifestation. La possibilité de l’affectivité n’est pas théorique, mais concrète, elle ne se vise pas, mais se vit. L’affectivité est hétérogène par rapport à la sensation, c’est l’absence de sensation qui permet le sentiment, qui se montre directement et n’est donc pas un prolongement des sens. Ainsi, l’affectivité « constitue l’ipséité[70] », et non le sens interne, comme le démontre l’échec du monisme ontologique. Le moi ne se montre au moi que dans l’affectivité, il n’est jamais « senti » ou « perçu ». L’être de l’affectivité est « passion », soit non pas une passivité, à la troisième personne, de l’esprit par rapport au corps au sens où Descartes pouvait l’entendre, mais comme un « se souffrir soi-même[71] », qui est l’impuissance du sentiment à rompre le lien de l’identité qui l’attache à soi-même. L’impuissance de l’affectivité, contrairement à un « sentiment d’impuissance » face à un objet, une situation ou une condition, est un dépassement de soi qui ramène à soi. C’est parce qu’il m’est impossible de ne pas m’affecter que je suis ce que je suis, que je suis moi-même. Cette essence de l’auto-affectivité, qui est l’impuissance du sentiment, est donc aussi sa puissance, la puissance de la présence du sentiment. Ce n’est pas une opposition ou une contradiction entre la puissance et l’impuissance du sentiment qui fonde l’ipséité, et donc la subjectivité, mais leur identité[72]. L’ego seul peut sentir, et c’est l’affectivité qui permet la sensibilité et qui est son essence, et non vice versa, c’est pourquoi l’affectivité fonde l’ego. Et comme la sensibilité, « désigne l’essence du rapport au monde », tout rapport est, essentiellement, affectif et, de même, « tout comprendre est affectif [73] », bien que l’affectivité, en elle-même, ne comprend rien, mais est condition de la compréhension comme immanence absolue de la vie.

(b) L’erreur générale de la pensée philosophique n’est pas d’avoir confondu l’affectivité avec la coenesthésie (impressions d’aise ou de malaise résultant de l’ensemble des sensations internes), mais de n’avoir pas su saisir l’être originellement immanent de l’affectivité comme trouvant sa réalité dans le se souffrir soi-même[74]. Sartre, par exemple, considère la coenesthésie comme une contingence, une lourdeur à distance du pour-soi[75], alors que l’affectivité constitue la condition de toute affection et de toute expérience. L’effort de la philosophie contemporaine de poser ontologiquement la relation au monde en dehors de la pure théorie est vain dès que l’on pose l’affectivité hors de la forme, forme que Descartes pose comme l’entendement, alors que l’affectivité est la forme de la forme, ce qui rend essentiellement possible la formalité[76]. Ne pas le réaliser correspond à condamner la philosophie à une confusion irrémédiable sur l’essence de l’affectivité et de la forme, qui est l’essence même de l’être.

À ce point de l’argumentation, le titre de l’ouvrage de M. Henry prend tout son sens : l’affectivité n’est pas un phénomène, elle n’est pas une manifestation mais la manifestation elle-même, et l’essence de la manifestation[77]. C’est un constat majeur, car il est finalement la démonstration d’une évidence que la philosophie a ignorée pendant des siècles : le fondement de la vérité se trouve dans la vie, et non dans la conceptualisation, et cette vie existe de la manière la plus immédiate et la plus incontestable dans l’intimité de l’auto-affectivité.

(c) L’erreur du monisme ontologique est évidente : en misant entièrement sur la transcendance et sur l’essence de la transcendance, la conceptualisation de la réalité est devenue une caricature grossière de la vérité du sentiment. Max Scheler[78], un des seuls, a tenté d’arracher l’affectivité à son discrédit philosophique. Car Scheler reconnaît qu’il y a à côté de l’entendement, un « ordre du coeur », qui va du sentiment vital de l’avantageux et du dangereux, précédant les données phénoménologiques, jusqu’à une perception affective immédiate de l’amour de Dieu[79]. Mais la thèse de Scheler d’une opposition entre la perception affective et la représentation est irrecevable pour M. Henry[80], l’auto-affectivité étant la condition de possibilité, l’essence, de la représentation et de la phénoménalité.

Se distanciant de Scheler, dont il admire pourtant les développements, M. Henry différencie clairement le sentiment de sympathie pour la souffrance d’un autre homme et ressentir cette souffrance elle-même, car « la conscience n’éprouve jamais réellement le sentiment qu’elle se donne dans la perception ou dans l’intuition affective non plus que dans les actes de représentation et de reproduction fondés sur elles ». Et cela bien que celui qui sympathise peut lui aussi souffrir à son tour, qualitativement autant pourrait-on dire, mais la distinction est principielle. Ce sentiment, donné dans la représentation plutôt que dans l’affectivité, est appelé « sentiment irréel[81] ». Ce qui se donne dans la visée intentionnelle du sentiment de l’autre n’est qu’illusoirement ce sentiment, en fait c’est le corps de l’autre qui est visé. Le sourire de l’autre n’est pas sa joie, mais sa représentation. Cette précision sur les sentiments réels et irréels résout la problématique du « faux » sentiment, qui ne serait pas ce qu’il « apparaît » être, car l’erreur ou l’illusion n’est jamais dans le sentiment mais dans son interprétation, dans la différence langagière entre le sentiment et la pensée[82].

L’affectivité n’est pas que perçue, ce n’est qu’un cas particulier de l’affection, elle peut aussi être « mobile », déterminer l’action. Mais cette relation de l’affectivité et de l’action est tout immanente, tout interne, c’est autrement dit une absence de relation, une relation de l’action à elle-même[83]. Le bien (récompense) et le mal (punition) ne sont pas liés synthétiquement à la volonté et à l’action, « parce qu’ils appartiennent en tant que tels, dans leur affectivité, à la conscience analytique de ce vouloir et de l’action, et la constituent[84] ». C’est pourquoi l’éthique ne doit pas considérer la récompense et la punition, ou plus précisément les biens et les maux qu’ils désignent, comme des adjonctions synthétiques, mais bien comme l’être même des actes. Le sentiment est indépendant de l’action, puisqu’il la fonde, il est impossible d’agir sur le sentiment. « L’être, l’affectivité, par essence, est souffrance[85]. » L’absolu se révèle dans la souffrance, et cette révélation est béatitude et joie[86]. Et en contrepartie, le fond de « la souffrance du souffrir », le fond du désespoir, est Dieu lui-même, « l’être pour soi de l’être absolu[87] ». « Le désespoir est la maladie que le pire des malheurs est de n’avoir pas eue[88]. » En devenant sentimentale, l’ontologie devient réellement humaine.

Dans son ouvrage de philosophie de la religion et d’histoire de la philosophie de la religion, Le buisson ardent et les lumières de la raison, Jean Greisch propose sa propre lecture de L’essence de la manifestation, « un chemin de pensée ardu[89] », et conclut en ces termes :

Si on résiste à la tentation de faire de l’invisible un concept antithétique de la phénoménalité, et si on accepte, comme nous y invite Henry, de penser l’invisible comme l’essence de la vie, on comprend mieux le sens profond de la parole de Novalis : « Tu m’as révélé la Nuit comme l’essence de la vie » qui mériterait de figurer en exergue d’une enquête sur la contribution que la phénoménologie d’Henry apporte à la philosophie de la religion[90].

M. Henry nous invite donc à prendre, très rationnellement, le risque de l’invisible, qui est le risque de l’essentiel, et ce même au prix de l’évidence phénoménale et de la conceptualisation abstraite qu’on lui impose souvent. On ne peut le suivre dans cette voie qu’avec à la fois le coeur et l’esprit, l’intellect seul ne cherchant jamais vraiment à comprendre, ou à entendre, le fondement de la réalité humaine.

Concernant le réductionnisme scientifique, Michel Henry fait un constat quasiment identique à celui de Charles De Koninck, c’est-àdire que la science portée en détentrice exclusive de la rationalité ignore ce qui compte le plus pour l’être humain, sa propre vie subjective. Mais Michel Henry procède selon une argumentation très différente. Dans son ouvrage de 1987, La barbarie, il est très critique des sciences instrumentalisées vers la technologie : « Ce qu’est la vie, la science n’en a aucune idée, elle ne s’en occupe nullement, elle n’a aucun rapport avec elle et n’en aura jamais. Car il n’y a d’accès à la vie qu’à l’intérieur de la vie, et par elle, s’il est vrai que seule la vie se rapporte à soi, dans l’Affectivité de son auto-affection[91] ».

Ce n’est pas le savoir scientifique lui-même qui est en cause, qui est « problématique » d’un point de vue philosophique, mais bien « l’idéologie qui s’y joint aujourd’hui et selon laquelle il est le seul savoir possible, celui qui doit éliminer tous les autres[92] ». Ce n’est pas la science ou la recherche scientifique qui menacent l’homme, au contraire elles ne peuvent que l’aider, mais c’est nuire grandement à l’humanité que de se mettre à penser que seule celle-ci a dorénavant le droit de considérer l’être humain et le Cosmos, à cause des succès techniques de la science. C’est exactement ce que l’on appelle une dérive scientiste, une dérive dangereuse et à dénoncer, car elle menace ce que l’homme a de plus précieux : le sens qu’il donne à son existence.

III. Finalité, affectivité et projet divin

Charles De Koninck, au tout début de son oeuvre philosophique, et Michel Henry, à la toute fin, ont tous deux exprimé leur conception du projet divin. Le premier dans une section (inachevée) de son grand essai Le Cosmos en 1936, le second dans C’est moi la Vérité en 1996, deux ouvrages de philosophie et de théologie injustement méconnus, pour diverses raisons[93].

1. Le point de vue théologique dans Le Cosmos 

La troisième section du Cosmos de C. De Koninck, intitulée « Le point de vue théologique », est une brève série, inachevée, de quatre parties thématiques faisant suite aux « Le point de vue scientifique » et « Le point de vue philosophique », toutes deux beaucoup plus longues. L’idée générale de la section, éminemment théiste et liée à la théologie chrétienne (en fait à la Théologie Sacrée que De Koninck distingue de la théologie purement rationnelle et philosophique), consiste à reconnaître le Cosmos comme une Création de la Sainte Trinité, tout en prenant conscience que cette connaissance ne se trouve que dans la foi et qu’elle est, et demeurera, superficielle et inadéquate au point de vue intellectuel. On peut probablement spéculer que Charles De Koninck vise ainsi essentiellement à nous préserver d’une « double ignorance » concernant la Création, car une conception simpliste et bornée de l’oeuvre divine ne peut mener qu’à des considérations et des critiques tout aussi simplistes et bornées.

La section commence par une énumération des différentes manières de connaître Dieu : par la lumière naturelle de notre intelligence, dans la métaphysique, dans la foi et dans la vision béatifique des bienheureux[94]. La première partie précise que l’oeuvre de la Création est commune à toute la Trinité, et cette oeuvre est une oeuvre d’intelligence, c’est-àdire une « procession » de science et de vouloir[95]. La deuxième partie traite des vestiges de la Trinité dans le Cosmos : la créature se « connaît comme connaissant, et s’aime comme aimant[96] », mais cette condition n’est qu’un préalable à la connaissance de Dieu, celle qui motive et commande toutes les autres connaissances, car l’homme est fait à l’image de Dieu et reconnaît cela en se connaissant lui-même.

La troisième partie amène l’idée que plus une créature est parfaite, plus elle est à l’image de la Trinité, donc plus elle est simple (c’est-àdire plus elle est immédiate et accessible). L’âme humaine est donc plus simple que l’animal, et l’animal plus simple que la plante. C’est pourquoi on peut considérer l’évolution du Cosmos comme une « maturation de vestiges qui se terminera à une image de la Trinité[97] ». La dernière partie, probablement inachevée, s’intitule « La génération du Verbe et la génération naturelle », consiste à rappeler que si la génération naturelle diffère, par son imperfection, de la génération divine, dont elle est un vestige, elle est pourtant une fécondité réelle, « un moyen pour atteindre une fin[98] ». Cette fin cosmique, comme on l’a vu précédemment, est l’espèce humaine elle-même, qui à travers la génération et la corruption produit des individus sans cesse plus différents, et donc sans cesse plus parfaits et plus « à l’image » du terme de la génération divine : le Verbe, qui prend aussi le nom de Fils.

Si on accepte son argumentation théologique, et philosophique, Charles De Koninck réussit ici une synthèse assez exceptionnelle entre le phénomène de génération des vivants dans le Cosmos (« l’évolution ») et le projet divin. Il serait fort imprudent de rejeter cette synthèse sur la base des « idées reçues » et des conflits qui ont agité depuis quelques siècles les relations entre la science, la philosophie et la théologie.

Certes, la pensée de Charles De Koninck pose d’emblée un théisme chrétien, voire repose sur un certain dogmatisme catholique propre à son époque, mais au-delà de cette « prémisse » à son raisonnement, l’enchaînement philosophique et théologique est sain et lucide, et sa conclusion extrêmement féconde. Ainsi, la qualité fondamentale du processus en oeuvre au coeur du projet divin serait la variété, issue de la génération (et de ces générations « équivoques » que sont les mutations[99]), et cette variété supplée de plus en plus à l’imperfection des créatures cosmiques, car elle produit la différence, une marque de plus grande perfection, qui permet de retrouver les vestiges de la Trinité, le fil conducteur qui mène à l’amour de Dieu.

On retrouve donc ici une justification, et même une explication finaliste (théiste et chrétienne comme on l’a souligné) non seulement des processus physiques et biologiques à l’oeuvre dans la nature mais également des bases morales de la vie humaine, qui, le xxe siècle nous l’a bien démontré, repose ultimement sur un profond respect de la différence entre les êtres humains et sur le respect de l’homme envers la nature, envers son Cosmos.

2. … et Michel Henry « théologien »

Dans C’est moi la Vérité, Michel Henry propose une philosophie du christianisme. Cet essai est un prolongement de sa phénoménologie, qui reconnaît « [q]ue la Vie soit Vérité signifie qu’elle est manifestation et révélation […][100] ». La Vie est donc sacrée, car elle est un absolu d’amour de Dieu, et la venue du Christ, le Premier Vivant, est un événement salvateur, car il vient nous rappeler cet amour.

Michel Henry conteste deux types de réductionnisme, qui dans leur version la plus radicale risque de faire de la vie moins que ce qu’elle est réellement. Le premier de ces réductionnismes, qui n’étonnera pas le lecteur de La barbarie, est celui de la science galiléenne face aux phénomènes biologiques. Le risque que celui-ci comporte est qu’« au terme d’une telle recherche on ne trouve que des processus physico-chimiques et rien qui ressemble à l’épreuve intérieure que chaque vivant fait de sa vie […][101] ». Il rejoint donc là le « dernier » Husserl qui réclamait un retour au Lebenswelt, au monde de la vie elle-même, et non une étude des mécanismes qui sont présents chez les êtres vivants.

L’autre réduction dénoncée par Michel Henry est celle de la phénoménologie heideggérienne, qui est en un sens un prolongement de la réduction scientifique (un fait qui peut surprendre quand on connaît le mépris évident de Heidegger pour la technicité scientifique) : « […] la vie se retrouve elle-même réduite à quelque chose qui se montre dans la vérité du monde, dans l’éclaircie de son “au-dehors” — à un étant[102] ».

Pour Michel Henry, la solution, ou l’antidote à ces réductions, passe par les définitions transcendantales, car elles remontent à leur « possibilité la plus intérieure, à leur essence[103] », des concepts chrétiens de Père et de Fils, qui bouleversent les représentations courantes de « père » et de « fils ». La possibilité de la paternité, et de la naissance, ne se « voit » pas, elle réside au coeur de la Vie, la Vie transcendantale, celle qu’ignorent les réductionnismes.

Il est ici crucial de souligner la similarité évidente de la pensée de Michel Henry avec la troisième conférence de Charles De Koninck dans L’univers creux : « Le monde sans vie de la biologie ». Les deux philosophes refusent catégoriquement une forme de pratique scientifique qui serait non seulement réductionniste mais plus précisément inerte, sans vie et qui permettrait une vision du monde laissant de côté l’aspect vital et immédiat de la réalité humaine. (Cela étant dit, il est important de rappeler que C. De Koninck propose une vision très positive du monde scientifique en général, lorsqu’il est dirigé avec sagesse par des scientifiques tels A. Eddington ou A. Einstein, alors que M. Henry semble souvent ne voir dans l’édifice scientifique qu’une aberration « barbare » et possiblement une mentalité néfaste pour l’être humain.)

Michel Henry propose également, dans la longue conclusion de C’est moi la Vérité, une compréhension renouvelée du monde moderne selon une philosophie chrétienne. Il rappelle premièrement que ce n’est pas la science elle-même qui nie Dieu[104], ce ne serait pas son rôle et cela dépasserait son domaine de validité empirique (« […] la biologie et la science en général ne savent rien de Dieu […][105] »). Mais parce que les sciences sont aujourd’hui le seul savoir véritable dont pense disposer l’humanité, la seule réalité qui lui reste est celle des molécules et des particules[106], et exclut de l’univers le sensible, le subjectif et… le vivant. Car « que reste-til de l’homme hors de la Vérité de la Vie, dans la vérité du monde ? Une apparence vide, un airain qui sonne creux[107]. »

Cette prise de position envers la vérité n’appartient pas au domaine de la démonstration ni même de la monstration, elle relève évidemment de la foi, de la conviction religieuse, un écueil toujours menaçant dès qu’il est question de philosophie. Mais cette définition phénoménologique de la Vérité (et de Dieu) présente cependant un avantage certain : celui d’être une réponse absolument convaincante aux angoisses heideggériennes ou aux approximations, souvent insatisfaisantes, de l’intersubjectivité husserlienne. « Qu’est-ce que l’homme ? » Il est vie. « Qu’est-ce que la vie ? » Elle est la Vie, la Vérité, et cela est affirmé de manière très monolithique : « […] il ne saurait y avoir d’autre vérité que celle du Christ[108] ». Michel Henry prend le pari (très risqué et s’exposant à la critique) d’aller vers la théologie chrétienne pour répondre à des interrogations philosophiques, mais du moins, peut-on constater, il « trouve » et réussit à sortir d’un certain désert phénoménologique aride, vide de « vie[109] ».

Conclusion : critique de la réduction, éloge de la vie

Charles De Koninck et Michel Henry ont connu des parcours considérablement différents, aristo-thomiste pour le premier, rénovateur de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne pour le second. Pourtant ils se retrouvent en bout de piste en un même lieu, avec les mêmes constats : le réductionnisme scientifique menace l’intégrité spirituelle de l’humanité et une philosophie chrétienne est possible, voire nécessaire pour rétablir le déséquilibre moral et philosophique engendré par la trop grande influence d’une pensée scientiste sur la société contemporaine. Ils s’entendent aussi sur la principale justification de ces constats : l’Univers a une finalité et cette finalité est la vie, la vie humaine en tout premier lieu.

Dans les antichambres académiques de la philosophie, les post-modernistes et les conséquentialistes continueront de mettre en évidence toutes sortes de problèmes techniques, logiques et conceptuels et les partisans des multiples écoles de pensée apparus au début du xxe siècle continueront à se narguer les uns les autres, usant de différentes figurations de la vérité ou de l’être ou de la logique pour justifier les attaques et refuser d’entendre celles de leur adversaire. Mais une certitude demeure, au-delà de toutes ces écoles et de toutes les modes : la vie humaine ne repose pas entièrement sous le chapeau de la rationalité et du « mesurable scientifiquement ». Il y a quelque chose d’autre qui est en jeu, et qui est même l’essentiel de la vie. On a donné toutes sortes de noms à cet essentiel vital, et on en donnera sûrement de nouveaux dans les décennies à venir. Qu’importe les noms et les définitions on retrouve cet essentiel au coeur de la vie, de toutes nos vies, à la lecture de chaque page des oeuvres de C. De Koninck et de M. Henry, et c’est pour cela que leurs écrits doivent être lus et relus.

Le paradoxe d’une philosophie théiste est le suivant : lorsque la foi religieuse est ressentie, comprise, acceptée et assumée par le philosophe, ou par quiconque, elle ne peut pas être isolée du reste de sa vie intellectuelle, émotive et sociale. Une foi intègre et sincère ne se laisse pas bêtement circonscrire à la sphère du « privé », elle se doit d’être omniprésente dans tous les aspects de la vie, simplement parce que c’est elle qui donne un sens clair, ou à tout le moins certain, à cette vie. Sans évidemment mener ainsi à une quelconque forme dérogatoire et impudente de prosélytisme, une philosophie théiste est donc non seulement possible mais nécessaire, car, sans être la seule, elle est une de nos défenses intellectuelles contre un univers qui se creuse et se vide de son sens, contre la barbarie d’une technique qui oublierait peu à peu la vie.

Un philosophe croyant ne peut donc pas faire abstraction de sa foi, à défaut de quoi il « mourra » en se réfugiant dans un univers insipide de logique symbolique et de syllogismes creux et sans vie. La philosophie n’est justement pas austère et sans vie, elle est l’éthique et la politique et la métaphysique, elle est tout ce qui touche la vie humaine. La philosophie est la tentative de saisir rationnellement la vie humaine, et c’est pourquoi le problème d’une philosophie théiste demeure entier, et passionnant, puisque la vie à son paroxysme d’intelligence, la vie « spirituelle » pourrait-on dire, est justement en partie non rationnelle et émotive, et donc irréductible à une raison calculatrice et réductrice.

Aux côtés des philosophies matérialistes, qui sont des choix métaphysiques absolument valides et cohérents mais pas les seuls possibles, les philosophies théistes et chrétiennes, comme celles de C. De Koninck et de M. Henry, sont d’autres avenues qui sont rigoureusement philosophiques : des efforts intellectuels pour saisir le monde et s’y retrouver pleinement, en tant qu’être humain pensant et ressentant.