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Fichte (Sixième Conférence - suite) […] L’être de Dieu est révélation, mais celle-ci est interprétée selon [le] monisme ontologique […]. Cf. : « Être intime et caché en soi de Dieu que nous sommes capables de penser… » [est] son existence.

Cette existence que nous distinguons [de son Être] n’est pas distincte […]. L’existence de Dieu est tout aussi primitive que son Être (mais Fichte distingue l’Être et l’existence de l’être en soi, au lieu de concevoir l’être en soi comme immanence radicale […]) et l’une est inséparable de l’autre et lui est absolument égale […] ; cette existence divine dans sa propre matière […] est nécessairement savoir.

Michel Henry, Note manuscrite[1]

§1. Dès sa première formulation précédant la publication de son oeuvre fondatrice, L’essence de la manifestation, c’est par une opposition explicite à l’ontologie phénoménologique développée par Heidegger dans Sein und Zeit que le projet philosophique henryen de fondation d’une nouvelle « phénoménologie première » est explicitement conçu et présenté. Dans l’une des notes manuscrites préparatoires à ce texte, datant des années 1950, Henry écrit clairement : « Pourquoi dans ma philosophie du Wie originaire […] faut-il “élucider” ? Chez Heidegger, cela s’explique parce que [l’]être est caché (à cause [du] lien finitude-transcendance). Chez moi aussi ; mais caché, il l’est tout autrement[2] ». La question cruciale autour de laquelle se joue cette opposition est la suivante : si l’être — la condition de possibilité de toute manifestation en général — doit pouvoir se montrer, comment peut-il devenir lui-même quelque chose de manifeste ? Autrement dit : l’origine de ce devenir phénoménal de l’être, comment doit-elle advenir ? Est-elle une origine phénoménale ou pas ? Bref : « Que veut-on dire exactement — demande Henry lui-même — lorsqu’on déclare que l’être doit pouvoir “devenir un phénomène”[3] » ?

D’un point de vue phénoménologique, la question concernant le « devenir phénoménal » de l’être se heurte d’abord à cette difficulté : dans quelle mesure et sous quelles conditions est-il légitime de penser l’être en termes de « phénomène » ? Il est évident que si on entend par « phénomène » le contenu singulier d’une manifestation déterminée, l’application de ce concept à l’être se voit interdite dès le départ. L’être n’est pas un phénomène, en ce sens qu’il ne constitue pas l’objet d’une manifestation. Si pourtant l’être peut bien devenir le thème d’une ontologie phénoménologique, ce n’est que dans la mesure où « l’on garde présent à l’esprit l’idée que le thème de l’ontologie phénoménologique n’est en aucune façon constitué par le contenu déterminé […] d’une manifestation quelconque mais porte, bien au contraire, sur le “comment” de cette manifestation et de toute manifestation possible en général[4] ». Le « comment », le « Wie[5] », est ce que Michel Henry appelle l’essence de la manifestation. C’est en définissant l’être à titre d’essence, en le déterminant au sens du Wie, du « comment » de l’apparaître de ce qui apparaît, comme « ce qui, dans un phénomène, fait précisément de lui quelque chose qui est susceptible d’apparaître[6] », que Michel Henry reprend le leitmotiv heideggérien de la différence ontologique. Distincte du phénomène entendu au sens ordinaire comme « ce qui se montre » (apparaître objectif), l’essence désigne un mode d’apparaître tout à fait irréductible aux manifestations qu’il rend possibles.

Avec l’interprétation non ontique de l’être en tant que « vérité », la phénoménologie heideggérienne ouvre à la pensée d’un mode de phénoménalisation conçu comme une oeuvre originelle de dé-voilement, c’est-à-dire comme une dissimulation de ce à partir de quoi cette oeuvre peut chaque fois s’accomplir. Si pourtant l’essence est telle qu’elle se dissimule dans l’acte même par lequel elle ouvre les conditions de possibilité de la manifestation ontique, cela signifie qu’il appartient par principe à cette essence de ne pas se montrer. Ou pour mieux dire : l’essence se donne en tant qu’elle fonde la vérité, mais dans cette fondation — qui est d’ailleurs sa propre phénoménalisation effective — l’essence se donne d’une telle manière qu’elle n’est jamais simplement cette vérité, mais le « polemos », l’opposition de la vérité et de la non-vérité. Et c’est à ce « polemos », à ce mouvement « dia-logique[7] » entre voilement et dé-voilement, non-vérité et vérité, que le phénomène renvoie toujours en tant qu’il brille sur une relation obscure avec son fondement, ce dernier étant compris à la lumière de son a-subjectivité et de sa trans-objectivité. Fidèle à l’essence et à son dé-voilement — et, en ce sens, fidèle à son principe de phénoménalisation — l’ontologie phénoménologique heideggérienne se découvre ainsi immunisée contre toute tentative de reconduction à une forme « dialectique » de pensée, car elle repose au contraire sur une expérience effective dont le sens est celui de répéter — de réactiver, et ainsi de révéler — la structure antinomique du fondement. C’est d’ailleurs ce qui légitime l’idée même et la possibilité d’une ontologie phénoménologique, pensée non plus au sens d’une « philosophie de la connaissance », comme connaissance absolue ou connaissance de l’absolu, mais plutôt comme mémoire de l’origine, pensée à l’écoute de l’être. Penser, comme Heidegger le suggère justement, n’est pas connaître[8]. L’éclaircissement de l’être recherché par l’ontologie et motivé par son dé-voilement originaire ne se traduit plus dans la tentative de reconduire l’être à une forme objective déterminée, mais dans la volonté de le saisir dans et par l’écart de sa non-objectivité.

Cependant, d’après Henry, si l’interprétation de l’être comme vérité est cet élément décisif qui peut finalement permettre l’émancipation de l’ontologie à l’égard de la philosophie moderne de la connaissance[9], et plus généralement de la « métaphysique » au sens heideggérien[10], cette émancipation n’est rendue possible que sous des conditions théoriques et méthodologiques bien déterminées. Ainsi lorsque l’ontologie phénoménologique heideggérienne essaie de poser la question concernant l’être « en tant que tel », c’est-à-dire la question de son apparaître considéré dans sa différence constitutive et dans sa structure antinomique, la réduction de sa phénoménalité à la vérité signifie que ce n’est jamais sur la façon dont l’être se donne « en tant que tel » qu’elle porte en réalité mais toujours seulement sur la façon dont l’être (ne) se montre (pas) à nous. Autrement dit, pour Heidegger, l’apparaître de l’être est conçu de telle manière que son dé-voilement implique structurellement son rapport au Dasein, comme ce qui fonde la constitution d’être de celui-ci et, dans cette constitution, opère son oeuvre essentielle, l’ouverture de l’horizon transcendantal de tout être en général. La phénoménalisation de l’être implique structurellement le Dasein de telle manière que ce n’est qu’à l’intérieur de son ouverture et par elle que tout rapport en général — et donc le rapport ontologique, lui aussi — devient possible. À partir de l’idée d’une telle coappartenance structurelle de l’être et du Dasein[11], l’ontologie heideggérienne tire sa conséquence décisive, à savoir l’idée d’après laquelle ce n’est que parce que l’être, dans et par son dé-voilement, se montre à nous, en nous constituant en tant qu’ouverture ekstatique d’horizon, que l’être s’avère légitimement accessible à la pensée. En situant, sur le fondement de la vérité, la possibilité même de l’accessibilité à l’être dans la transcendance du Dasein, le traitement phénoménologique que l’ontologie heideggérienne réserve au phénomène de l’être ne représente qu’une « répétition » (Wiederholung) du rapport de fondation que, en tant qu’événement, la vérité opère à l’égard de l’existence en la constituant comme In-der-Welt-sein. « Fidèle » au phénomène de l’être dans le mode de la répétition, l’ontologie heideggérienne prétend montrer ainsi sa justification théorique ultime. C’est pourtant ici que Michel Henry voit la limite essentielle de l’ontologie heideggérienne : dans son renoncement à considérer dans sa pureté[12] le mode de manifestation que l’être, en tant que phénoménalité originaire, doit pouvoir réaliser « en soi », c’est-à-dire son mode de manifestation de soi à soi, considéré indépendamment des structures que cette même phénoménalisation implique en elle.

Cette limite essentielle, bien que constitutive de la pensée heideggérienne et de son interprétation de la vérité, n’est pas propre cependant à la seule pensée de Heidegger aux yeux de Michel Henry. Au contraire, son origine renvoie à une histoire bien plus ancienne qui met en cause l’histoire même de la philosophie dès son origine en Grèce. C’est ce que Michel Henry nomme le « monisme ontologique[13] ». Pour Henry, en effet, entre la pensée grecque et la philosophie moderne, et entre l’idéalisme allemand et la phénoménologie contemporaine, il n’y a pas d’opposition majeure, pas d’opposition essentielle, en tout cas pas sur la façon de comprendre la manière dont les choses deviennent phénomènes pour nous. Dans cette perspective, ce qui différencie les courants majeurs de la philosophie moderne et contemporaine n’est que le mode de conceptualisation philosophique de cette présupposition unique qui est à l’oeuvre partout. Une telle présupposition, l’ontologie phénoménologique élaborée par Heidegger n’aurait eu que le mérite de la tirer au clair — mais pas celui de la dépasser.

Cette conception de la phénoménalité que depuis toujours la philosophie aurait entretenue et que l’ontologie phénoménologique aurait portée à la clarté du concept est ce que L’essence de la manifestation explique à partir du concept phénoménologique de « transcendance ». Ce qu’exprime cette notion est l’idée d’après laquelle un « phénomène », en général, n’est que ce qui se trouve placé à distance, posé devant un regard en sorte que, grâce à cette distance, il est susceptible d’être expérimenté, appris, su, connu[14]. Or, d’après Henry, c’est précisément le fait d’être posé devant qui, dans la perspective du monisme ontologique, désigne à proprement parler l’essence du phénomène, l’essence comprise comme transcendance pure. Elle est le Dehors, l’extériorité pure, cet avant-plan de lumière en lequel tout apparaître (c’est-à-dire toute forme de rapport en général) devient possible, visible pour un regard. Lorsque, par exemple, le phénomène est compris dans la philosophie moderne comme conscience, c’est précisément cette essence que la notion de conscience porte en premier plan : le pouvoir qui pose devant et qui, de cette façon, rend l’apparaissant susceptible d’être vu[15]. Dans l’idéalisme allemand, c’est ce pouvoir de vision qui est élaboré dans le concept ontologique de représentation. Comme le mot allemand le montre très clairement, la représentation (Vorstellung, du verbe vor-stellen, littéralement : « placer-devant ») désigne l’ouverture préalable de l’horizon de lumière, horizon transcendantal, à l’intérieur duquel tout ce qui « est » devient accessible. C’est encore cette « mise en position devant », bien que pensée de façon tout à fait différente, qui détermine l’essence même de l’intentionnalité husserlienne selon Henry[16].

Or, bien que l’ontologie phénoménologique de Heidegger repose sur la neutralisation des concepts de conscience et de représentation, ainsi que sur le dépassement critique de la notion husserlienne d’intentionnalité[17], elle est loin d’ébranler la présupposition selon laquelle la phénoménalité est l’ouverture de ce Dehors transcendantal ; au contraire, elle en constitue la radicalisation, dans la mesure où le Dasein est déterminé comme In-der-Welt-sein, c’est-à-dire comme le « dehors » dans et par lequel s’opère l’extériorisation de l’être, son dé-voilement dans et par l’ouverture ekstatique du monde. C’est sur ce même présupposé que repose la thèse, contestée par Henry, de la coappartenance structurelle de l’être et du Dasein au sein de la phénoménalité originaire comprise comme « vérité » et dé-voilement. En ce sens, on pourrait aller jusqu’à dire que ce que Henry conteste dans le monisme ontologique, et à l’égard de Heidegger en particulier, c’est l’idée centrale de l’unité constitutive de la phénoménalité et de la finitude[18], que les philosophies contemporaines, dans le sillage de Heidegger, ont coutume d’établir en s’opposant à toute forme de philosophie de la conscience ou de la subjectivité[19]. Or, ce que la philosophie de Henry conteste en toute sa radicalité est précisément ce « besoin[20] » de l’être à l’égard du Dasein, qui pour Heidegger est au coeur de la phénoménalité même de l’être. Dans L’essence de la manifestation, c’est cette insertion du Dasein et de sa finitude au sein de la phénoménalité qui se trouve explicitement rejetée par la critique du monisme ontologique.

§ 2. Il est important de rappeler que la critique henryenne du monisme ontologique ne consiste pas seulement à établir que l’interprétation de la phénoménalité qui commande l’histoire de la philosophie occidentale (et qui trouve dans l’ontologie phénoménologique heideggérienne son achèvement) demeure unilatérale et partielle. Son but est aussi de montrer qu’une autre voie d’accès à la question de l’être (c’est-à-dire un autre mode de phénoménalisation, une autre phénoménalité), est encore possible. En un sens plus radical, ce travail de re-détermination de la phénoménalité amène Michel Henry « à repenser la connexion essentielle qui unit l’ontologie et la phénoménologie[21] ». Chez Heidegger, en effet, le mode de traitement phénoménologique que son ontologie veut appliquer au problème du fondement relève directement de sa conception du « phénomène » et est explicitement tributaire de la signification ontologique de celui-ci comme « ce qui ne se montre pas tout d’abord[22] », mais demeure le plus souvent « caché[23] ». C’est pourquoi, interprétée comme « phénoménologique », l’ontologie heideggérienne comprend sa tâche comme une élucidation toujours poursuivie de la vérité. La détermination de la phénoménologie comme « méthode » de l’ontologie est explicitement élaborée à la lumière d’une philosophie de la transcendance[24]. Mais comme Henry juge unilatérale cette conception, il est évident pour lui que le concept de phénoménologie doit pouvoir recevoir une tout autre signification « lorsqu’elle comprend que sa tâche n’est pas de soumettre la réalité à élucider, par exemple le fondement, à un type de manifestation univoque conçu comme la vérité transcendantale universelle, mais de se demander s’il n’existe pas un autre mode de révélation, dont la prise en considération peut seule nous introduire [c’est-à-dire donner la voie d’accès] au problème du fondement[25] ». Tout en rejetant les présuppositions régissant la thèse onto-phénoménologique de l’unité constitutive de la phénoménalité et de la finitude[26] (c’est-à-dire la coappartenance structurelle de l’être et du Dasein au sein de la phénoménalité originaire interprétée comme vérité et dé-voilement[27]), il s’agit essentiellement pour Henry de repenser phénoménologiquement l’ordre complexe des rapports entre l’être et l’existence.

§ 3. Considéré à la lumière de sa divergence radicale avec l’ontologie heideggérienne, le projet henryen de refondation de la phénoménologie s’exprime principalement dans la tentative de thématiser l’être en sa simplicité originaire, à savoir l’être « en tant quel tel », l’être saisi en sa pureté et considéré en son indépendance à l’égard de l’existence. Cette indépendance est par exemple ce que Michel Henry recherche lorsqu’au § 19, dans le but de détacher l’ontologie de toute considération herméneutique concernant la facticité du Dasein comme préalable à la position de la question de l’être, il pose la distinction entre « l’existence telle qu’elle est en soi et l’existence telle qu’elle se comprend [28] ». Henry justifie de la manière suivante cette distinction : « Tout ce qu’on pourra dire de ce dernier point de vue, c’est-à-dire en considérant la manière dont l’existence se comprend elle-même, demeure radicalement étranger au propos de la philosophie première, si par philosophie première on entend, comme il convient de le faire, l’ontologie elle-même[29] ». Donc, si une ontologie doit être possible, ce n’est qu’à partir de l’être lui-même, c’est-à-dire de son apparaître, et non point à partir des différentes manières dont l’existence doit pouvoir se comprendre elle-même, qu’il faut chercher le véritable commencement. — Mais est-ce qu’une telle thématisation de l’être est réellement possible ? Existe-t-il une voie d’accès légitime à l’être « qui ne doit rien à l’oeuvre de la transcendance[30] » ? Dans L’essence de la manifestation, la réponse que Michel Henry apporte à cette question trouve en Fichte, et en particulier à sa doctrine de la religion de 1806, sa référence essentielle. Dans la mesure où penser l’indépendance de la phénoménalité originaire à l’égard de la transcendance du Dasein et de sa finitude (c’est-à-dire de sa facticité) se révèle être l’une des exigences qui régissent la problématique henryenne de L’essence de la manifestation, cette référence à la Religionslehre de Fichte ne devrait pas étonner, si l’on considère que chez Fichte la thèse de l’indépendance de l’être absolu à l’égard de l’existence comprise au sens phénoménologique de la transcendance constitue en effet la découverte décisive de l’exposition « populaire » de la doctrine de la science publiée sous le titre d’Anweisung zum seligen Leben[31]. Dans ce texte, Fichte pose de façon explicite et directe le principe crucial de la distinction entre l’Absolu considéré en soi, c’est-à-dire l’Absolu considéré en son unicité et son absoluité, et sa manifestation, que Fichte appelle « le savoir » et à laquelle il reconduit la structure phénoménologique de l’existence comprise au sens (moniste) de l’ouverture d’horizon[32].

Or, ce n’est pas un hasard si, au moment où Henry doit donner un contenu précis au concept phénoménologique de « transcendance », il ne se réfère pas seulement aux analyses de Sein und Zeit, mais aussi à Fichte et à sa compréhension de la manifestation ontologique comme « extériorisation » de l’être. De fait, la doctrine de la religion de Fichte vient non seulement fournir à la problématique de L’essence de la manifestation une conceptualisation précise de ce que Henry, à la différence de Heidegger, entend par « transcendance », mais elle offre surtout une conceptualisation qui répond parfaitement à son exigence ontologique spécifique. D’un intérêt particulier pour la recherche phénoménologique de Michel Henry est la détermination fichtéenne des rapports entre l’être et l’existence selon le point de vue de la religion[33]. Chez Fichte, en effet, l’existence (Daseyn) est d’abord définie, en sa signification proprement ontologique, comme l’« être en dehors de son être[34] ». Elle est, existe, en tant qu’extériorisation, mise à distance et ouverture d’un milieu de différence que l’être opère à l’égard de soi. Celle-ci est sa structure phénoménologique. Mais l’extériorisation désigne en même temps la structure même de l’être, sa manifestation. Or, l’existence est la manifestation de l’être. À ce titre, elle désigne le mouvement d’extériorisation dans et par lequel l’être réalise sa venue dans le domaine de la phénoménalité. Comprise en ce sens dynamique, l’existence est aussi définie par Fichte comme la représentation de l’être[35], au sens de la Vorstellung (position-devant) : non point comme simple position d’objet, mais comme ouverture de la dimension d’écart structurant la relation de l’être-en-soi-et-pour-soi. La notion de représentation, par laquelle Fichte interprète aussi la structure même de la conscience en général, ne désigne nullement un mode déterminé de la vie de la conscience. Elle en est plutôt l’essence : non point le contenu déterminé d’une vie représentationnelle, mais la condition de possibilité de cette vie, l’ouverture de ce milieu originaire d’extériorité à l’intérieur duquel (et à la lumière duquel, aussi) seul quelque chose peut survenir au regard d’une conscience. C’est donc exprimé en ces termes explicites et clairs que Michel Henry trouve chez Fichte l’ensemble des déterminations constituant l’idée « moniste » de la transcendance de l’être en tant qu’ouverture ekstatique d’horizon, éclosion du milieu pur de lumière où toute vision et toute relation deviennent en général possibles.

Afin de déterminer le rapport entre l’être et l’existence, Fichte a aussi recours, et c’est très significatif, à la notion d’image (Bild)[36]. L’existence est alors définie comme l’image de l’être. Mais cette « image » de l’être n’est pas entendue par Fichte à la manière d’un simple reflet aveugle, comme dans un miroir. En tant que représentation, l’image désigne au contraire un mode de compréhension de l’être. Le terme d’« image » désigne ici la réflexion de l’être, son repli, la façon dont l’être-en-soi se déploie sous la forme du savoir absolu : elle aussi définit la manifestation de l’être comprise au sens du se-faire-pour-soi de l’Absolu, c’est-à-dire son extériorisation, l’ouverture du milieu pur de différence à l’intérieur duquel toute forme en général de rapport (et donc de savoir, de compréhension) se situe et trouve ses conditions de possibilité ultimes. Bref, l’image n’est que l’existence même de l’être, le mode de son rapport à soi, son extériorisation comprise comme phénomène et comme savoir, et comme représentation de l’être : elle est le mouvement de l’être qui, en se faisant pour-soi, devient ainsi accessible à soi-même.

Cependant, dans la mesure où l’extériorisation apparaît, aux yeux de l’existence finie (qui la contemple en y apercevant la forme de son propre être-là), comme le seul et unique mode possible par lequel l’être parvient à se savoir, c’est-à-dire à se manifester, à se rapporter à soi en tant que phénomène ontologique, ce rapport à soi de l’être définissant la phénoménalité même de l’Absolu se révèle être affecté par une limitation essentielle. Celle-ci consiste dans le caractère indépassable de la différence et de l’altérité que l’extériorisation même de l’Absolu établit entre lui-même (c’est-à-dire l’être « en soi ») et son rapport (c’est-à-dire l’être-en-soi-et-pour-soi ou savoir). — On comprend alors pourquoi la philosophie de Fichte, bien plus que celle de Hegel, retient de façon aussi décisive l’attention de Michel Henry : c’est parce qu’elle n’est pas une philosophie de la synthèse.

Ce hiatus que Fichte inscrit au coeur même de l’Absolu, à partir de sa compréhension de la phénoménalité de l’être et de son existence comme extériorisation et représentation, est ce que Michel Henry, dans son interprétation de l’Anweisung zum seligen Leben, exprime à travers la notion d’aliénation ontologique, afin de souligner le caractère de « dualisme de l’être et de son image[37] ». Ce concept d’aliénation reprend l’exposition fichtéenne du dualisme ontologique de l’Absolu et de son savoir considéré du point de vue de ce dernier. Autrement dit, la notion henryenne d’aliénation ontologique cherche à exprimer la différence insurmontable de l’être-en-soi et de sa manifestation, élaborée d’après le critère de l’extériorisation de l’être. Elle est le dualisme de l’être compris au sens de la transcendance, le dualisme tel qu’il se montre à l’intérieur du rapport de fondation constitué comme savoir[38].

Avec le concept d’aliénation ontologique, Henry entend marquer, dans le sillage de sa critique du monisme ontologique, le caractère d’indépendance de l’Absolu à l’égard de toute forme de savoir, c’est-à-dire l’indépendance de l’être-en-soi par rapport à toute forme de compréhension opérée (et opérable) par l’existence finie de l’homme. En d’autres termes, la notion phénoménologique d’aliénation ontologique que Michel Henry introduit dans L’essence de la manifestation n’est que la caractérisation de l’indépendance de l’Absolu à l’égard de son extériorisation, considéré à la lumière de cette ouverture, l’indépendance telle qu’elle se montre aux yeux du savoir, c’est-à-dire à l’intérieur de l’horizon de lumière qu’est la transcendance elle-même. Michel Henry utilise stratégiquement ce concept pour préparer la démonstration phénoménologique de l’« Unselbständigkeit » constitutive de la transcendance avec laquelle la critique du monisme ontologique trouve son achèvement. En se plaçant, grâce aux thèses dégagées par l’interprétation phénoménologique de la doctrine de la religion de Fichte, à l’intérieur de la perspective du monisme ontologique, Michel Henry arrive à montrer « l’incapacité de la transcendance à assurer elle-même la possibilité de sa manifestation », à savoir « l’impossibilité pour la transcendance de se fonder elle-même et de constituer ainsi l’essence d’un fondement[39] » et donc l’impossibilité même de toute philosophie première prétendant se fonder sur ce mode d’apparaître.

§ 4. La référence de Michel Henry à Fichte ne se limite pourtant pas au seul cadre de la critique du monisme ontologique. Comme le § 38 de L’essence de la manifestation le montre, elle ne s’arrête pas à la seule mise en évidence des limites constitutives de la transcendance. La référence à Fichte se révèle au contraire également déterminante dans la démarche consacrée à la compréhension du caractère d’immanence que, à sa façon, Fichte reconnaît aussi explicitement à l’Absolu. Dans L’essence de la manifestation, cette démarche se situe au point de passage où, une fois mis entre parenthèses le point de vue de la transcendance (c’est-à-dire, dans le langage de Fichte, le point de vue du savoir, de l’existence finie) sur l’Absolu, la problématique henryenne se trouve dans la nécessité de donner une signification positive à cette indépendance de l’être-en-soi à l’égard de son extériorisation[40]. Décisive à cet égard est l’interprétation du concept d’amour que Fichte développe à partir du Prologue de l’Évangile de Jean. Comme Henry le souligne, l’interprétation fichtéenne du Prologue établit le moment où « l’Absolu [est] finalement compris chez Fichte non plus comme surgissement et devenir de l’existence dans l’altérité, comme être-à-l’extérieur-de-soi de l’être, mais au contraire comme la persistance et le maintien de celui-ci en lui-même, et cela sous la forme de l’amour »[41]. L’amour est ce que dans la Religionslehre, Fichte désigne comme la vie de l’Absolu, à savoir l’Absolu entendu en lui-même comme Vie, unité immédiate de l’être et de son savoir, c’est-à-dire de l’être et de l’existence. « Unité immédiate » veut dire ici : unité non synthétique, unité qui ne relève d’aucun procès, d’aucune extériorisation préalable de l’être, et qui ne nécessite ni de se différencier en quelque sorte ni de se rapporter à soi par le moyen d’une quelconque médiation. L’amour, dit Fichte dans la deuxième Conférence de l’Anweisung, « n’est rien d’autre que le maintien de soi par l’être absolu[42] ».

L’unité immédiate de l’Absolu et de son savoir exprimée par le concept d’amour désigne donc la façon spécifique dont Fichte pense l’immanence constitutive de l’Absolu, à savoir l’Absolu en tant qu’immanence originaire. La notion d’amour est en effet introduite par Fichte en opposition à une autre notion : celle de réflexion[43]. Tout comme la notion de représentation, la réflexion n’indique pas un acte psychologique déterminé de la conscience, mais se réfère au mouvement d’extériorisation de l’être constitutif du savoir absolu. Le savoir est la réflexion de l’être en ce sens que, en tant qu’extériorisation, il en est le repli, la mise en relation avec soi sous la forme de l’image. En ce sens, la réflexion est, existe : elle désigne le mouvement constitutif de l’existence même, la structure du Dasein compris comme transcendance, ouverture ekstatique du domaine de la représentation.

Or, c’est précisément en reconduisant cette opposition de l’amour et de la réflexion à l’intérieur de la problématique ontologique de L’essence de la manifestation que Michel Henry recherche la voie de dépassement du monisme ontologique et de Heidegger. Cette recherche semble en effet suivre un parcours tout à fait parallèle à celui dégagé par Fichte dans sa critique de la représentation, par le biais de laquelle Fichte établit à sa manière le principe fondamental de sa doctrine affirmant l’irréductibilité de l’Absolu à sa forme représentative, c’est-à-dire au savoir considéré en tant que tel. La critique de la représentation chez Fichte constitue une critique puissante contre toute tentative philosophique essayant de reconduire à la pensée de l’être (et donc à la conscience considérée comme structure même de l’existence) la seule et unique possibilité d’accès à l’Absolu « en tant que tel ». Le rejet radical de Fichte des philosophies de Schelling et de Hegel (que Michel Henry considère comme figures emblématiques du monisme ontologique) apparaît ici dans toute son évidence et toute sa force. La pensée, la conscience — bref, le savoir — ne constituent pour Fichte que des modes spécifiques de rapport dont la présupposition essentielle réside dans le déploiement préalable de l’horizon de l’être, le dévoilement de l’être en tant qu’ouverture du milieu de différence qu’est la représentation : l’éclosion de l’horizon de visibilité à la lumière duquel seulement toute forme de rapport, et donc de phénomène, devient en général possible.

Saisir l’Absolu sous la forme de la pensée, c’est-à-dire du savoir, signifie alors se rapporter à l’être sous la forme de l’extériorité : c’est-à-dire sous la forme de la représentation. Ce qui pourtant dans la représentation et par sa médiation parvient à se montrer n’est jamais l’Absolu en tant que tel, mais seulement l’Absolu tel qu’il apparaît dans et par le rapport. C’est l’Absolu en tant que rapport, l’Absolu déjà soumis au pouvoir de la représentation, l’Absolu projeté dans le domaine de son extériorisation. Ce n’est que l’Absolu sous la forme du savoir, ce que Fichte — en opposition évidente à Hegel — appelle aussi le « concept ».

Puisque tout ce qu’il nous est permis de saisir dans et par la représentation n’est que l’image de l’Absolu, c’est-à-dire l’Absolu en tant qu’image et non point l’Absolu en tant que tel (l’Absolu « en chair et os »), il s’avère que le concept n’est pas et ne peut pas être identifié à l’Absolu. Mais si, d’un côté, la représentation, l’extériorisation de l’être, est ce qui rend l’Absolu accessible pour nous (parce que ce n’est qu’elle, l’extériorisation, qui nous permet de venir à l’être en nous constituant comme Dasein), d’un autre côté, c’est précisément l’extériorisation de l’être opérée au sein de l’Absolu qui fait subir à celui-ci une transformation caractéristique, de façon telle qu’en arrachant la vie à l’unité immédiate qui lui est propre en tant qu’amour[44] et en la plaçant devant (vor-stellen) sous la forme du savoir, elle n’offre plus de cette vie originaire qu’un contenu extérieur, ou, comme Fichte l’écrit, non plus la vie, mais seulement « une forme morte[45] ».

La représentation, en même temps qu’elle rend l’Absolu accessible à l’existence (par ce mouvement d’extériorisation par lequel la finitude se révèle comme appartenant à la vie infinie de l’Absolu, parce qu’intégrée au mouvement constitutif de sa manifestation), « transgresse » la vie, lui fait violence en ce sens qu’elle cède à la tentation de réduire la totalité de l’Absolu uniquement à sa manifestation. Ainsi, en opérant ce type de réduction, la représentation finit par occulter la vie de l’Absolu. Son oubli est la façon dont la vie se montre par la médiation de celle-ci. Au moment où la philosophie procède ainsi et s’enferme dans la volonté de situer l’Absolu uniquement sur le versant du savoir (ce qui d’après Henry constituerait l’une des tendances caractéristiques du monisme ontologique), cette « transgression » ou « occultation » de l’essence devient d’autant plus forte et radicale qu’elle empêche — comme ce sera le cas chez Heidegger — de penser et de poser explicitement la question de l’indépendance de l’Absolu en tant que tel à l’égard de son devenir phénoménal effectif et de son extériorisation dans et par l’événement de l’existence.

Pourtant, si la tentative de recomposition et de dépassement de la brisure essentielle, que la doctrine de la religion reconnaît au coeur même de l’Absolu, est destinée à l’échec, de l’aveu même de Fichte, c’est surtout en raison du fait que ce qui dans la perspective du savoir, de la représentation, de la compréhension existentielle est saisi comme différent, distinct, opposé — et donc, même l’opposition radicale que la doctrine elle-même institue entre l’être absolu et sa manifestation — n’est tel que parce que précisément saisi dans cette perspective. Autrement dit, ce qui, à la lumière de la transcendance de l’être, apparaît comme irrémédiablement séparé et opposé, ne l’est que sur le plan du savoir mais non point sur le plan ontologique, car sur ce plan, où il n’y a que l’amour de l’Absolu et l’Absolu en tant qu’amour, rien d’autre ne subsiste que l’unité simple et immédiate de l’Absolu dans son absoluité. Dans la perspective de L’essence de la manifestation, ce qui se révèle décisif, une fois que le regard de la philosophie devient capable de s’élever à la vision de cette unité essentielle, c’est que l’unité de l’amour, ne relevant d’aucune forme de synthèse, ne constitue ni une unité conséquente ni une unité fondée ou présupposant l’oeuvre préalable de la « différence ». Son unité, en tant qu’unité immédiate, est une unité simple, d’une simplicité qui refuse en son principe toute forme de différentiation. Au contraire, ce que le concept fichtéen d’amour exprime est le fait que si une distinction — et donc, surtout, la distinction cruciale entre l’Absolu et son savoir, qui est une distinction pour le savoir, posée par le savoir lui-même à l’intérieur de la perspective dont il est la forme — est en général possible, ce n’est que parce que l’amour n’opère que de telle manière qu’il a toujours déjà accompli son oeuvre : une oeuvre, comme Henry le répète sans cesse, qui « ne doit rien à l’oeuvre de la transcendance ».

Fichte reconnaît à l’amour — c’est-à-dire à la vie de l’Absolu et à l’Absolu en tant que vie et unité immédiate de l’être et de l’existence — sa parfaite autonomie, alors que l’extériorisation de l’être dans la forme de la réflexion, ne constitue en dernière analyse qu’un mouvement dérivé de cette vie originaire[46] : un mouvement qui, extérieur et externe à l’égard de cette vie (dans la réflexion), demeure cependant en soi intégré en elle, au sein de son absoluité originaire. Ainsi faut-il alors entendre la remarque de Michel Henry d’après laquelle « avec l’opposition à la réflexion d’une structure d’où celle-ci se trouve radicalement exclue, et qui ne peut plus être comprise par elle, se fait jour chez Fichte une nouvelle philosophie de l’existence[47] », car à l’existence tout d’abord comprise comme transcendance (cette existence temporellement finie que nous, en tant que Dasein, sommes en tant qu’In-der-Welt-sein), Fichte oppose explicitement un autre mode possible d’existence, à savoir ce qu’il appelle l’existence immédiate de l’être, la « vie divine ».

§ 5. Il n’échappera pas au lecteur averti de L’essence de la manifestation que la distinction entre les deux types d’existence marque une proximité profonde entre la doctrine de la religion de Fichte et la conception henryenne de l’immanence[48]. — La doctrine de la religion de Fichte serait-elle alors la philosophie inspiratrice de la phénoménologie henryenne de l’immanence ? Pas exactement. Car au moment même où la Religionslehre paraît être la confirmation de la recherche et de la problématique henryenne, au sens où la philosophie de Fichte, en 1806, semble renfermer tous les éléments nécessaires en vue du dépassement du monisme ontologique, il s’avère que cette philosophie ne parvient pas, aux yeux de Michel Henry, à réaliser le « saut » vers l’immanence et la mise en lumière de l’immanence, « parce qu’une telle mise en lumière ne s’accomplit pas chez Fichte, parce que le travail ontologique qui devrait y conduire n’est ni entrepris ni même simplement esquissé[49] ». D’après Henry, en effet, « la présupposition [fichtéenne] de l’existence primitive […] qui ne se divise pas dans l’extériorité, qui ne se produit pas dans la représentation […], [cette] existence “sans image” » devient « brusquement incertaine » et son caractère phénoménologique est finalement « mis en cause », pour être « finalement nié[50] ». Certes, dans l’opposition des deux types d’existence, la doctrine de Fichte découvre l’irréductibilité de l’être absolu à la phénoménalité de la transcendance, mais il n’en demeure pas moins que la philosophie première à laquelle la Religionslehre aboutit ne confère pas à l’existence immanente de l’être absolu un caractère phénoménologique propre et spécifique. Autrement dit : l’opposition des deux modes d’existence — l’un enfermé dans l’unité immanente et immédiate de la vie en tant qu’amour, l’autre conçu comme extériorisation de l’être, en tant que représentation — ne se traduit pas dans la philosophie de Fichte par autant de modes de phénoménalité. En fait, la philosophie de Fichte demeure « moniste », au sens où elle ne conçoit qu’une seule modalité possible de phénoménalisation en général pour l’être, une seule phénoménalité dont le concept est celui de la transcendance. Par ailleurs, le fait que l’Absolu soit conçu comme originairement indépendant de cette phénoménalité — ce qui permettrait de faire échapper la philosophie de Fichte au monisme ontologique — ne signifie pas nécessairement qu’en soi, l’Absolu puisse se montrer autrement. Au contraire, la seule conséquence que Fichte tire de la thèse ontologique de l’indépendance originaire de l’être-en-soi de l’Absolu est que celui-ci, demeurant dans l’unité immédiate de son existence immanente, se suffit à soi et est étranger à la nécessité de se montrer de quelque façon que ce soit.

Dans une autre note préparatoire inédite, Henry remarque à cet égard que :

Existence = manifestation. En quoi [l’]existence absolue (ou sans différence) est manifestation ? […] Présupposition non fondée. […] Existence absolue immanente = réalité, mais ne se manifeste pas[51].

Bref, c’est dans la mesure où l’Absolu considéré « en tant que tel » n’est pas pour Fichte un phénomène que sa philosophie de la religion échoue et reste en deçà de la véritable vie bienheureuse, c’est-à-dire de la vie divine conçue comme pure immanence. C’est principalement cette difficulté concernant le concept fichtéen d’existence immanente qui attire l’attention de Michel Henry. En effet, une fois l’existence humaine réduite à la seule phénoménalité de la transcendance, en tant qu’extériorisation de l’être absolu, l’existence se découvre exclue de la vie divine originaire, jetée dans une extériorité qui n’est pas la vie originaire en tant que telle. On pourrait certes objecter qu’en réalité la doctrine fichtéenne n’oublie jamais, et qu’au contraire elle relance à chaque fois, le fait que cette opposition entre l’être-en-soi et son extériorisation ne subsiste que dans la représentation et non dans la réalité, et que donc cette idée d’une exclusion de la vie humaine hors de la vie divine ne relève que des déformations propres au type de savoir représentatif ; on pourrait ainsi insister sur le fait que Fichte affirme explicitement que la distinction entre le savoir et l’Absolu, la représentation et la vie divine, la réflexion et l’amour, n’est qu’une distinction posée par le savoir et interne à celui-ci, une distinction que le savoir projette sur l’Absolu alors que celui-ci ne cesse jamais de se maintenir en lui-même, en sa simplicité et en son absoluité. Le problème est cependant que dans la perspective de Michel Henry ces affirmations demeurent en réalité indéterminées et vides de contenu dans la mesure où, comme la plupart des philosophies monistes (y compris l’ontologie heideggérienne)[52], la philosophie de Fichte se révèle incapable de montrer phénoménologiquement de quelle façon l’amour divin non seulement fonde l’existence humaine mais en embrasse aussi la vie concrète, son être en tant qu’ouverture et projet dans un monde. « Ainsi — écrit Henry — l’essence de la vérité ne peut-elle être réalisée hors de l’homme sans que ne se pose immédiatement le problème de sa réception par l’homme, c’est-à-dire, en fait, celui de la présence en lui de cette vérité[53] ». Ce qui selon Henry demeure indéterminé chez Fichte est le fait fondamental que l’affectivité de la vie divine, son caractère d’amour désigne déjà, en soi, une forme de « conscience » : non point, évidemment, une conscience au sens classique (c’est-à-dire moniste), mais une « conscience sans monde[54] ». En tant que mode d’existence sui generis, la vie absolue définit en elle-même un mode de manifestation dont son caractère essentiel réside dans son hétérogénéité à l’égard de la transcendance. Vide de tout caractère ekstatique elle désigne l’autorévélation de la vérité ekstatique du monde dans le mode de la pure épreuve de soi. Une vie absolue, en tant qu’autoaffection.

Si donc la philosophie de Fichte est, d’après Henry, incapable de déterminer phénoménologiquement le sens du rapport de fondation que l’immanence opère à l’égard de la transcendance, c’est essentiellement parce que, une fois réduite la structure de l’existence humaine à la seule transcendance, le lien reliant ab origine cette transcendance à son essence immanente se trouve en réalité dès le départ écarté par cette réduction préalable déterminant une sorte de « monisme de l’existence[55] » : l’exclusion de la vie immanente au sein de l’existence finie de l’homme.

§ 6. Au début des années 1930, le philosophe anti-idéaliste Pantaleo Carabellese affirmait qu’une philosophie critique première est encore possible, à condition que soit remis à nouveau en cause le statut ontologique de la « chose en soi » kantienne[56]. Repenser ce statut signifie opérer un double dépassement : d’abord, le dépassement de la conception « réaliste » de la « chose en soi » ; ensuite, le dépassement de la notion de noumène telle qu’elle se trouve pensée par les philosophies de l’idéalisme allemand, c’est-à-dire comme « négation » de l’essence. Contre le réalisme, Carabellese souligne les limites décisives de toute pensée comprenant le réel comme = X, à savoir comme réalité non phénoménale et séparée, « indépendante » à l’égard de la conscience au sens où sa subsistance ne requiert pas la médiation de la pensée. Contre l’idéalisme, Carabellese développe une critique très subtile visant à remettre en cause toute tentative d’intégration du « noumène » à l’intérieur du devenir phénoménal de l’essence, comme moment déterminé (négation) à l’intérieur d’une dialectique phénoménologique.

Tout comme le fera Michel Henry trente ans plus tard[57], Carabellese défend la thèse selon laquelle le réalisme et l’idéalisme, au-delà de leurs oppositions les plus évidentes, partagent au fond la même présupposition ontologique. L’une et l’autre philosophie pensent l’« en soi » au sens d’une réalité « autre » à l’égard de la conscience. Si donc un dépassement de ces philosophies doit jamais se produire, ce ne sera possible qu’en développant une philosophie transcendantale capable de penser la « chose en soi » non plus comme simple « terminus ad quem pour la conscience » (id quod cogitamus), mais comme elle-même, originairement, essence de la conscience (id in quo sumus cogitantes). Mais pour cela, c’est la manière traditionnelle de penser le rapport de la conscience au noumène qui exige d’être remise en question. La passivité de la conscience à l’égard du noumène ne doit plus être entendue simplement au sens de ce qui fournit à l’esprit le divers du sens externe, une matière pour les formes pures a priori de la sensibilité. Il s’agit plutôt de penser l’« en soi » comme la condition même, l’essence ontologique qui fonde la possibilité de la conscience ainsi que son existence concrète. Ce renversement, qui ne se traduit pas en une nouvelle opposition entre les deux termes en question, doit se comprendre comme découverte d’un nouveau lien de fondation, qui est celui de l’appartenance essentielle de la conscience au noumène.

Ce renversement des rapports entre la conscience et l’objet pur, l’existence et l’être, comme le montre la référence à Fichte dans L’essence de la manifestation, est une direction de recherche qu’emprunte aussi la phénoménologie henryenne, bien que de manière tout à fait originale et inédite. L’originalité de Henry réside dans le fait que pour lui le dépassement de toute pensée « traditionnelle » (c’est-à-dire moniste) de l’« en soi », c’est-à-dire de l’Absolu, ne peut se réaliser qu’à partir de la reconduction de l’essence originaire de tout apparaître en général à une forme spécifique de phénoménalité. Sans nécessairement rejeter l’« en soi » hors du domaine de l’apparaître, le but de la philosophie critique première de Michel Henry est plutôt de réduire l’Absolu à son propre lieu d’origine, à son propre Wie, compris comme hétérogène et indépendant à l’égard de la phénoménalité constitutive de tout apparaître transcendant. Pour Henry donc, la condition permettant à la philosophie de rejoindre l’être en tant que tel ne peut être autre que celle de penser l’Absolu comme « en soi » toujours déjà révélé à soi. Révélé, non seulement dans la mesure où, en générant le lien de fondation qui permet la venue du fini à l’être, la vérité de l’Absolu rend possible l’existence temporellement finie de l’homme en lui — mais révélé, en ce sens que l’autorévélation de l’Absolu signifie identiquement l’autorévélation de l’acte qui ouvre l’horizon ekstatique de l’existence, l’autorévélation immédiate et immanente de son ouverture et de sa vérité. C’est pourquoi au dualisme phénoménologique institué par la distinction henryenne entre immanence et transcendance, ne correspond en réalité aucun dualisme ontologique. L’opposition radicale que L’essence de la manifestation établit entre ces deux modes d’apparaître ne signifie nullement la « séparation » entre deux domaines phénoménologiques distincts. Dans la perspective de la phénoménologie de Michel Henry, une transcendance « séparée » de son essence immanente est un non-sens. Au contraire, dans la mesure où la transcendance se donne, cette donation n’est possible que parce qu’un autre mode de révélation est depuis toujours déjà opérant en son fond. Cette opération inekstatique constituant le fondement de notre expérience du monde est ce que Michel Henry appelle l’« autoaffection » de l’Absolu, son apparaître en tant qu’affectivité originaire, en tant que « vie ». Cette vie — qui est la vie même de l’Absolu, la vie de l’Absolu se donnant « en première personne » — est le fond, l’essence immanente qui régit toute ouverture au monde, toute forme dérivée de vie se pro-jetant dans le monde[58]. Aussi pour Henry toute ouverture, toute intentionnalité ou donation opérée à la lumière d’un monde est comprise comme phénoménalisation double, en raison de la double dynamique en acte : l’éclosion du milieu pur de la Différence et la révélation de cette éclosion à elle-même, sous la forme absolue de « son s’éprouver soi-même » immédiat et immanent.

Or, la découverte de cette imbrication essentielle et de la stratification constitutive de l’existence a des conséquences décisives dans la détermination du methodos de la phénoménologie elle-même. Pour Henry, ce methodos, c’est-à-dire ce que Heidegger indique comme « la voie d’accès légitimant » à l’être, est bien l’existence considérée dans sa totalité. Mais dans sa totalité, la confrontation avec la philosophie de Fichte nous a montré que la structure de l’existence excède la seule dimension de transcendance. La stratification constitutive de l’existence révèle la présence en elle de la vie même de l’Absolu, comme son essence immanente. C’est ce que Michel Henry appelle la Parousie de l’Absolu : une présence à soi fondant la possibilité de notre existence finie sans pourtant se soumettre à l’oeuvre de la transcendance. — Ces deux résultats de la critique du monisme ontologique, c’est-à-dire la découverte de l’imbrication essentielle des phénoménalités au sein de l’existence et la détermination de l’indépendance de l’immanence à l’égard des structures ontologiques qu’elle rend possibles, constituent la motivation essentielle de la radicalisation de la phénoménologie, revendiquée par Michel Henry au nom d’une épochè du monde : la mise hors circuit de la transcendance en tant que telle, comme voie d’accès au domaine phénoménologique pur de l’autoaffection. Il faudrait peut-être insister davantage sur le fait que cet accès ainsi obtenu ne correspond jamais à un abandon de l’existence, mais est toujours opéré, en réalité, au sein de celle-ci. Radicalisation, ou plutôt enracinement dans la source originaire des modes concrets de vie — modes dérivés — dont nous sommes la réalisation, cette épochè n’est aucunement la fuite de la phénoménologie au-delà du champ originaire de l’expérience phénoménologique, c’est-à-dire du domaine de la conscience. Au contraire, elle correspond au mouvement de la conscience qui, fidèle à son essence et à son mode de phénoménalisation, affirme la possibilité de neutraliser toute tentative d’accès « visuel » à l’être, en raison de cette unité indissoluble de l’être et de l’existence dans l’immanence.

Hors des chemins tracés par l’ontologie phénoménologique de Heidegger, la découverte de cette unité est ce qui, en conclusion, motive une autre conceptualisation de la phénoménologie et de sa tâche ontologique, développée non plus au sens préalable d’une Daseinsanalyse, mais au sens d’une « critique de toute révélation[59] » : une rigoureuse philosophie transcendantale dont le but déclaré est l’élaboration d’« un mode de philosopher qui ne porte point préjudice à l’essence[60] ».