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Le lecteur en est averti d’emblée : ce livre est un livre de philosophie pas comme les autres. Ce qui le distingue, c’est son intérêt pour les applications pratiques. L’auteur, agrégé de philosophie à Tours, entend manifester « ce que nous pouvons tirer d’une grande philosophie pour changer notre vie ». Comme tous les livres de la collection « Vivre en philosophie » (tels Cueillir l’instant avec les Épicuriens, Grandir avec Pascal, Être heureux avec Spinoza, S’affirmer avec Nietzsche, Être libre avec Sartre, Vivre passionnément avec Kierkegaard), il suit une progression en quatre grandes parties : les symptômes et le diagnostic, les clés pour comprendre, les moyens d’agir, une vision du sens de l’existence.

Citant Aristote, qui dénonce ceux qui cherchent refuge dans l’argumentation pour devenir vertueux, l’auteur fait comprendre que changer ce qui ne va pas dans notre vie requiert bien autre chose qu’un simple changement d’opinion. Il refuse de voir dans notre ignorance l’origine de nos problèmes existentiels et insiste sur le rôle du désir dans le domaine pratique : « […] si nous voulons comprendre pourquoi la conduite de notre vie nous paraît souvent si pitoyable, c’est plutôt à nos désirs que nous devons nous intéresser » (p. 15). Nous découvrirons alors que le monde de nos désirs est beaucoup plus structuré que nous ne le pensons. Ils sont intriqués selon une organisation complexe de moyens et de fins. Il y a une hiérarchie des fins, une priorité à accorder au désir de bonheur, pour donner cohérence à notre vie. Mais quelle image du bonheur règle notre vie ? Attention, ici : « La recherche du plaisir en lieu et place du bonheur est la cause dissimulée de bien des souffrances que nous pourrions nous épargner » (p. 35). Voilà pour le diagnostic : nous en voulons toujours plus, « notre intempérance nous conduit à rechercher des occasions de douleur » (p. 43).

La première clé pour comprendre comment échapper au malheur dans lequel nous entraîne notre recherche du plaisir, c’est de bien identifier ce qui fait problème : « […] ce n’est pas le plaisir lui-même qui est un mal, c’est seulement sa recherche en tant que “bien suprême” » (p. 48). Comment venir à bout de notre profond sentiment d’inachèvement ? À la suite d’Aristote, le lecteur est invité à chercher à satisfaire son désir naturel d’épanouissement, d’accomplissement. À désirer, en somme, l’excellence, la vertu, qui est, pour un homme, de bien agir et de bien penser. Pour y parvenir, il nous faudra sans cesse délibérer, pour trouver chacun notre vertu, au gré des circonstances. Et découvrir « les vertus de l’égoïsme » (c’est pour soi que l’on vise l’excellence), les « impasses de l’altruisme », se rendre compte que le vrai plaisir est dans l’action et qu’il est important de développer de bonnes dispositions affectives, quitte à devoir refaire, appétits irrationnels obligent, toute une éducation sentimentale.

Quant aux moyens d’agir, il s’agira « d’agir comme agirait le vertueux » (p. 91). Les habitudes saines seront de puissants alliés dans notre combat contre les comportements routiniers tenaces et l’inattention. Et pour éviter de tomber dans le piège de l’inertie, de la mollesse. Comment défaire une habitude nocive ? Grâce à une autre : « […] des actes répétés peuvent installer en nous de bonnes dispositions » (p. 98). Une fois profondément enracinées, les bonnes habitudes viendront garantir la permanence d’un comportement réglé pour surmonter les situations de crise. Il faut aussi apprendre à sentir, former notre sensibilité au plaisir, devenir connaisseur en la matière, tel un esthète, en quelque sorte. Insistant sur la nécessité du discernement, l’auteur invite à faire preuve d’habileté, ce qui suppose un certain sens des réalités. Il met en garde contre les méthodes et les techniques. L’important, c’est d’expérimenter par soi-même, de faire place à l’action quand l’expérience ne suffit plus, d’avoir conscience de ce qui est possible ici et maintenant, d’accepter de vivre dans un monde d’incertitudes. Cette capacité pour la bonne délibération exige d’affermir notre pensée. La raison est un garde-fou, quand la passion cherche à nous emporter. C’est en apprenant à penser avant d’agir, voire même à penser en agissant qu’on pourra devenir un homme prudent.

Enfin, agir avec Aristote, ce sera aussi développer une vision du sens de l’existence qui pointe vers un idéal de mesure. L’homme vertueux apparaît ici tour à tour comme un funambule, une boussole, un modèle inspirant que nous voulons imiter ; la quête de la vertu comme « un jeu à trois bandes qui induit de multiples effets de perspective » (p. 151). L’idéal de mesure est avant tout un idéal de raison. Cette fameuse différence spécifique de l’homme nous donne l’aptitude à concevoir des concepts et nous ouvre à des désirs très divers. Son emprise sur nous est telle que « nous sommes condamnés à agir rationnellement » (p. 171). Notre vertu tout entière est suspendue à une exigence de rectitude intellectuelle. On aura reconnu ici la prudence, la phronèsis. Le livre se termine justement sur un éloge du phronimos, de l’homme prudent : « […] il incarne l’excellence sous son allure la plus générale, parce qu’il est l’homme qui accomplit le mieux notre vocation d’animal rationnel » (p. 173).

Comme l’avoue M. Clerget-Gurnaud dans le guide de lecture qu’il propose à la fin de son ouvrage, son livre doit beaucoup à l’éthique de la vertu, au courant de philosophie morale anglo-saxonne qui, à la suite d’Alasdair MacIntyre, se propose de revoir nos dilemmes moraux à la lumière de la notion de « vertu » telle qu’Aristote l’a définie. L’idée d’insister sur les applications concrètes des leçons d’un grand philosophe comme Aristote est tout à fait dans l’esprit d’une éthique qui se veut philosophie pratique. L’ouvrage de M. Clerget-Gurnaud apporte une contribution précieuse pour aider à comprendre, dans une langue accessible en prise avec les réalités contemporaines, en quoi Aristote est plus que jamais d’actualité. Ses « questions vitales », en fin de chapitres, le rapprochent presque d’un livre de développement personnel, mais de niveau supérieur compte tenu de leur ancrage philosophique. Le défi est d’opérer cette actualisation sans trahir la pensée dont on s’inspire. À cet égard, un doute surgit : en séparant radicalement faits et valeurs, car il affirme que « le savoir se prononce sur ce qui est, non pas sur ce qui devrait être » (p. 8), se trouve-t-on toujours en compagnie d’Aristote ? Ne nous retrouvons-nous pas plutôt aux côtés de David Hume, de Max Weber ou des positivistes logiques ? Pour demeurer avec Aristote, mieux vaudrait considérer qu’un savoir sur les fins vers lesquelles tendent les inclinations conformes à notre nature autorise à se prononcer sur le bien qui devait être poursuivi, puisque le bien, c’est la fin. En outre, énoncer que « les décisions pratiques, par lesquelles nous choisissons les fins que nous voulons poursuivre, ne relèvent d’aucune expertise théorique » et qu’« elles sont affaire de préférence » (p. 9), n’est-ce pas tout ramener à une question de bien apparent — qu’Aristote distingue pourtant soigneusement du bien réel ? Tout se passe comme si, en voulant rendre la philosophie morale d’Aristote plus existentielle, M. Clerget-Gurnaud l’avait rendue existentialiste. Certes, sur bien des points, il nous aide à agir avec Aristote de façon bien concrète, mais on a parfois l’impression qu’il fausse un peu compagnie au grand penseur censé l’inspirer, en valorisant une raison pratique sans ancrage dans la vérité théorique et un homme prudent indifférent aux vérités spéculatives qui auraient pu fonder son appréciation des fins : « […] la recherche de la vérité n’est pas son problème » (p. 173).