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Le plus célèbre des dictionnaires philosophiques de langue française associe à l’adjectif « spéculatif » trois acceptions distinctes qu’il est possible de ramener en définitive à deux principales. La première n’est peut-être pas la plus courante aujourd’hui : en accord avec une distinction kantienne, elle consiste à opposer « l’intérêt spéculatif » à « l’intérêt pratique de la raison ». On entrevoit ici, ou peu s’en faut, la fameuse distinction entre la théorie et la pratique. Également présente chez Kant, la seconde acception fait de la spéculation l’intérêt porté aux objets transcendants, c’est-à-dire aux entités et principes qui ne se révèlent pas directement dans l’expérience sensible. On peut songer par exemple aux anges, à Dieu ou à la condition post-mortem. Quant au troisième sens, il s’articule aux deux autres et s’énonce dans le dictionnaire très simplement ainsi : « En parlant des esprits : qui a du penchant pour la spéculation (soit au sens A, soit au sens B)[1] ». Il est devenu commun de déprécier la spéculation entendue dans le second sens. À quoi bon, en effet, s’exprimer sur des objets qui dépassent le pouvoir de connaître ? Ne s’expose-t-on pas alors immédiatement à l’erreur, ou tout au moins à des discussions interminables et stériles ?

À l’encontre de cette dépréciation répandue, on a vu réapparaître ces dernières années le terme « spéculatif » pour désigner un mouvement philosophique pluriel qui a pour figures tutélaires Quentin Meillassoux, Iain Hamilton Grant, Graham Harman et Ray Brassier. Réunis autour du label de « réalisme spéculatif [2] », étiquette qu’ils n’endossent cependant pas tous eux-mêmes, ces penseurs se sont attiré les foudres des uns (notamment Isabelle Thomas-Fogiel[3]) et l’appui des autres (notamment Alain Badiou et Tristan Garcia, dont la pensée singulière et riche prolonge à sa manière, sans s’y réduire, certains pans des oeuvres de Meillassoux et de Harman[4]). En raison des divergences qui existent entre les représentants du réalisme spéculatif, mouvance éclatée plutôt qu’unifiée, il va de soi que le terme de « spéculation » peut prendre des sens distincts d’un auteur à un autre. Pour l’essentiel, néanmoins, la notion de spéculation paraît recouper chez eux au moins deux grandes idées qu’on rencontre dans l’oeuvre meillassouxienne. D’une part, et c’est en ce sens que Meillassoux entend explicitement ce concept, la spéculation peut désigner « toute pensée prétendant accéder à un absolu en général » : elle se trouve distinguée alors des discours « métaphysiques » qui croient pouvoir « accéder à un étant absolu », ou bien encore « accéder à l’absolu via le principe de raison[5] ». Bien que la notion d’absolu soit mobilisée dans différents contextes par Meillassoux, elle renvoie généralement au réel tel qu’il est en dehors de tout acte de constitution subjective. Pour le philosophe, par conséquent, une pensée devient spéculative lorsqu’elle se hisse au-dessus des limites propres à la finitude afin de connaître le monde tel qu’il est en lui-même, sans identifier pour autant quelque être nécessaire que ce soit. D’autre part, d’après un sens qui ressort en filigrane des textes de Meillassoux, on peut comprendre par « spéculatif » le discours qui s’intéresse non pas à « ce qui est actuellement », mais à « ce qui pourrait être éventuellement, un jour ou l’autre ». Meillassoux défend en effet la thèse selon laquelle le réel en soi n’est marqué par aucune raison d’être nécessaire, de sorte que spéculer sur la réalité équivaut chez lui à la fois à destituer le principe de raison et à faire signe vers les possibilités que pourrait prendre le réel, aujourd’hui ou demain, en vertu de l’absence de tout principe nécessaire.

En marge du réalisme spéculatif, il existe par ailleurs un autre courant contemporain qui a partie liée avec la spéculation : le « pragmatisme spéculatif », dont Isabelle Stengers est l’une des figures de proue[6]. Ce courant prend sa source entre autres dans la philosophie pragmatiste de William James et dans la philosophie spéculative d’Alfred North Whitehead. De James, il retient l’idée qu’une croyance peut être jugée vraie lorsqu’elle a des conséquences pratiques positives. De Whitehead, il récupère l’intuition selon laquelle on ne doit pas s’empêcher de parler des objets qui transcendent les limites de l’expérience telles que Kant les a définies. À la base de ce pragmatisme spéculatif qui constitue un mouvement hétérogène, se trouvent en substance deux présupposés centraux : i) contrairement à ce que stipule la théorie classique de la vérité adéquation, on n’accède jamais à l’essence profonde d’un fait, d’un phénomène, d’un objet, parce que tout savoir est construit ou créé par un ou des sujets à travers le temps ; ii) l’unique manière d’établir la valeur d’une proposition implique une considération de ses effets pratiques. Il en résulte une position philosophique ouverte aux discours portant sur les objets les plus divers, y compris les phénomènes surnaturels, pourvu que ces discours aient des conséquences pratiques souhaitables. Ainsi, si l’on juge que la croyance en un Dieu quelconque a des effets concrets bénéfiques (elle permet de lutter contre la dépression face à la mort ; elle donne l’impression que toutes les réalités sont reliées par une force transcendante ; elle renforce l’esprit communautaire ; etc.), alors cette croyance peut être considérée vraie ou bonne. Tandis que certains pragmatistes n’hésitent pas à s’exprimer sur des entités surnaturelles transcendant les limites de la raison[7], les réalistes spéculatifs ont une visée plus proprement rationnelle. En effet, là où les réalistes spéculatifs orientent leur propos sur la quête d’objectivité, les pragmatistes tendent à disqualifier la prétention à tenir un discours objectif sur le réel et à rejeter la théorie de la vérité adéquation.

Il n’entrera pas dans notre intention d’explorer ici plus en détail l’interaction de ces divers courants entre eux. Nous tâcherons plutôt de mettre en rapport certaines idées associées au réalisme spéculatif et à un philosophe québécois chez qui le terme de « spéculation » figure à maintes reprises, Charles De Koninck. Soulignons-le sans tarder, la pensée koninckienne et celle des réalistes spéculatifs sont bel et bien distinctes, développées à des époques différentes et dans des contextes différents : l’un fortement marqué par la religion (le Québec d’avant la Révolution tranquille), l’autre plus proprement laïque (l’Occident des années 2000). C’est pourquoi les pages qui suivent devront être lues davantage comme une étude comparative que comme une tentative de rapprochement entre auteurs. Plus précisément, le but de la présente étude sera de comprendre autour de quels enjeux gravite la pensée spéculative de Charles De Koninck en faisant ressortir, non seulement certaines divergences entre elle et la philosophie spéculative contemporaine, mais encore quelques liens insoupçonnés que nous jugeons fertiles pour les recherches à venir. Nous ferons ainsi suite à une étude[8] dans laquelle nous avions tenté de montrer que Charles De Koninck, bien qu’influencé par le contexte institutionnel de son époque, ne se contente aucunement — au contraire de ce que certaines mauvaises langues mal informées, en quête d’un repoussoir commode, ont déjà pu en dire — de professer un thomisme dogmatique et caricatural, étant sensible à la fois aux pensées qui s’opposent à la sienne et à une multitude de sujets qu’il aborde avec sagacité dans ses cours et ses écrits : l’ontologie, les mathématiques, l’intelligence artificielle, l’éthique, l’art, la médiation, la relativité, la théorie de l’évolution…

Certes, nous ne souscrivons pas nous-même à la philosophie aristotélico-thomiste, mais notre exploration de divers pans de la pensée koninckienne nous amène à conclure qu’elle transcende de loin ce simple cadre doctrinal et que, en plus de posséder un intérêt historique et pédagogique, elle possède aussi — par moments du moins — un intérêt philosophique. En nous attardant ici sur le traitement que réserve cette pensée à la question du réel, nous chercherons donc à en éclaircir le versant spéculatif. Nous constaterons alors que la philosophie spéculative développée par De Koninck est à entendre tour à tour dans les deux principaux sens dégagés ci-dessus, c’est-à-dire, d’une part, au sens d’une discipline dont le « but ultime » est de connaître, « par opposition à une quête de connaissance dans le but d’apprendre à fabriquer quelque chose, ou d’apprendre comment agir[9] », et, d’autre part, au sens d’une discipline qui cherche à atteindre autre chose que ce qui est immédiatement donné dans l’expérience sensible du sujet. Notre intérêt pour le versant spéculatif de la philosophie koninckienne ne doit évidemment pas avoir pour effet de diminuer l’importance de son versant pratique. Au coeur de son oeuvre, De Koninck signale que « même si nous n’atteignons jamais une certitude spéculative en ce qui concerne la structure physique du monde […], cette incertitude spéculative peut néanmoins être accompagnée d’une inébranlable certitude pratique[10] ». Car ce n’est pas parce que nous sommes incertains à propos de la nature de tel ou tel aspect du monde, que nous nous refusons à y faire le moindre geste et que ce geste ne peut guère porter ses fruits[11]. Tout au contraire, explique De Koninck, puisque le « scientifique est aussi un homme, une personne qui agit et qui, par ses actions, peut faire le bien ou le mal[12] », et que « ce qui est le meilleur en lui-même n’est pas toujours le meilleur pour nous[13] », on ne peut aucunement faire l’économie d’actions concrètes et de réflexions approfondies sur la pratique.

Il n’empêche que la science spéculative est tout à fait essentielle en ce qu’elle porte sur des objets fondamentaux qui concernent tous les esprits, voire tous les êtres, et qu’une juste compréhension du réel peut elle-même avoir tôt ou tard des conséquences éthiques notables. De là vient sans doute, d’ailleurs, qu’elle occupe une place importante chez le philosophe québécois. Afin de rendre justice à la diversité des vues spéculatives qu’il développe et de mesurer leur distance vis-à-vis de thèses défendues de nos jours, nous tenterons d’éclairer tout d’abord certaines des réflexions formulées par les réalistes spéculatifs autour de la connaissance du réel lui-même, après quoi nous chercherons à mettre en parallèle (en les rapprochant ou les éloignant) diverses réflexions de Quentin Meillassoux, Henri Bergson, Tristan Garcia et Charles De Koninck.

I. La contingence réelle et le (néo)vitalisme : Meillassoux et Bergson

Rapportons d’emblée une définition essentielle. Quentin Meillassoux entend par l’expression « cercle corrélationnel » « l’argument suivant lequel on ne peut prétendre penser l’en-soi sans entrer dans un cercle vicieux, sans se contredire aussitôt[14] ». En effet, dès qu’un sujet cherche à connaître le réel tel qu’il est en lui-même, il médiatise forcément ce réel et l’arrache à sa solitude ontologique ; il fait de l’en-soi un pour-nous. Prenant acte de cet argument, les philosophes modernes et contemporains ont réagi de deux façons principales : ou bien ils ont liquidé le concept même d’en-soi en réduisant le monde entier à ce qui apparaît pour-nous (ils sont alors devenus idéalistes) ; ou bien ils ont soutenu qu’il s’avère possible qu’il existe un en-soi, mais que ses propriétés fondamentales demeureront à jamais inconnaissables en raison de l’écart qui nous sépare de lui (ils sont alors devenus corrélationistes, à l’instar de Kant). L’un des gestes les plus idiosyncratiques des réalistes spéculatifs est de tenter de proposer une alternative à ces options en démontrant qu’on peut quitter avec succès le cercle corrélationnel. Sans doute, tous les auteurs associés à ce mouvement ne s’assignent pas la tâche de dire comment on peut s’affranchir légitimement de ce cercle et atteindre au réel en soi[15]. Mais il est bel et bien des philosophes dont l’ambition consiste à reconnaître non seulement que le réel existe, mais encore que ses propriétés (ou du moins certaines d’entre elles) peuvent être connues de nous absolument. Parmi ces auteurs, nous en retiendrons ici quelques-uns afin d’explorer deux tentatives distinctes d’atteindre l’en-soi : celle de Quentin Meillassoux et celle des (néo)vitalistes, tout particulièrement Iain Hamilton Grant et Henri Bergson. L’espace dont nous disposons en l’occurrence nous empêchera bien sûr d’entrer dans les détails de certains de leurs raisonnements, dont nous avons déjà traité plus en longueur ailleurs[16]. Il n’en demeure pas moins que nous tâcherons de donner un aperçu de leurs modes de réflexion, ce qui nous permettra de créer plus loin certains ponts entre ces modes de réflexion et la philosophie de Charles De Koninck.

L’argument que déploie Quentin Meillassoux pour quitter le cercle corrélationnel figure en condensé entre les pages 86 et 98 de son maître ouvrage, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, mais il ne peut être compris qu’à la lumière des considérations qu’il introduit plus tôt dans cet essai. Le philosophe cherche à formuler une alternative aux discours les plus répandus sur l’en-soi : celui des réalistes dogmatiques et naïfs, celui des corrélationistes et celui des idéalistes. Les réalistes dogmatiques et naïfs commettent l’erreur de passer sous silence leur mode d’accès au réel : ils prennent position sur un objet qui transcende leur pouvoir de connaître. Les corrélationistes, pour leur part, font de la réalité le résultat de la rencontre entre le sujet et l’objet. Sachant que toute réalité est médiatisée par un sujet pensant, ils maintiennent un partage entre l’en-soi et le pour-nous, mais précisent que l’en-soi n’est jamais connu directement, car ce qui est connu par l’esprit, c’est le composé, le mixte, l’assemblage entre le monde extérieur objectif et les conditions de possibilité subjectives[17]. Quant aux idéalistes, ils considèrent absurde de préserver le concept d’en-soi si cet en-soi ne peut être connu de nous : ils réduisent ainsi toute forme d’en-soi à un pour-nous, ce qui a pour effet de supprimer, en fin de compte, la distinction entre ces concepts, ou tout au moins de situer l’en-soi au sein même du pour-nous, c’est-à-dire de faire de toute transcendance objectale une « transcendance immanente ».

Comment peut-on se libérer du cercle corrélationnel sans se contredire du même coup ? Pour répondre à cette question, Meillassoux renvoie dos à dos les positions idéaliste et corrélationiste et s’efforce de montrer que seule la contingence peut et doit être considérée comme une vérité absolue. Comme il le fait comprendre en réexaminant, à la lumière de Hume et de Kant, la critique de la preuve ontologique, il est impossible d’observer ou de démontrer rationnellement l’existence d’un étant nécessaire. Il est évidemment loisible de postuler l’existence d’un pareil étant, c’est-à-dire d’évoquer hypothétiquement le fait qu’il en existe (peut-être) un ; mais rien dans l’expérience ou dans la raison humaine ne permet de dire de tel ou tel étant qu’il est et subsistera toujours. Or, selon Meillassoux, cela permet de disqualifier l’ensemble des philosophies qui érigent en étants nécessaires certains principes (la stabilité, le devenir…) ou certaines entités (Dieu, l’atome, le sujet…)[18]. Il en découle que l’idéalisme n’est pas une position philosophiquement tenable, puisqu’elle fait du sujet transcendantal une entité originaire, irrécusable et permanente. En d’autres termes, pour Meillassoux, la position idéaliste verse elle-même dans une forme de dogmatisme parce qu’elle affirme sans motif valable que la subjectivité constituante a été, est et demeurera à la base de toute expérience possible[19]. Est-ce à dire que le réaliste spéculatif ouvre la porte au corrélationisme ? Pas du tout. Car l’objectif de Meillassoux consiste à faire voir que les corrélationistes, parce qu’ils se distinguent des idéalistes en créant un partage entre l’en-soi et le pour-nous, s’engagent tacitement eux-mêmes à absolutiser la contingence. N’en déplaise aux partisans du cercle corrélationnel, Meillassoux est en effet d’avis que la distinction qu’ils font entre l’en-soi et le pour-nous suppose comme un corollaire la possibilité d’accéder à l’en-soi ; de sorte qu’il est faux de croire que le réel n’est connaissable que comme le résultat de la rencontre entre le sujet et l’objet. Réduit à sa plus simple expression, l’argument meillassouxien peut être synthétisé comme suit : si vous, corrélationistes, ne parveniez pas à « “touch[er]” rien de moins qu’un absolu[20] », c’est-à-dire à intuitionner le monde tel qu’il est en lui-même, « il ne vous serait jamais venu à l’idée de ne pas être un idéaliste subjectif, ou un idéaliste spéculatif. L’idée même de la différence entre l’en-soi et le pour-nous n’aurait jamais germé en vous, si vous n’aviez éprouvé la puissance peut-être la plus étonnante de la pensée humaine : être capable d’accéder[21] » à ce qui transcende l’horizon du sujet, l’absolu, l’en-soi. La conclusion coule alors de source d’après Meillassoux : bien que les corrélationistes refusent à la lettre la possibilité de connaître l’en-soi, la distinction qu’ils font entre le pour-nous et l’en-soi les conduit à démontrer en acte la possibilité de connaître la nature même de l’en-soi, qui correspond à la contingence. Pour le dire en d’autres termes, souhaitant éviter d’être idéaliste (position qui reconduit au principe de raison et par conséquent au dogmatisme) tout en prenant au sérieux la thèse implicite vers laquelle nous mènent les corrélationistes, Meillassoux en vient à défendre l’idée selon laquelle le monde peut bel et bien être connu comme étant contingent en soi, ce qui lui permet d’affirmer la cognoscibilité du réel lui-même sans hypostasier dogmatiquement quelque nécessité que ce soit au coeur même de ce réel — la contingence étant contraire à la nécessité.

Autre tentative spéculative, autre résultat : Iain Hamilton Grant essaie d’expliquer qu’on peut connaître certaines propriétés du réel en élaborant une position d’inspiration vitaliste. Pour ce faire, il s’abreuve en priorité aux écrits de Schelling. Il peut paraître étonnant au premier abord de constater qu’un réaliste spéculatif s’attarde aussi longuement aux écrits d’un idéaliste. Mais on a vite fait de comprendre que cette attention consacrée à Schelling n’a d’autre but que de montrer que même la pensée idéaliste s’engage, un peu malgré elle, à reconnaître implicitement la possibilité de connaître certains aspects du réel, en dehors de l’acte de constitution du sujet censé le médiatiser. En raison du caractère hautement technique du vocabulaire qu’on rencontre sous la plume de Grant, il est parfois difficile de débusquer avec précision, à travers ce qui se présente à la fois comme un commentaire d’oeuvres et comme un essai personnel, les thèses philosophiques dont Grant se fait lui-même le défenseur. Pour l’essentiel, cependant, et ce n’est là qu’un très bref exposé de l’une de ses réflexions, Grant s’en prend à la mise au rancart de la question du réel dans l’ère contemporaine et au remplacement de la métaphysique systématique par l’épistémologie et l’analyse logique[22]. L’argument qu’il développe pour sortir du cercle corrélationnel implique de repenser la relation entre le sujet et l’objet, l’homme et le devenir, l’esprit et la nature, pour démontrer que ce n’est pas tant l’esprit qui conditionne de manière incontournable la nature, que la nature qui conditionne l’esprit dans une puissante étreinte — nature et esprit participant en quelque sorte d’un même mouvement vital :

Schelling’s hypothesis is, in other words, that there is a naturalistic or physicalist ground of philosophy : “For what we want is not that Nature should coincide with the laws of our mind by chance… but that she herself, necessarily and originally, should not only express, but even realize, the laws of our mind, and that she is, and is called, Nature only insofar as she does so” (II, 55-6 ; 1988 : 41-2). From this perspective, the invention of an “Ich” or ego behind or causing the manufacture of the universal, of concepts in general, seems an arbitrary add-on by means of which to explain the assumption of a non-coincidence of nature and idea[23].

Présenté de façon succincte, l’idéalisme allemand suggère que ce qu’on entend par monde est en fait le résultat d’un travail de constitution assuré par une subjectivité originaire. Si cette idée est radicalisée au plus haut point par Hegel, représentant de l’idéalisme absolu, son ami/ennemi Schelling a lui aussi proposé des arguments qui vont en ce sens. Or, de la même manière que Hegel a brossé les différentes étapes par lesquelles doit passer la conscience avant d’en arriver au savoir absolu, Schelling a laissé entrevoir de nombreux raisonnements intermédiaires lorsqu’il a construit sa perspective idéaliste. Iain Hamilton Grant se montre attentif à certains de ces raisonnements et arrive à une conclusion fascinante : lorsqu’on réexamine diverses affirmations de Schelling, il faut reconnaître que la nature est en un certain sens plus fondamentale (ou en tout cas aussi fondamentale) que l’esprit. C’est que le transcendantal doit être inscrit dans une genèse qui va de pair avec la liberté d’une nature en devenir. En l’occurrence, l’activité du « Je » n’est pas abolie, mais se trouve replacée dans un mouvement vital plus vaste et plus global.

Bien entendu, nombreux sont les phénoménologues au 20e siècle qui ont signalé que les naturalistes adoptent une posture naïve en ceci qu’ils prennent pour donnée une réalité qui est en fait constituée. Au moment même où l’on conclut à une vérité naturelle, ont-ils répété à l’envi, on la pose soi-même consciemment, de sorte que cette soi-disant vérité objective est au fond médiatisée par un sujet. En d’autres mots, lorsqu’une vérité est posée (le devenir constitue l’homme, au lieu que l’homme constitue le devenir), c’est un sujet qui la pose à l’aide du langage. Plus personne n’ignore cette évidence philosophique qui n’est autre que celle du cercle corrélationnel. Mais nous oblige-t-elle vraiment à faire une croix sur la possibilité de nous exprimer sur le réel lui-même ? À vrai dire, comme le remarque Anna Longo, il ne faut pas confondre « le concept de réalité indépendante, celui-ci produit par le sujet, avec la réalité indépendante à laquelle ce concept se réfère[24] ». C’est une chose de dire qu’un sujet pose la thèse selon laquelle le devenir constitue l’homme, et c’en est une autre de conclure que pour cette raison l’homme est dans les faits plus fondamental que le devenir. Car il faut se garder d’intervertir les concepts de devenir et d’homme (créés par le sujet) et les référents de ces concepts (situés dans le monde extramental). Nous avons beau être nous-mêmes des sujets lorsque nous affirmons que le devenir a constitué l’homme, l’intention qui nous porte à ce moment est déterminante : nous avons (ou du moins pouvons avoir) des motifs de croire ce que nous affirmons ; nous voulons dire que l’homme dépend bel et bien d’un monde extérieur qui en train de se créer, plutôt que l’inverse.

Thomas De Koninck le rapporte avec pertinence : « Quand on indique la lune du doigt, dit le proverbe chinois, l’imbécile regarde le doigt. Le langage humain est essentiellement dynamique, il implique constamment un mouvement transcendant, il vit de l’anticipation d’autres sens. Il renvoie au-delà de lui-même […][25] ». Sans vouloir bien sûr traiter d’imbéciles les philosophes idéalistes, dont la pensée demeure riche et roborative à maints égards, on pourrait dire que le geste des réalistes spéculatifs implique de prendre au sérieux ce proverbe chinois et de dénoncer l’obsession avec laquelle certains idéalistes se sont bornés, au cours des derniers siècles, à souligner que rien n’existe en dehors de l’esprit parce que toute réalité accessible est forcément pensée par un sujet. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un sujet ne peut s’abstraire de sa finitude que l’univers entier est nécessairement un objet de fiction pur et simple qui a été, est et demeurera constitué par ce sujet. Dans son étude sur Schelling, Iain Hamilton Grant cherche entre autres à montrer que les idéalistes eux-mêmes peuvent être appelés à reconnaître, au moins à certains moments de leur analyse, qu’une forme de devenir est aussi fondamentale sinon plus que le sujet. Et cela n’est pas sans conséquence : parce qu’un idéaliste doit admettre que le sujet est constitué dans le devenir, il « décorrèle » le devenir de la subjectivité, il témoigne de la capacité à faire signe vers ce qui est en dehors de l’acte de constitution subjective. Il fait comprendre alors que l’absolu n’est pas tant à rechercher dans l’activité de constitution subjective, que dans le mouvement libre au sein duquel apparaissent les différents êtres.

Si c’est à l’aune de la philosophie de Schelling qu’on voit réapparaître ce genre d’idées, il n’est pas sans intérêt, pour les éclaircir et les prolonger, de souligner leurs résonances avec la pensée d’auteurs (néo)vitalistes comme Bergson, Whitehead et Deleuze. Nous nous en tiendrons ici à Bergson, dont la pensée est quelquefois mobilisée par Charles De Koninck. C’est bien connu : l’existence du monde doit être admise selon Bergson dans la mesure où il serait absurde de croire que le corps et le système nerveux ne nous mettent pas en contact avec un monde externe, alors qu’ils génèrent des sensations qui s’imposent à nous et varient au rythme même où les objets du monde se meuvent, changent : « Je sais que les objets extérieurs impriment aux nerfs afférents des ébranlements qui se propagent aux centres, que les centres sont le théâtre de mouvements moléculaires très variés, que ces mouvements dépendent de la nature et de la position des objets. Changez les objets, modifiez leur rapport à mon corps, et tout est changé dans les mouvements intérieurs de mes centres perceptifs[26] ». Puisque ce serait « un véritable miracle[27] » que les représentations subjectives ne s’accordent pas avec un monde extérieur mobile, ce monde doit bel et bien exister. En fait, Bergson est d’avis qu’il n’est pas moins, mais plus économique ontologiquement de poser l’existence du monde extérieur. Sans reconnaître cette existence, on verrait bien mal comment expliquer, sinon par un improbable miracle ou un étrange phénomène d’hallucination constante, que le corps humain possède des nerfs afférents dont les ébranlements se modifient au gré des transformations du monde perçu[28]. De là vient que la position bergsonienne stipule que le monde extérieur existe et qu’il est bel et bien accessible à l’esprit humain. En effet, parce que la réalité tout entière est marquée par la durée à des degrés divers (l’esprit étant plus spontanément mobile que la matière), il est possible pour le sujet, en se connaissant lui-même, de connaître en même temps et intuitivement la nature de l’objet extramental[29].

À des fins d’appellation, la théorie bergsonienne de la connaissance pourrait donc être caractérisée comme « continuiste » plutôt que « discontinuiste », et comme « soustractive » plutôt qu’« additive ». Continuiste, parce qu’au lieu de poser une discontinuité entre le sujet et l’objet, Bergson les pense en continuité l’un avec l’autre en les réunissant autour du mouvement vital de la durée. Et soustractive, parce qu’

il y a dans la matière quelque chose en plus, mais non pas quelque chose de différent, de ce qui est actuellement donné. Sans doute la perception consciente n’atteint pas le tout de la matière, puisqu’elle consiste, en tant que consciente, dans la séparation ou le « discernement » de ce qui, dans cette matière, intéresse nos divers besoins. Mais entre cette perception de la matière et la matière même il n’y a qu’une différence de degré, et non de nature, la perception pure étant à la matière dans le rapport de la partie au tout. C’est dire que la matière ne saurait exercer des pouvoirs d’un autre genre que ceux que nous y apercevons[30].

Bergson n’affirme donc pas que le sujet « s’ajoute » de l’extérieur au réel pour le dénaturer[31] ; il soutient au contraire qu’il a tendance, au quotidien, à « soustraire » de cette matière ce qui n’intéresse pas ses besoins pratiques. Tendance qu’il est toutefois possible de renverser en faisant l’effort de dilater sa connaissance dans le but d’embrasser asymptotiquement le Tout.

Il faut mentionner que cette manière de réhabiliter la connaissance du réel en soi n’engage pas Bergson à endosser la thèse absurde que lui attribue Félix Le Dantec. Dans un article paru dans la Revue du mois, Le Dantec souligne en effet que Bergson est bien naïf de croire qu’on peut connaître la chose en soi, car cette connaissance implique la possibilité de se sortir de soi-même, c’est-à-dire de s’absenter de sa propre subjectivité pour coïncider absolument avec le monde lui-même. En aucun temps toutefois Bergson n’avance pareille ineptie, comme le confirment ses remarques sur le mouvement envoyées à E. Borel[32]. À l’encontre de la caricature à travers laquelle Le Dantec présente la pensée de Bergson, celui-ci considère que saisir absolument un mouvement ne suppose pas la possibilité pour l’être humain de s’abstraire de soi et d’embrasser le mouvement en lui-même ; cela implique tout au plus de reconnaître au mouvement l’existence d’une intériorité dont on peut appréhender à distance la nature, subjectivement. Saisir la nature du réel en soi n’appelle dès lors pas la mise entre parenthèses de sa propre subjectivité, mais au contraire l’appréhension de ce qui dans cette subjectivité rejoint l’objectivité extramentale, la durée[33]. On comprend ainsi que Bergson n’est ni un réaliste naïf ni un corrélationiste qui condamne toute connaissance de l’en-soi. Pour lui, le sujet ne s’abstrait jamais de lui-même, mais parce qu’il est engagé dans un devenir plus fondamental que lui, il peut faire correspondre à juste titre ce devenir à l’en-soi en vertu d’un monisme de la durée.

Or, maintenant que nous sommes au fait de deux tentatives contemporaines de connaître le réel lui-même, celle de Meillassoux et celle des (néo)vitalistes, il nous reste à établir de quelle manière et jusqu’à quel degré un autre philosophe, Charles De Koninck, a lui-même aspiré à connaître spéculativement ce qui est au-delà des limites de l’esprit, sans adhérer pour autant à un réalisme naïf. Pour ce faire, nous axerons le premier moment de notre analyse sur les intrigantes conséquences qu’il fait découler de la distinction entre l’en-soi et le pour-nous, ce qui permettra de le relier à Meillassoux.

II. La distinction entre l’en-soi et le pour-nous chez Charles De Koninck

Les philosophies des réalistes spéculatifs et celles de leurs devanciers sont souvent décrites comme opérant un décentrement : là où la pensée moderne aurait fait graviter le monde autour d’une subjectivité, les réalistes spéculatifs en seraient venus à ébranler l’idée que le monde est nécessairement constitué par cette subjectivité[34]. Il tombe sous le sens que ce décentrement fait écho d’une certaine manière au travail amorcé par les poststructuralistes (Foucault, Derrida, Deleuze) dont la pensée a fait couler des litres d’encre à propos de la mort de l’homme. Mais, lorsqu’on y regarde de près, on constate que l’un des grands thèmes du réalisme spéculatif est peut-être moins la mort de l’homme comme telle que la capacité à atteindre rationnellement le réel lui-même, c’est-à-dire à « connaître ce qui est que nous soyons ou pas[35] ». Meillassoux insiste ainsi, rappelons-le, sur « la puissance peut-être la plus étonnante de la pensée humaine : être capable d’accéder à son possible non-être[36] », qui implique ni plus ni moins la possibilité d’une « intuition intellectuelle de l’absolu[37] ». À cet égard, sans renouer avec quelque forme traditionnelle d’humanisme, une partie du réalisme spéculatif semble tenir en haute estime une capacité humaine qu’elle contribue à porter au jour.

En quoi Charles De Koninck doit-il être rapproché — ou éloigné — de ces considérations ? S’il est un lieu où le philosophe québécois demeure à bonne distance des réalistes spéculatifs et tout particulièrement de Meillassoux, c’est certainement lorsqu’il affirme dans Le cosmos, en accord avec Thomas d’Aquin, que

[l]’essence de l’être point terminus de la nature entière, sera composée d’une forme spirituelle et de matière première. L’homme est manifestement la raison d’être de la nature entière. D’ailleurs, la nature ne pourrait être ordonnée à Dieu que par l’homme. Dieu étant la fin de l’univers, il faut que celui-ci soit capable d’un retour à son Principe Universel — d’une reditio ad principium. Or, seule une créature intellectuelle est capable de ce retour[38].

De toutes les affirmations faites par Charles De Koninck, cette dernière est sans doute l’une de celles qui prêtent le plus le flanc aux critiques, comme l’a indiqué le docteur en physique nucléaire et en philosophie, Yves Larochelle, dans sa présentation du premier volume des Oeuvres de Charles De Koninck[39], tout en reconnaissant par ailleurs bien des mérites à De Koninck et en soulignant, au début du second volume, que « pratiquement tout ce qui est énoncé sur la physique dans [la] thèse [de De Koninck soutenue en 1934] est absolument encore valide aujourd’hui[40] ». Si l’acte d’ériger l’homme en raison d’être du cosmos sur la base de sa liberté intellectuelle[41] pose problème, c’est non seulement parce qu’il est légitime de se demander si la nature prend bel et bien l’humanité comme fin (à supposer même qu’il y ait une telle fin), mais encore parce que d’autres espèces ne sont pas dénuées d’importance et de capacités nobles, et que rien ne permet de conclure que l’évolution s’arrête forcément à l’homme.

Mais la pensée de Charles De Koninck est complexe et évolutive, et quand on s’attarde sur plusieurs autres de ses écrits, on découvre un nombre non négligeable de réflexions autour du réel qui vont dans le sens inverse de l’anthropocentrisme[42]. Ainsi, dans un ouvrage de maturité d’abord paru aux Oxford University Press puis réédité aux Presses de l’Université Laval, L’univers creux, De Koninck se penche sur le rapport entre l’esprit et le réel :

Tous seront d’accord, sauf peut-être ceux qui insistent que la nature devrait agir comme ils le pensent, que les constructions mentales, bien que soumises à l’expérience et convergeant vers la nature, ne pourront jamais égaler ce qu’elles tentent d’approcher. Mettre les deux sur le même pied serait de l’anthropomorphisme à son degré le plus absurde. Cela équivaudrait à dire que la nature n’est que ce que nous connaissons d’elle ; ou encore qu’une chose en soi n’existe qu’en fonction de ce que nous connaissons d’elle ; ou que nos constructions symboliques ne sont finalement ni symboliques ni des constructions ; ou, peut-être même que la nature que nous rejoignons dans nos constructions et nos idéalisations — telle que l’inertie, les sphères parfaites, les étoiles prises comme points, les gaz idéaux — n’est elle-même rien de plus qu’une construction symbolique ou une idéalisation. De telles affirmations seraient en effet bien plus anthropomorphiques, ou organismiques, dans le sens péjoratif habituellement visé, que la croyance que tout dans la nature est en vie de la même façon que l’homme, que le tonnerre et les éclairs sont des signes de fureur, ou que la lune sourit réellement au-dessus des eaux[43].

De Koninck s’en prend ici à ceux qui réduisent la nature à un ensemble de constructions mentales. D’après le philosophe, quand nous prétendons que nos abstractions peuvent tenir lieu des choses en soi, ni plus ni moins, nous perdons de vue les propriétés d’une vaste couche d’être et absorbons dans l’horizon humain ce qui le déborde radicalement. Nous nous abîmons ainsi dans un anthropomorphisme logique d’autant plus fautif qu’il croit pouvoir dévoiler la réalité, toute la réalité. C’est d’ailleurs là le sens d’une des leçons majeures à tirer de L’univers creux : il faut se garder de confondre l’abstraction mathématique avec le monde lui-même. Car « [l]’art du calcul jouit d’une curieuse forme de liberté, qui est démontrée par le fait que, lorsque nous y avons recours, nous ne sommes jamais intéressés aux choses qui sont impliquées dans le calcul, mais seulement à la manière de faire les opérations sur elles[44] ». Pour prendre un exemple simple mais éloquent :

[…] je peux me demander ce qu’est le temps ; ou je peux me demander combien de temps cela va me prendre pour me rendre à la gare. Répondre complètement à la deuxième question n’annule pas la première. Pourtant, il y a aujourd’hui toute une école de pensée prête à affirmer que le premier type de questionnement est une forme de maladie dont est atteint le seul animal qui clairement se demande quel type d’animal il est, un état d’esprit qui, nous dit-on, était normal pour lui à l’Âge de pierre[45].

L’univers devient donc creux lorsqu’on supprime la question « qu’est-ce » au profit de la seule question « comment[46] ». C’est que Charles De Koninck dénonce les différentes formes de réductionnisme qui, d’une part, vident l’univers de tout contenu et, d’autre part, font obstacle à la « coordination des sciences », c’est-à-dire à l’effort de « réfléchir constamment à la portée et la signification des autres[47] » disciplines que la sienne. Il devance ainsi à sa façon la réhabilitation de l’ontologie et de la métaphysique qu’on voit s’opérer de nos jours, à l’encontre des philosophies centrées sur les conditions d’accès (la phénoménologie et l’herméneutique) ou l’étude du langage (le tournant linguistique), avec l’avènement des nouveaux réalismes en général et du réalisme spéculatif en particulier. Mais De Koninck prolonge également de ce fait la pensée bergsonienne, qui distinguait entre le temps vécu et le temps mesurable[48], et reconnaissait que les diverses disciplines qui explorent ces objets se complètent et peuvent être « également précises et certaines[49] ».

Le souci de parler du réel lui-même plutôt que des abstractions qui s’approprient ce réel n’est pas que passager dans l’oeuvre koninckienne. Dans « La dialectique des limites comme critique de la raison », brillant article de 1945 qu’on peut rapprocher de la conférence « La pensée dialectique comme critique de la raison[50] », le philosophe examine la façon dont l’esprit humain peut transcender ses propres limites, sans être pour autant dogmatique ou naïf. Il semble s’inspirer ici d’une réflexion hégélienne sur la finitude que réinvestira plus tard à nouveaux frais son fils Thomas, lui-même philosophe et professeur[51]. Son raisonnement se résume à peu près comme suit. Si l’être humain est en mesure de déterminer de manière critique où s’arrêtent les limites de sa raison, si, en d’autres termes, il peut distinguer entre l’en-soi et le pour-nous, c’est qu’il doit être capable de transcender ces limites dans une certaine mesure pour comparer l’en-soi au pour-nous. Charles De Koninck l’explique en ces termes : « Ces limitations, nous les savons, avons-nous dit. Notre intelligence surmonte donc, d’une certaine manière, sa propre finitude. Elle sait que, notre connaissance étant originativement et résolutivement empirique, elle est au plus bas degré de l’universalité ; elle sait que ses concepts sont toujours inférieurs aux objets ; elle sait qu’elle impose, même aux objets qui lui sont le plus proportionnés, des limitations qui proviennent de notre manière à nous de connaître[52] ». Devant le constat moderne selon lequel l’homme est un être limité, au moins deux attitudes peuvent être adoptées : ou bien l’on se sent enfermé en soi en raison de sa constitution propre ; ou bien on observe que tout travail de délimitation rationnelle implique un regard sur ce qui transcende les limites (im)posées. C’est sur cette seconde option que le philosophe de l’Université Laval jette son dévolu, comme il le clarifie dans un passage lumineux en expliquant ce que signifie la « méthode des limites » :

Dans la mesure où les objets connus de nous sont dans un entendement fini, nos concepts constituent une structure a priori qui nous retient en deçà des objets en soi. Par objet en soi, nous entendons ici l’objet tel que connu par l’intelligence divine. Mais, encore une fois, nous savons, d’une certaine manière, cette limitation. Dans la mesure où elle connaît cette limitation, l’intelligence domine sa structure a priori, cependant que le jugement qu’elle porte sur elle-même demeure critique purement extrinsèque et négative qui ne fait que prononcer son insuffisance. Par contre, usant de la méthode des limites, la raison tend à surmonter la division de notre connaissance, à dépasser la finitude de nos concepts toujours inférieurs aux objets, et tout ce que cette finitude entraîne de composition dans notre jugement et de discours formel dans notre science ; notre intelligence se trouve à instituer une critique positive et constructive de ses propres limitations. Elle tend, en quelque sorte, à réprimer la raison, c’est-à-dire qu’elle tend vers la condition d’intelligence proprement dite[53].

En lieu et place de l’aspect négatif de la critique moderne des limites humaines, Charles De Koninck substitue donc un aspect étonnamment positif et constructif. Plus l’homme clamera sa finitude, plus il s’engagera à entrevoir au moins indirectement ce qui le transcende, au lieu de se découvrir prisonnier de lui-même. Dans une conférence aussi étonnante qu’agréable à lire, De Koninck souligne d’ailleurs que

[l]’ignorance n’est pas une simple négation de connaissance : elle n’est pas l’absence de la faculté de connaître. Nous ne disons pas des pierres qu’elles sont ignorantes. On n’est donc capable d’ignorance que dans la mesure où on est capable de connaissance. C’est donc un privilège pour l’homme que d’être profondément ignorant. […] Nous pouvons même dire que nos facultés cognoscitives sont hiérarchisées d’après la profondeur de l’ignorance dont elles sont capables[54].

Ne devrait-on pas rappeler à ce titre que le constat d’ignorance de Socrate (« Je sais que je ne sais rien »), sous couvert de modestie, dissimulait en fait une ironie quant à l’étendue de ses connaissances ? Tandis qu’il se prétendait modeste sur le plan du savoir, il se savait au fond moins ignorant que ses interlocuteurs, d’une part parce qu’il était au fait de son ignorance, d’autre part parce que toute ignorance (comme l’expliquent en tout cas Hegel et De Koninck) implique une capacité à transcender ses limites et par conséquent une certaine faculté de connaissance[55].

Or, et c’est ce que nous voulions faire observer ici, cet argument sur les limites de la raison fait un peu penser à celui qu’avait développé Meillassoux pour en venir à poser la possibilité de connaître le réel lui-même : parce que les corrélationistes tiennent à se distinguer des idéalistes et qu’ils font un partage entre l’en-soi et le pour-nous, il faut bien qu’ils soient à même de palper la nature de l’en-soi pour étayer leur point de vue. Bien que l’on aperçoive chez Hegel, comme nous l’avons évoqué, certaines considérations à ce propos, il ne faut pas perdre de vue qu’il est idéaliste et qu’il associe très étroitement ce qui est en dehors de l’esprit à ce qui est dans l’esprit (tout comme il assimile parfois le réel au possible). C’est d’ailleurs en partie pourquoi Charles De Koninck tient à se distinguer de Hegel. Là où Marx et ses disciples, inspirés par Hegel et sa Science de la logique, considéraient que le mouvement est l’expression d’une contradiction réelle dans le monde lui-même, De Koninck fait une distinction entre ce qui est dans l’esprit et ce qui est dans le monde, et place dans l’esprit seul la coexistence des contraires :

Ramenée à son expression la plus simple, en quoi consiste la célèbre conciliation hégélienne ? D’abord, à vouloir conférer aux choses réelles, considérées en elles-mêmes, le status [sic] qui leur revient en tant qu’elles sont dans le connaissant. Or les choses qui sont contraires dans la réalité ne le sont pas dans la raison. La santé et la maladie ne peuvent pas être en même temps dans un même sujet réel ; elles sont pourtant ensemble dans la pensée. Et ainsi, d’une façon universelle, pour le bien et le mal. Certes, le même Socrate peut avoir mal à la tête sans avoir en même temps mal aux pieds, mais il ne peut pas en même temps avoir et ne pas avoir mal à la tête. Dans la réalité, la présence d’un contraire exclut celle de l’autre. Mais le status [sic] des contraires dans la connaissance est tout autre à cet égard. Non seulement ils ne s’excluent pas du même sujet connaissant mais l’un d’eux n’y peut être sans l’autre. En effet, la notion de maladie dépend de la notion de santé dont elle est la négation. Le sens même de la négation dépend de ce dont elle est la négation. De même le mal, pour autant qu’il est la négation du bien, ne peut être connu sans le bien. Les choses dans la réalité incompatibles, se trouvent en quelque sorte conciliées dans le connaissant. Je conçois simultanément « être » et « n’être pas », mais je ne conçois pas qu’une chose puisse être et n’être pas en même temps et sous le même rapport ; ni que je puisse concevoir et ne pas concevoir qu’une chose soit et ne soit pas, en même temps et sous le même rapport[56].

Ici apparaît un important réquisitoire contre l’idéalisme d’inspiration hégélienne. Il est inacceptable pour Charles De Koninck que l’on confère aux choses réelles (l’objet) exactement les mêmes propriétés que l’on confère à l’esprit (le sujet), car on se condamne alors à faire naître des absurdités qui défient le principe de non-contradiction. Si le pôle objectif est à séparer du pôle subjectif, c’est donc que l’expérience et la raison nous enseignent qu’il est impossible que la santé et la maladie se rencontrent simultanément chez un même être réel (l’objet), tandis que les concepts mêmes de santé et de maladie peuvent très bien coexister dans l’esprit humain (le sujet). De Koninck va même jusqu’à dire dans la foulée d’Aristote[57] que ces concepts vont nécessairement de pair dans la raison, car c’est par un travail de différenciation des contraires que l’on parvient à intelliger ce que sont la santé et la maladie ; sans leur coexistence mentale, la compréhension de l’une et l’autre serait donc impossible[58]. En maintenant un partage entre le sujet et l’objet, De Koninck libère le monde extérieur de l’emprise du monde intérieur ; il les « décorrèle » l’un de l’autre, mettant ainsi en évidence l’existence d’une réalité irréductible aux propriétés de l’esprit[59]. Il préfigure alors avec génie le geste par lequel certains réalistes spéculatifs (comme Graham Harman et Tristan Garcia) critiqueront la réduction de l’ontologie à l’épistémologie, c’est-à-dire du monde extérieur aux moyens par lesquels on le connaît — réduction malheureuse qu’on rencontre sous la plume de Derrida et de certains phénoménologues[60], entre autres.

Bien sûr, les idéalistes pourraient répliquer que c’est moins par négation de la réalité qu’ils rejettent l’en-soi et inscrivent la totalité du monde dans le pour-nous, que par souci de ne pas s’exprimer sur ce qui leur est inaccessible. Souhaitant ne pas plaquer sur un monde hypothétique des propriétés inconnaissables, ils préfèrent reléguer l’être au sein de la sphère immanente de la conscience et s’abstenir de parler de ce qui existe indépendamment de l’esprit. Mais cette idéalisation du monde entier témoigne-t-elle vraiment d’un respect du réel lui-même ? Outre qu’elle a pour effet d’occulter ce qui existe dans un complet dehors par rapport à l’esprit humain, elle s’expose à des objections comme celle formulée par Charles De Koninck, et que nous venons de rapporter ici. Car ce n’est qu’en reconnaissant l’existence d’une certaine autonomie entre l’objet et le sujet qu’on peut éviter d’endosser des thèses absurdes, comme celle selon laquelle la santé et la maladie cohabitent en une même personne réelle. À cet égard, seule une philosophie qui s’oppose à l’idéalisme et reconnaît une certaine autonomie au réel peut prétendre faire pleinement droit au monde extérieur.

Le désir de tracer une ligne de démarcation entre l’en-soi et le pour-nous, entre l’objet et le sujet, entre le réel et l’esprit, est si cher à Charles De Koninck qu’il se manifeste à plusieurs autres endroits dans son oeuvre. Déjà dans sa thèse, il remarquait que « [c]e que l’on veut savoir, c’est ce qui est vraiment extérieur, et le distinguer de ce que nous projetons dans ce monde extérieur[61] ». Le philosophe discutait alors le projet d’Eddington d’identifier dans le réel des « éléments stables communs » qui ne soient pas uniquement relatifs aux consciences humaines, mais inscrits dans « le terrain neutre, dans le monde extérieur[62] ». Or, cette discussion n’est pas sans évoquer la volonté de Quentin Meillassoux de trouver un moyen de connaître les propriétés des choses réelles sans prendre appui sur l’intersubjectivité. Qu’est-ce que l’intersubjectivité ? Dans les termes de Meillassoux, elle fait de la vérité scientifique non « plus ce qui se conforme à un en-soi supposé indifférent à sa donation, mais ce qui est susceptible d’être donné en partage à une communauté[63] ». L’intersubjectivité suppose donc moins un accord avec les choses mêmes qu’un accord entre personnes. Si Meillassoux déprécie la survalorisation de ce mode de connaissance dans le contexte actuel de la pensée, c’est qu’il n’est qu’un pis-aller auquel on a recours lorsqu’on s’avoue vaincu devant la tâche d’atteindre la réalité elle-même, réalité à laquelle est également attaché Charles De Koninck. Le commentaire proposé par ce dernier au sujet de l’accès au monde extérieur chez Eddington n’est d’ailleurs pas dénué de conséquences épistémologiques. On peut en déduire, en effet, qu’il existe quelque chose comme un en-soi « indépendant de notre observation contingente[64] » et que, parce que « la structure sous-jacente à cet univers ne nous est pas explicitée dans cette même expérience[65] », on doit faire la part — à distance — entre ce qui vient de nous et ce qui vient de l’objet pour connaître le monde lui-même. Deux grands niveaux de connaissance semblent dès lors présupposés : l’un, plus limité, est relatif à notre position et à notre schème subjectif ; l’autre, davantage tourné vers l’objectivité, implique un recours à ce schème incontournable, mais vise à atteindre davantage que les seules propriétés relatives à ce schème. Que le sujet ne puisse s’abstraire de lui-même n’implique donc pas qu’il doive renoncer à connaître le monde extérieur selon De Koninck et Eddington.

Tout aussi instructives au sujet du réel sont les occasions où Charles De Koninck valorise haut et fort l’examen du langage ordinaire. Avec une vigueur manifeste, il dénonce en effet la tendance scolaire qui consiste à détourner l’esprit des étudiants des « critères sûrs » fournis par le langage usuel au profit de la technicisation du vocabulaire qui éloigne la raison du réel, mais qu’on prend à tort pour un signe de rigueur. De Koninck remarque à ce propos : « Au lieu d’attirer l’attention de l’élève sur les choses qu’il connaît déjà au moins confusément et qui risqueraient de lui fournir un critère sûr, rien de plus simple que de lui imposer à l’abord une logorrhée de vocables techniques — et plus ce sera technique, plus cela aura un air d’autorité. Le pire est qu’on finit par prendre cette exigence expéditive pour de la rigueur scientifique[66] ». À multiplier les abstractions et à accroître le niveau technique du vocabulaire qu’on emploie, on perd de plus en plus de vue « les choses dont on est censé traiter » et on charge les esprits de « matière morte[67] ». Les discours gagnent dès lors sans cesse en autoréférentialité et perdent sans cesse aussi en portée objective. À l’opposé, lorsqu’on prend la peine de se concentrer sur le langage ordinaire, pense De Koninck, on est appelé à découvrir des termes qui sont reliés immédiatement aux choses concrètes, expérimentables par chacun. Et bien que ce langage ne soit pas lui-même immunisé contre l’erreur, l’importance de l’étudier avec soin est d’autant plus grande qu’il est porteur, en amont, de « termes fondamentaux[68] » qui ont des conséquences, en aval, sur tout le système qu’ils fondent.

Cette attention accordée au langage ordinaire permet de faire saillir ce qui ressemble à une divergence entre Charles De Koninck et Quentin Meillassoux. En dépit de leur attachement commun au réel, l’un et l’autre paraissent en désaccord sur l’importance à consacrer à ce langage, De Koninck y étant bien plus sensible que Meillassoux, qui y voit sans doute l’indice d’une médiation nous détournant de l’en-soi. À ce point de désaccord, s’en ajoutent au moins deux autres liés eux aussi à la question de l’accès à la réalité. Premièrement, alors que Meillassoux soutient dès les premières pages d’Après la finitude que le langage mathématique offre la possibilité de parler du réel en soi[69], idée qu’il développe assez peu par la suite dans le même ouvrage, De Koninck repère dans les mathématiques, comme on l’a vu, des abstractions qui ne s’identifient pas au monde lui-même[70]. Deuxièmement, auteur d’une thèse intitulée L’inexistence divine, le Français se distingue du Québécois en ce qu’il n’appelle pas explicitement l’être humain à dilater son savoir en tendant de plus en plus vers la connaissance divine et ne refuse pas, au contraire de son vis-à-vis, un accès complet, limpide et direct à la chose en soi[71]. C’est que l’accent porte avant tout chez Meillassoux sur la capacité de l’esprit à penser bel et bien la contingence réelle (le seul véritable absolu), tandis que l’insistance porte, chez De Koninck, à la fois sur la possibilité de voir au-delà des limites de la raison et sur l’incapacité à atteindre pleinement et intégralement le réel en soi. Pourquoi cette incapacité ? Elle s’explique de façon simple. Puisque toute connaissance intellectuelle est abstractive et que « [n]ous ne savons le tout de rien[72] », il est impossible que la science spéculative, qui se distingue de la science pratique en ce qu’elle porte sur l’universel plutôt que le singulier[73], atteigne sans détour toutes les différentes composantes particulières qui forment le réel. Envisagée dans la philosophie de Charles De Koninck, l’intelligence humaine a donc la particularité d’aspirer toujours davantage à la perfection de l’intelligence divine, qui constitue cependant une limite idéale — et inaccessible — où l’ensemble de la nature pourrait être contemplé.

Or, cette idée est plus bergsonienne que meillassouxienne. Et pour y voir plus clair, nous nous proposons d’explorer à présent les thèmes du devenir, du finalisme et de l’indéterminisme, en mettant en rapport ce qu’en dit Charles De Koninck avec ce qu’en disent Henri Bergson, Quentin Meillassoux et Tristan Garcia.

III. Devenir, finalisme et indéterminisme

Quiconque connaît un tant soit peu l’oeuvre de Bergson sait combien est cruciale à ses yeux la distinction entre le temps vécu, subjectif et riche en événementialité, et le temps de la science, quantifiable et mesurable. Or, comme Pascal Ide l’a bien marqué[74], une distinction semblable apparaît chez Charles De Koninck. Mais l’analogie entre les deux philosophes ne s’arrête pas là. Lorsque De Koninck réfléchit aux notions de réalité, de processus et de conceptualité, il fait directement référence à Bergson :

When viewed in this perspective, Bergson’s distinction between analysis and intuition (« l’analyse opère sur l’immobile, tandis que l’intuition se place dans la mobilité ou, ce qui revient au même, dans la durée ») becomes quite acceptable. Now, as Hegel had pointed out in this connection, dialectical and speculative reason (understood in the Hegelian sense) presuppose the distinctions of understanding. Or, in other words, what has been called the « Platonic mode » must follow upon the « Aristotelian mode. » It is true, then, that « Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée ». Let us suppose for one moment that this procedure could be extended to all objects (the basic postulate of mathematism) : its ultimate limit then would be a single means of knowing, a unique intelligible species, a numerical, indivisible « one » in the Platonic sense. Above and free from the multiplicity of finite concepts, this absolute idea would be infinite, all-comprehensive[75].

Comment « invertir la direction habituelle du travail de la pensée » ? Bergson répond qu’il importe de se déshabituer, lorsqu’on cherche à penser en métaphysicien, de l’usage qu’on fait des concepts pratiques dans la vie courante. Non pas qu’il renonce à faire appel à ce type de concepts, mais ils doivent être employés précisément en science, discipline qui roule sur l’immobile et procède par « analyse », tandis que la métaphysique porte sur la mobilité et procède par « intuition » afin de créer des « concepts souples[76] ». Un immense travail de dilatation est dès lors requis pour éviter de réduire le Nouveau à l’Ancien, l’Autre au Même, et s’ouvrir à une part de plus en plus vaste, de plus en plus singulière et de plus en plus mouvante de la réalité. Or, bien que Charles De Koninck n’invite pas à employer comme tel des concepts souples, il a on ne peut plus conscience lui-même que le réel déborde les abstractions à travers lesquelles nous essayons de le comprendre. Aussi valorise-t-il l’effort par lequel nous cherchons à penser au-delà des abstractions figées. Est-ce à dire qu’il adopte une thèse moniste qui associe à toutes choses un certain degré d’élan vital, rejoignant à divers égards Bergson et d’autres penseurs (néo)vitalistes ? Rien n’est moins sûr. Il est bien connu que Bergson a d’abord endossé dans l’Essai une thèse dualiste qui sépare nettement l’esprit (mouvant et changeant) de la matière (immobile et inerte), avant de se rétracter et faire la promotion d’un monisme de la durée, où tout est marqué par un certain coefficient de devenir — maximal, intermédiaire ou minimal. C’est ce qui lui permet d’affirmer qu’il suffit de connaître la nature de son propre esprit pour connaître immédiatement la nature du monde extérieur, comme on l’a vu.

Mais il en va autrement chez Charles De Koninck. Certes, dans la foulée d’Eddington, De Koninck laisse parfois entrevoir la thèse selon laquelle une connaissance physique n’implique pas forcément de médiations qui dénaturent en profondeur le monde réel. Ainsi, écrit-il, « [l]a physique est pour ainsi dire un mouvement vers un terme réel mais à jamais inaccessible dans son entièreté. Eddington s’oppose radicalement à la conception qui n’attribue à la théorie qu’une valeur utilitaire ou conventionnelle. La physique et la réalité ne sont pas deux systèmes parallèles non plus, la physique converge vers la réalité[77] ». De Koninck cite par ailleurs Mgr Noël qui fait observer que pour les scolastiques, il y a une assimilation, une union, « une parenté entre le connaissant et le connu, une homogénéité de nature[78] », ce qui semble le rapprocher d’une forme de monisme. Ne serait-ce pas dire alors que le sujet et l’objet partagent une commune nature et que la physique peut bel et bien, d’après l’ancien membre de la Société royale du Canada, nous ouvrir « au moins une petite fenêtre sur le monde en soi[79] » mobile ? Il faut sans doute répondre par la négative. Car on ferait erreur en croyant que Charles De Koninck défend une perspective vitaliste semblable à celle de Bergson pour atteindre le réel lui-même — même s’il est vrai qu’il aspire à aller au plus près de ce réel. Comme l’indique avec raison Yves Larochelle, De Koninck « rejette […] un retour radical de l’homme à la nature, qui serait une forme de négation de tout art, de même que les visions moniste ou panthéiste du cosmos, qui relèvent d’une “confusion des choses”[80] ». Il fustige ces doctrines non pas parce qu’il délaisse toute quête d’unité, mais parce qu’elles « ne peuvent nous donner qu’un pluralisme absolu » puisqu’elles prétendent trouver l’unité « dans une unité substantielle dont les divers êtres ne seraient que des manifestations accidentelles et superficielles. [Elles] regardent les choses à l’envers, et [elles] érigent en idéal la réalité la plus infime ; ce qui est pour [elles] l’état parfait du cosmos, est pour nous son état le plus imparfait[81] ».

Il n’en reste pas moins que Charles De Koninck témoigne d’une grande attention à l’égard du devenir dans la métaphysique qu’il développe, ce qui n’était guère le cas de tous les penseurs religieux de jadis. Que le réel présente un certain degré de mobilité pour De Koninck devient tout particulièrement palpable à travers i) son étude de l’expansion de l’univers et ii) la sévère critique qu’il adresse au créationnisme. i) Fin lecteur de Georges Lemaître, dont il a été l’étudiant à Louvain, Charles De Koninck est d’avis que le phénomène d’expansion « doit amener du nouveau, du nouveau qui doit être tiré du dedans de l’univers. Ce nouveau ne peut être spatio-temporellement déterminé dans le monde présent : sinon le nouveau serait toujours présent, et le temps n’avancerait pas. Le nouveau du futur ne peut être vrai que dans la possibilité présente d’un désordre futur. […] C’est cette indétermination qui rendra le monde physique malléable à la vie[82] ». On croirait presque lire ici Bergson. De fait, pour le spiritualiste, le temps n’acquiert un sens qu’à condition qu’on reconnaisse qu’il se crée en lui, grâce à un travail de renouvellement de la matière, une nouveauté irréductible au passé. ii) Sensible aux acquis scientifiques de toute époque, De Koninck adhère par ailleurs sans détour à la théorie de l’évolution et s’en prend à ses détracteurs (religieux ou autres). Aussi, au lieu de voir une incompatibilité foncière entre le Dieu chrétien et l’hypothèse de Darwin, il les fait marcher main dans la main. À ceux qui objecteraient que le récit de la Création semble entrer en conflit avec la pensée darwinienne, De Koninck pourrait répliquer que beaucoup de passages de la Bible n’ont pas à être lus en un sens littéral et qu’en soulignant, comme le fait le philosophe de l’Université Laval dans sa propre oeuvre, l’évolution qui marque le monde naturel, on ne supprime en rien la possibilité d’un Dieu créateur : on inscrit une partie de la création au sein du monde sensible. « Plus une créature est capable d’agir », remarque-t-il de surcroît, « plus elle manifeste la puissance de sa cause dernière, car Dieu est cause de toute causalité. À ce point de vue, Il est d’autant plus profondément cause de nos actes libres, que ces actes sont plus nôtres[83] ». Si De Koninck se réclame ici ouvertement de saint Thomas et de saint Augustin, il serait difficile de ne pas repérer quelques échos à la pensée bergsonienne.

D’après le mot bien connu sur lequel s’achèvent Les deux sources de la morale et de la religion, l’univers est une « machine à faire des dieux[84] ». Aussi Bergson n’hésite-t-il pas à soutenir que le mysticisme chrétien est le plus complet en ce qu’il est « action, création, amour[85] ». Auteur de L’évolution créatrice, Bergson est sans nul doute l’un de ceux qui ont le mieux compris la logique (pour ne pas dire les méandres) de l’évolution des êtres. Et c’est ce que Charles De Koninck reconnaît volontiers quand il dit que

[s]i les formes naturelles possibles étaient des quiddités, la matière serait acte au point de vue essence ; si ces formes étaient quidditivement achevées dans la puissance de la matière — ce qui est manifestement contradictoire — elles seraient du coup en acte puissance réelle, par opposition aux purs possibles. […] De telles formes constitueraient des choses perpétuelles : in sempiternis non differt esse et posse — adage dont Bergson semble avoir mieux que nous saisi les conséquences. Les essences naturelles doivent être faites, non sans doute à la manière d’une oeuvre d’art dont le principe est extrinsèque, puisque nous avons affaire à des natures, à des êtres qui avancent par poussée intérieure[86].

En accord avec Bergson, Charles De Koninck développe donc une cosmologie où le devenir, l’amour[87] et Dieu occupent une place de choix. À l’encontre du spiritualiste, cependant, De Koninck coud ensemble les thèmes du finalisme, du devenir et de la théorie de l’évolution. Il faut dire que Bergson rejette à la fois le mécanisme radical et le finalisme radical. Pour lui, si une fin s’exprime bel et bien dans l’expérience concrète, elle n’est pas pour autant pré-donnée : elle ne se révèle qu’au rythme même où l’univers se crée. Autrement, il « n’y aurait rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’univers », et le temps « devien[drait] […] inutile[88] ». Charles De Koninck exprime quant à lui un fort attachement à l’idée de finalité. Il serait impossible de rapporter ici en détail tous les arguments qu’il invoque à l’appui de son finalisme. Il nous suffira donc de mentionner que le philosophe endosse la théorie de l’évolution, mais que, après avoir étudié les concepts de mutation, de hasard, de chance et d’intention, il conclut qu’« il n’y a pas [forcément] d’opposition entre le hasard et l’intention[89] », et qu’il a « de la difficulté à comprendre pourquoi la sélection naturelle devrait être vue comme dépourvue de finalité[90] ».

Tout porte ainsi à croire que l’évolution dont il est question chez Charles De Koninck demeure attelée à certaines fins préétablies, au lieu d’être entièrement libre de s’éparpiller en tous les sens. Pourtant, quand on lit avec attention sa thèse sur Eddington (auquel il ne « trouv[e] aucune critique fondamentale à faire[91] », et dont les arguments continueront à l’influencer jusqu’à la fin de sa vie), on doit conclure qu’il défend une forme d’indéterminisme objectif, susceptible de faire fuser dans tous les sens (ou presque) le réel lui-même. À ceux qui ont reproché à Eddington de souscrire à une forme d’idéalisme, De Koninck explique avec insistance que l’idéalisme a plusieurs significations et que celui d’Eddington est à comprendre selon une acception précise, qui s’apparente au « réalisme immédiat le plus pur[92] ». Car Eddington n’absorbe en aucun cas l’existence du monde au sein d’une conscience : pour lui, « l’objet est foncièrement donné comme réel, comme de l’actualité, de l’étoffe d’esprit, et non comme de la conscience ou de la pensée pures[93] ». Non moins révélateur au sujet du réel lui-même est le passage (rapporté par De Koninck) où Eddington affirme ce qui suit :

Une doctrine bien connue des philosophes soutient que la lune cesse d’exister quand nous ne la regardons pas. […] À aucun point de vue la science de l’astronomie n’a été basée sur cette rature spasmodique de la lune. Dans le monde scientifique (qui a à remplir des fonctions moins vagues que celle d’exister purement et simplement), il y a une lune qui apparut sur la scène avant l’astronome ; elle reflète la lumière du Soleil quand personne ne la regarde ; elle a une masse quand personne ne mesure sa masse, elle est éloignée de la terre de 385 000 kilomètres quand personne ne mesure sa distance ; elle éclipsera le Soleil en 1999 même si la race humaine a réussi à se suicider avant cette date[94].

Bien difficile d’être plus clair et net. Eddington affirme non seulement l’existence du monde extérieur, mais encore et surtout sa radicale indépendance par rapport à l’esprit humain. Il n’est pas indifférent de mentionner qu’il accorde ici une valeur aux énoncés scientifiques portant sur un monde naturel coupé de l’homme, ce qui anticipe très directement ce que Meillassoux appellera plus tard les « énoncés dia-chroniques », lesquels « port[ent] sur les événements antérieurs ou ultérieurs à tout rapport-terrestre-au-monde[95] ». Mais la convergence avec Meillassoux ne s’interrompt pas là. Le réaliste spéculatif, on le sait, défend l’idée selon laquelle le réel est en soi contingent, c’est-à-dire non déterminé par quelque principe de raison. Or, Eddington affirme par moments quelque chose d’analogue. À l’encontre d’Einstein et de Planck, « qui disent que l’indéterminisme des lois de la physique moderne est un indéterminisme subjectif dû à l’insuffisance de notre connaissance des détails des phénomènes[96] », Eddington prête foi à un « indéterminisme objectif » qui repère dans le monde lui-même un ensemble de phénomènes indéterminés. À l’appui de cette thèse, on peut invoquer au moins deux arguments majeurs. Tout d’abord, si l’on soutenait que tout est déterminé dans le monde et que seules nos limites physiques et mentales nous empêchent de prédire avec certitude un événement, alors il faudrait supprimer la notion d’« agent libre […] auto-déterminateur[97] » et renoncer à la liberté humaine[98]. Parce que cette thèse entre en contradiction avec l’éthique et l’expérience que nous faisons de nous-mêmes en tant qu’êtres libres, il faut la mettre de côté et défendre l’indéterminisme[99]. Ensuite, et plus fondamentalement, l’hypothèse déterministe paraît biaisée méthodologiquement du fait de son caractère invérifiable, comme l’explique Charles De Koninck dans ces lignes :

Le point le plus important, c’est que l’hypothèse déterministe n’a aucun sens physique, et ne pourra jamais en avoir, parce qu’elle est physiquement invérifiable. Le déterministe ne postule-t-il pas toujours un observateur impossible ? Une connaissance parfaite ? Or la connaissance physique est nécessairement bornée. Il faut donc que le déterministe ait de sérieuses raisons philosophiques pour tenir à sa thèse, mais il doit se rendre compte qu’elle n’aura jamais un sens physique. […] Nous pouvons affirmer que l’hypothèse indéterministe a un sens physique, et qu’elle est expérimentalement vérifiée, tandis que l’hypothèse déterministe ne peut avoir un sens physique en aucune façon[100].

L’hypothèse déterministe pèche sur le plan méthodologique dans la mesure où elle ne peut ni ne pourra jamais être vérifiée par quiconque. Parce que toute connaissance physique restera toujours limitée, nous ne serons jamais en mesure, nous êtres humains, de connaître la totalité des lois qui régissent le monde physique et psychologique, de sorte que nous ne pourrons jamais tester avec profit l’hypothèse déterministe. En ce sens, au contraire de l’hypothèse indéterministe, le déterminisme s’avère un simple postulat qui a l’inconvénient d’entrer en conflit avec la liberté humaine. Bien sûr, lorsque Charles De Koninck défend la position indéterministe d’Eddington, il ne dit pas sans détour que cette position en est une qui caractérise l’en-soi en tant que tel, ni encore que la contingence est à la base de tout le réel, comme c’est le cas chez Meillassoux. De Koninck et Eddington soulignent d’ailleurs à quelques reprises l’existence d’un observateur en physique et en philosophie. Mais leur indéterminisme objectif ne caractérise pas moins le réel tel qu’il est en dehors du sujet, plutôt que d’être relatif aux limites de l’esprit humain, si bien que leurs positions se rapprochent assez étroitement d’un certain réalisme contemporain. D’ailleurs, même si un observateur est toujours impliqué dans la connaissance du réel, cette connaissance est selon eux bornée sans être pour autant subjective ou coupée du monde lui-même — ce que nous avions déjà signalé en rapportant que pour Bergson comme pour De Koninck, l’homme doit sans cesse dilater sa connaissance pour se rapprocher asymptotiquement du Tout.

Or, et c’est là l’ultime point que nous aimerions examiner ici, cette quête asymptotique du Tout réapparaît chez un autre important représentant du réalisme spéculatif, Tristan Garcia. Le projet ontologique qu’il élabore dans Forme et objet. Un traité des choses se distribue selon deux axes complémentaires. Dans un premier temps, s’efforçant de « dé-détermin[er][101] » les choses, Garcia les place toutes sur un pied d’égalité ontologique, sans hiérarchie aucune, dans le but de prendre en compte chacune d’elles[102]. Les choses perdent alors leur détermination et leur valeur propre puisqu’elles ne sont plus inscrites au sein d’un réseau de renvois où elles se distingueraient les unes des autres. Dans un second temps, arrachant les choses à leur solitude ontologique première, il les pense les unes par rapport aux autres, les classe et leur redonne ainsi une détermination. Forger une véritable connaissance du monde selon Garcia n’implique donc pas de privilégier l’étude d’éléments en particulier (les atomes, le langage, l’esprit, les croyances communes…) : il faut plutôt travailler à embrasser un nombre sans cesse croissant de choses, tantôt dans leur isolement, tantôt dans leur relation les unes aux autres. Cette aspiration à la connaissance du Tout s’exprime particulièrement bien dans le désir du philosophe français d’offrir une alternative à deux manières répandues de caractériser l’être : d’une part la « manière classique », qui mise sur la substance stable et autonome ; d’autre part la « manière (post)moderne », centrée sur le devenir et l’événementialité. Si Garcia s’en prend à ces deux catégories de pensée, c’est qu’elles sont toutes deux excessives, la première parce qu’elle autonomise l’être substantiel face au monde qui l’entoure et empêche toute transformation véritable ; la seconde parce qu’elle « génère une chose qui n’est pas assez chose, qui n’est qu’une construction, une projection volatile[103] ». Ces deux modèles perdent donc de vue certaines facettes pourtant essentielles du monde, qui est plus ou moins marqué par le devenir et la stabilité.

Dans un essai d’éthique qui a pour titre La vie intense. Une obsession moderne, Tristan Garcia se propose de faire la genèse de la façon dont l’homme moderne a développé une fascination pour le second modèle et l’a intégré concrètement à son mode de vie. À travers le goût contemporain pour l’expérimentation, le libertinage, la productivité, l’anticonformisme et l’extrême (dans l’art, le sexe et les sports), on peut lire à la fois une perte de contact avec le principe classique de stabilité et une forte dépendance à l’égard de la différence, du devenir, de l’intensification de la vie. Soyons clair : le but de Tristan Garcia n’est pas de dénoncer sans nuance comme un vice cette recherche moderne d’intensité et d’appeler par nostalgie à un retour en arrière vers la « sagesse » et le « salut[104] », qui reconduisent à une transcendance. Son propos est double. En premier lieu, il fait remarquer que la quête effrénée d’intensité (qui trouve son expression dans le concept d’électricité) inscrit l’homme moderne au sein d’une routine contre laquelle il cherche pourtant à lutter à travers cette même quête. En d’autres termes, l’intensification constante mène paradoxalement à une désintensification, parce qu’elle devient une norme, qu’elle s’étend à toute forme d’existence et qu’elle n’a plus de repoussoir dominant et évident auquel s’opposer ; elle est dès lors « contre-productive[105] ». C’est pourquoi Tristan Garcia précise qu’il « esp[ère] seulement d’une éthique qu’elle nous assure la possibilité de ne pas détruire l’intensité de notre vie au nom même de sa réalisation[106] ». En second lieu, il se demande « comment demeurer fidèle à l’intensité de la vie, sans en faire le principe absolu de la vie ni chercher à l’annuler, voire à l’achever[107] ». C’est que Tristan Garcia renonce à absolutiser le principe d’intensification de la vie (dont le devenir, exalté par Nietzsche, Bergson et Deleuze[108], pourrait être un autre nom), tout en restant sensible à l’exigence de se sentir vivant et d’intensifier par moments son existence, d’une façon ou d’une autre. Il en résulte une éthique à cheval sur la quête d’intensité et l’exercice de désintensification, l’une et l’autre se supposant réciproquement. Notons-le : bien que ces réflexions soient approfondies dans un cadre éthique, elles sont tout à fait cohérentes (et donc révélatrices à ce propos) avec l’intéressante conception ontologique de Garcia. Car l’ambition du philosophe est précisément de prendre le contre-pied des modèles ontologiques classique et moderne, et de « concevoir un modèle [alternatif et intermédiaire] ni trop ni pas assez fort pour nous représenter des choses qui seraient bel et bien dans le monde sans être en elles-mêmes pour autant[109] ».

Par le réalisme dont il fait la promotion ici et là, par sa prise en compte de la théorie de l’évolution et par son refus de voir en toutes choses l’expression d’un devenir fondamental et imprévisible, Charles De Koninck semble renoncer lui-même à absolutiser le devenir, sans en nier les manifestations et le rôle. Néanmoins, son attachement à Aristote, à la substance et à Dieu suffit pour démontrer que sa pensée demeure assez éloignée de celle de Garcia sur certains plans. Il faut donc se tourner vers d’autres enjeux pour découvrir entre eux ce qui s’apparente à un véritable point d’entente. Dans Le cosmos, De Koninck soutient qu’« [à] la génération correspond une corruption. Le capital de la nature est limité. Quand un être s’enrichit, un autre s’appauvrit. De même à la corruption correspond une génération[110] ». On repère des traces de cette idée fascinante dans la pensée de Tristan Garcia. Nous avons déjà souligné ailleurs que l’oeuvre littéraire de Garcia n’est pas le lieu d’illustrer servilement des arguments philosophiques conçus d’avance[111]. Garcia croit à la valeur et à l’autonomie de l’art narratif, qu’il se garde de confondre trait pour trait avec la logique philosophique. Toujours est-il qu’on ne saurait nier la grande portée philosophique de son oeuvre littéraire, publiée jusqu’ici chez Gallimard et chez Denoël. Ainsi, du roman qui lui a valu le Prix du Lundi et le Prix du Livre Inter, intitulé très simplement 7, émanent de nombreuses réflexions ontologiques. D’un point de vue général, le livre donne à penser que l’immortalité est une vertu que l’on veut posséder quand on ne la possède pas, et dont on ne veut plus quand on l’a — en raison d’un effet de lassitude. D’un point de vue plus particulier, l’un des romans miniatures qui composent ce magistral livre à plusieurs voix suggère que tout « gain » implique nécessairement, comme son pendant négatif, une « perte » ailleurs dans le monde. À preuve, lorsque la femme qui possède « le plus beau visage du monde[112] » voit ce visage être abîmé, l’homme qui possède le plus laid des visages voit le sien s’embellir, et inversement ; aussi, lorsqu’un des deux visages devient « moyen[113] », l’autre devient immédiatement moyen à son tour. L’oeuvre littéraire de Tristan Garcia fait donc signe vers un certain processus d’équilibrage constant. Point qui était d’ailleurs déjà souligné dans l’introduction de Forme et objet, où l’auteur notait qu’un mouvement de balancier porte le plus souvent l’histoire de la philosophie. Les multiples courants qui se font jour au coeur de cette discipline millénaire ne constituent-ils pas bien souvent, en effet, autant de réactions les uns aux autres — comme l’étude contemporaine des choses réelles réagit, pour lui faire contrepoids, à l’étude des conditions d’accès au réel au 20e siècle (le langage, l’esprit, le contexte social, etc.)[114] ? Bref, tout se passe comme si les pensées de Tristan Garcia et de Charles De Koninck tombaient implicitement d’accord au moins sur ce point : une vaste entreprise de compensation a lieu dans le monde, conformément à une loi scientifique qui tend à être ici (chez De Koninck du moins) ontologisée[115].

Mais il y a davantage. On a vu que Tristan Garcia décrit l’époque moderne comme obsédée par l’intensité. À chérir l’expérimentation et la nouveauté, l’individu moderne « s’épuise[116] » à cultiver sans arrêt la singularité. Pour cet individu, par conséquent, « l’exception devient la règle[117] », puisque tout à l’époque moderne en vient à être compris à travers le prisme de l’intensité et du renouvellement[118]. Or, il s’agit là d’une expression qu’on rencontre déjà chez Eddington[119] et que reprend à son compte Charles De Koninck, qui observe en outre que « [d]ans la thèse indéterministe, l’“accident” rentre dans la loi. Il fait partie de l’ordre immanent[120] ». C’est que la thèse indéterministe va de pair avec l’idée selon laquelle des exceptions surviennent dans le monde ; c’en est un corollaire direct. Cette thèse indéterministe est complétée par ailleurs, dans Le cosmos, par une thèse métaphysique. Comme il le remarque dans cette cosmologie qui demeurera inachevée (De Koninck est hélas mort précocement dans la cinquantaine), il s’opère simultanément dans le monde une « désorganisation physique » et une « organisation biologique ». Ainsi, explique le philosophe :

Nous sommes dans un univers qui se détend, et dont les fragments sont de plus en plus dispersés. Dans la loi de la dégradation de l’énergie, cette même physique nous montre un univers vieillissant : l’énergie, tout en étant quantitativement la même, est de plus en plus irréversiblement dégradée. Le monde tend vers un épuisement complet, vers un équilibre thermodynamique. Dans la théorie des mutations, la biologie aussi voit la vie avancer par explosions successives. Mais à l’encontre de la dispersion appauvrissante du monde physique, la vie éclot par déhiscence, elle s’enrichit toujours[121].

C’est donc au sein du monde physique lui-même qu’on peut observer une dispersion et un hasard croissants[122], dont l’entropie est la mesure. Maître dans l’art des exemples, De Koninck remarque à ce titre qu’« [i]l y a, au point de vue physique, de plus en plus de hasard dans l’univers ; par exemple, l’ensemble constituant une cigarette à l’état intègre est plus déterminé que la fumée dispersée[123] ». En soulignant que le monde physique génère de plus en plus de désordre et de hasard, c’est-à-dire de plus en plus de variations, de différences, de singularités, Charles De Koninck étend à la nature elle-même un principe que Tristan Garcia associera plus tard avec raison à une tendance éthique d’aujourd’hui. Bien entendu, le champ physique et le champ éthique s’articulent à des enjeux souvent fort distincts, rattachés à la fois aux questions fondamentales et technologiques dans le premier cas, et à la liberté humaine dans le second, mais il n’est pas interdit de penser que ces champs peuvent se rejoindre par moments quant à leurs manifestations, comme De Koninck le laisse entrevoir. En ce sens, et ce n’est pas fait banal, pour peu qu’on crée un petit pont entre la philosophie de la nature et l’éthique, un aspect de la philosophie spéculative koninckienne semble permettre d’expliquer en partie, par avance ou simultanément, le comportement même de l’homme moderne et contemporain[124].

Conclusion

L’objectif des pages qui précèdent ne fut pas de dresser un catalogue exhaustif des points d’accord ou de désaccord entre Charles De Koninck, les réalistes spéculatifs et Bergson. Il s’est agi bien plutôt de faire ressortir quelques-uns des recoupements entre eux à partir de l’étude de thèmes tels que la différence entre l’en-soi et le pour-nous, le finalisme, l’indéterminisme et les alternatives que peut proposer l’ontologie aux concepts de devenir et de substance. Nous espérons avoir pu cerner ainsi de plus près l’orientation de la philosophie spéculative de Charles De Koninck, de même que sa capacité à anticiper, tantôt de façon positive, tantôt de façon négative, certains enjeux associés aux nouveaux réalismes du 21e siècle.

Le panorama que nous avons brossé autour du versant spéculatif de la pensée koninckienne a certainement permis de révéler quelques tensions, ou tout au moins une disparité de thèses d’une oeuvre à une autre. Des philosophies d’Aristote et de saint Thomas, jusqu’aux théories de Darwin et d’Einstein, en passant par les inflexions qu’elle fait subir à ces pensées, sa critique du créationnisme, ses caractérisations du finalisme et de l’indéterminisme objectif d’Eddington, ainsi que sa défense de la possibilité de transcender les limites de la raison, la philosophie de Charles De Koninck traverse de vastes chantiers de pensée. Elle est donc loin d’être pauvre en idées et, pourrait-on dire, en rebondissements. Comment rendre compte de cette diversité ? Elle s’explique en partie par le fait que son oeuvre s’articule dans des articles, des conférences, des cours et des ouvrages portant sur des sujets très variés et dont certains sont demeurés inachevés, en partie aussi — peut-être bien — par le fait que l’oeuvre koninckienne évolue avec le temps et prend pour objet une réalité complexe qui est en elle-même parcourue de tensions[125]. C’est en tout cas ce qui ressort du dialogue que nous avons créé ici entre cette oeuvre et certains pans de la philosophie spéculative contemporaine. Il a été possible de comprendre, chemin faisant, qu’un philosophe des sciences comme Charles De Koninck, bien qu’intéressé par l’homme, se montre on ne peut plus sensible par moments à ce qui le déborde radicalement et qu’il alimente la réflexion autour des moyens d’atteindre à ce dehors radical.

En établissant le présent dialogue, nous nous sommes inscrit en faux contre le refus de mettre en rapport des pensées issues d’époques et d’horizons distincts. Ce refus méthodologique est repérable, entre autres, chez ceux qui considèrent illégitime de faire des croisements entre les arguments développés au Moyen Âge et ceux conçus de nos jours au sujet de l’universel ou de l’ordre modal[126], au motif que ces arguments apparaîtraient dans des contextes historiques et épistémiques incommensurables. Cette dépréciation des dialogues transhistoriques nous semble injustifiée pour deux raisons principales. D’une part, si l’on s’interdisait de mettre en parallèle des philosophies d’époques différentes, on s’empêcherait d’apprendre quoi que ce soit du passé et de passer au crible les acquis du présent : on se condamnerait donc à appréhender le monde avec des oeillères théoriques au sein d’une actualité qui tourne à vide. D’autre part, ceux qui affirment l’existence d’une incommensurabilité nette entre contextes et l’impossibilité d’en soupeser la valeur propre semblent se contredire pragmatiquement. En effet, parce qu’il est nécessaire de comprendre au moins minimalement le sens des présupposés propres aux divers contextes pour en venir à affirmer l’existence d’un fossé infranchissable entre eux, l’acte même d’affirmer l’existence de ce fossé suppose forcément la possibilité de faire la part entre ce qui appartient aux différents contextes examinés et, par conséquent, la capacité à prendre une certaine distance critique à l’égard du contexte où l’on se trouve soi-même. Même ceux qui dénoncent la création de dialogues transhistoriques ne peuvent s’empêcher, à cet égard, d’en créer eux-mêmes ; de sorte qu’ils réaffirment à leur manière — bien que malgré eux — l’importance d’établir de semblables dialogues.

Quel auteur a défendu telle ou telle thèse en premier ? À quel moment a-t-on vu surgir dans l’histoire l’argument X et l’objection Y ? Les questions de ce genre à propos de l’origine exacte des idées ne nous paraissent pas d’un immense intérêt, non seulement parce qu’elles mènent le plus souvent à des régressions à l’infini, mais encore parce que l’histoire des idées, sans nul doute, gagne assez peu à être conçue comme une « course à l’innovation » où tout le mérite d’une idée ne revient qu’à une poignée de personnes — tous les individus naissant fortuitement à des époques différentes et ne partant pas, de ce simple fait, du même « point de départ ». Bien plus fructueuse nous semble dès lors être la tentative de mettre en parallèle des systèmes de pensée divers dans l’espoir d’en faire ressortir, à partir de leurs nuances propres, la fécondité et les limites autour de questions données. Or, c’est précisément cet espoir qui a guidé Charles De Koninck tout au long de sa carrière philosophique, tout comme c’est cet espoir qui nous a guidé au moment d’analyser son oeuvre.