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Dominicain, professeur à l’Institut Catholique de Paris, Bernard Bourdin est l’auteur d’un premier ouvrage remarqué et traduit en anglais sous le titre The Theological-Political Origins of the Modern State. The Controversy Between James I of England and Cardinal Bellarmine (Washington, Catholic University of America Press, 2010, 282 p.). Dans un second ouvrage (La médiation chrétienne en question. Les jeux de Léviathan, Paris, Les Éditions du Cerf [coll. « La nuit surveillée »], 2009, 249 p.), il poursuivait sa réflexion sur le phénomène du théologico-politique chrétien, en cherchant à démontrer que la médiation chrétienne eut une signification dont on ne saurait faire l’économie dans la genèse de la modernité séculière, avec l’avènement de l’État et de l’État libéral. Dans ce troisième ouvrage, Bernard Bourdin approfondit la question de la place des religions dans l’espace public et politique par le biais d’une étude de la philosophie politique contemporaine.

La première partie, consacrée à la tension irrésolue entre le christianisme et la sphère publique politique, reprend la thématique de la médiation chrétienne aux prises avec la raison occidentale dans la genèse de l’État moderne. Ces quelque dizaines de pages, portant sur les pensées politiques de Thomas d’Aquin à Hegel, permettent à l’auteur d’introduire la philosophie politique contemporaine aux prises avec la modernité séculière. Il passe ensuite en revue les points de vue de Hannah Arendt, Leo Strauss, Hans Blumenberg et Marcel Gauchet.

Bourdin conclut le premier chapitre de cette première partie, consacré aux mutations de la notion de sphère publique, en soulignant que la Modernité séculière est impuissante à résoudre le dilemme qui lui est inhérent : la conjugaison de l’autonomie séculière collective et de l’autonomie séculière individuelle, parce que « pensés uniquement en référence à eux-mêmes, […] individu et collectif sont incapables d’articuler unité et altérité » (p. 128). Seule « l’autonomie », poursuit-il, « les réunit dans un conflit permanent » (p. 129).

Après avoir été conçu en opposition avec le pouvoir spirituel depuis l’Empire romain jusqu’à l’époque médiévale, le pouvoir temporel a ensuite été défini comme autonome à partir du xive siècle avec Marsile de Padoue. Plusieurs facteurs ont « affranchi la sphère publique politique du Siège romain » : les Réformes protestantes et anglicane en s’appuyant notamment sur le concept de nature (Richard Hooker), les guerres civiles de religion ayant permis l’émergence du concept de souveraineté de l’État (Bodin). Ces différents facteurs ont mené à une crise de la médiation chrétienne au xvie siècle. Cela dit, l’instabilité de la médiation chrétienne la rend paradoxalement opératoire dans la genèse théologico-politique de la Modernité séculière. L’affranchissement du temporel par rapport au spirituel a mené à une autre conception de l’histoire, point fort de notre auteur, articulée autour du concept d’État de nature. Des philosophes tels que Rousseau, Locke, Spinoza ou Hobbes ont postulé un fondement prépolitique à l’entrée en société : la nature. Ces systèmes politiques rompent avec l’ordonnancement de la temporalité historique du christianisme : Création, péché, salut, eschatologie, et réduit le christianisme à une signification morale.

Relativement au conflit permanent des deux autonomies séculières collective et individuelle, la Révélation chrétienne, insiste l’auteur, « dispose des potentialités pour le résoudre » (p. 129). Ni le collectif ni l’individu ne peuvent faire l’économie d’une altérité. Il ne s’agit pas pour autant de réhabiliter la conception de l’histoire antérieure à la genèse de la Modernité séculière, mais bien plutôt de poser deux questions essentielles : qu’est-ce que la sphère publique politique ? Et : est-ce que le concept de sécularisation est pertinent pour rendre compte de la Modernité ?

En explorant la philosophie politique contemporaine, l’auteur a dégagé les sources grecques et chrétiennes de la théorie philosophique de la sécularisation. Notamment, le concept de nature prend racine dans le concept de nature aristotélicien. Ainsi, le fondement de la politique est hétéronome, tandis que la médiation chrétienne est polysémique et fournit plusieurs conceptions de l’histoire.

Une théorie de la sphère publique politique ne peut dès lors faire l’économie de l’histoire, ainsi que le démontre le juriste Carl Schmitt.

La deuxième partie est consacrée à l’image chrétienne de l’histoire dans la théologie politique de Carl Schmitt, juriste catholique allemand connu et controversé pour son antisémitisme et son engagement nazi après 1933. L’objectif de Bourdin est de démontrer que l’ensemble de la pensée politique de Schmitt est inséparable d’une conception théologique de l’histoire. Schmitt n’a eu de cesse d’affirmer qu’il existe une homologie (ou analogie) de structure entre théologie, droit et politique. Dans son ouvrage, La visibilité de l’Église (1917), Schmitt valorise l’Église « comme idéal-type d’une communauté médiatrice entre les hommes et entre les hommes et Dieu » (p. 328), en établissant une homologie structurelle entre la représentation institutionnelle de l’Église et celle de l’État. La philosophie politique de Schmitt unifie deux polarités : l’individu est à la fois englobé par le péché originel et par l’appartenance à une communauté visible. Les structures institutionnelles de l’Église catholique romaine et de l’État sont analogues dans le sens où l’Église comme l’État sont des communautés de médiation, reposant sur une hiérarchie et au sein desquelles sont intégrés les individus. Dans Catholicisme romain et forme politique (1923), l’Église est insérée dans l’histoire. Sa force réside dans le paradoxe de la complexio oppositorum, définie comme la capacité du catholicisme à prendre parti pour des courants de pensée très contradictoires (p. 279). Cette capacité procure à l’Église l’aptitude à disposer de la forme, qui est de trois ordres : esthétique, juridique et universel. En vertu de sa médiation, l’Église est à même de se représenter comme « une autorité transcendante dont le pivot central est la papauté » (p. 329). De plus, elle pérennise dans l’histoire sa capacité représentative alors qu’« elle fait signe, en amont, vers l’Incarnation du Christ » et qu’« en aval, elle fait signe vers l’eschatologie et le Jugement dernier ». Ainsi, pour Schmitt, l’Église « détient les potentialités de la représentation politique et de l’universalité ». Dans son essai d’après-guerre Donoso Cortés interprété dans le contexte européen global (1949), Schmitt réhabilite son image chrétienne de l’histoire et « vise à sauver l’Europe de la catastrophe révolutionnaire » (p. 333) par une décision distinguant le bien du mal que seule l’Église peut déterminer. Les « ruptures » historiques « introduites par la raison moderne » que constituent « Siècle des Lumières, humanisme libéral, socialisme révolutionnaire et anarchisme, pensée techno-économique » (p. 415), ont renoncé à la constitution d’une véritable sphère politique, en dissolvant la transcendance théologico-politique. D’où leur impossibilité à pouvoir se représenter. La théorie théologique de l’histoire de Schmitt étaye « sa critique des failles et des contradictions de la Modernité séculière » (p. 419).

Dans la troisième et dernière partie, Bernard Bourdin introduit une comparaison en analysant une autre « modalité de l’éternité dans le temps de l’histoire », celle du penseur juif Franz Rosenzweig. Bourdin étudie les deux auteurs parallèlement afin de « mettre en lumière la divergence profonde entre les conceptions juive et chrétienne de la temporalité historique, et ce faisant avec le messianisme » (p. 21), reprenant ainsi l’une des thèses majeures du livre de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921). Bourdin met en lumière la distinction que fait Rosenzweig entre le sens de « l’histoire chrétienne » et l’éternité juive. La philosophie de l’histoire du judaïsme dans L’étoile est une « anti-philosophie de l’histoire qui déploie autrement le sens de l’histoire, dont l’accomplissement n’est jamais prévisible et toujours excédé par l’éternité » (p. 462). Quant à l’Église, souligne Rosenzweig, elle est caractérisée par son ordre visible, son droit et son universalité. Deux dangers la menacent : la guerre et l’enfermement temporel dans la condition politique. Seule la liturgie est « le lieu où se manifeste véritablement l’éternité dans le temps sans que celle-ci se compromette dans la chronologie du monde » (p. 464). De plus, ce qui oppose les deux conceptions de l’histoire est que Rosenzweig refuse de voir dans l’avènement de Jésus-Christ l’accomplissement du judaïsme. Il n’a pas non plus reconnu l’ambivalence de la visibilité de l’Église dans le sens où elle « participe autant du Royaume eschatologique que d’une forme politique dans l’attente du Royaume » (p. 464). Malgré ces divergences insurmontables, Bourdin dégage ce qu’il appelle des « divergents-accords » sur la façon dont le judaïsme et le christianisme comprennent le peuple, leur visibilité institutionnelle, la guerre, le droit, l’État et leur rapport à l’universel. Selon Bourdin, la divergence profonde porte sur la possibilité pour Schmitt d’une théologie politique, impossible pour Rosenzweig. Par contre, les deux s’accordent sur « une image chrétienne de l’histoire » (Schmitt) ou une « inévitable histoire chrétienne » (Rosenzweig). Mais les deux approches du rapport chrétien à l’histoire n’ont pas la même signification. Pour Rosenzweig, le messianisme chrétien est différent du messianisme juif. En vertu de son attente de l’accomplissement messianique, le peuple juif est le peuple qui ne manifeste son essence concrète que par la liturgie. Par la liturgie, le temps du peuple juif est anti-historique et anti-politique. Le peuple juif est un peuple accompli parce qu’il vit déjà dans la rédemption (p. 533-534). À la différence du peuple juif, « peuple de la vie éternelle », le peuple chrétien est le « peuple de la voie éternelle » qui traverse le temps. La vocation du peuple chrétien est de se répandre dans le monde pour faire connaître le salut réalisé dans le Christ. Les deux peuples n’ont donc pas le même statut selon Rosenzweig.

Finalement, Bourdin conclut que « ce que donnent à entendre Schmitt et Rosenzweig sur le rapport opposé du judaïsme et du christianisme à la condition politique et à l’histoire » révèle deux vérités dissociées sur la compréhension de ce qu’est un peuple : non pas seulement une communauté politique ou civile, mais également une communauté liturgique, voir sacramentelle, le peuple de Dieu (p. 424). Caractéristique qui a été exclue par la rationalité philosophique, la Modernité. Modernité qui gagnerait à se référer de nouveau à la transcendance non pas pour revenir sur la séparation entre l’État et la religion ou à une théologie politique. Bernard Bourdin introduit l’idée de « théologie du politique comme projet d’une anthropologie transcendantale » (p. 543) dont l’enjeu est « la question fondamentale du passé, du présent et de l’avenir de l’humanité européenne ». Bourdin propose donc de dépasser les postures d’exclusion et de critique respective qui caractérisent la relation entre la philosophie et la théologie, et de reconnaître que la « rationalité philosophique [ne] peut [se] concevoir dans son autonomie réflexive en excluant Dieu ».

Il va sans dire que l’ouvrage de Bernard Bourdin est une contribution remarquable au débat sur les relations du religieux au politique.