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Giuseppe Sarto fut élu pape le 4 août 1903[1]. Le soir même, alors qu’il ne l’avait vu pour la première fois que quelques jours auparavant et ne lui avait parlé, tout au plus, que quelques minutes la veille, il nomma Mgr Rafael Merry del Val[2] Pro- Secrétaire d’État[3]. Environ trois mois plus tard, il le confirma officiellement dans cette fonction en le désignant comme Secrétaire d’État[4]. Raphael Merry del Val n’avait pas 40 ans. La manière dont cette nomination s’est faite et l’âge du jeune prélat ont de quoi surprendre, car le Secrétaire d’État du Saint-Siège est un homme de première importance, en charge des affaires politiques et diplomatiques du Saint-Siège.

La Secrétairerie d’État trouve ses origines lointaines dans la Constitution apostolique Non debet reprehensibile (31 décembre 1487) qui institua la Secrétairerie apostolique. Celle-ci était composée de vingt-quatre secrétaires, parmi lesquels il y avait le Secrétaire particulier. Ce Secretarius domesticus existait auparavant, mais son rôle fut légalisé par cette Constitution apostolique qui lui donnait une fonction d’intermédiaire entre le pape et les autres secrétaires, de même qu’un rôle diplomatique puisqu’il était, entre autres, chargé des rapports avec les princes, ce qui en faisait un intermédiaire entre le Souverain pontife et les nonces et diplomates accrédités auprès de la Curie. Au début du xvie siècle, le pape Léon X (1515-1521) harmonisa la Secrétairerie apostolique avec les chancelleries temporelles en substituant l’italien au latin et en adjoignant au Secretarius domesticus un secrétaire suppléant, chargé de la correspondance diplomatique. Ce dernier poste fut occupé par les cardinaux neveux qui durent recourir à des hommes compétents appelés Secrétaires d’État. L’institution du cardinal neveu ayant été abolie par Innocent XI (1676-1689), le titre de Secrétaire d’État fut donné au personnage qui en remplissait le rôle et qui hérita également de la camera secreta. La Secrétairerie d’État était donc en charge des relations diplomatiques du Saint-Siège et de ses affaires temporelles. En 1908, elle fut réformée par Pie X dans la constitution Sapienti consilio (30 juin 1908) qui restructurait la Secrétairerie d’État en trois sections : les affaires ecclésiastiques extraordinaires (relations avec les pays étrangers), les affaires ordinaires (rapports avec les nonciatures et les ambassades, et nominations des dignitaires ecclésiastiques), les brefs apostoliques (préparation des actes officiels)[5].

Dans le gouvernement d’un pape, le Secrétaire d’État est un personnage fondamental ; c’est son principal et plus proche collaborateur. Les deux hommes entretiennent forcément des relations particulières. Dans cette étude, nous allons présenter les rapports personnels entre Pie X et son unique Secrétaire d’État, le cardinal Rafael Merry del Val, en considérant tout d’abord la période qui va de la première rencontre entre les deux hommes jusqu’à la nomination de Merry del Val comme Secrétaire d’État. Nous examinerons ensuite les relations de travail et les relations personnelles entre les deux hommes, avant de présenter leur dernière rencontre qui illustre d’une façon particulière la profondeur de leur relation.

I. De la première rencontre à la nomination de Rafael Merry del Val comme Secrétaire d’État

Dans cette partie, il faut considérer avec une attention particulière la première rencontre entre les deux hommes, car elle fut déterminante, la désignation de Rafael Merry del Val comme Pro-Secrétaire d’État, et sa nomination comme Secrétaire d’État.

1. La première rencontre entre les deux hommes

La première rencontre entre Giuseppe Sarto et Rafael Merry del Val remonte au lundi 3 août 1903. Elle est racontée par Merry del Val lui-même dans son livre Impressions et souvenirs[6]. C’était en plein conclave. Le cardinal Sarto était Patriarche de Venise et Mgr Merry del Val, alors président de l’Académie Pontificale des Nobles Ecclésiastiques[7], venait d’être nommé Secrétaire du conclave en remplacement de Mgr Volpini qui devait remplir cet office, mais qui était mort à peu près au même moment que Léon XIII[8]. Le conclave s’enlisait un peu. La veille, le 2 août, le cardinal Puzyna avait fait connaître aux cardinaux le veto de l’empereur François-Joseph contre l’élection du cardinal Rampolla[9], et le cardinal Sarto, qui obtenait un nombre croissant de suffrages, refusait de devenir pape. Le conclave risquant de durer longtemps, le cardinal-doyen envoya Mgr Merry del Val auprès du cardinal Sarto « pour lui demander s’il maintenait son refus » et si, dans ce cas, il l’autorisait à faire une déclaration « publique et définitive » dans ce sens au conclave. Merry del Val se rendit donc auprès du cardinal Sarto qu’il trouva dans la chapelle Paolina où il était agenouillé[10]. Voici comment le cardinal Merry del Val décrivit cette première rencontre :

Je m’agenouillai à côté de lui et, à voix basse, je lui transmis le message dont j’avais été chargé.

Son Éminence, aussitôt après m’avoir entendu, leva les yeux et tourna lentement la tête de mon côté tandis que d’abondantes larmes jaillissaient de ses yeux.

En présence d’une telle affliction, je retins mon souffle dans l’attente de sa réponse.

« Oui, oui, Monseigneur, ajouta-t-il doucement, dites au cardinal-doyen qu’il me fasse cette charité. » […]

Les seules paroles que j’eus la force de prononcer et qui me vinrent spontanément aux lèvres furent :

« Éminence, soyez courageuse, le Seigneur vous aidera ! »

Le cardinal fixa attentivement sur moi son regard profond que, par la suite et grâce à une admirable disposition de la divine Providence j’appris à si bien connaître, et il ajouta simplement : « Merci, merci. » Il cacha de nouveau son visage dans ses mains et continua sa prière.

Je me retirai. Je ne pourrai jamais oublier l’impression profonde, ineffaçable que j’emportai de ma rencontre avec le cardinal Sarto. C’était la première fois que j’entrais en contact avec lui, et j’éprouvais le sentiment d’avoir été en présence d’un saint[11].

Quelques heures plus tard, selon le témoignage du cardinal Merry del Val, le cardinal Sarto « cédait aux instances pressantes et vives » de ses collègues avant que le cardinal-doyen ait informé le Sacré Collège de la réponse qu’il avait faite au Secrétaire du conclave[12].

2. La nomination de Rafael Merry del Val comme Pro-Secrétaire d’État

Le lendemain, 4 août 1903, le cardinal Sarto fut élu pape[13]. Immédiatement après son élection, Mgr Merry del Val accompagna Pie X à la Chapelle Sixtine. Dans une petite pièce attenante, du côté Évangile de l’autel, Pie X revêtit l’habit blanc et ce fut Mgr Merry del Val qui eut le privilège de le coiffer de la calotte blanche[14]. Après la cérémonie de la bénédiction solennelle Urbi et Orbi, il accompagna Pie X dans la chambre du cardinal Herrero, qui n’avait pu participer à l’élection en raison de son état de santé et à qui le nouveau pape avait souhaité rendre visite[15]. Ensuite, les deux hommes ne se revirent que dans la soirée, vers huit heures et demie. Mgr Merry del Val se rendit alors dans la chambre de Pie X pour lui faire signer les lettres adressées aux chefs d’État afin de leur annoncer officiellement son élection et pour prendre congé de lui, son travail étant terminé[16]. Le cardinal Merry del Val rapporta la façon dont s’est passé l’entretien par les mots suivants :

Après qu’il eut signé toutes les lettres, je le priai de me donner sa bénédiction car mon intention était de retourner dans ma petite communauté de l’Académie ecclésiastique.

Apparemment étonné de ces quelques paroles, le Saint-Père marqua sa surprise par un geste expressif et, posant sa main sur mon épaule, il me dit presque sur un ton de reproche :

« Monseigneur, vous voulez m’abandonner ? Non, non, restez, restez avec moi. Je n’ai pas encore pris de décision, je ne sais ce que je ferai. Pour l’instant, je n’ai personne, restez avec moi comme Pro-Secrétaire d’État… puis, nous verrons. Rendez-moi ce service en ami. »

Le cardinal ajouta le commentaire suivant :

Comment résister à un appel aussi touchant de la part du Vicaire du Christ ? Je ne pus que m’incliner devant ce qui paraissait être une invitation de Notre-Seigneur lui-même. Sa Sainteté m’encouragea et me bénit en me disant qu’elle m’attendait le lendemain dans la matinée[17].

Quelques jours plus tard, Mgr Merry del Val écrivit à son ami Mgr Broadhead le mot suivant : « Nous avons un saint pape. Il semble être très prudent et très avisé : et il est très doux et gentil dans sa façon de traiter les gens[18] ». Quelques jours plus tard, Pie X envoya à son jeune Pro-Secrétaire d’État un exemplaire de la première photographie le représentant habillé en pape, avec une dédicace affectueuse dans laquelle il le remerciait pour sa précieuse collaboration et lui donnait sa bénédiction apostolique. Rafael Merry del Val tenait beaucoup à cette photographie qu’il a gardée dans sa chambre toute sa vie[19].

3. La nomination de Rafael Merry del Val comme Secrétaire d’État

Pendant deux mois et demi, en attendant que le nouveau pape se décide à nommer un Secrétaire d’État définitif, Rafael Merry del Val seconda Pie X en tant que Pro-Secrétaire d’État. Le dimanche matin du 18 octobre 1903, à la fin de son audience journalière avec le pape, ce dernier lui remit une grande enveloppe en lui disant : « Oh ! Monseigneur, ceci est pour vous ». Comme ce n’était pas la première fois que Pie X agissait ainsi, Mgr Merry del Val prit l’enveloppe et répondit : « Très bien, Saint-Père, je l’examinerai et je vous en référerai demain[20] ». L’enveloppe contenait une lettre autographe du pape sur laquelle il était écrit :

Le voeu des éminentissimes Cardinaux qui vous élurent secrétaire du Conclave, l’obligeance avec laquelle vous avez accepté jusqu’à maintenant d’accomplir la tâche de Secrétaire d’État et le zèle si louable avec lequel vous vous êtes acquitté de cet office délicat me font un devoir de vous prier d’assumer définitivement la charge de Secrétaire d’État.

C’est pourquoi et pour satisfaire aussi un besoin du coeur en vous donnant un léger témoignage de ma vive gratitude, au prochain consistoire je me ferai une joie de vous créer cardinal de la Sainte Église romaine.

Je puis vous assurer, pour votre grande consolation, qu’un tel acte sera apprécié par la plupart des éminentissimes Cardinaux qui, avec moi, admirent les dons supérieurs dont vous a enrichi le Seigneur et qui certainement vous permettront de rendre à l’Église les meilleurs services[21].

L’enveloppe contenait également une importante somme en billets de banque. Dans son livre de souvenirs sur Pie X, le cardinal écrivit : « Sa Sainteté dans sa paternelle bonté tenait à me faire ce don parce que jusqu’alors je n’avais pas perçu d’honoraires et parce qu’elle désirait aussi contribuer aux dépenses que m’occasionnerait ma promotion[22] ».

Après avoir lu la lettre, Mgr Merry del Val se rendit immédiatement auprès de Pie X pour le dissuader de faire de lui son Secrétaire d’État. Il rapporta que Pie X « n’admit aucune tentative de discuter sa décision » et qu’il lui dit qu’il devait s’« incliner devant la volonté de Dieu comme il l’avait fait lui-même, en se courbant sous le poids du Pontificat[23] ».

Par ailleurs, Rafael Merry del Val fut le premier surpris par cette nomination. Il a écrit que Pie X ne lui avait jamais révélé, « même par le plus minime indice, ce qu’il pensait » au sujet de la nomination du futur Secrétaire d’État et qu’il semblait évident que le pape ne devait pas songer à lui[24]. De plus, c’était une charge qu’il n’avait pas cherchée et qu’il ne souhaitait pas : « Le fardeau pesant des occupations quotidiennes, écrivit-il, ne me laissait pas le temps de penser à autre chose et je n’avais qu’un seul désir : être libéré de la lourde responsabilité d’une fonction temporaire, qu’aucune personne de bon sens à ma place n’aurait souhaité voir se prolonger[25] ». Quelques semaines auparavant, le 23 août 1903, il avait écrit à un religieux : « Je suis très occupé pour le moment et je le serai jusqu’à ce que le S. Père se décide à nommer un Card. Secrétaire d’État. J’espère que cette nomination se fera bientôt et que je pourrai me retirer et reprendre mes anciennes occupations[26] ». Mais alors, pourquoi Pie X l’a-t-il nommé ? Voici les raisons que le pape a données à un cardinal :

Je l’ai choisi parce qu’il est polyglotte : né en Angleterre, éduqué en Belgique, espagnol de nationalité, il a vécu en Italie ; fils de diplomate et diplomate lui-même, il connaît les problèmes de tous les pays. Il est très modeste, il est un saint. Il vient ici tous les matins et m’informe de toutes les questions du monde. Je ne dois jamais lui faire une observation. Et puis, il n’a pas de compromissions[27].

Rafael Merry del Val fut créé cardinal par Pie X lors du consistoire secret du 9 novembre 1903, le même jour que Giuseppe Callegari[28]. Dans l’Allocution Consistoriale, la première de son pontificat, Pie X dit aux cardinaux :

Et maintenant il Nous est vraiment agréable d’envisager de compléter votre très large Collège, Vénérables Frères ; nous avons décidé aujourd’hui d’honorer deux hommes choisis. L’un [Rafael Merry del Val], orné de vos propres témoignages durant l’interrègne, Nous a prouvé remarquablement durant ces quelques mois qu’il était doté d’un esprit inégalable et de grandes qualités intellectuelles, ainsi que de prudence pour la gestion des affaires[29].

Deux jours plus tard, le 11 novembre, la barrette rouge lui fut imposée par Pie X[30]. À cette occasion, Rafael Merry del Val prononça le discours suivant :

Très Saint-Père,

En ce jour solennel où Votre Sainteté a daigné nous imposer les premiers insignes de la sublime dignité cardinalice, nous ressentons le besoin d’exprimer les sentiments de nos coeurs et de déposer à Vos pieds le témoignage public de notre plus vive reconnaissance. Si Votre Sainteté a voulu nous appeler pour faire partie de l’auguste Sénat qui doit coopérer avec le Vicaire du Christ dans le grand défi du gouvernement de l’Église de Dieu, ah ! nous le savons bien, c’est un acte de condescendance totale qui n’est pas dû à notre mérite, mais à la bienveillance paternelle de Votre Sainteté.

Saint-Père, bien que l’idée que nous devons avoir et que nous avons de l’honneur qui nous est conféré aujourd’hui par la bonté de Votre Sainteté soit haute, bien que le ministère qui nous est confié paraisse glorieux à nos yeux, nous comprenons très bien que, à notre époque et dans les circonstances difficiles qu’on connaît, cette dignité sublime nous impose non seulement les responsabilités les plus sérieuses, mais aussi le sacrifice constant de tout ce qui est à nous, y compris notre propre vie, pour la gloire et le triomphe de la sainte Église. — Disciples d’un maître crucifié et couronné d’épines, nous embrassons la croix avec joie et, en suivant l’exemple que Votre Sainteté nous donne à chaque instant, nous ne voulons voir dans cette haute dignité qu’une raison de plus de sacrifier absolument toutes nos forces pour la gloire de Dieu et le bien des âmes.

Après la mort de Votre glorieux prédécesseur, il ne nous fut pas accordé lors du dernier conclave de concourir par notre vote à Votre élévation au Siège de Saint Pierre et c’est donc à nous, Saint-Père, plus qu’à d’autres que vous pouvez répéter les mots de notre divin Sauveur : Non vos me elegistis sed ego elegi vos. — De Vous nous avons tout reçu, à vous nous n’avons rien donné. — Oui, vous nous avez élus ut eamus et fructum afferamus, et fructus noster maneat. — Le digne pasteur que j’ai l’honneur de voir aujourd’hui à mes côtés est déjà riche de mérites. Grands sont les services qu’il a rendus dans le gouvernement de l’Église de Padoue, abondant est le fruit de son zèle apostolique, et ce fruit sera durable. Moi, j’ai peu ou rien à offrir à Votre Sainteté, dans cette heureuse circonstance, comme fruit de mon labeur, ou qui puisse motiver l’honneur insigne qui m’est accordé aujourd’hui.

Cependant, nous sommes tous les deux animés par les mêmes sentiments et nous nous unissons dans le désir très vif de nous consacrer avec un engagement plus grand et une prévenance affectueuse au service du Siège Apostolique, et dans l’espoir que nos efforts apporteront, avec la bénédiction du ciel, ce fruit que Votre Sainteté attend de notre ministère.

Nous plaçons dans le très saint coeur de Jésus et dans les mains de la Vierge sainte, notre Mère et notre Reine, nos intentions, notre espérance et, pendant qu’avec une affection filiale nous souhaitons à Votre Sainteté de longues années de vie et un glorieux pontificat, comme gage de la grâce divine, nous implorons pour nous et pour notre famille entière la bénédiction apostolique[31].

Après ce discours, Pie X fit une allocution dans laquelle il lui dit :

La bonne odeur du Christ, seigneur cardinal, que vous avez diffusée dans tous les lieux […], et les multiples travaux de charité auxquels vous vous êtes dédié continuellement dans les ministères sacerdotaux, spécialement dans cette ville qui est la nôtre, vous ont acquis, avec l’admiration, l’estime universelle, et nous croyons que vous avez pu le déduire vous-même […] des démonstrations sincères qui vous ont été faites dans ces occasions.

Et même, il est doux de penser […] qu’avec la vertu, la science et la prudence que vous nous avez montrées jusqu’à maintenant, méritant toute notre confiance et notre bienveillance, vous nous serez d’une grande aide jusqu’à ce que la vie dans le gouvernement de l’Église nous soit suffisante, surtout dans ces relations que nous devons avoir avec les gouvernements pour protéger la liberté des catholiques et appeler les dissidents et les infidèles à la vraie foi[32].

Rafael Merry del Val fut le premier cardinal créé par Pie X. À ce titre, chaque année il avait le privilège de célébrer la messe dans la Chapelle Sixtine à l’occasion de l’anniversaire du couronnement du Souverain Pontife. Plus tard, après la mort de Pie X et durant tout le pontificat de Benoît XV, c’est à lui qu’il revenait de célébrer la messe pontificale lorsque le pape tenait chapelle dans la Chapelle Sixtine à l’occasion de l’anniversaire de la mort de son prédécesseur[33].

II. Les relations de travail et personnelles entre les deux hommes

On a soutenu que le cardinal Merry del Val, « d’une certaine manière, s’imposait à la simplicité du Pontife ». On a également affirmé que « le jeune, vigoureux et énergique, laborieux Secrétaire d’État » avait « une influence particulière sur le Saint-Père qui, […] par ses origines pastorales, par sa rare fréquentation de la Curie Romaine, par son éloignement des affaires politiques, ne pouvait pas ne pas se confier entièrement à l’expérience de son Secrétaire d’État[34] ». Qu’en fut-il réellement ? Que montrent les archives ? Quelles furent les relations de travail et les relations personnelles entre Pie X et le cardinal Merry del Val ?

1. La dévotion de Rafael Merry del Val à l’endroit de Pie X

Tout d’abord, les archives montrent que le cardinal Merry del Val fut l’écho fidèle de la doctrine et des sentiments de Pie X. Qu’il s’agisse des relations avec l’État italien ou avec les États étrangers, qu’il s’agisse d’une question interne à l’Église, ce que les archives contiennent, ce sont des mots comme ceux-ci : « Le Saint-Père me donne l’ordre de faire part […][35] » ; « Le cardinal Secrétaire d’État, R. Merry del Val, par ordre du Saint-Père, demande […][36] » ; « Le Saint-Père […] s’est plu à ordonner qu’au plus tard le 15 février prochain on remette au soussigné cardinal Secrétaire d’État une liste complète et détaillée […][37] ». Les sources prouvent indubitablement que le cardinal Merry del Val fut un exécutant de la pensée et de la volonté de Pie X. Était-il toujours en accord avec lui ? Les archives consultées ne permettent pas de répondre avec certitude à cette question, mais elles ne laissent pas voir, ni même entrevoir, le moindre désaccord.

Rafael Merry del Val avait par ailleurs une admiration sans bornes pour Pie X. Son livre Pie X, Impressions et souvenirs, est rempli de ce sentiment. Ce que Rafael Merry del Val estimait chez Pie X, c’était « son humilité[38] », « son inépuisable charité », « son esprit de sacrifice », « son zèle ardent au salut des âmes[39] ». Il s’émerveillait également de « sa paternelle compassion à toutes les souffrances et à toutes les détresses qu’il découvrait, l’aide généreuse de ses conseils éclairés […], son assistance matérielle prodiguée si largement et avec tant de délicatesse en public et en privé[40] ». Il admirait également chez le Souverain Pontife « une force de caractère invincible », « la maîtrise la plus complète [qu’il avait] sur lui-même », de même qu’« une puissance de volonté dont peuvent témoigner ceux qui vécurent avec lui et qui en furent d’autant plus frappés qu’ils étaient les témoins habituels de sa constante douceur[41] ».

Il faut ajouter que la dévotion du cardinal à l’endroit de Pie X dura non seulement durant toute la vie de ce dernier, mais au-delà. Ainsi, après la mort du pape, advenue le 20 août 1914, le cardinal Merry del Val travailla à l’érection d’un monument à Pie X dans la basilique Saint-Pierre[42]. Lors de l’inauguration du monument, le jeudi 28 juin 1923, il prononça un discours vibrant de dévotion et d’hommage à la mémoire de Pie X[43], dont voici un extrait :

Dans l’imposante statue d’Astorri [le sculpteur], non seulement le visage, inspiré du Pontife, est admirable, rayonnant d’une douce tristesse, mais on y trouve également presque une synthèse de sa personnalité, de sa pensée dominante et des sentiments les plus profonds de son âme. En fait, qui ne se souvient pas de la devise historique de son pontificat, instaurare omnia in Christo, lorsqu’il contemple la figure solennelle de Pie X, debout, les bras tendus, suppliant le ciel, dans un geste expressif qui semble une invitation aux hommes de s’éloigner des misères de cette vie et d’élever leur esprit vers Dieu et vers le bonheur éternel ? Et qui ne reconnaîtra pas dans cette effigie l’amour du coeur paternel de Pie X, qui avec tant de tendresse compatissait avec les souffrants, et leur venait promptement en aide non seulement dans leurs besoins matériels avec sa munificence royale, mais savait encore plus, avec sa parole affectueuse, soulager leurs besoins spirituels et moraux ? Et enfin, en présence de cette figure sculptée par Astorri, vient immédiatement à l’esprit de chacun le souvenir de la force apostolique de Pie X dans la sauvegarde de la pureté de la foi catholique et dans la défense des sacrosaints droits de Dieu et de son Église, de cet homme prêt à tous les sacrifices pour la santé de son troupeau et pour le bien de l’humanité[44].

Il faut également mentionner, comme preuve supplémentaire de la dévotion portée à Pie X par le cardinal, qu’il se rendit quatre fois en pèlerinage sur les lieux où naquit et vécut le Souverain pontife, en 1924, 1925, 1926, et 1929[45]. Après la mort du pape, et cela jusqu’à la fin de sa propre vie, le 20 de chaque mois le cardinal célébrait une messe privée pour Pie X[46]. De plus, dans ses appartements privés les souvenirs du pape étaient nombreux[47].

2. La délicatesse de Pie X à l’endroit de son Secrétaire d’État

Du premier au dernier jour, Rafael Merry del Val fut pour Pie X un serviteur fidèle. Le pape mesurait ce dévouement et ne manquait pas de le souligner. Voici ce qu’il lui écrivit le 11 août 1904 :

Je ne peux […] vous exprimer toute ma gratitude pour vos généreuses marques d’affection portées jusqu’au sacrifice, dont j’eus des preuves surabondantes et continues des premiers jours d’août de l’an passé jusqu’à présent ; et je fais des voeux pour que le Seigneur, tant qu’il lui plaira de me laisser ici, m’accorde la grâce de vous avoir toujours auprès de moi[48].

Pie X se souciait de la santé de son Secrétaire d’État qu’il voyait toujours absorbé par le travail. Durant l’été 1904, il insista pour que le cardinal se décide à prendre quelques jours de répit. À cette occasion, il demanda au Maître de Maison des Sacrés Palais Apostoliques (Edmondo Puccinelli) d’aménager pour lui certaines chambres de l’appartement pontifical de Castel Gandolfo. Le cardinal dut céder à l’insistance du pape et il y passa quelques semaines au mois d’août et de septembre. Ces séjours se renouvelèrent les trois années suivantes. Puccinelli rapporta que le pape lui recommandait de préparer soigneusement la demeure du cardinal et de pourvoir aux services qui lui étaient nécessaires sans lui en faire part, car il ne les aurait pas acceptés. Les premières années, le cardinal se rendait à Castel Gandolfo en train. Le Souverain Pontife demandait alors à Mgr Pescini, son Chapelain Secret, d’accompagner le cardinal jusqu’à demeure et, le soir même, de lui faire une relation détaillée du voyage et de l’accueil réservé au cardinal[49]. Pendant ces séjours, Pie X écrivait des billets autographes à son Secrétaire d’État. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le 20 août 1905, il lui écrivit : « Je vous remercie de penser continuellement à moi et au Vatican ; mais soyez certain que je ne désire rien de plus que votre santé, et que le bien-être de Votre Éminence influe admirablement sur mon moral et confort[50] ».

La délicatesse de Pie X à l’égard de son Secrétaire d’État ne s’arrêtait pas là. Chaque année, pour la fête de saint Raphaël, le pape lui écrivait un mot affectueux et reconnaissant, accompagné d’un présent[51]. La première année, il lui écrivit :

À Notre cher fils le cardinal Merry del Val, dont Nous avons bien éprouvé les excellents services rendus à Nous et à l’Église, priant de toutes nos forces le Seigneur qu’il puisse célébrer encore de nombreuses années avec bonheur et dans la joie la fête de saint Raphaël archange, dont il jouit du nom et du patronage ; en gage de Notre âme reconnaissante et de Notre particulière bienveillance, Nous lui adressons avec la plus profonde affection la bénédiction apostolique[52].

L’année suivante, il lui écrivit :

À Notre cher fils le cardinal Rafael Merry del Val qui remplit sagement et consciencieusement la fonction de secrétaire de Nos affaires publiques. En ce jour où il célèbre la fête annuelle de son céleste patron, en gage de Notre âme reconnaissante et de Notre particulière bienveillance, nous exprimons ce voeu avec Notre bénédiction apostolique : « Qu’un bon ange de Dieu t’accompagne et dispose heureusement tout ce qui t’arrive […] pour que tu sois toujours dans la joie » (Tob. V)[53].

Chaque année, le rituel était renouvelé. Voici un dernier exemple, celui du mot qu’il lui écrivit en 1909 et dans lequel ses sentiments à l’égard de son Secrétaire d’État sont particulièrement explicites :

Que l’archange Raphaël, docteur vaillant et guide fidèle, vous obtienne du Seigneur, pour de nombreuses années, toutes les grâces que vous pouvez désirer. Cela je le souhaite avec cette gratitude et cette bienveillance qu’on ne peut pas signifier avec des mots […][54].

De la même manière, pour le vingt-cinquième anniversaire de la première messe du cardinal, Pie X lui offrit une précieuse croix pectorale et une chaîne, accompagnées du mot suivant :

Si par la modestie de Votre Éminence Révérendissime il ne fut pas possible de connaître le jour précis du vingt-cinquième anniversaire de votre première messe, j’espère que vous apprécierez malgré tout les voeux que je fais de tout coeur pour les noces d’or, non seulement sacerdotales, mais épiscopales et cardinalices, et que vous accepterez ce petit signe de ma gratitude pour l’aide savante, affectueuse, désintéressée et faite de privations, que vous me prêtez dans le gouvernement de l’Église[55].

La délicatesse de Pie X à l’endroit de son Secrétaire d’État n’était pas réservée aux jours exceptionnels ; elle était quotidienne. Ainsi, si après l’audience il avait besoin de le consulter, il n’avait pas l’habitude de le rappeler afin de ne pas le déranger dans son travail, mais il lui envoyait un mot autographe, par exemple rédigé ainsi : « À l’Éminentissime Seigneur cardinal Secrétaire d’État avec prière d’étudier le cas et de répondre […][56] » ; ou encore ainsi : « J’attends cependant le jugement de Votre Éminence : jugement qu’Elle me donnera à son aise et duquel je ferai trésor[57] ». Ce type de correspondance dura tout le temps du règne de Pie X. Pio Cenci, le premier biographe du cardinal Merry del Val et derrière lequel il y a le cardinal Canali[58], son secrétaire particulier, atteste la chose suivante :

Les personnes intimes sont en mesure d’attester qu’entre le pape et le cardinal Secrétaire d’État, durant la longue période de 11 années, non seulement il n’y eut aucune sorte de dissentiment ou le plus minime malentendu, mais la plus complète entente, caractérisée par une cordialité entendue et, on peut le dire, par une sincère amitié[59].

III. La dernière rencontre entre les deux hommes

Le 15 août 1914, après la fête de l’Assomption, Pie X « se sentit légèrement indisposé[60] ». Son malaise n’inquiéta personne, car on l’attribuait à la chaleur accablante. Le 18 août, le cardinal Merry del Val devait se rendre auprès de Pie X pour une audience, mais il ne put y aller étant lui-même indisposé. Il envoya donc Mgr Canali — qui était alors substitut de la Secrétairerie d’État — faire état au Saint-Père de quelques affaires urgentes. À son retour, Mgr Canali dit au cardinal que Pie X « ne présentait aucun symptôme de maladie » et qu’il lui avait dit : « Monseigneur, dites au cardinal qu’il se porte bien, car lorsqu’il va mal, je vais mal aussi[61] ». Le lendemain matin, Pie X ne se leva pas à l’heure habituelle. Mgr Bressan, son secrétaire particulier, se rendit donc auprès de lui. Il « le trouva fiévreux et souffrant[62] ». Vers 10 h 00 du matin, le Souverain Pontife eut une grave crise. En apprenant cela, le cardinal Merry del Val se précipita au chevet du Saint-Père qu’il trouva « respirant avec beaucoup de peine[63] ». Pie X lui serra fortement la main en lui disant seulement « Éminence, Éminence[64] ! ». Le cardinal passa ensuite la journée dans la chambre voisine avec d’autres proches collaborateurs du pape[65]. Vers 11 h 30 le soir, il entra à nouveau dans la chambre du moribond. Ce fut la dernière fois que les deux hommes se virent. Cette dernière rencontre fut rapportée par le cardinal Merry del Val dans son livre Impressions et Souvenirs :

Vers 11 heures 30, j’entrai dans sa chambre. Tout de suite, il se tourna vers moi, me suivant de son regard pénétrant pendant que je me rendais au pied de son lit. Il souleva le bras comme pour me saluer et quand je m’assis près de lui, il me prit la main et me la serra avec une telle force que j’en fus étonné. Le Pape me fixa intensément, ses yeux posés sur les miens. Combien aurais-je aimé pouvoir lire ses pensées à ce moment-là et entendre sa voix alors que nous nous parlions des yeux ! Le Saint-Père ne pensait-il aux longues années que j’avais passées avec lui, à nos rapports confiants, à ce que nous avions souffert ensemble ? Cherchait-il par un dernier salut, à me consoler de mon chagrin que je m’efforçais de cacher ? Dieu seul le sait.

Il garda ainsi ma main dans la sienne pendant quarante minutes. De temps à autre, il relâchait son étreinte pour me donner une petite caresse puis il reprenait ma main.

À la fin, fatigué, il posa la tête sur les coussins et ses yeux se fermèrent.

Il me semblait que Pie X m’avait fait ses adieux ! Je n’oublierai jamais la scène suprême de notre séparation ! Elle est présente à mon esprit telle qu’elle se déroula en cette nuit mémorable. Il me semblait vivre les paroles de S. Laurent que nous venions de lire quelques jours auparavant dans le bréviaire :

Quo progrederis sine filio, Pater ? Quo, Sacerdos sancte, sine Ministro properas ? Où vas-tu, Père, sans ton fils ? Où t’avances-tu, prêtre, sans ton serviteur[66] ?

Vers minuit, le cardinal Merry del Val se retira pour se reposer. Il était convaincu que le pape « survivrait encore quelques heures ». Une heure plus tard, on l’appela. Il n’était pas encore arrivé dans la chambre de Pie X que celui-ci s’était éteint[67]. La douleur du cardinal fut immense. Les archives conservent quelques lettres envoyées par lui après la mort du pontife qui montrent toute sa souffrance. Ainsi, par exemple, à son grand ami Mgr Broadhead, il écrivit quelques jours plus tard : « Le coup a été terrible pour moi et mon coeur est vraiment brisé. Voyez-vous, j’aimais Pie X avec chaque fibre de mon âme ; il était plus qu’un père pour moi et je me sens comme si je ne pouvais vivre sans lui. En effet, il était un saint[68] ». Quelques jours plus tard, à une pieuse personne qu’il dirigeait spirituellement, il écrivit :

J’ai beaucoup souffert et je souffre encore beaucoup ; cette douleur restera dans mon coeur jusqu’à la fin de ma vie. Dieu veillera sur l’Église, mais la perte personnelle de qui fut pour moi plus qu’un père et ami, du saint pontife auquel j’avais donné toutes mes forces et qui m’avait ouvert le trésor immense de son grand coeur, cette perte pour moi est irréparable, elle ne pourra jamais être compensée. Aidez-moi donc avec la charité de vos prières […][69].

Conclusion

Quels étaient, finalement, les rapports entre Pie X et son Secrétaire d’État ?

Tout d’abord, les sources montrent que les relations entre les deux hommes étaient fondées sur une estime, un respect et une admiration réciproques. Comme nous l’avons montré, c’est parce qu’il considérait Rafael Merry del Val comme un homme formé et préparé pour la tâche, mais aussi comme un homme de devoir et sans compromissions, que Pie X l’a nommé Secrétaire d’État et qu’il a voulu le garder auprès de lui. De plus, Pie X considérait, il l’a dit explicitement, que le jeune Merry del Val était « un saint[70] ». Ce dernier n’en pensait pas moins du pape dont il admirait les vertus surnaturelles, mais aussi les qualités humaines. Il y avait donc, à la base, un immense respect et une grande estime entre les deux hommes, sentiments qui se sont transformés en une amitié surnaturelle profonde, qui tenait, semble-t-il, au fait que leurs âmes vibraient à l’unisson pour l’Église.

Les rapports entre Pie X et son Secrétaire d’État étaient ensuite caractérisés par une grande confiance réciproque. Le cardinal Merry del Val a évoqué ces « rapports confiants[71] » dans sa relation de sa dernière rencontre avec le pape. Tandis que Rafael Merry del Val fut d’un dévouement sans limites à Pie X, s’appliquant à incarner sa volonté, Pie X était d’une grande délicatesse et d’une attention paternelle à l’endroit de son Secrétaire d’État. Camille Bellaigue, Camérier Secret de Cape et d’Épée de Pie X, qui a bien connu les deux hommes, a écrit les mots suivants dans ses souvenirs personnels sur Pie X : « J’ai servi du mieux que j’ai pu en toute occasion ce grand serviteur du plus grand des maîtres. Et comme son maître l’aimait ! J’entends encore Pie X me dire : Nous séparer du cardinal Merry del Val ! On nous séparerait plutôt de notre tête. Comment nous passer de lui[72] ? » Finalement, les rapports entre les deux hommes étaient si étroits que l’histoire et l’historien ne peuvent dissocier les noms de Pie X et du cardinal Merry del Val.