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L’auteur de la Réfutation de toutes les hérésies, connu sous le nom d’Hippolyte de Rome[1], est réputé pour sa méthode selon laquelle les principales hérésies sont inspirées davantage par les doctrines philosophiques païennes que par les Écritures chrétiennes. Une comparaison serrée tient lieu de la réfutation proprement dite. Ainsi, Hippolyte fait de Marcion un disciple lointain d’Empédocle, et pour le prouver, compare leurs deux doctrines en insistant sur les aspects dualistes de l’une et de l’autre. Cette double présentation a attiré l’attention des chercheurs, intéressés soit par l’interprétation « gnostique » de la pensée d’Empédocle, soit par les informations sur les différentes formes du marcionisme[2]. Le rapprochement réalisé par l’hérésiographe chrétien prend son point de départ dans une conception de l’univers qui dérive de deux principes contraires : l’un bon et l’autre mauvais. Tel serait l’enseignement de Marcion qui « n’était pas disciple du Christ mais d’Empédocle, qui […] enseigne qu’il existe deux causes de l’univers, la Discorde et l’Amour » (Ref VII 29, 1)[3]. À juste titre, cette interprétation dualiste des deux doctrines est apparue simpliste et réductrice aux yeux des lecteurs modernes. Cette même interprétation est mise à mal dans la confrontation avec la doctrine d’un certain Prépon, un marcionite contemporain d’Hippolyte. Parce que Prépon prêche l’existence d’un « troisième principe », Hippolyte est obligé de retrouver le même élément chez Empédocle. La réflexion sur la relecture dualiste d’Empédocle aurait pu s’arrêter là, mais un détail de la notice d’Hippolyte permet d’élargir le champ de recherche. En fait, Hippolyte tient à préciser que Prépon expose sa doctrine dans un débat avec Bardesane, un philosophe syriaque assez bien connu dans le monde grec. Dans la tradition hérésiologique syriaque et arabe, Bardesane est présenté lui aussi comme dualiste, un des thanawiyya, semblable à Marcion et à Mani[4]. Sa cosmologie comporte des caractéristiques permettant de l’associer aux comparaisons faites par Hippolyte entre Empédocle, Marcion et Prépon ; la ressemblance déjà signalée par Ugo Bianchi[5]. Nous allons ainsi étudier le rapport — réel ou présumé — que certains milieux chrétiens hétérodoxes ont entretenu avec la pensée d’Empédocle. Il s’agit cependant d’un « Empédocle gnostique », source d’inspiration pour une certaine forme du dualisme.

Afin de démêler les éléments des comparaisons établies par Hippolyte, notre étude se déroulera en quatre temps, en fonction de quatre personnages : Empédocle, Marcion, Prépon et Bardesane. Pour les trois premiers, il est question d’analyser la manière dont leur pensée est interprétée par Hippolyte, sachant que cette interprétation est conditionnée par les sources doxographiques et le projet hérésiologique de celui-ci. Mais c’est le commentaire de l’hérésiologue lui-même qui nous intéresse et nous admettons, avec les spécialistes qui ont déjà étudié cette question, qu’Hippolyte force le trait dans le but d’accentuer les ressemblances entre les doctrines qu’il décrit. Son geste dévoile l’existence de ressemblances structurelles et symboliques entre les doctrines dites « dualistes » et propose d’en voir l’origine dans la pensée d’Empédocle. En même temps, il rend compte de la circulation dans les milieux chrétiens hétérodoxes, voire gnostiques, d’un recueil des opinions de Pythagore et d’Empédocle (et peut-être aussi d’Héraclite et de Platon).

Nous voici aux prises avec un sujet délicat du « dualisme gnostique ». Si l’on considère comme « dualiste » toute doctrine selon laquelle le monde est régi par deux principes irréductiblement opposés, dont l’un représente le bien et l’autre le mal, il faut admettre que parmi les doctrines gnostiques il y en a très peu qui correspondraient à cette description. Jean-Daniel Dubois a raison lorsqu’il observe, dans un article récent, que — par rapport aux doctrines gnostiques — « dualisme » est un terme hérité de l’hérésiologie chrétienne antique et que le marcionisme, cité comme exemple par excellence de ce dualisme-là, n’est plus considéré aujourd’hui comme une forme de gnose[6]. En effet, le marcionisme doit être vu d’abord comme une hérésie chrétienne, ce qui ne change rien au fait que la doctrine de Marcion est construite autour de deux principes contraires — un Dieu bon et un Dieu « juste » ou mauvais —, ce qui incite à voir en lui une forme de dualisme. Le rapprochement avec Empédocle n’est alors pas évident et pour le justifier Hippolyte doit mettre en oeuvre une stratégie interprétative complexe.

I. Le dualisme d’Empédocle selon Hippolyte

Dans la plupart des études consacrées à l’interprétation d’Empédocle dans la Réfutation, la comparaison avec la réception d’Empédocle par d’autres auteurs anciens occupe une place importante ; ainsi, ont été identifiées des ressemblances avec Plutarque, Sextus Empiricus et les commentateurs d’Aristote. L’influence de Plutarque est particulièrement significative pour une lecture dualiste, car Hippolyte reconnaît lui-même avoir lu l’ouvrage de Plutarque sur Empédocle (V 20, 6). Jean Bollack admet la possibilité que cet ouvrage-là soit une source de la notice sur Marcion, mais sans exclure un recours simultané à une source doxographique[7]. Cette piste a été explorée par Jaap Mansfeld dont les travaux permettent d’analyser une interpretatio gnostica d’Empédocle, focalisée sur l’opposition entre l’Amour et la Discorde qui prend les traits du mauvais Démiurge de la création[8].

La notice sur Marcion inclut une longue présentation de la doctrine d’Empédocle, organisée en trois sections thématiques : la première consacrée à la physique, la deuxième à la démonologie et la dernière au « troisième principe ». La première section (VII 29, 3-14) concerne le nombre des « principes » et la place de l’Amour et la Discorde dans la physique empédocléenne. Dans cette partie de son exposé, Hippolyte utilise les fragments B6=D57 et B16=D63, en leur ajoutant le fragment B29=D92, peut-être en guise de transition vers la partie suivante. La deuxième partie (VII 29, 14-24) est construite autour d’un seul fragment, B115=D10, cité de manière discontinue et sélective. Le commentaire d’Hippolyte porte sur le châtiment des divinités fautives, les daimones, et contient des allusions éthiques (cf. B135=D27, B136=D28, B137=D29). On y retrouve les mentions de l’Amour et de la Discorde, mais en des termes différents par rapport à la partie précédente. La troisième partie de la notice, consacrée au « troisième principe », concerne la doctrine de Prépon. Ici, Hippolyte cite et commente deux longs fragments : B110=D257 et B131=D7. Ce résumé permet de voir qu’au centre de toutes les comparaisons se trouve la question du nombre des principes et de la manière dont ils agissent.

Hippolyte n’ignore pas les particularités de la physique d’Empédocle, et notamment le fait qu’elle ne se résume pas à deux principes contraires. Il en parle à deux reprises : dans la notice sur Marcion et dans l’épitomé, le chapitre récapitulatif de la Réfutation, où il résume les opinions des philosophes grecs sur le nombre des principes. Dans les deux cas, il illustre ses propos avec les fragments du poème d’Empédocle :

  • B6=D57 (dans VII 29 et X 7) :

    • Écoute d’abord les quatre racines (ῥιζώματα) de toutes les choses :

    • Zeus le brillant, Héra qui pourvoit à la subsistance, Aidoneus,

    • Et Nestis, qui mouille de ses larmes la source mortelle[9].

  • B17=D73.250-251 (dans X 7, 5) :

    • Et funeste Discorde est séparée d’eux, partout équivalente,

    • Et l’Amour en eux, égal en longueur et en largeur[10].

  • B16=D63 (dans VII 29, 10) :

    • Car certainement elle [c.-à-d. l’Amour ou la Discorde] était auparavant et sera, et jamais, je pense

    • L’incommensurable durée de vie ne sera vide de ces deux-là[11].

Commençons par l’épitomé, où Hippolyte dit qu’Empédocle connaît quatre principes matériels (ἀρχαὶ ὑλικαί) — la terre, l’eau (Héra et Nestis), l’air et le feu (Aidoneus et Zeus) — et deux principes actifs (δραστήριοι) : l’Amour et la Discorde. Cette présentation s’accorde avec ce que disent deux fragments cités, B6=D57 et B17=D73.250-251.

La même question est abordée dans la notice sur Marcion, dans la première partie du résumé de l’enseignement d’Empédocle, sauf que le fragment B17=D73 est remplacé par B16=D63, moins explicite, mais tout aussi relatif à la Discorde et l’Amour. C’est la présentation des quatre principes « matériels » qui diffère légèrement d’une présentation à l’autre. Hippolyte cherche à prouver ce qu’il affirme dans le début de la notice sur Marcion : Empédocle « enseigne qu’il existe deux causes de l’univers (δὺο εἶναι τὰ τοῦ παντὸς αἴτια), la Discorde et l’Amour » (VII 29, 2-3). En commentant d’abord le fragment B6=D52, l’hérésiographe explique comment, selon Empédocle, le monde est constitué à partir de six éléments (στοιχεῖα) — et non de quatre plus deux, comme il le dit dans le livre X. Ces six éléments sont organisés de manière suivante : deux font fonction de matière (la terre et l’eau : Héra et Nestis), deux sont des instruments de leur organisation et de leur transformation (le feu et l’air : Zeus et Aidoneus) et deux travaillent la matière avec ces instruments-là (la Discorde et l’Amour). Cette description de l’organisation des « éléments » est davantage dualiste, car tous les éléments sont organisés en trois couples de contraires, pas seulement l’Amour et la Discorde. Hippolyte consacre quelques commentaires aux traditionnels éléments matériels ; cela étant, le plus important pour lui est le binôme formé par l’Amour et la Discorde, parce que sur lui repose l’essentiel de la comparaison avec les deux Dieux de Marcion.

Voici la première description des rapports entre l’Amour et la Discorde, faite dans une perspective cosmologique. Ce premier commentaire, relatif au fragment B6=D57, présente la Discorde comme une force démiurgique, une cause de création :

Et l’Amour est une sorte de paix et d’unanimité et d’affection qui choisit que le monde soit un parfait, bien ajusté. La Discorde, elle, déchire toujours le monde qui est un, le réduit en pièces ou fait de l’un des multiples. La Discorde est ainsi la cause de toute la création et il l’appelle funeste (οὐλόμενον), c’est-à-dire destructrice ; il lui importe, en effet, que cette création perdure à travers toute l’éternité ; et la Discorde destructrice est le démiurge et l’artisan de la naissance de toutes les choses qui naissent (και ἔστι πάντων τῶν γεγονότων τῆς γενέσεως δημιουργὸς καὶ ποιητὴς τὸ νεῖκος τὸ ὀλέθριον), tandis que l’Amour est la cause du départ hors du monde des choses qui sont nées et de leur transformation et restauration dans l’Un[12].

Dans son commentaire, Hippolyte explore le sens de l’adjectif οὐλόμενον, « funeste » ou « pernicieuse », pour caractériser la Discorde[13]. Elle devient ainsi un principe ambigu, à la fois destructif et démiurgique. Bien que la Discorde « déchire » l’unité du monde, c’est grâce à elle que les éléments meurent et renaissent, tandis que l’Amour leur permet de quitter le cycle des transformations en les établissant dans l’unité immobile. La tension entre l’Amour et la Discorde serait donc celle entre l’unité et la multiplicité. Certes, la Discorde déchire l’unité, mais grâce à elle la création perdure. À ce stade de l’exposé, le lecteur de la Réfutation ignore que la création sensible est le domaine du mal.

De manière qui s’approche du schéma de l’épitomé — quatre principes plus deux —, Hippolyte explique pourquoi l’Amour et la Discorde sont différents des autres éléments. Ces deux-là sont immortels et inengendrés ; ils sont principes, tandis que les quatre éléments changent, meurent et renaissent grâce à l’action de la Discorde. Pour étayer son propos, Hippolyte cite le fragment B16=D63 qui parle de l’éternité de l’Amour et de la Discorde. Cette précision permet de revenir sur la thèse initiale de la notice : Marcion s’est inspiré de l’enseignement d’Empédocle pour parler de ses deux Dieux.

Pour terminer cette partie de son commentaire, Hippolyte évoque la figure de Sphaïros (VII 29, 13), pour illustrer l’unité du monde mis en ordre par l’Amour[14]. Dans l’oeuvre de la création de l’univers, l’Amour et la Discorde sont les principes d’unité et de multiplicité. La réflexion sur l’unité de Sphaïros permet d’introduire une nouvelle opposition : entre l’intelligible et le sensible. Après avoir cité le fragment B29=D92, Hippolyte observe que « la plus belle forme du monde est l’Amour qui forme l’un à partir des multiples » (κάλλιστον εἶδος τοῦ κόσμου ἡ φιλία ἐκ πολλῶν ἓν ἀπεργάζεται VII 29, 14). Quelques lignes plus loin, il précise qu’Empédocle « appelle bienheureux ceux qui par l’Amour sont rassemblés à partir de la pluralité dans l’unité du monde intelligible » (ἀπὸ τῶν πολλῶν εἰς τὴν ἑνότη(τ)α τοῦ κόσμου τοῦ νοητοῦ VII 29, 17)[15]. Et enfin, l’opposition entre sensible et intelligible est tenue pour acquise en VII 31, 3, où Hippolyte affirme : « Il existe un monde régi par la Discorde mauvaise et un autre monde, intelligible celui-là, régi par l’Amour[16]. » La mention de l’opposition entre l’intelligible et le sensible donne au commentaire d’Hippolyte une saveur platonicienne qui accentue le contraste entre les deux forces et facilite le passage à la deuxième partie de l’exposé de la doctrine d’Empédocle. En fait, si dans les commentaires des fragments B6 et B17, la Discorde apparaît comme un principe démiurgique, contribuant aux continuelles transformations des êtres par sa force destructrice, cette interprétation évolue dans le commentaire du fragment B115, où la Discorde prend les traits du mauvais Démiurge justicier[17].

La deuxième section thématique, celle qui accompagne le fragment B115, est consacrée au châtiment des daimones fautifs. Sa structure est différente, car Hippolyte se réfère seulement à certains vers d’un fragment assez long[18]. À cette occasion, il change aussi l’ordre des vers isolés et les accompagne d’explications au sujet des démons, de leur châtiment par la Discorde lorsqu’ils commettent une faute, et de leur libération par l’Amour.

Hippolyte commence cette partie de son exposé par le vers 13 du fragment B115, celui où Empédocle se présente lui-même : « Moi aussi je suis pour le moment l’un des leurs, exilé du dieu et errant[19]. » Le commentateur interprète ce vers comme si Empédocle était un démon errant lui aussi, racontant sa propre naissance — ou renaissance — dans le multiple. Il entend l’expression « exilé du dieu » comme l’état de séparation de l’un et du divin, dans lequel Empédocle a été jeté par la Discorde. Il en parle ainsi : « ‘Discorde en folie’ (Νεῖκος μαινόμενον), dérangée et instable, le démiurge de ce monde. Car telle est la condamnation et la torture des âmes que la Discorde arrache à l’un et crée et façonne » (VII 29, 15). L’image de la Discorde folle, furieuse et dérangée, annonce une nouvelle approche de son action : désormais elle n’est plus seulement une force de création, mais de châtiment.

Ensuite, Hippolyte cite et commente dans l’ordre une série de vers du fragment B115 ; il s’agit des vers 4-5, 6, 7-8, 8, 9-12, 10-12, 14 et seulement à la fin on trouve les vers 1-2 que l’on place ordinairement au début du fragment, en suivant Plutarque (VII 29, 15-23). Il répète plusieurs fois que la Discorde, en tant que démiurge créateur, arrache (ἀποσπάω) les âmes à l’un. On retrouve ici l’opposition entre l’un, qui appartient à l’Amour, et le multiple qui est le domaine de la Discorde. Le but de cette action d’arracher n’est plus la création, car il s’agit de châtier les âmes ayant commis une faute (B115.4-5). En tant que démons, ces âmes doivent errer pendant trente mille saisons (B115.6), passant par des naissances successives et pénibles qui leur font prendre des formes différentes des êtres mortels (B115.7-8). Hippolyte précise que l’expression « chemins pénibles de la vie » se rapporte à cette obligation de transformations multiples. Les âmes passent d’un corps à l’autre ; il s’agit d’un châtiment infligé par la Discorde qui ne les laisse pas demeurer dans l’un.

Dans ce contexte, nous retrouvons encore la physique d’Empédocle. Or, les vers 9 à 12 parlent des éléments comme étant hostiles aux âmes :

  • B115.9-12=D10 :

    • La force de l’éther les poursuit en effet vers la mer,

    • La mer les recrache vers les seuils de la terre, la terre vers les flammes

    • Du soleil resplendissant, et celui-ci les projette dans les tourbillons de l’éther.

    • Chacun les reçoit de chacun, et tous les haïssent[20].

Hippolyte voit dans ces vers une description des tortures infligées aux âmes par le démiurge, la Discorde, qui les punit en agissant à la manière d’un forgeron qui, pour transformer le fer, le tire du feu et le plonge dans l’eau. Ainsi, les passages successifs de l’éther à l’eau, de l’eau à la terre, de la terre au feu et puis à nouveau vers le feu et l’éther symbolisent les épreuves que subissent les âmes « haïes, torturées et châtiées dans ce monde ». L’Amour a pitié d’elles et les libère, une par une, de l’emprise de la Discorde, pour les introduire dans l’un. Cependant, la Discorde, furieuse et folle, est explicitement nommée responsable de leurs malheurs. Cette description est très différente d’une image apaisée de la Discorde créatrice, qu’on trouve dans la première partie du commentaire.

Pour illustrer la transformation de la Discorde créatrice bien que funeste, opérant dans le poème Physique d’Empédocle, en Discorde mauvaise et menaçante du proème des Catharmes (Purifications), le choix du fragment B115=D10 s’avère judicieux, surtout quand on pense au caractère de ce second poème. La reconstruction de cette partie du texte, faite par Marwan Rashed, lui permet d’avancer l’hypothèse du poème eschatologique dans lequel, en cherchant des réponses à la question du mal, Empédocle proposait aussi une théodicée[21]. L’utilisation du fragment B115 dans la Réfutation fait penser qu’Hippolyte entendait ce texte dans ce sens-là : comme situant l’origine du mal dans les actions de la Discorde. Ainsi, il termine son commentaire par une explication concernant les implications morales de la doctrine d’Empédocle et leurs ressemblances avec les pratiques des marcionites :

C’est donc à cause de cette sorte d’organisation par la Discorde destructrice de ce monde divisé qu’Empédocle appelle ses disciples à s’abstenir de tous les êtres animés. Il dit en effet que les corps des animaux que l’on mange sont les habitations des âmes qui ont été châtiées. Et il enseigne à ceux qui écoutent des arguments de ce genre à se retenir de s’unir à la femme, afin de ne pas s’associer et collaborer aux oeuvres que façonne Discorde, qui dissout l’oeuvre de l’Amour et la déchire[22].

Ce commentaire est significatif pour un « Empédocle gnostique ». Sans citation à l’appui, Hippolyte lui attribue deux interdits : de manger les êtres animés et de procréer. Le premier de ces interdits est confirmé par plusieurs auteurs anciens et s’accorde facilement avec la doctrine de la réincarnation des âmes[23]. En revanche, le second ne peut pas être attribué formellement à l’Empédocle historique, mais — à en croire à Jean-Claude Picot — il n’est pas en tout inconciliable avec sa doctrine[24]. Or, c’est l’inverse qu’on trouve chez les marcionites. Bien que leur continence soit la plus largement connue, ils n’ont pas pratiqué le végétarisme, même si cette pratique n’est pas étrangère à certains chrétiens hétérodoxes[25]. Cette discontinuité manifeste entre les deux doctrines fait que Jaap Mansfeld voit dans le second interdit une extension de l’argumentation hérésiologique[26]. Cependant, l’attribution des deux interdits à Empédocle pourrait paraître crédible au lecteur dans la mesure où celui-ci aurait connu les pratiques des gnostiques et a fortiori des marcionites. L’argumentation d’Hippolyte gagne alors en possibilité de démontrer l’opposition entre l’Amour qui préside à l’unité des êtres et la Discorde qui les pousse vers le différent et le multiple. Dans ce but, il évoque encore deux vers d’Empédocle :

C’est là ce qu’Empédocle affirme être la plus grande loi de l’organisation du tout quand il dit : ‘c’est un fait de Nécessité, un décret antique des dieux, éternel, scellé par de larges serments’, appelant ‘Nécessité’ le changement de l’un vers le multiple selon la Discorde et du multiple vers l’un selon l’Amour[27].

Ce qui frappe dans cette lecture, c’est l’utilisation du passage qui se rapporte à la faute des démons — le décret de Nécessité concerne leur inévitable châtiment qui consiste dans l’obligation de passer d’une forme des mortels à l’autre. Ainsi, Hippolyte établit un lien entre le cycle des réincarnations et la procréation, lui permettant ensuite de faire remonter à Empédocle les pratiques des marcionites.

Pour terminer son résumé de l’enseignement d’Empédocle, dans la troisième section thématique Hippolyte revient sur la question du nombre des principes et leur rôle dans la cosmogonie. Il offre ainsi au lecteur une version corrigée de sa lecture des fragments B6=D57 et B16=D63 ; la Discorde devient définitivement un principe mauvais et malfaisant :

Pour les dieux (θεοὺς δέ), comme je disais, il y en a quatre mortels, le feu, l’eau, la terre, l’air, et deux immortels, inengendrés, éternellement ennemis l’un de l’autre, la Discorde et l’Amour. Et Discorde commet éternellement l’injustice, se montre cupide, déchire les oeuvres de l’Amour et se l’attribue, tandis que l’Amour, qui est bon et veille à l’unité, restaure chaque fois et éternellement ce qui du tout a été déchiré et torturé et châtié dans la création par le démiurge, et le rappelle, le mène à l’unité. Telle est la génération et la destruction du monde et son état constitué à partir du bien et du mal que nous livre la philosophie d’Empédocle[28].

Cette interprétation de la philosophie d’Empédocle constitue l’aboutissement des lectures précédentes, mais elle est aussi la plus ouvertement dualiste. Hippolyte ne parle pas des « racines » ou « principes », mais des « dieux », dont deux sont immortels — la Discorde et l’Amour, tandis que les quatre autres sont réduits au rang des « dieux » mortels. Ce choix du langage a pour but de rapprocher Empédocle de Marcion. En outre, la Discorde et l’Amour reçoivent des caractéristiques morales, leurs actions sont motivées par la bonté ou par la méchanceté, ce qui leur confère non seulement le statut de principes cosmiques du bien et du mal, mais les transforme en deux divinités, dont l’une est bonne et l’autre mauvaise.

Ce dernier passage couronne une transformation qui concerne davantage la Discorde, mais les autres éléments la subissent également. Il y a d’abord une certaine ambiguïté du vocabulaire. Dans le fragment B6=D57, les quatre éléments-divinités sont désignés par le terme ῥιζώματα, « racines ». Quand Hippolyte en parle, il les appelle « éléments » (στοιχεῖα), « principes » (ἀρχαί) ou encore « dieux » (θεοί). Il utilise les mêmes termes pour qualifier la Discorde et l’Amour, qui parfois sont aussi des « causes » (αἴτιαι). Rien que ce vocabulaire lui permet d’ériger la Discorde et l’Amour au rang de principes — divinités immortelles, laissant les quatre « racines » au niveau des éléments matériels et divinités mortelles. Mais le rapport entre la Discorde et l’Amour subit également quelques transformations significatives. Le rapport fondamental entre eux est celui de l’un au multiple : l’Amour assure l’unité, tandis que la Discorde fait de l’un des êtres multiples. Dans un premier temps, cette activité n’a rien de moralement condamnable de façon explicite : la Discorde, bien que destructrice, est le démiurge et l’artisan des naissances ; elle assure la durée de la création. Deux facteurs favorisent une interprétation péjorative du rôle de la Discorde. Le premier, c’est l’introduction de l’opposition entre l’intelligible — domaine de l’Amour —, et le sensible — domaine de la Discorde —, ce qui attache davantage cette dernière à la matière. Le second, c’est la conception du châtiment des démons, où la Discorde joue le rôle du justicier. C’est elle qui torture les âmes-démons, obligées par « le décret de la Nécessité » à vivre sous le signe du multiple[29]. Ainsi la connotation péjorative de la matière devient de plus en plus évidente. Or, dans la lecture dualiste d’Hippolyte, le rôle de la Nécessité est réduit au profit de la Discorde qui devient la seule force régissant le séjour des âmes dans le monde déployé. Par opposition, l’activité de l’Amour consiste à les libérer des attaches de la matière et à les faire passer du multiple à l’un. La mention des pratiques marcionites, censées s’être inspirées de l’enseignement d’Empédocle, facilite le passage à l’interprétation morale des actions de la Discorde et de l’Amour. Si les principales activités liées à la vie dans la matière sont prohibées, alors la matière est forcément une source du mal. La boucle est bouclée — la Discorde, principe de la création démiurgique, s’est transformée en principe du mal.

La manière dont Hippolyte interprète ici l’enseignement d’Empédocle laisse penser à une défiguration, réalisée en vue d’un projet hérésiologique ; Catherine Osborne a été l’une des premières à valoriser l’originalité de cette interprétation[30]. Or, l’originalité du commentaire d’Hippolyte apparaît également en comparaison avec la manière générale d’interpréter les fragments des présocratiques par les doxographes hellénistiques, comme l’a montré Jaap Mansfeld. Bien qu’Hippolyte exploite la moindre opportunité de la lecture dualiste d’Empédocle, il réalise néanmoins une flagrante « marcionisation » de sa doctrine, pour reprendre l’expression utilisée par Mansfeld[31]. Mais Hippolyte en est-il le seul responsable ? Cette question est liée à l’idée d’une possible interpretatio gnostica d’Empédocle, dont Hippolyte aurait été témoin. Elle est posée par Mansfeld également, dans un article consacré à la figure du mauvais démiurge et aux rapports possibles entre la pensée d’Empédocle et les doctrines gnostiques :

[…] is it possible, in Greek philosophy before the Christian era, to indicate elements or features which even a slight familiarity with the main tenets of Gnosticism may help us to understand somewhat better ? […] could such ideas possibly have appealed to a Gnostic, i.e. have lent themselves to an interpretatio Gnostica[32] ?

Évidemment, il ne s’agit pas de remonter jusqu’aux présocratiques pour expliquer les origines du phénomène gnostique. Mansfeld en arrive à la conclusion que les doctrines présocratiques — comme celles de Parménide et d’Empédocle — ont été redécouvertes par les auteurs gnostiques ayant une vision pessimiste du monde sensible, création du mauvais démiurge. Étant donné que le marcionisme partage ce point de vue avec les gnostiques valentiniens, simoniens ou basilidiens, le terme « gnostique » devrait être entendu au sens large. Hippolyte n’aurait donc pas tout inventé — son rapprochement entre Empédocle et Marcion a été en partie inspiré par les utilisations gnostiques des doxographies composées des passages de Pythagore, Empédocle et Héraclite[33]. Une telle doxographie pourrait être également connue des chrétiens[34]. L’hypothèse d’une utilisation « gnostique » des fragments empédocléens est fondée sur l’observation des autres rapprochements proposés par Hippolyte — notamment entre Simon le Mage, Héraclite et Empédocle (V, 9 et 12) ou entre Valentin, Pythagore et Platon (VI, 22-26). Cependant, à l’intérieur de ces notices on constate quelques amalgames : la doctrine d’Empédocle est confondue avec celle d’Héraclite (I, 3) ou encore la doctrine prêtée à Pythagore ressemble étrangement à celle d’Empédocle. En outre, dans le résumé de l’enseignement pythagoricien est cité le fragment B16=D63 d’Empédocle, le même qu’Hippolyte utilise dans la notice sur Marcion.

Ces curieuses références ont attiré l’attention de Miroslav Marcovich, éditeur de la Réfutation, qui a relevé et étudié quelques passages où les citations des philosophes sont incorporées dans l’enseignement gnostique. Pour expliquer la double attribution du fragment d’Empédocle, Marcovich recourt à l’hypothèse de l’existence d’un « commentaire gnostique » à Empédocle comme une des sources d’Hippolyte[35]. Cette hypothèse reste difficile à prouver, étant donné l’état fragmentaire du corpus gnostique connu. En revanche, l’idée d’un recueil des opinions des philosophes tels que Pythagore, Héraclite, Empédocle et Platon, utilisé dans des milieux gnostiques, est défendue par Mansfeld de manière tout à fait convaincante. Récemment, cette possibilité a aussi été envisagée par Marwan Rashed, dans un article consacré à la place des citations d’Empédocle et d’Homère dans la doctrine des naasséniens, gnostiques syncrétistes[36].

Cependant, l’hypothèse d’une interpretatio gnostica d’Empédocle ne doit pas être utilisée abusivement pour expliquer toute forme de dualisme. Le cas du marcionisme montre à la fois l’intérêt et les limites de cette proposition. S’il est certain que Marcion puise son inspiration dans la lecture des épîtres de Paul, nous ne savons rien de précis sur d’autres idées religieuses et philosophiques qui ont contribué au développement de sa doctrine[37].

II. Le dualisme de Marcion

La prise en compte de la doctrine marcionite caractérise surtout le travail de Catherine Osborne, lorsqu’elle examine les motivations d’Hippolyte d’associer Marcion à Empédocle. Selon Osborne, le dualisme attribué par Hippolyte à Marcion n’est pas entièrement une invention, mais plutôt une certaine interprétation du marcionisme, dépendante des autres témoignages des auteurs chrétiens[38].

La doctrine de Marcion était-elle réellement une sorte de dualisme comme le prétend Hippolyte ? Ou bien, Hippolyte aurait-il pratiqué aussi une « empédocléisation » de Marcion[39] ? Les récentes études apportent à cette question quelques éclairages importants, permettant de repenser la place du marcionisme dans l’univers des doctrines chrétiennes et gnostiques[40]. Certes, les auteurs chrétiens sont unanimes lorsqu’ils ajoutent le nom de Marcion à la liste des hérétiques, mais ils font preuve d’une certaine lucidité quant aux différences qui séparent Marcion des maîtres gnostiques de l’école valentinienne. Néanmoins, certains points de la doctrine marcionite se perdent facilement dans des entreprises polémiques, peu attentives aux subtilités qui distinguaient les différentes opinions adverses[41]. Cela explique les rapprochements — réels ou supposés — entre Marcion et les doctrines gnostiques.

Sebastian Moll analyse la notion marcionite de Dieu, en mettant en évidence les utilisations du terme ἀρχή[42]. En s’appuyant sur les informations fournies par Hippolyte de Rome, il distingue trois modèles théologiques, plus ou moins successifs : 1) le Dieu bon et le Dieu mauvais ; 2) le Dieu bon, le Dieu juste et la matière mauvaise ; 3) le Dieu bon, le Dieu juste et le Dieu mauvais, en plus de la matière. Dans l’écrit d’Hippolyte se trouvent des informations sur tous ces systèmes, bien qu’en deux endroits différents : dans la notice hérésiologique (VII, 29-31) et dans l’épitomé (X, 19). Le fait qu’Hippolyte connaît plusieurs formes du marcionisme fait penser — avec Judith Lieu — que la décision de privilégier le marcionisme dualiste n’est pas sans rapport avec le rapprochement entre Marcion et Empédocle[43].

Hippolyte part de la conviction que, dans un premier temps, Marcion a prêché une doctrine aux allures dualistes, fondée sur deux principes divins. Il la présente ainsi : « La première et la plus pure hérésie de Marcion, ayant sa composition à partir du bien et du mal, vient donc d’Empédocle » (ἡ μὲν οὖν πρώτη καὶ καθαριωτάτη Μαρκίωνος αἵρεσις, ἐξ ἀγαθοῦ καὶ κακοῦ τὴν σύστασιν ἔχουσα, Ἐμπεδοκλέους … ; VII, 31, 1). Or, confrontée avec des témoignages plus anciens, la description d’Hippolyte s’avère plutôt inexacte.

Les plus anciennes informations sur cette forme originelle du marcionisme proviennent des auteurs qui sont proches chronologiquement de Marcion : Ptolémée dans sa Lettre à Flora, Justin Martyr dans l’Apologie et Irénée de Lyon dans le traité Contre les hérésies. Ces trois écrits s’accordent sur le fait que l’inspiration de Marcion vient de la critique théologique et littéraire de l’Ancien Testament et de son Dieu — Créateur du monde matériel et auteur de la Loi — auquel est opposé le Dieu Bon de l’évangile. Selon Ptolémée, le disciple de Valentin, « certains » disent que la Loi de Moïse « provient de l’Adversaire, du diable corrupteur (διάβολος φθοροποιός), de la même manière qu’ils lui attribuent aussi la création du monde, affirmant que c’est lui qui est le père et le créateur de cet univers[44] ». Le dualisme franc et radical de cette notice devrait être attribué à une déformation polémique de cet enseignement car, selon les témoignages de Justin et d’Irénée, Marcion n’identifie pas le Créateur du monde avec le diable et même sa méchanceté n’est pas à ce point affirmée[45]. Dans l’Apologie, Justin Martyr mentionne « un certain Marcion, originaire du Pont, qui encore aujourd’hui instruit ses disciples à croire qu’il existe un autre Dieu, supérieur au Créateur » (ἄλλον τινὰ νομίζειν μείζονα τοῦ δημιουργοῦ θεόν) ; cette idée blasphématoire le pousse « à renier le Dieu créateur de cet univers, pour confesser qu’un autre Dieu, en tant que supérieur à celui-ci (ἄλλον δέ τινα, ὡς ὄντα μείζονα), a été l’auteur des oeuvres supérieures (τὰ μείζονα παρὰ τοῦτον)[46] ». Selon Justin, Marcion prêche un Dieu supérieur au Créateur, sans que ce dernier se transforme en « diable corrupteur ». Le rapport entre les Dieux de Marcion est donc celui du supérieur (μείζον) à l’inférieur plutôt que du bon au méchant.

Plus riche et aussi plus nuancé, tel est le témoignage d’Irénée de Lyon qui parle de Marcion à plusieurs endroits de son traité Contre les hérésies. En admettant, d’après David W. Deakle, que la doctrine attribuée à Cerdon, maître de Marcion, n’est qu’une projection de la doctrine de Marcion lui-même, on doit commencer par le passage où Irénée parle de Cerdon enseignant que « le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes n’est pas le Père de notre Seigneur Jésus-Christ : car le premier a été connu et le second est inconnaissable, l’un est juste et l’autre est bon[47] ». Cette opposition entre les deux Dieux est expliquée davantage dans les passages concernant Marcion directement. Selon Irénée, Marcion présente le Dieu de l’Ancien Testament comme « un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et se contredisant lui-même » ; il est « Dieu Auteur du monde » ou « Cosmocrator », tandis que le Dieu qui a envoyé Jésus est « le Père qui est au-dessus du Dieu Auteur du monde[48] ». La distinction la plus radicale apparaît dans le livre III, à l’endroit où Irénée cite ceux qui tiennent de fausses idées (malae sententiae) sur l’unité de Dieu, en s’inventant un « autre Dieu » (alter Deus / ἄλλος Θεός). Parmi ces gens figurent les disciples de Marcion lesquels, en plus d’annoncer le Démiurge Créateur, « auteur du mal », affirment « qu’il existe deux Dieux par nature, séparés l’un de l’autre, dont l’un serait bon et l’autre mauvais[49] ». Nous trouvons donc chez Irénée deux types de rapport : l’un, entre supérieur et inférieur, Dieu bon et Dieu juste ; et l’autre, plus radical, entre Dieu bon et Dieu mauvais. Irénée explique cette opposition par la conception marcionite du corpus biblique, divisé en deux parties, chacune provenant d’un Dieu différent[50]. Pour cette raison, Marcion est cité comme celui « qui divise Dieu en deux et distingue un Dieu bon d’un Dieu judiciaire, supprime Dieu de part et d’autre[51] ». La description du Dieu de l’Ancien Testament comme instance judiciaire (iudicialis) correspond bien à cette façon de donner à l’adjectif « juste » le sens de « mauvais ». La conséquence de cette doctrine serait, selon Irénée, la suppression pure et simple de Dieu qui ne peut pas exister sans être bon et juste en même temps.

La même ambiguïté dans l’usage des termes « juste » et « mauvais » se trouve chez Tertullien qui accuse Marcion d’attribuer au Créateur l’origine du mal (AdvMarc I 2, 1-3). Tertullien s’exprime dans ce sens, lorsqu’il défend la doctrine d’un seul Dieu, bon et juste à la fois. L’opposition entre ces deux qualités lui paraît si extravagante qu’il ironise : « Extravagantissime Marcion, tu aurais dû nous montrer un dieu de la lumière et un dieu des ténèbres : tu nous aurais ainsi plus facilement convaincus que l’un est dieu de bonté et l’autre de sévérité[52] ».

La différence entre les adjectifs « juste » et « mauvais » a été signalée par Jaap Mansfeld, selon qui Hippolyte avait « ajusté » la doctrine de Marcion de façon à la rendre plus empédocléenne[53]. Cette observation est censée corriger l’analyse de Catherine Osborne, disant que la présentation du marcionisme par Hippolyte est correcte, au vu des sources patristiques[54]. Or, ces deux opinions sont conciliables, dans la mesure où les auteurs antérieurs à Hippolyte, étant conscients de la différence entre les deux termes, ont néanmoins tendance à interpréter « juste » au sens de « mauvais », plutôt dans le but de désavouer Marcion comme celui qui diabolise le Créateur. Hippolyte s’est inspiré de cette tradition hérésiologique à l’oeuvre pour accentuer le dualisme marcionite et en faire le plagiat de la doctrine d’Empédocle.

Si l’exagération du caractère dualiste du marcionisme est apparue cinquante ans environ avant Hippolyte, elle a été accélérée par une lecture platonisante, proposée par Clément d’Alexandrie. L’essentiel de cette lecture porte sur la morale marcionite et se trouve dans le Stromate III, consacré au mariage et à la continence. Selon l’Alexandrin, la chasteté des marcionites est motivée par leur conviction que « la nature est mauvaise parce qu’elle provient de la matière mauvaise et du démiurge juste » (ἀπὸ Μαρκίωνος φύσιν κακὴν ἔκ τε ὕλης κακῆς καὶ ἐκ δικαίου γενομένην δημιουργοῦ) ; ainsi, par le rejet du mariage et de la procréation, « ils s’opposent à leur créateur et s’empressent vers le Dieu qui les a appelés, le Dieu bon, et non vers le Dieu qui est d’un autre caractère (ἐν ἄλλῳ τρόπῳ), comme ils disent[55] ». Cette courte citation annonce une évolution du marcionisme, car Clément tient compte d’un troisième élément, existant à côté du Dieu bon et du Démiurge juste : la matière mauvaise[56]. Ce changement a des conséquences importantes.

Clément accuse les marcionites de mépriser la générosité du Créateur à travers le rejet de la matière et attache ce trait de leur doctrine à l’influence du pessimisme des philosophes païens. En tête de la liste figure Platon et son étymologie du σῶμα comme venant de σῆμα (Crat 400 b-c), à laquelle s’ajoutent d’autres passages censés exprimer le mépris du corps, comparé à l’âme[57]. Grâce à cette série de citations platoniciennes, le polémiste dresse le parallèle avec la doctrine marcionite : « Nous avons établi non sans clarté, je pense, que c’est sans gratitude ni compréhension que Marcion a pris chez Platon les prétextes de ses doctrines étrangères[58] ». Bien qu’il soit le plus important, Platon n’est pas le seul « ancêtre » des marcionites ; à côté de lui se trouvent les Pythagoriciens (III 12,1 ; 17,1 ; 21,1 ; 24,1), Héraclite, Empédocle, Sibylle, Théognis, Euripide, Solon, Homère et Pindare (III 14,1-16,2). Ces citations ont été étudiées par Alain Le Boulluec, qui conclut à la déformation hérésiologique du marcionisme originel, dont le seul élément platonisant serait l’hostilité envers le monde, partagée avec les gnostiques[59]. Ces mêmes questions sont également abordées par Hippolyte qui les développe à sa façon, en parlant de la continence et du végétarisme pratiqués par les marcionites sous l’influence des Catharmes d’Empédocle.

Comment cet aperçu des textes, qui étaient sans doute les sources d’Hippolyte, éclaire-t-il la doctrine de Marcion confrontée avec celle d’Empédocle ? Il est surprenant que la description du marcionisme dans la Réfutation soit incomparablement plus courte et moins détaillée que le résumé de l’enseignement d’Empédocle (VII 30, 1-4 et 31, 7-8)[60]. Cette situation s’explique peut-être par la large diffusion du marcionisme qui devait être davantage connu des lecteurs chrétiens d’Hippolyte que l’enseignement d’Empédocle. Néanmoins, Hippolyte croit utile de rappeler l’enseignement originaire de Marcion ainsi que de résumer sa forme marginale, prêchée par Prépon. Les commentateurs observent, avec raison, que la doctrine de Marcion présentée par Hippolyte exagère l’opposition entre les deux Dieux et que le marcionisme originel fondait la distinction entre eux sur le modèle biblique de Dieu bon et Dieu juste. Or, l’aperçu des sources hérésiologiques montre deux choses : d’abord, Hippolyte n’est pas le premier à pratiquer une lecture dualiste du marcionisme, parce qu’une interprétation pareille, inspirée de Platon, a été déjà proposée par Clément d’Alexandrie ; ensuite, depuis Marcion, le marcionisme a subi plusieurs évolutions dogmatiques et il n’est pas impossible qu’une radicalisation du rapport entre les deux Dieux soit l’oeuvre des marcionites contemporains d’Hippolyte. Il ne faut pas oublier qu’Hippolyte connaît plusieurs formes du marcionisme et se sert de ses connaissances au gré de la polémique. Les informations qu’il donne coïncident avec celles qui se trouvent dans les autres textes chrétiens et permettent de compléter le constat de Jaap Mansfeld, concernant la « marcionisation » de la pensée d’Empédocle, par la proposition d’« empédocléisation » de la doctrine de Marcion.

Pour disculper Hippolyte — ne serait-ce qu’en partie —, il faut admettre que bien avant lui les auteurs chrétiens ont décrit différemment le rôle du mauvais Démiurge et son rapport au Dieu bon. Tantôt ils restent dans le rapport du supérieur à l’inférieur, où l’un est seulement différent (ἄλλος) de l’autre, mais tantôt ils sont opposés comme le bon et le mauvais. En outre, la qualification du Démiurge oscille entre « juste » et « mauvais ». Le Démiurge peut être mauvais pour deux raisons : parce qu’il est auteur de la Loi et parce qu’il est artisan du monde. L’opposition entre deux Dieux se radicalise grâce à la référence à Platon et à une dépréciation de la matière en tant que source du mal. Or, nous avons relevé une ambiguïté et une dynamique similaires dans les commentaires qui accompagnent les fragments d’Empédocle cités par Hippolyte, ce qui fait penser qu’il modifie les deux doctrines en accentuant les traits dualistes de l’une et de l’autre.

Ainsi, le processus d’assimilation mis en place par Hippolyte ne se limite pas à une transformation finale de la Discorde en mauvais Démiurge du monde — ce qui est bien démontré par J. Mansfeld —, mais il contient d’autres points doctrinaux. En grossissant le trait, Hippolyte cherche à persuader ses lecteurs que la Discorde selon Empédocle et le Dieu mauvais selon Marcion sont responsables de la création du monde, ils appliquent les châtiments au nom de la Loi ou du décret de la Nécessité, sont responsables de la vie des corps et, enfin, sont mauvais et auteurs des maux. L’un et l’autre représentent l’altérité de la création, la justice rétributive et le mal inséparable de la matière soumise à la nécessité. Ayant à l’esprit la complexité du marcionisme, bien attestée par la tradition hérésiologique, Hippolyte n’avait qu’à trouver les éléments correspondants chez Empédocle ou plutôt dans sa doxographie. Il a pu construire ainsi un parallèle entre les deux doctrines.

Dans ce contexte, la doctrine marcionite qui introduit un « troisième principe » semble déranger les parallèles établis et brouiller l’image des deux dualismes qui se correspondent. Pourquoi alors Hippolyte a-t-il introduit la référence à un chapitre marginal du marcionisme qu’il peine à concilier avec un fragment empédocléen ?

III. Le troisième principe selon Prépon

La doctrine de Prépon est presque inconnue en dehors du témoignage d’Hippolyte[61]. Son examen est compliqué parce que la place et la nature du troisième principe dans le marcionisme ne sont pas évidentes. En plus, Prépon identifie ce troisième principe avec le Logos — la dénomination usuelle du Fils de Dieu — ce qui le distingue aussi par rapport à la christologie marcionite.

Commençons par quelques mots concernant la place de Prépon par rapport au marcionisme. La première question concerne la possibilité de concilier le dualisme marcionite avec un troisième principe. Cela n’est pas impossible, dans la mesure où l’interprétation dualiste du marcionisme est renforcée par ses relectures : platonicienne et empédocléenne. La doctrine à trois principes aurait pu apparaître pour répondre aux difficultés à penser un Dieu à la fois juste et méchant. On devrait donc voir les deux systèmes comme complémentaires plutôt que concurrents, ce qui expliquerait la pluralité doctrinale dont Hippolyte rend compte dans le chapitre conclusif de son ouvrage. Il dit que « selon Marcion et son maître Cerdon, les principes de l’univers sont au nombre de trois : le Dieu bon, le Dieu juste et la matière. Selon certains de leurs disciples, il y en a quatre : le Dieu bon, le Dieu juste, le Dieu mauvais et la matière ». Et il ajoute, en guise d’explication : « Les uns identifient le Dieu juste avec le Dieu mauvais ; les autres le qualifient simplement de juste » (X 19, 1-2)[62].

Nous avons un autre témoignage des divergences dogmatiques au sein du marcionisme : le dialogue Sur la vraie foi, attribué au Pseudo-Origène (Adamantius), rédigé probablement au début du 4e siècle. L’auteur met en scène plusieurs personnages qui exposent leurs doctrines devant l’autorité d’un juge non chrétien ; parmi les orateurs il y a deux marcionites : Mégéthios et Marcus. Or, leurs exposés ne sont pas identiques. Mégéthios parle de trois principes qui sont, selon lui, le Dieu bon — identique au Père du Christ, l’Autre — le Démiurge, et l’Autre encore — le Méchant. Le Dieu bon n’est pas le Créateur et le monde n’est pas produit par lui ; il est différent de tout mal et de toute chose produite (I 2, 16-21)[63]. Le second marcionite, Marcus, défend la version la plus archaïque de la doctrine, basée sur deux principes. Il s’agit du Mal et du Bien (ἀρχαὶ δύο, πονηρὰ καὶ ἀγαθή), qui sont sans principe, auto-engendrés et infinis, ils ne se joignent ni se touchent, mais chacun a sa propre puissance[64]. Marcus prétend que le Principe Bon sauve les hommes, tandis que le Principe Mauvais les condamne.

Ces témoignages attestent de la pluralité doctrinale du marcionisme qui a su élaborer une doctrine à trois principes, en distinguant entre le Dieu juste — Démiurge de la création et le Dieu mauvais — auteur du mal. Cependant, aucune forme de cette doctrine ne prévoit une place spéciale pour le Logos, le Fils de Dieu ; il n’est pas hissé au rang de principe divin et il n’est pas médiateur non plus. Pour cela, le marcionisme de Prépon s’avère encore plus inhabituel, confronté avec le peu que nous savons au sujet de la christologie marcionite. Justin Martyr nous laisse une information précieuse, mais modeste : Marcion rejette l’idée du Dieu créateur unique et annonce l’existence d’un « autre Dieu » (ἄλλος θεός), tout comme d’un « autre Fils » (ὁμοίως ἕτερος υἱός)[65]. Est-il alors permis de dire que Marcion confesse deux Dieux, chacun ayant un Fils ? Cette solution n’est pas impossible, étant donné le caractère modaliste du marcionisme originel. Pour Marcion, le Christ n’est pas séparé du Père bon, mais il est une extension de son être, ou un mode de son existence[66]. Marcion distinguait ainsi le Rédempteur du Créateur. Hippolyte connaît ce trait de la christologie marcionite et il en donne le résumé (VII 31, 5-6). Selon Marcion, dit-il, le Fils est un intermédiaire, mais étranger à la nature du mal (εἰ γὰρ μεσίτης ἐστίν, ἀπήλλακται, φησί, πάσης τῆς τοῦ κακοῦ φύσεως). L’absence du Fils de Dieu parmi les principes est confirmée également par le Dialogue sur la foi. Ainsi, le marcionite Marcus parle de Jésus comme ayant reçu l’adoption filiale du Dieu Bon, mais son statut de créature le place inévitablement sous l’empire du Dieu Méchant qui est à la fois Législateur et Créateur (cf. De recta fide II 19). Il en résulte que, même quand le marcionisme évolue vers un système théologique à trois principes, ce troisième principe ne saurait jamais être identique avec le Fils de Dieu.

L’aperçu des formes de la théologie marcionite permet d’interroger la décision même d’Hippolyte de parler de la doctrine de Prépon, somme toute assez peu représentative du marcionisme de son époque. De prime abord, cette décision paraît superflue, étant donné qu’Hippolyte cherche avant tout à démontrer que le marcionisme est une doctrine dualiste, semblable à celle d’Empédocle. En même temps, il ne peut pas ignorer le fait que la majorité des marcionites confesse désormais une doctrine à trois, peut-être même à quatre principes, en distinguant entre le Dieu juste et le Dieu méchant. Afin d’en proposer une lecture dualiste, Hippolyte a été obligé de faire appel au marcionisme originel, parce que celui de son époque sans doute n’est plus rigoureusement et exclusivement dualiste, même s’il continue à confesser l’opposition entre la Loi et l’Évangile, entre la création et le Dieu « autre ». Dans cette situation, le marcionisme singulier de Prépon, introduisant le Logos entre les Dieux de Marcion, aurait pu lui paraître comme le seul permettant d’établir une ressemblance quelconque avec l’enseignement d’Empédocle.

La présentation de la doctrine de Prépon est soigneusement préparée. Déjà en guise de conclusion de son résumé de l’enseignement d’Empédocle, Hippolyte cite le fragment B110=D257, dans lequel :

Il [= Empédocle] dit qu’existe aussi une troisième puissance intelligible[67], qu’il est possible de concevoir à partir de ces [scil. vers], quand il parle ainsi :

  • B110=D257 :

    • Car si, prenant appui sur tes pensées (πραπίδες) fermes,

    • En de purs efforts tu portes sur eux un regard bienveillant

    • Ils [scil. les éléments] seront tous présents à tes côtés tout au long de ta vie

    • Et d’eux te viendront beaucoup d’autres biens ; car ceux-là mêmes

    • Sont ce qui fait croître chaque chose dans le caractère, selon la nature de chacun.

    • Mais si tu convoites, toi, des choses différentes, comme celles qui chez les hommes

    • Sont misères innombrables émoussant les pensées,

    • À coup sûr ils t’abandonneront vite, le temps venant à tourner,

    • Dans leur désir de rejoindre la race qui est la leur.

    • Car sache que toutes les choses ressentent (φρόνησις) et ont leur part de pensée (νόημα)[68].

Cette longue citation conclut le résumé de la doctrine d’Empédocle, mais également annonce la comparaison avec l’enseignement de Prépon. Le fragment B110 parle de la pensée et promet la connaissance désirée par l’homme. À cette étape du propos, la raison pour laquelle Hippolyte attache ce fragment à la « troisième puissance », n’apparaît pas clairement. L’explication arrive une vingtaine de lignes plus loin :

Prépon, qui affirme qu’il existe un troisième principe (τρίτη ἀρχή), qui est Juste (δίκαιος), et qui est situé au milieu du Bien et du Mal, ne réussit pourtant pas même ainsi à échapper à l’opinion d’Empédocle. Car Empédocle dit qu’il y a un monde administré par Discorde la mauvaise, et un autre, intelligible, administré par l’Amour, et que ce sont là les deux différents principes du bien et du mal (αἱ διαφέρουσαι ἀρχαὶ δύο ἀγαθοῦ καὶ κακοῦ), mais qu’au milieu de ces différents principes se trouve la raison juste (μέσον δὲ εἶναι τῶν διαφόρων ἀρχῶν <τούτων τὸν> δίκαιον λόγον), en vertu de laquelle ce qui est divisé par Discorde se réunit et s’accorde à l’un conformément à l’Amour. Cette raison juste (τοῦτον δὲ [αὐτὸν] τὸν δίκαιον λόγον), qui est une alliée de l’Amour dans son combat, Empédocle l’appelle Muse et l’implore de s’allier à lui dans son combat, en parlant ainsi[69] :

  • B131=D7 :

    • Car si au bénéfice de l’un des éphémères, Muse immortelle,

    • <Tu t’es préoccupée> que nos soucis traversent ta pensée,

    • Sois de nouveau aux côtés de celui qui te prie, Calliope,

    • Tandis qu’il expose une parole excellente au sujet des dieux bienheureux[70].

On constate qu’Hippolyte présente la doctrine de Prépon de manière très sommaire et en retient seulement le troisième principe, le Juste qui se situe entre le Bon et le Mauvais. Une telle formule se trouve aussi chez les autres marcionites, mais le commentaire d’Hippolyte nous apprend qu’il s’agit d’un Logos juste, auxiliaire de l’Amitié ou du principe Bon, et non d’un Démiurge juste. Sachant que les marcionites parlent de trois principes — Dieu bon, Dieu juste et Dieu mauvais —, Hippolyte choisit donc une version particulière, où le Logos juste prend la place du Dieu juste, ce qui lui permet de proposer une comparaison encore avec l’enseignement d’Empédocle.

Le parallèle entre la doctrine de Prépon et le fragment B131=D7 n’est pas évident et la démonstration qui rapproche le δίκαιος λόγος (31, 3) hypostasié de Prépon à la muse Calliope et au discours, ἀγαθὸς λόγος (31, 4), d’Empédocle paraît, de prime abord, peu convaincante. Commençons par l’expression ἀγαθὸς λόγος qui, dans le texte d’Empédocle, désigne simplement un « bon discours » ou « bon enseignement » concernant les dieux et non un λόγος principe, quasi-personnifié, auxiliaire et intermédiaire. Cet écart a fait penser aux commentateurs modernes que l’interprétation d’Hippolyte est artificielle et sans intérêt pour la compréhension du fragment empédocléen[71]. Récemment, Mathilde Brémond a montré, de façon très suggestive, qu’Hippolyte réutilise une lecture stoïcienne d’Empédocle, dont témoigne également Sextus Empiricus[72]. La ressemblance entre ces deux auteurs — qui ne citent pas les mêmes vers ! — réside néanmoins dans la logique qui gouverne leurs choix des passages empédocléens : la promesse du savoir est accompagnée d’une réflexion sur la difficulté de l’obtenir, d’où la nécessité de faire appel aux dieux ou à la Muse ; même si la connaissance humaine est limitée, avec concours divin elle peut aspirer au savoir.

Chez Hippolyte, ce schéma correspond à l’utilisation des fragments B110=D257 et B131=D7. Le premier est interprété par rapport à la « troisième puissance intelligible » (νοητὴ τρίτη […] δύναμις) à cause des termes comme πραπίδες, φρόνησις et νόημα, qui désignent les différentes formes de pensée, de compréhension et de réflexion. Le dernier vers du fragment B110 paraît crucial pour l’idée du troisième principe, car il annonce que toutes les choses possèdent une forme de pensée et d’intelligence. En parlant d’une puissance intelligible, Hippolyte surcharge de signification tous ces termes et prépare le terrain pour l’idée d’un λόγος présent dans l’univers formé par l’Amitié et la Discorde[73]. En absence de la mention explicite du λόγος dans le fragment B110, Hippolyte ajoute le fragment B131, où l’expression ἀγαθὸς λόγος décrit un discours poétique et inspiré par la Muse, convenable pour parler des dieux[74]. Dans ce sens, cet ἀγαθὸς λόγος est un discours « juste » et efficace. Cependant, Hippolyte ignore les possibilités offertes par l’adjectif et porte toute son attention sur le substantif — λόγος —, qu’il entend inévitablement avec une oreille de chrétien, familier des notions λόγος ἐνδιάθετος et λόγος προφορικός[75]. Or, ce Logos-Fils de Dieu n’est pas encore une deuxième « personne » divine, une hypostase à part entière, même s’il prend des traits individuels qui le distinguent du Dieu-Père[76]. Dans la mesure où cette christologie est marquée par la notion stoïcienne du Logos, Hippolyte n’a aucune difficulté à accepter une lecture qui fusionne l’ἀγαθὸς λόγος, n’étant rien d’autre qu’un discours, et le Logos-Muse, hissé au rang de l’auxiliaire de l’Amour, afin de justifier l’origine empédocléenne du « Logos juste », auquel Prépon donnait le sens christologique.

La mention de Calliope n’est pas anodine. Il s’agit d’une muse appelée προφερεστάτη (« la plus excellente » ou « l’aînée ») dans la Théogonie d’Hésiode (73-93). André Laks a mis en évidence son rôle d’associée du roi dans les pratiques judiciaires[77]. En fait, dans la pensée empédocléenne, la Muse possède plusieurs fonctions en commun avec le Logos et notamment la révélation du divin. La comparaison avec des textes poétiques parlant de Calliope, dont le nom évoque la καλλιέπεια, le « beau discours », confirme la décision d’Empédocle de la choisir comme protectrice de l’ἀγαθὸς λόγος qui est une révélation concernant les dieux[78]. Xavier Gheerbrant remarque que Calliope transmet le savoir poétique à celui qui exerce une fonction dans la communauté : le roi, le médecin et le poète ; elle préside à la réunification de cette communauté avec le divin, dans la conversion de la Discorde à l’Amour. Hippolyte a donc bien compris le rôle attribué à Calliope par Empédocle, lorsqu’il suit les commentateurs qui ont placé le Logos du côté de l’Amour[79].

On peut donc en conclure que cette lecture, apparemment arbitraire et extravagante, se montre bien enracinée dans le débat théologique de l’époque d’Hippolyte, mais également conscient de plusieurs interprétations d’Empédocle. Les textes du philosophe ont été, certes, choisis en fonction de ce que l’hérésiologue a voulu montrer de la doctrine marcionite, mais, à ce qu’il paraît, ces analogies ne sont établies ni de façon superficielle ni au prix de déformations plus grandes que celles réalisées par les auteurs platoniciens ou stoïciens dont Hippolyte s’inspire. Ces lectures d’Empédocle et de Marcion, soumises à un projet visant à prouver l’existence de la pensée dualiste chez l’un et l’autre, se montrent utiles pour éclairer le dualisme de Bardesane — l’auteur à peine mentionné par Hippolyte.

IV. Le dualisme de Bardesane

Le nom de Bardesane, un philosophe d’Édesse, n’apparaît pas dans les études consacrées aux citations d’Empédocle dans la notice sur Marcion — à une exception près. Clémence Ramnoux le décrit comme « disciple de Prépon, disciple de Marcion », adepte d’une doctrine du Logos Juste, dérivée du marcionisme et en tout point identique à celle de Prépon[80]. Or, rien de cela ne correspond à ce que nous savons sur Bardesane. La première remise en cause de « Bardesane, disciple de Prépon », vient de la notice d’Hippolyte lui-même :

Nous avons démontré que l’hérésie de Marcion, la première et la plus pure, tirant sa composition du Bien et du Mal, vient d’Empédocle. Et puisque de notre temps, un certain marcionite nommé Prépon l’Assyrien, a produit par écrit des arguments contre Bardesane l’Arménien au sujet de l’hérésie, cette chose je ne veux la passer sous silence[81].

Les arguments de Prépon sont adressés à Bardesane de manière à faire penser à un débat et non à une instruction. Sachant que Bardesane a vécu dans les années 150-222 et qu’Hippolyte, écrivant avant 230, situe Prépon dans « notre temps », on ne peut pas prétendre que Bardesane soit « disciple de Prépon ». Ces informations correspondent à l’image de Bardesane dans les sources occidentales, selon lesquelles il est un sage oriental, un polémiste antimarcionite et un valentinien repenti[82]. Ainsi, ses relations avec Prépon doivent-elles être interprétées comme le reflet des polémiques opposant les marcionites aux valentiniens. Un bref regard sur la doctrine de Bardesane fait comprendre contre quoi Prépon aurait pu réagir par sa doctrine du troisième principe, identique au Logos.

Mais il y a d’autres raisons de présenter la pensée de Bardesane. Sa doctrine syncrétiste comporte les mêmes éléments sur lesquels portent les analogies établies par Hippolyte entre Empédocle, Marcion et Prépon : l’univers bardesanite est composé de quatre éléments primordiaux sur lesquels agissent deux forces cosmiques — les Ténèbres et Dieu — et l’organisation de ces éléments se fait par l’intermédiaire de la « Parole de la pensée » qui descend de Dieu[83]. Même si aucune référence explicite au philosophe d’Agrigente et à son oeuvre ne se trouve dans les bribes de l’enseignement du Bardesane historique, transmises principalement par ses adversaires, les traits empédocléens de ce système ont été signalés par Ugo Bianchi[84]. Or, son interprétation du « dualisme de Bardesane » nécessite une relecture.

L’univers bardesanite est composé des « éléments », appelés estuksē — ce qui est une transcription syriaque du mot grec στοιχεῖα — ou ityē, le terme syriaque qui correspond aux οὐσίαι. Ils sont quatre, disposés selon les points cardinaux : la lumière (Est), le vent (Ouest), l’eau (Nord) et le feu (Sud). Puis, deux éléments encore agissent sur ces quatre : les ténèbres, situées en bas et Dieu, situé en haut. Les quatre éléments diffèrent de ceux d’Empédocle, parce qu’il manque la terre, tandis que le feu et la lumière sont distincts[85]. Malgré plusieurs différences, on peut reconnaître une vague ressemblance avec l’enseignement d’Empédocle, modifié dans le sens qu’on peut qualifier de « gnostique », car Dieu et les ténèbres jouent le rôle des principes du bien et du mal, et ils agissent sur les éléments de manière semblable à l’Amour et à la Discorde.

Dans le Discours contre Mani, Éphrem le Syrien († 373) parle beaucoup de Bardesane, parce qu’il pense — à tort — qu’il fut le maître de Mani et le disciple de Marcion. Sa présentation de la doctrine bardesanite est fragmentaire est délibérément caricaturale, limitée à des points jugés absurdes. Parmi eux figure l’idée que les éléments primordiaux puissent s’unir entre semblables :

Comment l’eau a-t-elle aimé l’eau ? Elles ont péri toutes les deux, parce que si un homme mauvais tombe dans l’eau, l’eau mauvaise le noie et ne se souvient pas qu’elle soit de la même race (γένος), et si un homme bon se noie en elle, l’eau bonne ne reconnaît pas qu’elle est de la même famille. Et ainsi le vent a aimé le vent et ils sont devenus une seule chose — et ils se lèvent contre les justes et les injustes et leur frappent les visages ! Et ainsi la lumière ne fait aucune distinction entre les impurs et les purs[86].

Le commentaire d’Éphrem est un profond malentendu ; il prétend que les éléments qui composent les êtres moralement mauvais ne peuvent pas « aimer » et s’unir aux mêmes éléments appartenant aux êtres moralement bons. Éphrem cite une expression venant de Bardesane : « Il est donc stupéfiant, incompréhensible et incroyable que le même désire ardemment et trouve en lui son plaisir[87] ». Soucieux de préserver la transcendance, Éphrem refuse que Dieu puisse être concerné par cette unification des éléments : « Et si le feu a été mélangé avec le feu, et l’eau avec l’eau et le vent avec le vent, nécessairement (ἀνάγκη) la lumière [est mélangée] avec la lumière qui les vivifie[88] ! » En poursuivant la lecture de ces critiques, nous apprenons que les éléments se « frappent » entre contraires :

Et si quelque chose s’est levé derrière et a poussé l’élément (estuksā — στοιχεῖον) de vent, comme a dit Bardesane, il l’a poussé vers ce qui lui est opposé (διάμετρος). Cela veut dire qu’il tombe sur l’élément de lumière : en face de celui qui est à l’ouest, est posé celui de l’est. Si alors le vent a été frappé du nord-ouest, ce qui l’a frappé, l’a poussé vers le feu[89].

Éphrem ne dit pas ce qui frappe et pousse les éléments les uns contre les autres, ni n’en donne la raison. En fait, ce point demeure obscur, car les témoignages concernant la cosmologie bardesanite attribuent le mouvement des éléments au « hasard », tandis que le Livre des lois des pays — l’écrit le plus proche chronologiquement du Bardesane historique — accorde aux éléments un certain degré de libre arbitre[90]. Le résumé fait par Éphrem laisse néanmoins penser que les éléments sont mus par les forces d’attirance et de répugnance — autrement dit, d’amour et de haine — entre semblables et contraires, mais aussi entre bons et mauvais. Peut-on voir ici une inspiration venant d’Empédocle, étant donné que celui-ci attribue à l’Amour l’union des contraires ? Une telle inspiration, à notre avis, serait partielle et peut-être dépendante des lectures d’Empédocle qui intègrent des critiques formulées notamment par Aristote ; il s’agit d’expliquer leurs mouvements à partir de leurs caractéristiques naturelles poussant les légers vers le haut et les lourds vers le bas[91]. Dans ce cas-là, il serait possible de reconnaître chez Bardesane une inspiration empédocléenne indirecte, manifeste dans sa conception de l’univers composée à partir des quatre éléments, qui s’unissent et se divisent sous l’impulsion des deux puissances cosmiques.

Ce dernier élément est significatif, car il ne s’agit pas des démiurges-artisans, mais des puissances quasi immanentes à l’univers ; cette particularité de l’archaïque théologie de Bardesane a été vertement combattue par Éphrem qui l’accusait de confondre le Créateur avec la création[92]. À en juger d’après ces critiques, Bardesane plaçait les ityē physiques au même niveau que Dieu, ou presque, parce qu’il appelle Dieu « le grand ityā[93] ». Cependant, un passage du Livre des lois des pays, rédigé vers 220 par un disciple de Bardesane, fait penser que les ityē se situent au-dessous de Dieu et ses anges :

La sagesse de Dieu leur est supérieure, elle qui a établi les mondes, l’homme et l’ordre des conducteurs, et a donné à chaque chose la puissance qui convient à chacune d’elle, je veux dire que la puissance appartient à Dieu, aux anges, aux puissances et aux seigneuries, aux éléments (estuksē), aux hommes et aux animaux, mais tous ces ordres dont je viens de parler n’ont pas puissance sur tout, car le Puissant est unique, mais ils sont puissants par quelque côté et impuissants par d’autres[94].

Dans ce passage, le bardesanite décrit une hiérarchie des êtres, en fonction de leur « puissance » (šūltanā)[95]. Cette puissance appartient en premier lieu à Dieu, le Puissant, ensuite aux êtres qui lui sont inférieurs, depuis les anges jusqu’aux animaux. Or, les ityē ne se situent pas au rang de la matière, mais entre les « seigneuries » et les hommes[96]. Bardesane reconnaît que toutes les choses sont « soumises à un ordre » et soumises à la divine sagesse, mais chacune d’entre elles possède aussi une certaine forme de liberté qui la soumet au jugement divin. Il répond ainsi à la question en quoi consiste le jugement des éléments :

Les éléments (estuksē) ne sont pas jugés sur ce qui en eux est immuable, mais sur ce qui est en leur puissance. Ainsi, les êtres (ityē) ne sont pas privés de leur nature lorsqu’ils sont ordonnés, mais de la vigueur (‘wzzā) qui leur est propre, diminuée dans le mélange de l’un avec l’autre ; et ils sont soumis à la puissance du Créateur[97].

Dans ce passage, le terme‘wzzā reçoit des traductions différentes — force interne, force, énergie —, mais il est possible aussi de le traduire par « violence » ou « véhémence[98] ». Bardesane serait donc en train d’expliquer que les éléments respectent un certain ordre sous la contrainte de leur nature, mais ils possèdent néanmoins une certaine « force interne » qu’ils peuvent exercer à leur guise. Cette force semble être opposée à la puissance divine et elle s’estompe dans le mélange — hélas, impossible de savoir s’il concerne semblables ou opposés. Pouvons-nous alors penser que cette manière de présenter la liberté et la détermination des éléments s’inspire du mode d’action de la Discorde et de l’Amour ?

Si Bardesane s’inspire de l’Amour empédocléen, il le fait pour présenter la manière dont le Créateur agit sur les éléments du monde. Ce rapprochement a été déjà formulé par Athénagore († 180) qui, deux siècles auparavant, a commenté l’enseignement d’Empédocle à la façon chrétienne. Il écrit au sujet du fragment B6=D57 : « Aucun d’entre eux n’est dieu, ni Zeus, ni Héra ni Aïdoneus : car ils tirent leur constitution et leur origine d’une matière qui a été elle-même séparée en ses différents éléments par Dieu » ; ensuite il cite deux vers du fragment B17=D73.249 et 251 — presque identiques à ceux qu’Hippolyte utilise dans Réfutation X, 7 — qui mentionnent les quatre éléments et l’Amour identifié avec le Créateur[99]. L’apologiste explique que « le principe directeur (τὸ ἀρχικόν) est, selon Empédocle, l’Amitié ; les corps composés lui sont assujettis, et c’est le principe directeur qui est le maître » (XXII, 3). Éphrem n’a pas besoin de connaître l’oeuvre de l’auteur alexandrin pour formuler des objections semblables à l’encontre de Bardesane, car cette critique résulte d’un point de vue monothéiste, où le Dieu unique est aussi le créateur du monde. Si Bardesane s’est vraiment inspiré d’Empédocle — ou plutôt de son interpretatio gnostica — à cette inspiration initiale s’ajoute encore une interpretatio christiana. La première introduit dans la doctrine bardesanite le principe du mal, la ténèbre et le chaos des éléments en rage, tandis que la seconde assimile le principe du bien au Dieu créateur, au détriment du rôle des ityē.

La mention de la « sagesse de Dieu » renvoie à la question de troisième principe, celle qui a opposé Prépon à Bardesane. Selon Bardesane, cette sagesse établit les mondes et transmet à tous les êtres la puissance de Dieu. Éphrem a conservé cette phrase de Bardesane : « La puissance de la parole primordiale, répandue dans les choses créées, a tout fait[100] ». Une mention semblable figure aussi dans la cosmologie résumée par Barhadbešabba : « le Verbe, la Parole de la pensée » descend pour séparer et purifier les éléments confondus. Probablement, la sagesse et la « parole primordiale » sont la même chose — une puissance divine qui reçoit quelques traits individuels empruntés à la Sagesse de Yahvé (cf. Pr 8,22-35) et au Logos[101]. Dans la théologie chrétienne du 2e siècle, les rôles de la Sagesse et du Logos, en tant qu’agents de la création, ne sont pas clairement distincts[102]. Il serait donc hautement probable que le débat entre Prépon et Bardesane porte sur la nature de cette puissance divine, qu’elle soit appelée Sagesse ou Logos, et sur la manière dont elle contribue à l’organisation des éléments du monde. Même si nous ne connaissons pas les détails de cette polémique, nous pouvons facilement l’inscrire dans le contexte théologique de l’époque.

Dans le résumé de la cosmogonique bardesanite datant du 6e siècle, on voit nettement non seulement les deux entités opposées — le Maître des ityē et leur Ennemi — mais aussi un intermédiaire, auxiliaire du Maître, la Parole de la pensée :

La lumière était d’abord à l’orient, le vent en face d’elle à l’occident, le feu au sud, les eaux en face de lui au nord, leur Maître en haut et leur Ennemi, qui est dans l’obscurité, en bas. Par suite d’un hasard, les êtres-éléments (ityē) se mirent en mouvement, (l’un) rampa et arriva sur un autre et leur force (ou : leur principe) intérieure des uns et des autres fit irruption ; les lourds descendirent et les légers montèrent et ils se mélangèrent entre eux. Dès lors, tous sautaient et fuyaient et ils se réfugiaient dans les miséricordes du Très-Haut. Alors, au bruit répété du mouvement, il descendit une grande voix ; c’est le Verbe et la Parole de la pensée. Il retrancha du milieu des êtres purs l’obscurité, qui fut chassée (et) tomba à sa place inférieure, et il sépara les (êtres). Par le mystère [signe] de la croix, il établit chacun d’eux à sa place. De leur mélange il fit le monde, lui fixa le temps et lui posa la limite dans laquelle il doit rester. Quant à ce qui cesse d’être purifié, il viendra à la fin, le purifiera et s’exprimera ainsi : Cet être (ityā), qui fit irruption sur un autre, a été agité et il l’a chassé en bas. L’obscurité noire est montée et elle a noirci les êtres-éléments (ityē) resplendissants[103].

Dans ce passage, on retrouve les caractéristiques déjà signalées par Éphrem, mais on remarque davantage les traits chrétiens. Les éléments primordiaux, disposés selon les points cardinaux, se mettent en mouvement chaotique « par hasard », certes, mais déterminé par leurs poids respectifs et leur « force intérieure ». Ce chaos est accompagné par la présence de l’obscurité ennemie. Le Maître des ityē est Dieu qui les organise et purifie par le moyen de sa « Parole de la pensée » — c’est ainsi qu’il crée le monde. Par sa conception de l’acte créateur comme organisation du chaos, cette description s’approche du livre de la Genèse. L’obscurité ennemie n’est rien d’autre qu’une version du mauvais Démiurge de la matière, auquel les gnostiques auraient donné les traits de la Discorde d’Empédocle[104]. Ici, la référence à Empédocle aurait pu expliquer pourquoi cette obscurité reste une force cosmique, un élément parmi d’autres. En revanche, le Dieu Très-Haut occupe la place de l’Amour hypostasié et il agit par le moyen d’un intermédiaire, la Parole de la pensée. Dans les détails, cette description s’éloigne de la pensée d’Empédocle, pour adopter une version biblique de la création. On voit disparaître toute mention de ressemblance et d’unité, l’action de l’obscurité est sans équivoque mauvaise et aucunement créatrice, la Parole de la pensée n’est pas seulement auxiliaire : elle remplace le Dieu Très-Haut dans son action sur les ityē. L’univers advient à partir des éléments mélangés, mais aussi « purifiés » de la présence de l’obscurité. La pensée d’Empédocle ne reste qu’un souvenir lointain, possible à identifier seulement grâce à l’analyse de la notice d’Hippolyte de Rome, qui opère les rapprochements entre les différentes interprétations des fragments empédocléens et les thèses de Marcion et Prépon.

Quelle est importance de cette prise en compte de la doctrine de Bardesane dans l’examen de la notice sur Marcion et Prépon, disciples d’un « Empédocle gnostique » ? Elle concerne avant tout la doctrine syncrétiste de Bardesane, dont les éléments centraux s’avèrent influencés par la même interpretatio gnostica d’Empédocle, qu’Hippolyte applique à la doctrine de Marcion, mais dont les traces se trouvent ailleurs dans sa Réfutation : chez les valentiniens et chez les naasséniens. Si l’on admet, avec Jaap Mansfeld, qu’à la base des rapprochements se trouve une doxographie unissant les opinions d’Empédocle, Pythagore et Héraclite, on peut ajouter à la liste de ses lecteurs quelques auteurs chrétiens, tels que Justin Martyr, Athénagore et Clément d’Alexandrie ainsi que Bardesane, un chrétien gnosticisant qui connaissait bien la langue et la philosophie grecques. Toutefois, il ne s’agit pas d’un Empédocle « pur », mais d’un Empédocle reçu et interprété à la lumière des autres doctrines philosophiques. En théorie, rien n’empêche que Bardesane ait eu connaissance d’une telle doxographie ou de ses lectures gnostiques. Dans une perspective plus vaste, il s’agissait, effectivement, d’une forme de survivance d’un « Empédocle gnostique », chez un auteur difficile à classer. L’autre avantage de cette hypothèse est qu’elle s’accorde mieux avec l’influence stoïcienne sur la doctrine de Bardesane et apporte une correction plausible des thèses d’Ugo Bianchi, en limitant les sources du dualisme bardesanite à la seule influence de l’Empédocle « gnostique », plutôt qu’à une vague influence platonicienne[105]. Il est donc question de proposer une nouvelle piste interprétative plutôt qu’une interprétation exhaustive.