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Introduction

L’angoisse du vide et de l’absurde, pour Paul Tillich, est celle qui prédomine dans notre civilisation technique. L’abîme de l’absurde est lié à la perte du centre spirituel qui apporte une réponse à la question du sens de l’existence[1]. Paul Tillich appelle sanctification le chemin vers un centre correspondant au « soi essentiel[2] ». On peut considérer que ce processus de maturation psychologique et spirituelle de l’homme a des résonances avec celui de Carl Gustav Jung, l’individuation.

Nous proposons une étude sur des liens importants entre le concept de sanctification, essentiel dans la théologie de Tillich, et certains éléments de la psychanalyse de Jung. Ce travail pourrait être une base pour certains enrichissements du processus de sanctification tel que l’expose Tillich tout en respectant l’ensemble de la structure de sa théologie. Le psychanalyste et théologien J.P. Dourley a publié de nombreux travaux sur les doctrines de Tillich et de Jung. Ce spécialiste du dialogue entre ces deux penseurs majeurs du xxe siècle remet en question des éléments importants de la théologie de Tillich et propose une théologie du développement spirituel d’inspiration jungienne dans le cadre d’un nouveau mythe « dépassant » le christianisme. Notre posture est au contraire fondamentalement tillichienne et critique vis-à-vis de certains aspects de la doctrine de Jung.

Après avoir rappelé quelques éléments de la psychologie de Jung nous mettrons en relief les liens qui nous semblent les plus essentiels entre Tillich et Jung concernant le processus de maturation de l’homme. Nous proposerons ensuite une discussion sur l’approche que Dourley a des divergences entre ces deux penseurs. Enfin nous ouvrirons une piste de réflexion pour un enrichissement possible de l’approche qu’a Tillich des symboles religieux en s’appuyant sur certains aspects du modèle de la psyché de Jung.

I. Préliminaire : Quelques précisions sur Jung

1. L’inconscient collectif : avons-nous tous le même inconscient ?

Une différence importante entre l’approche de Jung et celle de Freud est la notion d’inconscient collectif. Jung distingue l’inconscient personnel de l’inconscient collectif. Le premier est proche de l’inconscient freudien, correspondant notamment à ce qui est refoulé[3]. Le second correspond aux archétypes, qui ne sont que des structures préformées du psychisme, en elles-mêmes vides et qui seront individualisées, « meublées » par l’expérience personnelle. Les archétypes n’ont donc pas de contenu déterminé, l’inconscient collectif n’est pas un réservoir d’images collectives, comme on le pense parfois. Pour Jung, ce sont seulement les structures du psychisme qui sont universelles. Elles se retrouvent dans les thèmes semblables des contes, mythes et rêves. Ces archétypes s’y expriment sous forme symbolique.

Ces structures sont le fondement des complexes et participent à leur autonomie, comme le complexe maternel, par exemple[4]. Il peut alors, s’il est positif, se manifester sous la forme de symboles tels que la Vierge mère, ou s’il est négatif, comme un serpent qui peut engloutir. Ce complexe n’est pas identique à celui de la partenaire sexuelle d’un homme, l’anima.

2. L’individuation : une régression ?

Jung définit le « moi » comme le centre du champ de conscience. Le Soi, quant à lui, est le centre de la totalité de la psyché, y compris l’inconscient. Les complexes peuvent envahir la psyché et aliéner l’attitude du moi. Par exemple, un homme sous l’influence d’un complexe maternel négatif peut avoir les plus grandes difficultés à établir des relations durables avec les femmes. La psychanalyse jungienne a pour but de renforcer le moi de sorte que le sujet puisse « contenir » ce complexe, une fois qu’il en aura pris conscience. Dans le processus d’individuation il ne s’agit donc pas de se laisser dominer par un complexe, par exemple en succombant à une crise d’angoisse ou d’exaltation, bien au contraire, mais d’avoir la capacité, par la prise de conscience, de s’en enrichir en entrant en « dialogue » avec lui. Ainsi, Jung accorde une importance primordiale à la conscience, « suprême arbitre face au chaos des possibilités inconscientes[5] ».

L’action régulatrice du Soi qui dirige le processus d’individuation débouche ainsi vers un ensemble de « troisièmes termes » qui « synthétisent » les éléments opposés du conscient et de l’inconscient. L’individuation permet ainsi de tendre vers un être réellement individuel, absolument singulier et libre, en « réalisant son Soi[6] ». Contrairement à une autre opinion fausse, Jung insiste sur la capacité qu’un tel être « réalisé » a d’entrer en relation saine avec les autres. Or cet être en devenir que nous sommes demeure fondamentalement inconnu puisque ce processus ne se termine jamais, il pointe vers un horizon caché.

Jung associe ce processus d’individuation à la religion, les archétypes de l’inconscient collectif ayant un caractère numineux. En effet, il définit la religion de la façon suivante : « Comme le dit le mot religere, la religion est le fait de prendre en considération, avec conscience et attention, ce que Rudolf Otto a fort heureusement appelé le numinosum, c’est-à-dire une existence ou un effet dynamique, qui ne trouve pas sa cause dans un acte arbitraire de la volonté[7] ». Or le processus de sanctification, de réalisation de l’homme nouveau chez Paul Tillich, nous semble avoir plusieurs caractéristiques qui sont en résonance avec certains aspects du processus d’individuation jungien.

II. Quelques liens entre le processus de sanctification de Tillich et la psychologie jungienne

Les liens importants entre Tillich et Jung sont assez clairs. Tillich écrit : « Même Jung, qui sait tant de choses sur les profondeurs de l’âme humaine et les symboles religieux, pense qu’il y a des structures essentielles dans l’âme humaine et qu’il est possible (avec des chances de succès) de rechercher sa personnalité[8] ». Tillich reproche à Freud de ne connaître l’homme que dans son aliénation existentielle et écrit qu’il « connaissait, relativement au processus de guérison, un certain nombre de choses sur l’homme guéri, […] l’homme téléologique », mais qu’il n’a pas été entièrement conséquent en ce que : « Dans la mesure même où il croyait à la possibilité d’une guérison, il contredisait profondément son dessein fondamental de ne s’en tenir qu’à l’homme existentiel. En d’autres termes, son pessimisme quant à la nature humaine et son optimisme au sujet des possibilités de guérison n’ont jamais été réconciliés ni dans sa pensée ni dans celle de ses disciples[9] ».

Dans Le courage d’être, Tillich montre qu’après l’angoisse de la mort qui prédomine dans l’Antiquité puis celle de la culpabilité, la peur de la damnation, si importante au temps de la Réforme, nous vivons en un temps où l’angoisse de l’absurde, de la perte de sens est prédominante[10]. Or toute la théologie de Tillich, et tout particulièrement, pour ce qui concerne la vie individuelle, son approche de la maturation psychique et spirituelle qu’il nomme sanctification est traversée par la question du sens. Ce processus advient après ceux de la régénération (« être concerné de manière ultime par son état d’aliénation et par la possibilité de réunion avec le fondement et le but de son être ») et de justification (accepter d’être accepté[11]). Ce processus de sanctification se décline en quatre principes : celui de la prise de conscience, dont Tillich écrit qu’il « est apparenté à la psychologie des profondeurs contemporaine » ; de la liberté croissante ; de la relationnalité croissante et de l’auto-transcendance[12]. Ce processus de maturation psychique est lié à l’ouverture du sujet au fondement de l’être, source de sens à travers les symboles religieux qui proviennent de l’inconscient collectif.

Dans la partie de sa théologie systématique « L’être et Dieu », Tillich développe le thème de la créativité de Dieu qui dirige[13] : le « but de la création », le « telos de la créativité » est « l’élan interne qui pousse à l’accomplissement effectif de ce qui, dans la vie divine, se situe au-delà de la potentialité et de l’effectivité. Conduire chaque créature vers un tel accomplissement, voilà une fonction de la créativité divine[14] ». Cette activité dirigeante de Dieu est ce que Tillich appelle la providence mais il souligne qu’elle

crée toujours à travers la liberté de l’homme […] à travers la finitude, le non-être et l’angoisse, à travers l’interdépendance de toutes les réalités finies, à travers les résistances qu’elles opposent à l’activité divine et à travers les conséquences destructrices de cette résistance. […] La providence n’est pas une ingérence mais une création. Elle utilise tous les facteurs, qu’ils viennent de la liberté ou la destinée, en orientant créativement toute réalité vers son accomplissement[15].

Cette créativité providentielle s’opère par l’action de l’Esprit de Dieu en son amour agapé pour l’homme[16] : « Pour le christianisme, la providence fait partie de la relation de personne à personne qui s’établit entre Dieu et l’homme ; elle apporte la chaleur que procure la croyance en un amour protecteur et un accompagnement personnel[17] ». En revanche, pour Jung ce processus de régulation psychique est « naturel », comme un mécanisme de croissance biologique, à ceci près que la liberté de l’homme peut s’y opposer[18]. Jung présente ce processus comme l’action régulatrice[19] du Soi, qui correspond donc, dans la perspective tillichienne, à l’action de Dieu.

III. Discussion critique de l’approche de Dourley

Les liens semblent évidents entre le processus de sanctification et le processus d’individuation, mais un approfondissement de la question, tel que celui que fait Dourley, révèle aussi des différences qui peuvent apparaître assez essentielles. Ses analyses sont en général très bien documentées, elles témoignent de sa bonne connaissance des deux auteurs. Mais sa posture est fondamentalement jungienne et, en tant que tel, il remet en question des éléments de la théologie de Tillich qui nous semblent essentiels. Nous ne relèverons dans les principales études de Dourley sur Tillich et Jung que ce qui concerne le processus d’individuation et nous semble discutable. Dourley écrit :

Tillich a construit sa théologie sur l’idée d’un Dieu aussi présent en l’humain qu’il l’est dans la psyché selon l’expérience jungienne. Pour Tillich, Dieu est le fondement « de l’être et du sens » humains, la profondeur de la raison et la source de la préoccupation la plus durable et la plus intense de l’humanité, sa soif ultime. […] Pourquoi alors ne pourrait-on utiliser l’anthropologie théologique de Tillich, si pénétrée de l’être et du sens de Dieu, comme un paradigme théologique de l’intégration de l’humanité dans sa divinité originelle, paradigme que Jung n’a cessé d’explorer dans sa maturité. La réponse est qu’une telle synthèse, fût-ce du point de vue intégrant de Tillich, ne peut être opérée aussi pleinement que Jung l’aurait souhaité[20].

Même si la critique que Dourley fait de Tillich est accentuée, voire « dramatisée », depuis son « tournant », en 1981, il nous semble que, fondamentalement, sa posture, essentiellement jungienne, est la même depuis le début de son travail sur le dialogue entre Jung et Tillich. En effet, même si dans The Psyche as Sacrament, les divergences sont nivelées, elles nous semblent déjà présentes. Pour les questions qui font l’objet de cet article, nous proposons donc une discussion sur quelques aspects fondamentaux de la critique que Dourley fait de la théologie de Tillich dans son dernier ouvrage marquant sur ces questions, à propos duquel il écrit dans sa préface : « What follows is the substance of my sustained reflection on the work of Paul Tillich and Carl Jung[21] ».

1. Jung est-il un théologien, qu’est-ce que « Dieu » pour Jung ?

Jung insiste sur le fait qu’il est « seulement » un psychologue et il ne prétend pas construire un discours sur Dieu. Alors même que Dourley abonde dans la défense de la « théologie » de Jung, à notre connaissance il ne cite pas un texte important de Jung dans lequel il indique que Dieu est « au-delà » des archétypes, comme la nappe phréatique est au-delà du jaillissement d’une source : Jung ne fait pas oeuvre de théologien en proposant un discours sur Dieu, dont il reconnaît qu’il demeure fondamentalement inaccessible[22]. Jung fait ainsi deux usages fondamentalement distincts du même mot « Dieu ». En un premier sens ce mot correspond à des images archétypales, par exemple dans son célèbre Réponse à Job, et en un autre sens Dieu est fondamentalement non représentable[23]. Mettre sur le même plan le « Dieu-Jahvé » de Réponse à Job, correspondant à un symbolisant religieux, avec le Dieu de Tillich, fondement de l’être (le symbolisé, ce que vise le symbole religieux) à notre sens, ne respecte aucun des deux points de vue, ni celui du psychologue, ni celui du théologien[24]. Ainsi dans Réponse à Job, Jung parle de « Dieu-Jahvé » comme d’un être inscrit dans le temps qui éprouve diverses passions humaines. Or Dourley donne des points de comparaison entre ce « Dieu » et le Dieu de Tillich. À notre sens il y a une confusion entre le symbolisant et le symbolisé dû au double sens du mot « Dieu » pour Jung[25]. Réponse à Job est un ouvrage de psychologie sur la dimension négative des archétypes (« projetés » sur « Jahvé ») mais il ne s’agit pas d’un ouvrage proposant un discours sur un « Dieu » comparable au « Dieu » comme fondement de l’être de Tillich, alors que Dourley le considère comme tel. En conséquence, sous la plume de Dourley, les divergences entre l’approche jungienne du divin et celle de Tillich apparaissent importantes. Dourley met sur le même plan les symboles de Dieu qui émergent de notre inconscient — par exemple, l’image que le livre de Job donne d’un Jahvé jaloux et colérique — avec le symbolisé, ce vers quoi pointent ces images. En d’autres mots, Dourley prend le symbole comme une idole, à rebours de la mise en garde permanente que Tillich fait contre ce danger. Dans la perspective de la dualité mise en relief par Tillich entre le principe protestant et la substance catholique[26], Dourley, de notre point de vue, sacralise les images archétypales sans suffisamment prendre de distance critique nécessaire vis-à-vis de cette « substance » sacramentelle[27].

L’essentiel des critiques que nous présentons dans ce qui suit va s’articuler autour de ce réajustement entre symbolisé et symbolisant. Nous tenterons ainsi de montrer que loin de s’opposer, tout au contraire, l’approche qu’a le psychologue Jung des expressions archétypales de « Dieu » dans le processus d’individuation peut enrichir l’approche qu’a le théologien Tillich du Dieu transcendant dans le processus de sanctification. Ainsi, tout en gardant l’approche de la psyché comme sacrement, nous tenterons de montrer que ce que vise ce sacrement peut entrer en résonance avec l’approche que Tillich a de Dieu, tout particulièrement concernant sa créativité dirigeante.

2. L’interprétation psychologique de la Trinité par Jung

Jung présente une approche psychologique de la Trinité que l’on peut résumer de la façon suivante : « Le Père représente généralement l’état de conscience antérieur où l’on est encore enfant[28] ». Le Fils correspond à « une forme de vie choisie et acquise consciemment. Le christianisme qui est caractérisé par le Fils incite, pour cette raison, l’individu à se décider et à réfléchir[29] ». Jung écrit alors concernant l’« Esprit », en lien avec le processus d’individuation :

La troisième démarche pousse pour finir par-delà du Fils vers l’avenir, vers une réalisation durable de l’« Esprit », c’est-à-dire vers une vitalité caractéristique du Père et du Fils qui élève les états de conscience ultérieurs au même niveau d’indépendance que celui du Père et du Fils. Cette extension de la filiation divine à l’homme constitue une projection métaphysique de la transformation psychique. C’est qu’en effet l’état de fils est une transition, un état intermédiaire, parce que le fils est à la fois enfant et déjà adulte[30].

À propos de ce troisième état, Jung écrit :

[…] s’il n’était qu’une simple répétition de la première phase, les conquêtes de la deuxième, la raison et la réflexion disparaîtraient pour laisser la place à une quasi conscience régénérée de nature irrationnelle et non réfléchie […]. La nouvelle conscience acquise par l’émancipation du fils persiste dans la troisième phase, mais elle doit reconnaître qu’elle n’est pas à l’origine des décisions dernières et des connaissances décisives que l’on peut appeler γνωσις […] la progression à la troisième phase indique sensiblement une reconnaissance de l’inconscient […]. De même que le passage de la première à la seconde phase exige le sacrifice de la dépendance infantile, de même le passage à la troisième phase exige que l’on abandonne l’indépendance exclusive […]. Ce troisième état indique […] que la conscience du moi se range dans une totalité supérieure dont on peut dire « Je » […]. Les saints stigmatisés sont intuitivement et concrètement devenus des hommes christifiés, par conséquent des porteurs de l’image de l’anthropos [homme originel cosmique]. Ils symbolisent l’action exercée par le Saint Esprit sur les hommes. L’anthropos symbolise la nature personnelle de la totalité[31].

On peut ainsi résumer la perspective jungienne de la Trinité comme une expression symbolique sous forme triadique du processus d’individuation : « […] l’émergence du moi (le Fils, le Verbe) à partir de sa source (le Père — ou le Père-Mère […]) et la synthèse de ces opposés polaires dans le Soi (l’Esprit)[32] ».

L’approche qu’a Jung de la Trinité diffère notablement des principes trinitaires de Tillich[33] mais l’action du Soi jungien en tant que « dirigeant » le processus d’individuation fait écho à celle de l’Esprit qui « dirige » le processus de sanctification.

3. La rédemption mutuelle entre le conscient et l’inconscient

Dourley revient fréquemment sur le thème de la rédemption mutuelle entre le conscient et l’inconscient[34]. En effet, c’est un aspect essentiel du processus d’individuation. Dans une étude sur le symbole de la transsubstantiation, Jung montre que la messe est un rite du processus d’individuation[35]. Ainsi « le moi (le Fils, le Christ) est sacrifié à l’inconscient (le Père), pour renaître dans l’expérience de l’Esprit-Soi, saisie, à présent, non point comme un phénomène lointain, unique et isolé, mais vécue dans la conscience “ici et maintenant” du participant pénétrant cette vérité par l’intermédiaire du rite[36] ». Ce sacrifice du moi permet une conscience plus ouverte et plus équilibrée, mais cela correspond à une souffrance, car « le moi prend conscience qu’il n’est pas le maître de son destin[37] ». D’une façon semblable, l’inconscient aussi est sacrifié au moi, car il « renonce à sa position transcendante et inqualifiée pour s’incarner dans une existence humaine finie avec les limites et la souffrance qu’implique un tel état[38] ».

Ainsi, symboliquement, « Dieu » (comme Père) a besoin de l’homme pour devenir conscient. Or c’est précisément ainsi que Jung interprète le livre de Job dans son Réponse à Job : Jahvé, despotique et capricieux, ne peut sortir de son état d’inconscience que grâce à Job, qui l’éduque sur le plan moral[39]. Ce processus figure ainsi l’individuation qui nécessite un « moi fort ». Mais comme relevé plus haut, Jahvé, dans Réponse à Job, est une figure de l’inconscient, il n’est pas comparable à Dieu comme fondement de l’être de la théologie de Tillich. Or Dourley fait la comparaison entre ces deux approches du divin. Ainsi le « Dieu » mis en avant par Dourley est un « Dieu » en devenir qui a besoin de l’humanité, ce qui est en opposition avec la théologie de Tillich pour qui, en Dieu, les tensions sont déjà résolues[40]. Dans ce dialogue entre Jung et Tillich, Dourley estime que le processus d’essencification (essentialization) qui n’apparaît qu’à la fin de sa Théologie systématique montre une orientation de la théologie de Tillich vers une conception de Dieu plus proche de celle de Jung, dans la mesure où, dans ce processus, Dieu, d’une certaine façon, se réalise grâce à l’humain et qu’il a donc besoin de lui[41]. Attardons-nous un peu sur l’évocation du monde impliqué par la lecture théologique que Dourley fait de Jung : Dieu crée le monde pour que les hommes résolvent ses propres tensions. En clair, les humains sont des esclaves créés par nécessité et non pas par amour. La notion d’amour est d’ailleurs singulièrement peu mise en avant par Dourley par comparaison avec la grande insistance de Tillich. Cela pourrait évoquer certains éléments du polythéisme ou encore le monde infernal du film Matrix[42], nous reviendrons sur cette dimension maternelle-aliénante qui, à notre sens, se retrouve de façon marquée chez Dourley. Pourtant Tillich exprime clairement que cette « libido » dans l’amour que Dieu a pour les hommes, qui correspond au langage mystique ou de la piété, correspond au « symbolisme poético-religieux », car « Dieu n’a besoin de rien[43] ». De manière générale, dans les dernières pages de la Théologie systématique où Tillich présente son approche de l’essencification, l’accent est nettement mis sur la réalisation dans l’espace et le temps des potentialités de l’homme. Et pour ce qui concerne le pôle divin dans ce processus, Tillich insiste plusieurs fois : en « parlant ainsi de la Vie Divine et de sa relation avec la vie de l’univers », la théologie utilise un langage symbolique et « évite ainsi le risque d’assujettir le mystère ultime au schéma sujet-objet, ce qui dégraderait Dieu en un objet pour l’analyse et la description[44] ». Or en confondant Jahvé, figurant l’inconscient humain dans Réponse à Job, avec Dieu, à notre sens, Dourley dégrade Dieu en objet[45]. Il cherche, à travers l’approche qu’a Tillich du processus d’essencification, de « tordre » la théologie de Tillich dans le sens d’un devenir de Dieu, mais il semble confondre les plans : il ne parle pas du même « Dieu » que Tillich. Bien que Tillich prenne le soin de rappeler inlassablement que le langage sur Dieu qu’il utilise est symbolique[46], Dourley tire des textes de Tillich des affirmations conceptuelles sur Dieu. Il y a donc manifestement une double confusion, à la fois dans son appropriation du « Dieu » de Jung et dans celle du « Dieu » de Tillich. Il cherche ainsi à réconcilier les deux points de vue en extrapolant ce que serait la théologie d’un Tillich supposé « posthume », dont on pourrait, selon Dourley, déceler quelques traces dans ses tout derniers textes, comme sur l’essencification, par exemple. Or, si l’on respecte les points de vue de l’un et de l’autre, théologique pour Tillich et psychologique pour Jung, les deux approches se complètent assez naturellement sans avoir besoin d’extrapoler, à partir des derniers textes de Tillich, un « vrai Tillich » qu’il faudrait révéler.

Mais Dourley souligne de façon pertinente la difficulté de la position de Tillich concernant le fait que les tensions entre les pôles ontologiques en tension sont « déjà » résolues en Dieu : « En somme l’idée fondamentale de Tillich pourrait se formuler ainsi : ayant oeuvré à la réconciliation des opposés dans la vie divine à partir de l’éternité, le Saint-Esprit cherche à présent à orienter la vie humaine vers cette intégration et cette complétude à partir de sa présence active dans les profondeurs de la vie humaine elle-même[47]. » Or, dans la perspective jungienne, et cela en est un aspect essentiel, ce processus de résolution des conflits est un travail intérieur long et progressif, ce que semble contredire l’anthropologie de Tillich. Mais, là encore, on peut considérer que Dourley fait une lecture littérale, non symbolique, de la théologie de Tillich, en introduisant en Dieu la catégorie temporelle (en Dieu puis en l’homme) et causale (les opposés sont réconciliés en Dieu donc ils peuvent l’être en l’homme) et pourtant, inlassablement, Tillich rappelle que ces catégories ne peuvent pas convenir pour un discours sur Dieu, fondement de l’être. De notre point de vue, le difficile travail de réconciliation des opposés en l’humain dans le processus d’individuation n’est absolument pas en opposition avec la théologie de Tillich.

4. La question christologique

Pour Dourley, l’anthropologie de Tillich est bonne, dans la mesure où elle universelle et proche de celle de Jung, sur la question notamment du processus de maturation psychologique et spirituelle[48]. Mais, en revanche, il considère que la christologie tillichienne est marquée d’un provincialisme chrétien dont Tillich ne pouvait pas se départir du fait de son statut de théologien chrétien. Or l’anthropologie de Tillich ne peut pas être séparée de sa christologie. On peut en effet considérer que l’approche qu’a Tillich du processus de maturation humain s’enracine dans une christologie pneumatologique présentant Christ comme l’Être nouveau. Parmi les grandes religions, pour faire un tour d’horizon très caricatural, les monothéismes sont de tendance théistes et les spiritualités orientales, notamment le bouddhisme zen, ont un caractère ontologique. Mais ces spiritualités ont une approche du « soi sans forme » en identité avec l’univers, au contraire de la notion de participation tillichienne qui permet de préserver l’individualité du soi[49]. Ainsi, à l’inverse de Dourley, nous pensons que le concept de maturation d’un soi individuel, sous l’effet d’une action transcendante qui dépasse le théisme, peut être considéré comme spécifiquement chrétien.

Christ est, dans le langage de Jung, un symbole du Soi et, dans le langage de Tillich, il est l’Être nouveau, symbole de la puissance d’être. Or, pour Jung, Christ est non seulement un symbole du Soi parmi plusieurs autres, mais il en est de surcroît un symbole incomplet, dans la mesure où il y manque trois éléments : sa part instinctive, sa face sombre et sa dimension féminine[50]. Or toutes ces dimensions humaines doivent être intégrées pour que le processus d’individuation puisse être abouti. Pour Jung, dont Dourley reprend les perspectives christologiques, Christ est ainsi un symbole non seulement incomplet mais aussi spécifiquement occidental du Soi. Chacun des trois éléments dont Jung pense que Christ manque mériterait une discussion approfondie, mais on peut évoquer quelques pistes de réflexion. En premier lieu, on peut supposer que si le récit dans lequel Jésus chasse les vendeurs du Temple est présent dans les quatre évangiles, Jésus devait, à certaines occasions, être capable d’exprimer une certaine part instinctive[51]. L’épisode des tentations, notamment dans sa version courte chez Mc 1,12-13, peut aisément s’interpréter, dans un cadre jungien, comme une expérience d’intégration qu’est parvenue à faire Jésus de sa propre part d’ombre[52]. Enfin, la part féminine — dans l’approche qu’en a Jung — de Jésus peut être mise en évidence[53]. Il apparaît donc — mais il faudrait une étude plus approfondie pour donner des arguments plus solides — que, si l’on s’en tient à l’approche qu’a Jung du processus d’individuation, Christ peut être perçu comme un symbole complet du Soi. En adoptant cette position, on garde de Jung la profondeur de son analyse de la psychologie humaine mais l’on remet en question son approche de Jésus Christ : sa vision semble plus correspondre à une figure traditionnelle et relativement monophysite d’un Christ coupé de sa dimension féminine, de son ombre et de ses instincts, qu’au témoignage qu’en donnent les récits évangéliques. Or Tillich a une approche de Jésus de Nazareth beaucoup plus respectueuse de sa véritable nature humaine, tout en lui reconnaissant la valeur de symbole, par excellence, de l’Être[54].

5. La déesse, mère de la Trinité[55]

Pour Jung, la mère peut figurer l’inconscient collectif [56]. Le processus d’individuation correspond à la prise de conscience d’éléments inconscients : cette étape ne peut être réalisée que par un psychisme dont le moi a été suffisamment fortifié, sinon il risque soit de se maintenir névrotiquement à l’écart de son inconscient, soit de se faire engloutir par la puissance des archétypes. La mythologie en rend compte dans les histoires qui mettent en scène un héros qui cherche à libérer une princesse (son anima) de l’emprise d’un dragon, figurant un complexe maternel négatif qui peut le dévorer. Louis Beirnaert, jésuite psychanalyste lacanien, a écrit un texte dans lequel il raconte l’histoire de ce processus chez Ignace de Loyola, qui, avant de pouvoir entrer dans « l’ordre de la loi », se constituer comme sujet et accéder à l’« homme nouveau », a été confronté à une puissance fascinante et aliénante liée à la figure maternelle qui a pris la forme hallucinatoire « d’un serpent, avec beaucoup de choses qui resplendissaient comme des yeux, mais n’en étaient pas. Cette vue lui donnait beaucoup de plaisir et de consolation, et quand elle disparaissait, il était attristé[57]. » Beirnaert fait le lien entre cette vision et l’idéal chevaleresque du jeune Ignace de l’esclave soumis à sa Dame/Notre-Dame[58].

Or, de notre point de vue, c’est dans cette perspective régressive de soumission à une puissance archétypale de la Déesse que se situe la position de Dourley. En effet, il accorde une importance majeure, dans le processus d’individuation, à la perte de soi, la dissolution de soi dans le sein maternel d’où tout procède. Et il fait le lien de façon exagérée, à notre sens, avec la phrase de Tillich extraite de son texte sur la Trinité : « [Le] concept de “fondement de l’être” […] est […] mi-conceptuel, mi-symbolique. Dans la mesure où il est symbolique, il désigne la “maternité”, donner naissance, porter et embrasser et en même temps retenir, s’opposer à l’indépendance du créé et l’engloutir[59]. »

Dourley ne nous semble pas assez mettre en avant l’importance du renforcement du moi, pour que le sujet puisse se « confronter » avec l’inconscient. Ce n’est pas étonnant puisque, pour ce théologien, le but recherché est précisément la dissolution de soi pour mieux renaître ensuite. Or, dans la théologie de Tillich, cette importance d’un moi fort est bien présente : elle est liée, dans Le courage d’être, au « courage d’être soi » dans sa tension avec le « courage d’être participant ». Devant cette insistance massive de Tillich sur le courage d’être soi, sa mention de l’élément maternel dans la Trinité doit être mise à sa juste place[60].

Ce qui nous semble être un biais dans la lecture que Dourley fait de Jung est manifeste dans son commentaire d’un texte de Jung sur Eckhart[61] : alors même que Jung insiste lourdement et à plusieurs reprises dans ce texte sur l’importance d’un moi fort dans la plongée dans la déité (perçue comme maternelle par opposition au « Dieu trinitaire » d’Eckhart) pour éviter une perte de soi régressive, Dourley y fait très peu référence et insiste sur la nécessité de la perte de soi pour le renouvellement de l’être[62]. La différence entre la perspective de Jung et celle de Dourley peut être condensée dans leur explication de la montée du nazisme : pour Jung, cela correspond à l’aliénation d’un moi faible par une puissance archétypale aliénante[63], alors que du point de vue de Dourley, un rétablissement d’une religion de la déesse commune à tous les humains pourrait éviter ces tragédies[64]. Au premier abord, la perspective de Dourley peut se comprendre, mais dans la perspective de la profondeur de la pensée de Jung, elle nous apparaît trop superficielle.

De manière générale, Dourley cherche à saper la tentation supranaturaliste en mettant en avant la dimension maternelle de Dieu. En première analyse, là encore, cela peut sembler pertinent — surtout si, comme vu plus haut, on ne retient que l’aspect positif du complexe maternel — mais Dourley ne semble pas conscient d’un danger grave qui guette une telle approche. En effet, la face sombre de l’histoire de l’Église catholique en témoigne : la projection de l’archétype de la vierge mère sur l’Église a conduit, et conduit encore à des désastres. Antoine Vergote, à propos des chrétiens, écrit :

Ils rêvent d’une Église aussi pure et délectable qu’une Jérusalem céleste […] il veut retrouver dans son église son mythe familial agrandi par l’éclat divin. Tout homme incline à se reclure dans une insuffisance incestueuse ; mais l’abîme qui guette l’homme religieux est de vouloir confisquer Dieu pour une possession assurée. […] À ce péché qui est contre l’Esprit, seuls sont exposés les croyants. C’est à eux qu’en définitive Jésus s’est affronté[65].

À notre sens, Dourley prend une grande liberté en associant la déité d’Eckhart, ce « fond maternel », au « Dieu au-dessus de Dieu » de la fin du livre Le courage d’être dans la mesure où, précisément, tout apophatique en effet que soit ce Dieu de Tillich — en ce sens qu’il est au-delà de tout symbole —, il est fondamentalement puissance d’être. Or au sens où Tillich comprend la puissance d’être, cela ne semble pas compatible avec la dissolution du soi nécessaire à son renouvellement sur lequel insiste tant Dourley[66]. Nous reviendrons plus bas sur ce « Dieu au-dessus de Dieu » dans une perspective tout à fait différente de celle dans laquelle Dourley le place.

Compte tenu des considérations précédentes sur la figure de Christ et la Déesse, Dourley propose de remplacer le mythe chrétien et sa Trinité par une double quaternité[67]. Le « quatrième » est, d’une part, constitué par la conscience humaine dans laquelle la Trinité résout ses conflits internes dans le temps et, d’autre part, il correspond à la déesse mère liée au néant de l’expérience mystique[68]. Ce qui précède suffit à montrer la fragilité d’une construction aussi complexe et, de plus, il y manque le mal, que Jung place pourtant dans sa propre approche de la Trinité. Pour être cohérent avec cette perspective mythologique de Dieu, il faudrait imaginer un Dieu à six composantes : les trois du Dieu trinitaire chrétien, plus le féminin, plus le mal (Satan comme l’opposé de Christ, une idée importante chez Jung[69]), plus le matériel/corporel/instinctuel, mais pour Jung cet élément est intégré à Marie qui, telle qu’il la présente dans Réponse à Job, apporte l’élément corporel à la divinité.

Dourley insiste beaucoup sur la remise en cause de la perspective trinitaire dans laquelle se place Tillich. Or celui-ci n’y accorde pas l’importance que lui attribue Dourley, loin de là, puisqu’il l’évoque surtout dans un texte court[70]. De plus, de manière assez générale, Tillich utilise le terme « Esprit Saint » pour simplement désigner la présence de Dieu en l’homme : on est loin d’un discours détaillé sur une description métaphysique des composantes trinitaires de Dieu, au contraire de l’élaboration assez complexe que fait Dourley d’une double quaternité.

IV. Propositions d’élargissement de l’approche qu’a Tillich des symboles religieux

1. Le rêve comme « médium de révélation »

Bien que Tillich relie l’expérience de la présence spirituelle à « la prière ou la méditation privée », il évoque peu les symboles oniriques : les mots « rêves », « songe » ou encore « onirique » sont absents de sa théologie systématique[71]. En effet, si pour Jung tout comme pour Tillich les symboles proviennent de l’inconscient collectif, il y a des différences notables entre les deux approches. Jung pense que l’émergence de symboles dans les rêves individuels peut contribuer au processus d’individuation. En effet, ces symboles peuvent « résoudre » les tensions entre deux pôles opposés en un « troisième terme » qui les dépasse et les réconcilie[72], alors que dans la théologie de Tillich, ce sont les symboles chrétiens collectifs qui ont ce rôle[73]. Cependant Tillich évoque l’importance des rêves comme lieu d’« expérience du numineux[74] ». La religion vit par de telles expériences, elle s’efforce ainsi de « maintenir la communion avec cette profondeur divine de notre existence. Mais parce que cette profondeur reste “inaccessible” à toute conceptualisation objectivante, elle devra être exprimée en symboles[75]. » Tillich compte ainsi manifestement le rêve comme « médium de révélation », comme peuvent en témoigner d’autres textes bien qu’ils soient moins explicites[76].

2. La dimension prospective du symbole

Un élément essentiel du symbole pour Tillich est qu’il révèle ce qui est caché[77]. C’est valable aussi pour Jung : le symbole dévoile ce qui est « pressenti mais non encore reconnu » en tant qu’« expression suprême de l’indicible » tout en maintenant la profondeur, le fondement de l’être, inaccessible[78]. On peut relier l’approche qu’a Tillich des symboles au développement psychique par la prise de conscience (le premier principe du processus de sanctification) dans le passage suivant :

Une oeuvre d’art créative nous fait rencontrer une dimension du réel qui, sans elle, serait inaccessible. Non seulement les symboles ouvrent des dimensions et des éléments de la réalité qu’eux seuls permettent d’approcher, mais, c’est leur quatrième caractéristique, ils nous font entrer dans les dimensions et les éléments de notre âme qui leur correspondent. Une pièce de théâtre importante ne se borne pas à donner une vision nouvelle de la comédie humaine ; elle dévoile les profondeurs cachées de notre être, ce qui nous permet de recevoir ce qu’elle nous révèle de la réalité. Il y a en nous des dimensions dont nous ne prenons conscience qu’à travers des symboles, comme les mélodies et les rythmes en musique[79].

Le sens visé par les symboles ne pouvant pas être conceptualisé, objectivé, les symboles oniriques n’imposent jamais un chemin explicite dans la conduite à tenir pour s’accomplir. Le sujet doit toujours faire oeuvre d’« interprétation », ou plus précisément de « perception subjective » des rêves : la décision du sujet n’est jamais contrainte, les « injonctions divines » étant toujours voilées, l’homme demeure fondamentalement libre de se laisser toucher, « saisir » par elles ou non[80]. Ainsi l’action créatrice et salvifique de Dieu est dans « le bruit d’un silence ténu » (1 R 19,12). Mais, comme le déplorent Tillich et Jung, le sens symbolique, si ténu et vulnérable, se perd dans nos sociétés modernes où le langage conceptuel, univoque et « technique », a pris une place déterminante[81].

3. Deux dualités qui se ressemblent

Nous avons relevé plus haut une différence qui nous semble essentielle entre la « théologie » des symboles religieux, ou psychologie, de Jung et la théologie non symbolique de Dieu comme fondement de l’être pour Tillich. Allons un peu plus loin en abordant cette différence à l’intérieur même des deux systèmes de pensée.

On pourrait mettre en avant une forme de dualité, chez Jung, entre deux éléments essentiels de son approche de la psyché. Le premier élément de cette dualité correspond à des symboles religieux émergeant de la psyché qui prennent une forme personnelle dans les rêves, par exemple la figure numineuse du « vieux sage » ou de l’anima pour un homme (l’animus pour une femme). Le deuxième élément est l’action régulatrice du Soi, sous-jacente à la psyché, et qui conduit le processus d’individuation[82]. Cette dualité pourrait faire écho à celle qui, chez Tillich, porte en tension l’approche symbolique du Dieu auquel on dit « Tu » dans un dialogue en « Je/Tu[83] » avec celle de « Dieu au-dessus de Dieu ». Ce Dieu fonde la puissance d’être au-delà de toute forme de symbole et correspond à une foi « nue, dépouillée de tout support symbolique[84] ».

3.1. Le symbolisant

Les ressemblances sont en effet remarquables car, pour Tillich, dans le « Tu » divin, il y a ce « quelqu’un qui est plus près du “je” que le “je” l’est à lui-même[85]. » Or, dans l’approche de Jung, les symboles, tels le « vieux sage » ou l’anima, qui, dans certains rêves, peuvent s’adresser à l’homme sont aussi une part de lui, en devenir, si l’on considère le symbole sur un plan prospectif. Quand, par exemple, une figure numineuse nous réconforte dans un rêve, ou pour l’exprimer d’un point de vue plus tillichien, nous « accepte », ce n’est pas un dieu extérieur qui le fait, mais une part de nous, en devenir.

3.2. Le symbolisé

Abordons maintenant l’autre « pôle » de cette dualité, qui correspond à la foi au « dieu au-delà du théisme », faisant écho à l’action régulatrice du Soi dans le modèle psychologique de Jung. Tillich qualifie cette foi d’« absolue » : elle est « l’acte d’accepter d’être accepté sans personne ni quelque chose qui accepte. Elle est la puissance de l’être-même qui accepte et donne le courage d’être[86] ». C’est cette puissance d’être que visent tous les symbolisants religieux. Il y a ainsi un lien avec l’action de Dieu en l’homme comme créativité dirigeante conduisant à la réalisation de soi. En effet, ce Dieu au-delà du théisme — qui est celui de toute la théologie de Tillich — est le « contenu » de la foi absolue[87]. Au fondement du courage d’être il y a le courage d’accepter d’être accepté : on peut se sentir accepté par une figure symbolique, ou bien dans la foi la plus dépouillée, sans aucun support, en donnant ainsi un sens à travers le désespoir du non-sens. Ce n’est plus la foi en un Dieu théiste, mais la foi en ce que « rien ne peut nous empêcher d’accomplir la signification ultime de notre existence […] [la Providence signifie que] en chaque situation se trouve une possibilité de création et de salut qu’aucun événement ne peut détruire[88]. » Cette foi en Dieu comme fondement de l’être et du sens au-delà de tout théisme fondant la certitude de sa créativité dirigeante est la foi en la providence[89]. Or c’est « la foi la plus forte, la plus paradoxale et la plus audacieuse[90] », elle est cette foi en ce cheminement vers la réalisation de notre être ultime que rien ne peut empêcher. C’est en elle que s’enracine le courage d’être[91].

3.3. Le principe protestant

À notre connaissance, Dourley ne fait pas le lien entre ces deux approches du « Je/Tu » chez Tillich et Jung. Pourtant ce point de rapprochement possible nous semble important pour une critique approfondie du théisme : il n’est réellement dépassé que si l’on n’idolâtre pas les symboles religieux émergeant de la psyché, ce que, à notre sens, Dourley fait dans sa lecture de Jung. En d’autres mots, Dourley se rattache à une certaine forme de « sacramentalisme », quand bien même il s’agit de celui de la psyché, qui s’écarte de l’approche qu’a Tillich du « Dieu au-delà de Dieu » transcendant toute forme de symbolisant. Au provincialisme[92] chrétien que Dourley ne cesse de reprocher à Tillich, on pourrait mettre en avant l’approche idolâtre que Dourley a des symboles que Tillich, quant à lui, intègre mais aussi dépasse. Pour l’exprimer autrement, Dourley reproche à Tillich de ne pas être assez critique vis-à-vis du christianisme et d’y rester confiné de par son statut de théologien chrétien. Mais par contraste avec l’importance excessive de son orientation « catholique », « sacramentelle », Dourley semble ne pas assez faire preuve d’esprit « protestant », critique, pour ces symboles émergeant de la psyché qui ne sont que des médiations vers l’ultime, absolument insaisissable en tant que tel[93].

Conclusion

La question de la paix entre les religions revient fréquemment dans la plupart des textes de Dourley. Il perçoit en effet les divergences entre les religions comme l’une des principales sources des tragédies de l’histoire. Afin de gommer ces différences et promouvoir une paix universelle, il propose un nouveau mythe, « au-delà » du mythe chrétien, qui correspond à la lecture qu’il fait de Jung. Ce nouveau mythe, très imprégné de la dimension si vivante et dynamique qu’a Jung de la maturation psychique et spirituelle pourrait répondre à la quête de sens actuelle. Il nous semble cependant que la théologie de Dourley porte plusieurs écueils, à travers notamment la grande importance donnée à la déesse mère.

Notre étude pourrait ouvrir d’autres perspectives en frayant la voie à un « enrichissement » possible de certains aspects de la théologie de Tillich avec des éléments du modèle de la psyché de Jung[94]. Il pourrait ainsi être possible de proposer des éléments de développement à ce dont Tillich, à la fin de sa vie, a esquissé les contours, la « religion de l’Esprit concret[95] ». Dans cette expression le terme « concret » se rapporte aux symboles sacramentels, qui, de notre point de vue, pourraient être élargis à des symboles plus individuels, tels que les symboles oniriques[96]. Cela contribuerait ainsi à rendre plus vivante encore la proposition que fait Tillich d’une spiritualité chrétienne porteuse de sens.