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Lors du congrès de la Société Internationale de Théologie Pratique à Ottawa en 2016, un atelier fut organisé sur les difficultés spécifiques de la discipline[1]. Un point ressorti fut une méconnaissance de ce que nous faisons, tant par les collègues des autres disciplines théologiques que par ceux et celles des sciences humaines supposées les plus proches (anthropologie, sociologie, psychologie). Si la théologie pratique est la dernière-née des disciplines théologiques[2], elle a tout de même une soixantaine d’années et son positionnement devrait être solidement établi dans le monde académique. La première génération, autour du concile Vatican II, s’est efforcée de justifier la prise en compte des pratiques dans la réflexion théologique, autrement qu’en termes de domaine d’application de la dogmatique et de la théologie morale. La seconde génération a beaucoup investi dans la méthodologie et les fondements, ce qui reste une tâche encore actuelle[3]. Le contexte de notre troisième génération de théologiens et théologiennes pratiques est celui d’un passage définitif dans une société de postchrétienté. Le défi épistémologique de la recherche se pose à nouveau[4], dans un monde de repères qui s’effacent et de transformations rapides, ce que certains nomment la modernité liquide[5].

L’objectif de cet article est de contribuer à approfondir l’épistémologie propre à la théologie pratique[6]. D’une manière générale, l’épistémologie[7] cherche à clarifier les opérations qui permettent de développer la connaissance d’une science donnée. Pour ce faire, elle cherche à comprendre selon quelles modalités cette science, pour nous la théologie pratique, se constitue. Elle examine en particulier quels sont ses présupposés implicites et explicites, ses sources et la logique argumentative qui sous-tend une discipline comme science. On pourrait dire, pour simplifier un peu, que l’épistémologie se focalise sur les raisons qui poussent à recourir aux outils qui sont nécessaires à sa recherche, tandis que la méthodologie chercher à montrer comment le chercheur utilise les différents outils mis à sa disposition.

Dans les publications scientifiques, il apparaît que plusieurs ancrages épistémologiques coexistent dans la recherche, très souvent non explicités, occasionnant un flou qui pourrait expliquer la difficulté relevée en introduction. Notre hypothèse est que cette diversité est liée au statut de l’expérience de foi en tant que telle et aussi dans la construction de la réflexion. On constate dans les publications trois positionnements des éléments empiriques de la recherche : soit situés dans une première partie, soit dans une deuxième partie, soit tout au long du texte. Nous verrons successivement ces trois possibilités, afin d’en caractériser l’ancrage épistémologique[8]. Dans un dernier temps, nous approfondirons le statut de l’expérience de foi, puisque ce serait la différence principale — et en général implicite — entre ces approches de théologie pratique.

I. Commencer par le terrain

1. À l’origine : voir-juger-agir

Le moment où le contexte et les pratiques ont pris place systématiquement dans une réflexion en Église catholique est en général situé dans les années 1920, à l’initiative du Belge Joseph Cardijn et étroitement lié à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Sa « méthode » est connue sous le triptyque « voir-juger-agir », processus pédagogique en trois temps favorisant une réflexion spirituelle enracinée dans une prise en considération du réel, avec une finalité de transformation de ce réel[9]. Il s’agit donc d’une méthode opératoire et non spéculative, et en tout cas pas une méthode de recherche théologique à l’origine. Elle trouve sa reconnaissance au concile Vatican II (avec la notion complexe de « signes des temps »). On peut ainsi lire dans la constitution sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes en 1965 :

Le Concile se propose avant tout de juger à cette lumière [de la foi] les valeurs les plus prisées par nos contemporains et de les relier à leur source divine.

no 11,2

Le Magistère catholique, qu’il soit universel ou local, adopte ce processus par la suite jusqu’à aujourd’hui, mais principalement dans le domaine de la doctrine sociale. On lit par exemple dans l’introduction au Compendium de la doctrine sociale de l’Église :

L’exposé des principes de la doctrine sociale entend suggérer une méthode organique dans la recherche de solutions aux problèmes, afin que le discernement, le jugement et les choix correspondent à la réalité et que la solidarité et l’espérance puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes. En effet, ces principes se renvoient les uns aux autres et s’éclairent mutuellement, dans la mesure où ils expriment l’anthropologie chrétienne, illuminée par la Révélation de l’amour de Dieu pour la personne humaine.

art. 9

L’influence et l’omniprésence de l’Action catholique dans l’Église sont telles dans les années d’après-guerre que les premiers théologiens pastoralistes vont puiser dans cette expérience de réflexion contextuelle les éléments structurants d’une théologie de l’action. Les théologiens, en écho avec les travaux des premiers sociologues de la religion (Gabriel Le Bras, Fernand Boulard) vont donc situer la dimension empirique au début de leurs recherches. La méthode « voir-juger-agir » fait alors son entrée dans la recherche théologique, sans que cela ne fasse véritablement l’objet d’une réflexion fondamentale[10]. Un lieu emblématique en sera le Centre International Lumen Vitae à Bruxelles, où les jésuites adoptent et déploient cette méthode dans leurs enseignements et leurs publications[11]. L’autre « lieu » où la méthode de Cardijn sera adoptée et adaptée en théologie est l’Amérique latine, à la source des théologies de la libération et promue dans les textes du CELAM[12].

2. La corrélation critique entre l’expérience, l’Écriture sainte et les enseignements

Lorsque le souci apparaît de fonder en théologie l’étude contextuelle des pratiques, cela s’est fait dans la continuité avec le voir-juger-agir. Les auteurs commencent par le terrain. La dimension empirique prend ainsi place en début de recherche, à la manière des sociologues et anthropologues. Il se pourrait alors que, finalement, la question soit celle du dialogue entre théologie et sciences humaines dans un contexte de déchristianisation. Mais n’allons pas trop loin. Ici, la réflexion des auteurs ne porte alors pas tant sur l’épistémologie que sur l’articulation entre les trois pôles permettant d’élaborer une réflexion de théologie pratique.

Les théologiens pratiques ont adopté la notion de « corrélation » proposée par le théologien systématicien Paul Tillich. Or son but n’était pas du tout pastoral, et c’est peut-être un indice d’une difficulté pour l’épistémologie de la théologie pratique. Tillich voulait rendre compte de la relation entre la foi chrétienne et le monde moderne, en développant une interaction réciproque (donc une dépendance mutuelle) tout en respectant l’autonomie de chacun[13]. La méthode pour cela est dite corrélative. C’est Edward Schillebeeckx qui adapte le premier la corrélation de Tillich pour une réflexion proche des préoccupations de la théologie pratique[14]. Il l’utilise surtout pour fonder la prise en considération des expériences de foi dans une réflexion théologique[15]. Il est suivi en cela par Claude Geffré, grand promoteur d’une théologie herméneutique[16]. Nous ne sommes toujours pas dans une théologie intégrant des études de terrain.

C’est au milieu des années 1980 que la jeune discipline de la théologie pastorale ou pratique — cherchant ses marques dans le concert théologique et sa méthodologie — fait sienne et adapte la méthode de corrélation. Il faut évoquer ici l’article de Marc Donzé qui fut pionnier francophone dans l’utilisation du terme de corrélation, constamment référencé, et parfois amplifié[17], jusqu’à aujourd’hui :

La méthode qui me paraît la plus adéquate est celle d’une corrélation critique entre la réalité de la pratique ecclésiale et ses référents (dans l’ordre : le Christ, l’Évangile, la tradition) ; une corrélation qu’il ne faut pas concevoir dans un système de questions-réponses, au sens où la pratique questionnerait et le monde de la référence répondrait, mais comme une interaction constante entre les requêtes du temps présent, les pratiques du peuple chrétien et les références fondatrices[18].

Cette méthode est depuis couramment promue, tant dans les usuels, comme le Précis de théologie pratique[19], que dans les articles abordant la méthodologie. Ceci étant considéré comme acquis, la réflexion dans la littérature scientifique porte jusqu’à aujourd’hui sur les difficultés liées à l’interprétation[20], d’une manière renouvelée par rapport aux recherches des années 1980[21]. Or cela ne va pourtant pas de soi. Comme le fait remarquer Joël Molinario dans un article important sur le sujet, les fondements n’ont pas été véritablement établis. Il relève « la difficulté théorique de justifier théologiquement et épistémologiquement la méthode de corrélation par celui qui est reconnu comme un des meilleurs spécialistes de la question en monde francophone [Marc Dumas][22] ».

Il faut encore signaler que cette priorité donnée au terrain dans le processus de la recherche est aussi celle de la méthode de praxéologie théologique inaugurée dans les années 1980 par Jean-Guy Nadeau et ses collègues de Montréal[23]. Olivier Bauer a fait récemment une synthèse de la dimension empirique de la praxéologie. Il y rappelle que le diagnostic n’est pas suffisant, et souligne que le défi est de passer à l’interprétation[24].

3. Conséquences pour l’épistémologie

L’origine d’un positionnement de l’étude de terrain en début de recherche n’est pas une donnée indifférente pour l’épistémologie. Que ce soit dans une finalité opératoire comme dans le voir-juger-agir, ou dans une finalité de connaissance des pratiques comme dans la corrélation inspirée de Tillich ou dans la praxéologie, la difficulté serait la même. Le but est de connaître le plus exactement possible le contexte[25], les actions et motivations des personnes concernées par le domaine étudié. La proximité avec les autres sciences humaines étudiant le religieux est dans ce cas très aisément perceptible. Peut-on alors parler d’une différence épistémologique à propos de la dimension empirique de la recherche ?

À notre avis, cela dépend principalement du contexte dans lequel la recherche se déploie. Pour le dire autrement, ceci pouvait ne pas poser de problème dans un contexte encore marqué par la « chrétienté » (jusqu’au changement de millénaire), c’est-à-dire imprégné de restes d’une homogénéité de culture, valeurs, rites et langages religieux. Le contexte permettait aux personnes interviewées ou observées de situer le théologien différemment du sociologue ou du psychologue. C’est une époque où tous les théologiens et théologiennes pratiques sont convaincus à juste titre « que l’utilisation des sciences humaines de manière raisonnée et appropriée est un potentiel prophétique pour transformer les pratiques ecclésiales et qu’elles peuvent avoir un impact exigeant mais nécessaire pour les Églises dans le monde de ce temps », comme l’écrit encore Pierrette Daviau en 2014[26].

Il y avait peu de risque d’ancrer l’épistémologie théologique dans un paradigme positiviste, comme c’était courant dans les autres sciences humaines. Selon ce paradigme, « la réalité et les faits qui la composent sont mesurables. Ce type de recherche scientifique emploie un mode de connaissance reproductible dont les résultats sont généralisables[27] ». Dans un contexte postmoderne de postchrétienté aux éclatements multiples, il n’est pas étonnant que des théologiens et théologiennes pratiques aient cherché à éviter dorénavant le risque d’une épistémologie qui serait trop semblable aux autres sciences humaines du religieux. Cela rejoint ce que pressent Marc Dumas dans le Précis de théologie pratique : « Et si les nouvelles conditions de la situation humaine étaient à ce point différentes, si le fossé entre la foi chrétienne et le monde contemporain devenait tout simplement infranchissable, ne devrions-nous pas imaginer une nouvelle corrélation[28] ? »

Compréhensible par les sciences humaines du religieux, ce type de démarche empirique de théologie pratique est par contre étranger aux disciplines systématiques de la théologie (dogmatique, sacramentaire, ecclésiologie, fondamentale, morale fondamentale). Je vois dans la proximité épistémologique ici décrite une cause majeure de la difficulté pour les théologiens et théologiennes pratiques à être reconnus comme théologiens et théologiennes authentiques par leurs pairs dans les années 1980 et 1990.

La critique la plus novatrice et constructive est venue en 1975 de David Tracy, lui aussi situé en théologie fondamentale comme Tillich. Il y propose un modèle de corrélation novateur, en détaillant plusieurs limites de Tillich et concluant : « Yet Tillich’s method of correlation is crucially inadequate[29] ». Il y critique aussi la fascination exercée sur certains théologiens, d’abord des systématiciens. Ce n’est que rétrospectivement que ses propos questionnent indirectement l’appropriation de la corrélation tillichienne par des théologiens et théologiennes pratiques commençant par la recherche de terrain. La critique sur l’épistémologie est parfois résumée par l’expression « recherche à étages[30] », développée particulièrement par Franklin Buitrago Rojas[31]. L’étude de terrain se fait d’abord à l’aide de méthodes de collecte de données propres à une science humaine empirique, que ce soit une recherche menée personnellement par le théologien ou la théologienne (ou en équipe pluridisciplinaire), ou en empruntant des données fournies par des collègues de sciences humaines (psychologie, sociologie ou anthropologie religieuse). Ensuite, dans un deuxième moment de la recherche, le théologien ou la théologienne travaille à partir des données obtenues. La question posée par Franklin Buitrago Rojas dans la suite de Tracy serait donc celle d’une succession d’épistémologies différentes, au risque d’invalider la dimension proprement théologique de la recherche.

Il ne s’agit donc pas d’abord ici des méthodes employées. Si des chercheurs ou chercheuses utilisent des données (surtout des enquêtes) rassemblées par d’autres, cela est habituellement considéré comme légitime, même si cela pose des difficultés supplémentaires. Isabelle Grellier fait justement remarquer que les théologiens et théologiennes pratiques ont rarement toutes les compétences pour mener ces recherches de terrain[32]. La question serait alors la pertinence de « limiter » tout l’apport théologique seulement à l’interprétation des données.

II. La recherche empirique à mi-chemin entre la problématisation théologique et le déploiement de la réflexion

1. Un changement de structure significatif

Dans le monde francophone au début des années 2000, certaines recherches doctorales et des séminaires de recherche ont commencé à déplacer la dimension empirique partiellement ou totalement dans une deuxième partie. Il nous semble que ce tournant n’a pas été assez souligné pour sa dimension épistémologique.

On doit à Étienne Grieu d’avoir proposé une importante réflexion méthodologique et épistémologique dès sa thèse doctorale publiée en 2003[33]. Il continue à fonder sa réflexion à l’aide de Paul Tillich (et de Karl Rahner), mais il le fait autrement qu’en séparant la recherche de terrain (en l’occurrence des récits de vie) de l’interprétation. Tillich lui sert d’abord à penser l’engagement croyant dans le monde, selon une approche fondamentale[34]. Ce déplacement est important, car il va inciter d’autres chercheurs à explorer des voies alternatives à la corrélation inspirée de Tillich. Mais Grieu lui-même et d’autres avec lui vont évoluer vers des structurations que nous traiterons plus loin dans le développement sur l’ordinary theology.

Le premier « francophone » à se revendiquer explicitement de David Tracy, pour justifier une construction situant la recherche de terrain autrement que selon une corrélation inspirée de Tillich, est Franklin Buitrago Rojas, évoqué plus haut. La récente publication en espagnol et en français de sa thèse de doctorat rend accessible à un grand nombre de théologiens cette question épistémologique. Elle permet d’aller plus loin dans la justification de placer dans un deuxième moment du travail la recherche de terrain. David Tracy a mené une relecture de ses propres écrits sur la corrélation dans un ouvrage collectif publié en 2011[35], sans revenir sur les questions d’épistémologie.

Si David Tracy est retenu comme le maître à penser ou tout du moins l’initiateur d’un changement dans la mise en oeuvre d’une corrélation, il n’en a posé que des fondements, n’allant pas jusqu’à mener lui-même son application à des recherches empiriques propres. Il est resté dans son domaine de la théologie systématique. Il a suscité en tout cas un élan qui ne faiblit pas pour une réflexion fondamentale en théologie pratique[36]. Pour être précis, il faut encore noter qu’à partir de 1980, Tracy a toujours ajouté « mutuellement critique » (mutually critical) au mot corrélation. Cela lui permet de se distancier d’une perspective qui serait exclusivement harmonieuse entre les pôles concernés. Tracy inclut alors la confrontation et la non-identification, dans son modèle analogique[37].

2. Conséquences pour l’épistémologie

Que change cette structure par rapport à la précédente du point de vue de l’épistémologie ? Cela devrait permettre de positionner la recherche empirique dans la continuité du questionnement théologique initial, et donc sur des questions proprement religieuses[38]. Étienne Grieu les présente comme « celles qui demandent une prise de position par rapport au tout de l’existence et par rapport au monde[39] ». On ne pose donc pas la question de recherche comme un sociologue ou un psychologue le ferait. Le piège de la « recherche à étages » est par conséquent évité.

Mais cela va plus loin, si l’on suit Buitrago Rojas. En effet, « pour ne pas lire la réalité à partir des cadres théoriques d’une autre science, [il faut éviter autant que possible] de prendre une autre science humaine comme référence spécifique ou comme cadre conceptuel qui puisse servir de grille pour la description de la réalité[40] ». L’emprunt aux sciences humaines se limitera ainsi aux techniques d’investigation. Lorsque c’est possible, on leur donnera une signification théologique. Ainsi pour les récits de vie ou les entretiens compréhensifs, le théologien ou la théologienne y lira comme fondement la relation que Dieu tisse avec toute l’humanité en général et chaque être humain en particulier. Cette composante essentielle de la révélation chrétienne colore inévitablement l’épistémologie.

La démarche empirique est alors aisément familière aux autres théologiens des disciplines systématiques, même s’il reste des difficultés, notamment le poids donné à des expériences de foi particulières. À l’inverse, l’épistémologie sous-jacente à cette structure risque de rendre la scientificité du travail plus difficilement accessible aux chercheurs et chercheuses des autres sciences humaines du religieux. Si nombre d’entre eux prônent un « agnosticisme méthodologique[41] », ils et elles ne peuvent pas présupposer la révélation chrétienne au point de départ de leurs études. Le dialogue et l’interdisciplinarité n’iront pas de soi comme cela pouvait être le cas avec des théologiens et théologiennes pratiques plaçant l’étude de terrain au début de la recherche.

III. De l’empirique disséminé tout au long de la réflexion

Dans les deux structures de recherche et de publication présentées précédemment, il serait erroné de dire que la dimension empirique est strictement cantonnée dans une partie du travail. En effet, tant la corrélation inspirée de Tillich que celle « mutuellement critique » inspirée de Tracy incluent une circularité entre les pôles. Nous ne sommes pas dans un système linéaire de questions-réponses. En reprenant la citation du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, nous retiendrons l’expression « d’éclairage mutuel » pour exprimer cette circularité. Fonctionnant autrement, il existe encore le courant de l’ordinary theology qui exploite les données du terrain tout au long de l’étude comme une source prioritaire sur les autres pôles.

1. La dimension empirique dans la « théologie ordinaire » et la « théologie polyphonique »

1.1. La dimension empirique dans l’ordinary theology

Née dans le monde anglo-saxon à l’initiative de Jeff Astley, la théologie ordinaire est très peu connue et encore moins pratiquée dans le monde francophone[42]. Elle a pourtant ses « adeptes » et a fait les preuves de sa scientificité, reconnue quoique encore discutée au Royaume-Uni[43]. La particularité de ce courant est en prise directe avec son épistémologie.

Cette théologie implicite ou ordinaire est exprimée dans la foi des personnes sans formation théologique. Ce qu’elles en disent, de manière verbale et non verbale, individuellement ou en groupe de croyants et de croyantes, manifeste quelque chose de Dieu et de son projet créateur et salvifique pour l’humanité. Il n’y a rien de systématique, mais plutôt des éléments de foi, avec des degrés de réflexion variables[44], que le théologien collecte et organise en un discours cohérent à partir d’histoires personnelles. Cette théologie est marquée par un style narratif, personnel et très contextuel. Astley parle d’une « langue maternelle », caractérisée par sa dimension quotidienne (mother-tongue theology[45]), sans les codes ni les langages académiques.

Concrètement, c’est l’entièreté de la recherche qui est consacrée à cerner, analyser et comprendre cette théologie ordinaire, en étudiant une question précise dans un contexte bien délimité. Les éléments empiriques sont alors aussi importants dans la partie réflexive et/ou prospective du travail (dernière partie) que dans les parties précédentes. À ma connaissance, une seule recherche doctorale en français a été menée à bien suivant explicitement ce courant, celle de Jorge Fraile Fabero, soutenue à Lille en 2019, qui la caractérise ainsi, justifiant le choix de ce courant méthodologique en raison de l’objet étudié :

Dans la ligne de cette théologie empirique et ordinaire qui écoute le peuple de Dieu, nous utilisons une méthode qui n’est pas encore beaucoup employée. Il s’agit de donner la parole aux personnes qui ont cette expérience de foi intime, mais en réalité très intéressante pour le travail théologique. Cette expérience s’exprime d’une manière particulière dans les récits, qui laissent entrevoir tout ce qu’il y a de personnel dans les paroles […]. C’est ainsi que les discours expriment d’une manière très particulière l’expérience religieuse[46].

Dans le monde francophone, on pourrait situer dans ce courant les travaux menés à Paris dans le groupe de recherche sur la parole des personnes les plus pauvres, qui a creusé son propre sillon[47]. Étienne Grieu et Laure Blanchon posent le cadre méthodologique et épistémologique de manière convaincante, sans négliger les difficultés[48]. « Comment établir un rapport entre d’une part le registre de langage très élaboré de la théologie qui a recours à l’argumentation, aux raisonnements et cherche la précision du concept, et d’autre part des paroles qui parfois ressemblent surtout à des bredouillements, des fragments, des cris[49] ? » Or tout l’enjeu pour les chercheurs et chercheuses de ce groupe est de construire une réflexion cohérente et solide avec ces matériaux langagiers de nature très différente. Leur conviction est que « la théologie a toujours besoin de se laisser percuter par des expériences qu’elle a, jusqu’à présent, relativement peu prises en compte[50] ».

On le voit bien — et les auteurs évoqués en ont conscience — la grande difficulté consiste à donner un statut à cette théologie ordinaire, qui est par définition ultra-subjective. Si l’élaboration théologique est basée sur ces expressions croyantes « ordinaires », elle doit être mise en relation avec d’autres discours, afin d’établir des liens et des influences réciproques[51].

1.2. La dimension empirique dans la « théologie polyphonique »

Dans cette ligne, d’autres théologiens et théologiennes britanniques ont élaboré une théologie des quatre voix[52], ce que reprend Annemie Dillen sous le nom de théologie polyphonique[53]. Tous affinent la théologie ordinaire en apportant une distinction décisive pour la recherche en théologie pratique :

[…] la théologie épousée (espoused theology), c’est-à-dire la théologie des gens qui ne sont pas des théologiens professionnels, mais, dans beaucoup de cas, des laïcs qui développent une théologie ordinaire, comme l’appelle Jeff Astley ; et puis la théologie opérante, ou la théologie qui s’exprime dans les actions des gens. Les deux dernières catégories indiquent aussi qu’il y a une différence entre ce que les gens disent croire et ce qu’ils font[54].

Ces deux « théologies » ou « voix théologiques » sont à interpréter en relation avec les deux autres « voix » que sont « la théologie normative, c’est-à-dire les textes bibliques, la doctrine du magistère, les rituels officiels et la théologie formelle, c’est-à-dire les discours actuels et passés des théologiens académiques ou professionnels[55] ».

Si la dimension empirique est présente tout au long de la recherche, il y a cependant une différence de taille. L’attention et la visée du chercheur ou de la chercheuse portent principalement sur la théologie ordinaire dans le premier cas. Alors que ce sont les « dissonances et la diversité[56] » entre les quatre voix qui font l’objet principal du travail d’interprétation théologique dans le second cas. Ce qui intéresse les théologiens et théologiennes pratiques est alors l’« abîme entre l’idéal et la réalité », comme l’écrit Annemie Dillen dans le sous-titre de son étude. Notons la puissance évocatrice de l’abîme, là où l’on parlait et d’autres parlent encore d’« écart » depuis la caractérisation de cette notion par Isabelle Grellier en 2004[57]. J’y vois une manifestation supplémentaire de la radicalité des changements affectant le christianisme en postmodernité.

2. Conséquences pour l’épistémologie

La diffusion des éléments empiriques tout au long de la recherche et de la rédaction est, selon nous, liée à un autre ancrage épistémologique que les deux choix précédents. Les chercheurs se situent explicitement dans le cadre et les référentiels de la théologie, donc proches de la corrélation selon Tracy, mais avec une nuance importante.

Pour la théologie ordinaire, la difficulté est de construire un savoir à partir principalement d’un ensemble d’expressions de foi subjectives. L’épistémologie (au moins implicite) est ici proche de celle d’un courant des sciences psychologiques (la psychologie concrète), courant surtout constructiviste, qui fait le choix de s’inscrire résolument dans une perspective postmoderne. Je cite ici la psychologue Fabienne Fasseur, dont les lignes consonnent fortement avec ce qui se fait dans la théologie ordinaire :

L’objectif de la recherche est de comprendre les mécanismes qui gouvernent les actions, les motivations qui amènent à développer des comportements. L’individu doit être observé dans sa singularité, son histoire personnelle et dans ses relations avec les autres. Parmi les approches qualitatives, le constructivisme est un paradigme qui décrit la manière dont les personnes cherchent à comprendre et à élaborer le monde dans lequel elles vivent au travers des interactions et des normes sociales. Elles développent les significations subjectives de leurs expériences variées et multiples. En les explorant, il est possible d’accéder à la complexité des comportements négociés socialement qui sont inscrits dans une perspective historico-développementale[58].

En appliquant ces propos à la théologie ordinaire, on perçoit combien la difficulté d’une telle épistémologie est d’aller au-delà de la description. C’est alors le défi de l’interprétation qui se présente avec force aux chercheurs et chercheuses, tout comme dans les études plaçant la recherche de terrain au début.

Ce qui nous semble une limite importante de la théologie ordinaire est résolu dans la démarche d’une théologie polyphonique. Même si une place majeure est donnée à la foi vécue (comme voix d’une théologie épousée et d’une théologie opérante) comme porte d’entrée et tout au long de la réflexion, c’est la mise en dialogue qui est l’objet du travail proprement théologique. On est alors plutôt situé dans une épistémologie telle que caractérisée dans la corrélation mutuellement critique inspirée de Tracy et développée par Buitrago Rojas.

IV. Le statut de l’expérience de foi dans la recherche en théologie pratique

À ce stade de notre réflexion à partir des structures des travaux en théologie pratique, nous avons dégagé trois grands ancrages épistémologiques. En forçant le trait pour bien comprendre les enjeux et sans apporter les nuances nécessaires que la prudence devrait imposer, les chercheurs et chercheuses sont dans une démarche plutôt positiviste, plutôt théologique, plutôt constructiviste. Ces accents qui se manifestent dans la structure me semblent étroitement liés au statut de l’expérience de foi dans la recherche en théologie pratique.

1. L’expérience de foi comme fondement

La théologie est une science associant foi et intelligence dans une relation de réciprocité, comme le dit l’expression bien connue de saint Anselme : Fides quaerens intellectum. La théologie pratique est à situer dans ce lien, avec son génie propre qui est d’étudier l’expérience de foi et la foi vécue dans des pratiques. Les théologiens et théologiennes pratiques tentent alors de comprendre ce qui a été nommé en théologie systématique le « savoir expérientiel » acquis par l’expérience de foi (expression de Jean Mouroux[59]), ou « l’évidence subjective de la foi » (expression de Hans Urs von Balthasar[60]) ou encore « la certitude de l’expérience de foi » (expression de Jean Ansaldi[61]). Or ce « savoir » — dont les expressions sont recueillies par les chercheurs et chercheuses en théologie pratique — s’acquiert et surtout se développe par l’agir et donc les pratiques[62].

Il est au minimum prudent que l’épistémologie soit résolument et intégralement théologique. Les mises en garde de David Tracy évoquées précédemment sont à retenir. Le risque de juxtaposer plusieurs épistémologies n’est vraiment pas à négliger. Il nous paraît nécessaire de produire un discours théologique cohérent, facilitant la compréhension par des théologiens et théologiennes de la systématique, même si le prix à payer pour cela est une difficulté accrue d’interdisciplinarité avec les collègues des autres sciences humaines du religieux.

2. L’expérience de foi comme finalité

Le risque de mécompréhension par les autres disciplines pourrait pourtant être diminué en recourant à la finalité des études de théologie pratique. Ceci permettrait même de dépasser d’éventuelles différences d’épistémologie, tant avec les autres sciences humaines et les autres disciplines théologiques, qu’entre les théologiens et théologiennes pratiques.

Pour clarifier les rapports avec les autres sciences humaines, il paraît nécessaire de placer au coeur des recherches non seulement les personnes mais aussi les contenus de foi. Les théologiens et théologiennes pratiques auront alors un apport spécifique et original, susceptible d’être accueilli comme tel et considéré comme utile par leurs collègues des sciences humaines. La théologie pratique pourrait alors être reconnue comme « indispensable aux sciences humaines, puisqu’elle est aux prises avec des contingences humaines peu considérées : le sens de la vie, l’espérance, la relation à autrui… De plus, elle se veut liée aux questions existentielles, puisque le lieu épistémologique de la théologie pratique est celui des pratiques : croyantes, ecclésiales, sociales, existentielles, culturelles […][63] ».

Lorsque le choix est fait de placer dans un deuxième moment la recherche empirique, la finalité est souvent plus claire. Il s’agit de contribuer à l’annonce de la foi. Ceci est dans la continuité des écrits de David Tracy déjà évoqué plus haut. Ainsi Franklin Buitrago Rojas, après avoir souligné l’exigence de poser une question proprement théologique et puis de lire la réalité à partir des cadres théoriques de la théologie, plaide pour que la recherche soit orientée vers un but, celui d’annoncer la foi. Il ne s’agit pas d’une démarche évangélisatrice, qui serait alors pratico-pratique ou pragmatique. L’enjeu est de formuler dans un contexte particulier ce que la foi chrétienne est et comment elle se déploie dans un agir, donc de rendre compte de manière rationnelle de la Révélation chrétienne aujourd’hui, celle d’un Dieu Trinité, créateur et sauveur de l’humanité.

3. L’expérience de foi comme question pour le chercheur ou la chercheuse

3.1. Se situer : une question théologique

Parmi les théologiens et théologiennes pratiques des années 1980, on répétait volontiers que la discipline est une théologie engagée. On peut ainsi par exemple caractériser la recherche-action, selon Marcel Viau dans son Introduction aux études pastorales, par les termes suivants : appliquée, impliquée, imbriquée et engagée[64]. C’est d’ailleurs une caractéristique du programme de doctorat en théologie pratique à l’Université Laval à Québec, le chercheur ou la chercheuse travaillant sur une pratique qui est déjà la sienne. La réflexion sur le lien à l’objet de recherche y a été approfondie depuis plusieurs années[65]. Ailleurs, ceci est parfois répété sans pour autant toujours préciser ce qu’on entend par ces adjectifs. Si le statut de l’expérience de foi est variable dans les différentes manières de conduire les recherches, il l’est aussi pour le chercheur ou la chercheuse. Au sein de la théologie en général, le statut du théologien ou de la théologienne pratique est régulièrement questionné, en raison de son lien plus ou moins développé avec les Églises.

Récemment, Christophe Singer s’est focalisé sur la posture du chercheur et en a fait une question proprement théologique, et non pas seulement déontologique et méthodologique. Dans son article bien utile dans les débats académiques actuels sur la place et la fonction de la théologie pratique, il lie l’engagement théologique à « l’engagement passif de la foi », belle expression qui met au coeur de la discipline une théologie de la croix. Il fait de la prise de distance un acte théologique : « Il ne s’agit pas tant d’évaluation critique des pratiques à l’aune d’objectifs d’action, que d’un regard qui essaye de ne pas rester à la surface de ce qui se fait et se dit. C’est donc bien de lecture distanciée qu’il s’agit. Mais ce travail critique ne s’effectue pas en tension avec l’engagement théologique : il en est partie intégrante [66]. » Proximité et distance créent parfois de l’instabilité dans les rapports aux partenaires académiques ou ecclésiaux selon les contextes.

Rappelons en tout cas l’exigence méthodologique pour tout chercheur ou chercheuse en théologie pratique de se situer explicitement par rapport à la pratique étudiée[67]. Ce passage selon nous obligatoire permet souvent de mieux comprendre les choix de l’auteur, que ce soit pour le domaine étudié, le contenu de la recherche, la structuration du texte et l’épistémologie explicite ou implicite. Ce qui est valable pour les chercheurs expérimentés l’est aussi pour des « débutants ».

3.2. Le statut de l’expérience de foi dans la formation théologique initiale

Je vais nourrir cette réflexion par un apport de terrain, celui de la formation initiale en théologie pratique à l’Université catholique de Louvain[68]. Les matériaux sont les travaux d’examens d’étudiants de 1er cycle pour le cours d’introduction à la théologie pratique, depuis 2007.

Après deux premiers petits devoirs d’analyse de données empiriques, les étudiants et étudiantes doivent sortir de la classe et aller sur le terrain à la rencontre de la foi vécue. Le but est qu’ils et elles comprennent qu’il y a dans ces expériences une source pour mener une véritable réflexion théologique. L’insistance porte sur l’étude de terrain, suivant cinq étapes : choisir un domaine pastoral précis ; formuler une question théologique ; faire valider cette question et la problématique ; récolter des données (un seul type de source : entretien, récit, enquête, observation) ; esquisser une analyse en tentant de caractériser théologiquement les pratiques étudiées en fonction de la question de recherche initiale.

Les étudiants et étudiantes ont entière liberté pour choisir le domaine et la pratique. J’insiste seulement sur leur motivation et leur engagement. Ce choix est particulièrement révélateur du statut de l’expérience de foi : souvent la leur ; toujours la manière dont ils et elles perçoivent ce qu’est la foi chrétienne dans notre société. Par rapport à ce qui est étudié dans cet article — le lien entre structure de la recherche et épistémologie — on voit aussi très bien que certains étudiants et étudiantes développent fortement le questionnement initial avant d’aborder l’étude de terrain alors que d’autres « foncent » directement sur le terrain. Ils et elles n’ont bien entendu pas les ressources pour rendre compte de ce choix en fait spontané, et d’autant plus révélateur de ce double statut de l’expérience de foi (la leur et la perception du phénomène).

J’ai classé les 79 travaux en cinq types : A) un choix significatif pour comprendre son passé et présent existentiel (identité) ; B) un choix marqué par une question du moment (primat du présent ponctuel) ; C) un choix significatif d’une option professionnalisante (futur possible) ; D) un choix significatif d’une approche cognitive de la théologie pratique ; E) le choix de la facilité (une question en fait formelle et un non-engagement dans le travail, pas intéressant pour nous ici).

Les 23 travaux du type A font place fortement à l’expérience de foi des étudiants confrontés à des situations concrètes qui les touchent directement et depuis un certain temps. Le terrain étudié est alors déjà problématisé mais non formellement. On trouve là surtout des questions à forte dimension spirituelle explicite (pratiques de pèlerinage, de retraite, de liturgies, de communautés religieuses). L’expérience de foi est un fondement et une question pour le chercheur ou la chercheuse.

Les 17 travaux du type B sont des questions nouvelles dans les itinéraires de vie des étudiants, non envisagées avant d’entreprendre la formation. Le terrain précède donc l’étude, comme pour le type A, mais dans un rapport d’extériorité. Certaines questions sont similaires au type A, mais elles intègrent en général plus la dimension institutionnelle (paroisse, mouvement, communauté). L’expérience de foi est un fondement, une finalité et une question pour le chercheur ou la chercheuse.

Les 19 travaux du type C sont clairement situés dans le contexte d’un cours qui s’inscrit dans un parcours de formation habilitant à exercer une responsabilité pastorale ou une profession (par exemple enseignant de religion catholique ou agent pastoral). Les questions sont en général nouvelles, comme pour le type B, mais elles sont colorées par une projection dans un avenir professionnel. Comment travailler dans une mission d’Église (pastorale de la santé, pastorale carcérale, pastorale de jeunes) comme laïc (3 travaux) ou plus précisément comme femme (2 travaux) ou encore en équipe (2 travaux) ? Les étudiants n’avaient pas encore appréhendé auparavant la complexité de ces questions. L’expérience de foi est une finalité et une question pour le chercheur ou la chercheuse.

Les 14 travaux de type D portent sur des questions d’abord théologiques relevant plutôt de la fondamentale ou de la dogmatique. Les étudiants sont dans une démarche très cognitive de comprendre le terrain et de chercher comment la pratique observée déplace les catégories préalablement établies. Ils et elles travaillent sur la foi, dans une posture assez analytique où leur propre foi n’est pas exprimée. L’expérience de foi est un fondement et une finalité.

Même si cette présentation d’étudiants en formation initiale est très contextuelle et trop rapide, elle est révélatrice de différents statuts de l’expérience de foi personnelle et/ou étudiée. Pour les chercheurs et chercheuses confirmés, les différences sont sans doute moins marquées, mais le choix de structuration du travail me paraît être en quelque sorte la continuation de ces postures initiales des étudiants débutant en théologie pratique.

Conclusion

Au terme de ce parcours alimenté par la structuration des travaux en théologie pratique, il apparaît clairement que les choix opérés ont des incidences sur l’épistémologie, le plus souvent de manière implicite. Ce que nous n’avons pas observé ici serait un ancrage plutôt catholique ou plutôt protestant des divers choix conscients ou non pour une épistémologie ou une autre. Ce fut le point de départ de la réflexion d’un groupe de théologiens et théologiennes pratiques catholiques membres de l’International Association of Practical Theology, forts de la conviction : « Practical Theology as a field has been dominated by often unacknowledged liberal Protestant presuppositions[69] ». Mais c’est une autre question qui constitue une étude en soi. Revenons à nos trois différentes structurations.

Fonder la réflexion théologique sur une objectivité la plus poussée possible des données du terrain relève d’un paradigme en partie « positiviste », dans le sens d’une tentative de caractériser toutes les composantes d’une pratique, à la manière des sciences sociales du religieux. Il y a certainement une cohérence à entrer dans la recherche par le terrain. Mais le contexte généralisé de postchrétienté rend désormais plus ardu que par le passé le « saut » dans l’interprétation théologique.

Tout aussi cohérent est de poser et de délimiter d’abord le questionnement théologique. Les interpellations approfondies du systématicien David Tracy ont montré leur fécondité pour la recherche en théologie pratique. En naviguant dans les eaux de la foi et de l’expérience de foi, du début à la fin du travail, les chercheurs et chercheuses sécurisent en quelque sorte la scientificité de leurs propos par une grande homogénéité épistémologique. Un risque émerge par contre et sera toujours plus présent : la simple coexistence, voire l’incompréhension réciproque, avec les autres sciences humaines du religieux. Il y a là un défi de taille pour la pérennité de la théologie à l’université.

Quant à vouloir disséminer la dimension empirique tout au long de la recherche, cette approche est intéressante et peut porter du fruit pour la compréhension de la foi vécue. Les chercheurs et chercheuses doivent cependant prendre garde à ce que l’épistémologie sous-jacente ne soit pas ancrée dans un constructivisme radical. La foi chrétienne a ceci de spécifique qu’elle se reçoit d’autrui : de Dieu par la médiation d’une Église composée de personnes bien concrètes hier et aujourd’hui. Une théologie ordinaire n’est pas autosuffisante et doit prendre place dans le concert d’une théologie polyphonique.

« Vera theologia practica est. » En étant ici volontairement détournée de son sens[70], cette sentence régulièrement citée de Martin Luther peut résonner comme une question posée aux théologiens et théologiennes pratiques. Leur tâche est bien de faire de la théologie, mais pas n’importe comment. Qu’il y ait une dimension empirique dans une recherche ne suffit pas à faire de la vera theologia. Il faut encore que les données du terrain soient situées consciemment et de manière cohérente dans le processus du travail. Tel est sans doute le défi majeur de la ou des épistémologies de la théologie pratique.