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Même le cycéon se désagrège, s’il n’est pas agité.

Héraclite

I. Affectus, quibus conflictamur[1]

De nombreux interprètes de Baruch Spinoza se sont penchés sur l’utilisation que le philosophe néerlandais fait de la pensée de Nicolas Machiavel dans ses oeuvres et notamment dans le Tractatus politicus[2]. Toutefois, il est une allusion aux Discours sur la première décade de Tite-Live dans le TP[3] qui semble avoir échappé à la plupart d’entre eux[4]. Spinoza y reprend le célèbre exemple de la naissance de la République de Venise, généralise le discours de Machiavel et le développe jusqu’à l’amener vers des conséquences qu’il juge naturelles et donc nécessaires. Au moyen d’une analyse de ce dialogue implicite avec Machiavel et de la mise en contexte de celui-ci dans la pensée politique de l’époque, nous aimerions montrer que l’absence, dans le TP, d’une partie spécifiquement consacrée à la démocratie n’est pas le fruit du hasard et que cette partie manquante ne peut pas être recomposée a posteriori à partir des idées exposées dans le Tractatus theologico-politicus. Au contraire, le constat d’une telle absence doit plutôt nous inviter à repenser les racines mêmes de la philosophie politique moderne[5].

L’ontologie de Spinoza peut être vue comme une sorte de caisse de résonance de la position (ambigüe) de Machiavel à l’égard des tumulti des masses populaires. Les deux philosophes voient les révoltes du peuple comme une condition nécessaire à la préservation et au renouvellement de la Res publica, mais aussi comme un facteur dangereux de désagrégation de la dimension civique de la vie commune. La théorie exposée dans le TP reprend et intensifie l’ambivalence de la position de Machiavel et, ce faisant, nous permet de révéler les limites de l’ontologie moderne dans le domaine de la théorie politique. Ces limites résident essentiellement dans le manque d’outils conceptuels permettant de penser le processus nécessaire à l’établissement d’un régime démocratique conçu comme omnimo absolutum imperium[6].

Dans la pensée de Machiavel, on trouve certaines idées favorables à la démocratie, notamment le passage des Discorsi, I, 59 : « Je crois que […] le peuple commet moins de fautes que les princes et que l’on peut donc plus se fier à lui qu’aux princes[7] ». Machiavel ne renonce toutefois jamais à son modèle de gouvernement mixte, emprunté à Polybe[8], qu’il considère comme fondamental pour contrebalancer les revendications contraires de la noblesse et de la plèbe. Spinoza, pour sa part, plaide avec force en faveur du régime démocratique[9] et soutient que celui-ci ne peut être établi que par la reconfiguration radicale de toute institution non démocratique, ce qui ne va pas toutefois sans contraster avec la nécessité, souvent exprimée par ailleurs, de ne pas mettre en péril la civitas[10].

Avant d’analyser de plus près quelques passages des Discorsi et du TP, il peut être utile de commencer par mettre en évidence la dette de Spinoza à l’égard de Machiavel ainsi que l’intention qui préside à son utilisation de l’acutissimus Florentinus[11] contre Thomas Hobbes, le grand représentant du contractualisme et du jusnaturalisme de l’époque. Nous nous limiterons à rappeler les éléments les plus importants du dialogue entre Machiavel et Spinoza.

1. Machiavel insiste, au chapitre XV du Principe, sur l’importance de s’en tenir à la « vérité effective » (verità effettuale) et de ne pas spéculer sur comment les hommes et les régimes politiques devraient être. Un tel point de vue est partagé par Spinoza dès le début du TP, comme en témoigne son refus de l’idée chrétienne de libre arbitre et la nécessité de comprendre, et non de juger, les mouvements des individus ainsi que ceux des masses populaires[12].

2. Machiavel attribue une très grande importance aux mouvements de la plèbe ainsi qu’aux révoltes qui peuvent contribuer à la conservation de la liberté et du bien commun, notamment dans le chapitre 4 des Discorsi, I, intitulé « Comment la désunion entre la plèbe et le sénat rendit libre et puissante la République romaine ». Il affirme que « si les troubles (tumulti) de Rome suscitèrent la création des tribuns, ils méritent de grandes louanges[13] ». Spinoza, de son côté, reprend l’analyse des masses populaires dans son examen de la multitudo, qui constitue le véritable sujet du TP (alors que dans le Tractatus theologico-politicus, le terme était encore utilisé, avec plebs et vulgus, en un sens générique ou dépréciatif [14]).

3. La réflexion de Machiavel sur le déclin inévitable des corps politiques, lorsqu’ils ne sont pas convenablement renouvelés, trouve son analogue dans la réflexion spinozienne contenue dans le petit traité de physique des corps qui suit Eth., II, prop. 13[15] ; de plus, il y est implicitement fait référence en TP, X, 1[16].

4. Spinoza mobilise par ailleurs Machiavel contre le contractualisme, dans sa doctrine de la limitation de la fides[17]. On pourrait citer à ce propos Principe, XVIII, « un souverain sage ne peut ni ne doit tenir parole (osservare la fede), lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui[18] », ou Discorsi, III, 42 : « Les promesses imposées par la force ne doivent pas être tenues[19] ».

Machiavel constitue donc l’une des sources principales de la réflexion politique de Spinoza, qui voit le secrétaire florentin comme un sage capable d’analyser la réalité et de la comprendre dans toute sa complexité. Une mise en parallèle des Discorsi et du TP révèle à quel point Spinoza est tributaire de Machiavel pour ce qui concerne les sujets de sa réflexion, les indications politiques et la méthode utilisée, ainsi que pour l’analyse des passions humaines, qui sont toujours prises en considération dans leur double potentialité de corruption de la dimension commune de la vie humaine et d’accroissement de sa puissance. L’effort théorique particulier de Spinoza consiste à chercher à greffer le machiavélisme sur sa propre métaphysique[20] pour contester le contractualisme et le jusnaturalisme de Hobbes.

Selon Spinoza, la théorie de la médiation contractualiste est une doctrine du transfert du pouvoir de la societas à la civitas[21] et donc aussi de l’autonomie de la civitas par rapport à ses fondements, qui résident quant à eux dans la potentia multitudinis[22]. Son point de repère pour ce qui concerne cette théorie est sans aucun doute Hobbes. Pour ce dernier, la souveraineté absolue est la seule forme vraie et naturelle de toute théorie de l’État fondée sur le transfert des pouvoirs de la societas à un imperium, ce qui permet de stabiliser juridiquement et de neutraliser la variabilité et la conflictualité de la multitudo[23]. Les éléments essentiels de cette doctrine sont synthétisés dans la note à De Cive, VI, 1, où Hobbes affirme que seule la reductio ad unum de la multitudo en populus permet la naissance de la Res publica[24]. Il convient également de rappeler qu’en De Cive, III, 1, le philosophe anglais soutient, contre Machiavel, qu’« une des lois naturelles dérivées est qu’on doit être fidèle aux pactes conclus, c’est-à-dire tenir sa parole[25] ».

Dans le TP, en revanche, Spinoza considère impossible de transcender la complexité et la conflictualité de la société. Par conséquent, la démocratie, c’est-à-dire la participation immédiate de toute la société à la sphère décisionnelle de la politique, constitue l’horizon philosophico-politique de Spinoza. Au regard de son ontologie et de sa physique, Spinoza cherche à trouver les meilleures solutions pour prolonger l’existence des imperia, car « imperii virtus securitas[26] ». Dès le début du TP, la démocratie apparaît comme le régime le plus vertueux, sûr et stable qui soit. Elle représente en effet la coïncidence parfaite entre potentia et potestas : si la puissance de n’importe quelle forme d’imperium vient de la multitudo, l’accès au pouvoir politique de l’integra multitudo confère aux institutions la puissance la plus grande possible[27]. Tant la prééminence de la démocratie sur les autres formes de gouvernement que l’impossibilité de la neutralisation du conflit social dérivent directement de l’ontologie de Spinoza, dans laquelle la réalité se configure en termes de rencontre, confrontation et affrontement d’individus qui s’efforcent de persévérer dans leur être.

Le principe d’inertie de la physique galiléenne se traduit, dans l’ontologie spinozienne, à travers le concept de conatus. Spinoza fonde cette doctrine sur deux propositions successives de l’Ethica, à savoir Eth., III, 6 : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être (in suo esse perseverare conatur)[28] » ; et Eth., III, 7 : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle (actualem essentiam) de cette chose[29] ». L’essence et la puissance de chaque être coïncident et expriment, dans le fini et le déterminé, la puissance infinie de la substance ; le conatus sese conservandi constitue donc le moteur de tout mouvement de configuration de la réalité. Dans le monde humain, ce mouvement prend la forme des relations complexes qui s’établissent entre les différentes cupiditates (qui représentent la forme consciente du conatus)[30], entre un individu et un autre, mais également entre une civitas et une autre[31].

Ainsi, le conflit est inhérent à l’existence commune des hommes, qui sont par essence sujets aux affects, ce qui les porte à être conduits par les passions : « En tant que les hommes sont en proie aux affects qui sont des passions (affectibus, qui passiones sunt), ils peuvent être contraires (conflictantur) les uns aux autres[32] ». Les hommes qui agissent en conformité avec la raison ne peuvent qu’être essentiellement d’accord entre eux : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison (ex ductu rationis vivunt), que les hommes nécessairement conviennent toujours en nature[33] ». Toutefois, cette possibilité ne semble pas concerner la dimension politique de l’existence humaine, qui est quant à elle toujours dominée par les passions, tant dans le conflit que dans l’unité et la paix, comme Spinoza le déclare en TP, VI, 1 :

Puisque les hommes, comme nous l’avons dit, sont conduits par l’affect plus que par la raison (magis affectu quam ratione ducuntur), il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme (una veluti mente) sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun : crainte (metu) commune, espoir (spe) commun, ou impatience (desiderio) de venger quelque dommage subi en commun[34].

C’est donc encore en suivant le Machiavel des Discorsi que Spinoza cherche à montrer que la conflictualité dans un système social n’est pas inconciliable avec l’augmentation du niveau de puissance d’une civitas. Au contraire, il relève une connexion directe entre les passions individuelles et le bien de la collectivité. Le désir, la cupiditas qui constitue essentiellement les êtres humains, est la source des conflits individuels et collectifs dans la mesure où il est naturellement dirigé vers l’utilité individuelle. Toutefois, puisqu’il est impossible aux hommes de survivre en dehors de la société, l’utilité collective coïncide parfois avec l’utilité individuelle. Spinoza montre que les passions déclenchent tant la compétition que la coopération, et il cherche à définir des règles de vie commune qui puissent favoriser cette dernière. La multitudo est toujours dominée par les passions, mais cela n’implique pas la nécessité de transférer le pouvoir politique à une autorité absolue et conférer à la multitudo l’unité artificielle d’un populus, car ces mêmes passions peuvent porter les individus vers une unité tout à fait spontanée et naturelle.

Pour Spinoza, aucun homme ne peut se soustraire à la dimension commune de l’existence. Il ne suit certes pas Aristote et sa célèbre affirmation concernant la sociabilité naturelle de l’homme[35], mais il considère l’homme comme un être toujours socialisé, impossible à concevoir en dehors de la société, et cela encore une fois contre Hobbes et son état de nature. Spinoza remplace le thème classique du metus mortis par « la crainte de la solitude » qui « habite tous les hommes — puisque personne dans la solitude n’est assez fort pour se défendre et se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie », et il en conclut que « les hommes aspirent par nature à la société civile (statum civilem), et ne peuvent jamais l’abolir complètement[36] ».

II. Multitudo novas sedes quaerens[37]

Une comparaison entre un passage des Discorsi et un autre du TP nous permettra de mieux comprendre la dette de Spinoza envers Machiavel ainsi que son effort de reprendre et de radicaliser la théorie du Florentin. Le passage de Machiavel est tiré du début des Discorsi, I, 6. Il s’agit de la description de l’origine du gouvernement de Venise et en particulier de son patriciat :

Venise […] rassemble sous le même nom de nobles (Gentiluomini) tous ceux qui peuvent participer au pouvoir. Cette façon de faire est davantage due au hasard qu’à la sagesse des législateurs. S’étant regroupés, pour les raisons indiquées ci-dessus, sur les écueils où se trouve maintenant cette ville, les habitants, lorsqu’ils furent assez nombreux pour devoir faire des lois leur permettant de vivre ensemble, organisèrent leur forme de gouvernement. Se réunissant souvent en conseil pour délibérer des affaires de la cité, lorsqu’ils se jugèrent assez nombreux pour se gouverner (a uno vivere politico), ils fermèrent l’accès du pouvoir à tous les nouveaux arrivants. Avec le temps, de nombreux habitants se trouvant exclus du gouvernement, pour conférer du prestige à ceux qui gouvernaient on les appela nobles, et les autres, gents du peuple (Popolani). Cette manière de faire peut apparaître et se maintenir sans troubles (tumulto), parce que, quand elle apparut, quiconque habitait Venise appartenait au gouvernement, de sorte que personne ne pouvait se plaindre. Ceux qui vinrent ensuite y habiter, trouvant le régime fixé et achevé, n’avaient ni raisons ni facilités pour créer des troubles. Ils n’avaient pas de raisons, parce que rien ne leur avait été ôté ; ils n’avaient pas de facilités, parce que ceux qui gouvernaient les tenaient en bride et ne les employaient dans aucune affaire pouvant leur conférer de l’autorité[38].

Il importe ici de relever que, pour Machiavel, la dimension politique originelle est fondamentalement démocratique. Les femmes et les hommes qui les premiers arrivèrent sur les petites îles de la lagune pour fuir les Huns (selon le mythe fondateur relaté par le Chronicon Venetum et Gradense de Jean Diacre[39]) furent amenés à coopérer après les difficultés rencontrées à la suite de l’exode et à leur arrivée dans une région vide et inhospitalière ; et la transition sans tumulti vers l’aristocratie a été possible grâce au fait qu’il n’y a pas eu de compétition pour les privilèges.

Spinoza reprend ce passage des Discorsi dans une page clé du Tractatus politicus, VIII, 12 :

Et de là [sc. de l’envie] vient, à mon avis, que les États démocratiques se changent en aristocraties, et celles-ci, enfin en monarchies. Je suis en effet pleinement persuadé que de nombreux États aristocratiques ont été d’abord démocratiques. Une multitude, cherchant, puis trouvant et occupant de nouveaux territoires, a conservé, prise en son ensemble, un droit de commander égal pour tous, car personne ne remet volontiers le commandement à autrui. Et, bien que chacun de ses membres juge équitable d’avoir sur autrui le même droit qu’autrui a sur lui, chacun d’entre eux estime cependant injuste que les étrangers qui affluent chez eux aient un droit égal au leur dans un État qu’ils ont recherché avec tant de peine et conquis au prix de leur sang. Les étrangers eux-mêmes ne le contestent pas : ils viennent là non pour commander mais pour s’occuper de leurs affaires privées, et s’estiment satisfaits si seulement on leur accorde la liberté de gérer leurs affaires en sécurité. Mais entre-temps la multitude s’accroît par l’afflux des étrangers, qui peu à peu adoptent les moeurs de la nation d’accueil, jusqu’à ce qu’enfin ils ne se distinguent plus en rien, sinon qu’ils sont privés du droit d’accéder aux honneurs. Et pendant que leur nombre s’accroît chaque jour, celui des citoyens, au contraire, diminue pour de nombreuses raisons : certains voient leurs familles s’éteindre, d’autres sont chassés pour leurs crimes, beaucoup négligent la République par gêne dans leurs affaires privées, alors que les plus puissants ne s’appliquent à rien d’autre qu’à régner seuls[40].

Dans ses réflexions, Spinoza poursuit le raisonnement de Machiavel. Il se dit convaincu que la plupart des imperia étaient à l’origine démocratiques et que l’aristocratie et la monarchie en représentent une dégénération due à l’invidia. Spinoza décrit en effet une situation tout à fait semblable à celle de la fondation de Venise relatée par Machiavel[41], mais il insiste ensuite sur la pression des migrants, les conflits entre les familles aristocratiques ainsi que sur la proportion des détenteurs du pouvoir politique par rapport à ceux qui en sont exclus.

Tant pour Machiavel que pour Spinoza, la démocratie renvoie aux origines de la communauté humaine, à ce moment clé où une libera multitudo se donne un imperium[42]. Par conséquent, le passage des institutions non démocratiques à un gouvernement démocratique peut être considéré comme un retour à la démocratie originaire. Spinoza sait bien que la solution de Machiavel au problème de la décadence et de la corruption des institutions politiques est le « retour vers les origines (riduzione verso il principio), réalisé soit par un accident extérieur, soit par une sage initiative intérieure (per accidente estrinseco o per prudenza intrinseca)[43] ». On pourrait en fait tenir le chapitre X du TP pour un commentaire aux positions de Machiavel dans les Discorsi, III, 1.

Essayons alors d’appliquer l’exemple machiavélien de Venise à la réflexion de Spinoza, qui soutient la décadence inévitable de toute forme d’imperium. À quoi pourrait bien correspondre, dans le contexte du TP, l’idée de démocratie comme retour aux principes ? S’agirait-il d’étendre les privilèges de l’aristocratie à l’ensemble de la population en vue du rétablissement de la situation démocratique originaire ? Ou bien pourrait-on plutôt imaginer un nouvel exode, le peuple fuyant les vexations des nobles comme il avait fui autrefois celles des barbares ? Tant la démocratisation d’un régime aristocratique qu’un exode sont réalisables pour Machiavel, dans toutes leurs variations possibles, aussi bien par la volonté humaine, virtù, que par le hasard, fortuna[44]. D’ailleurs, un gouvernement comme celui de Venise est suffisamment stable et juste, et il pourrait ne jamais avoir besoin d’un renouvellement à ce point radical. Les deux hypothèses s’avèrent par contre aporétiques dans le système spinozien.

Spinoza n’hésite pas à affirmer, en accord avec son Ethica, notamment en TP, VIII, 13-37, que des lois peuvent réglementer un rapport proportionné entre la plèbe et les patriciens de manière à obtenir un imperium aristocratique qui soit le plus stable possible. Le corps politique, exactement comme le corps humain décrit en Eth., II, post. 4, consiste en un ensemble de relations traversant une multiplicité de corps plus simples, ensemble qui a besoin de se renouveler en permanence pour ne pas tomber malade et mourir[45]. Dans toutes ces affirmations, Spinoza suit explicitement Machiavel, citant même les Discorsi, II, 1 en TP, X, 1. Nous avons également vu que, pour Spinoza, la dégénérescence oligarchique des systèmes politiques (causée par l’invidia) est inévitable car liée à la nature même des hommes ; le seul renouvellement possible se situe dans le retour vers leur origine démocratique. Toutefois, Spinoza exclut l’idée d’instaurer un meilleur régime au moyen d’une transformation radicale ou d’une nouvelle fondation, et cherche plutôt à identifier la forme à donner à chaque régime afin qu’il se perpétue, car le fait « que la souveraineté de l’État retourne souvent à la multitude [est une] mutation considérable et de ce fait extrêmement dangereuse[46] ». De plus, pour Spinoza, « la crainte de la solitude habite tous les hommes — puisque personne dans la solitude n’est assez fort pour se défendre et se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie —, il s’ensuit que les hommes aspirent par nature à la société civile (statum civilem), et ne peuvent jamais l’abolir complètement[47] ». L’exode hors de la civitas ou la dégénérescence de celle-ci jusqu’à l’anarchie ne sont donc pas possible, du fait de la nature même des hommes. D’ailleurs, il a été vu que, pour Spinoza, personne ne cède spontanément son pouvoir et ses privilèges, « nemo imperium alteri dat volens[48] » — ce qui n’est rien d’autre qu’une conséquence directe de ce qui est affirmé en Eth., IV, 37, sch. II : « un affect ne peut être contrarié que par un affect plus fort et contraire[49] ». Une transition pacifique d’une forme d’imperium aristocratique ou monarchique à un imperium démocratique est de ce fait impossible.

Il serait d’ailleurs inutile de chercher dans les autres oeuvres de Spinoza, et notamment dans le TTP, des indices concernant la manière d’instaurer un régime démocratique. Le TP représente non seulement un projet philosophique plus mûr que le TTP[50], mais il est aussi rédigé après la fin du pouvoir des frères De Witt, projet que Spinoza lui-même soutenait explicitement dans le TTP[51]. Leur lynchage par la foule calviniste et pro-orangiste, les ultimi barbarorum[52], a montré que la mutitudo peut arriver à soutenir un régime monarchique et bigot plutôt qu’une oligarchie laïque et tolérante, et que les hommes peuvent combattre « pour leur servitude, comme si c’était pour leur salut[53] », comme le philosophe le craignait, en citant La Boétie[54], dans sa préface au TTP.

Mieux encore que le TTP, certaines pages du TP consacrées à l’aristocratie nous permettent de comprendre l’idée spinozienne de démocratie, notamment TP, VIII, 3 :

[…] les rois sont mortels, mais les Conseils éternels […]. Nous concluons de là que la souveraineté transférée à un conseil assez important est absolue, ou se rapproche le plus de l’absolu. S’il existe en effet une souveraineté absolue (imperium absolutum), c’est bien celle que détient la multitude entière (integra multitudo)[55].

D’après cette citation, il semblerait qu’une définition de la démocratie se dessine : un absolutum imperium qui dériverait des fondements mêmes du système de Spinoza, c’est-à-dire de son ontologie et de sa physique, plus encore que de son anthropologie et de sa politique. Il reste toutefois une différence essentielle entre l’aristocratie et la démocratie. Une assemblée aristocratique, même si elle est ouverte au peuple, reste non démocratique, car, pour y accéder, il faut être élu, là où l’accès à l’imperium est im-médiat dans la démocratie. Ainsi, « même si la multitude entière de quelque État était reçue au nombre des patriciens, l’État resterait cependant entièrement aristocratique tant que ce droit ne serait pas héréditaire et ne se transmettrait pas en vertu de quelque loi commune[56] ». Ce passage de TP, VIII, 1 confirme que toute transformation démocratique d’un régime aristocratique est impossible, car la démocratie implique la dissolution de l’imperium préexistant et donc une nouvelle fondation de la Res publica.

L’instauration de la démocratie comme omnino absolutum imperium[57] est, dans la pensée politique de Spinoza, la finalité ultime de la politique, mais toutes les stratégies qui peuvent mener à cette instauration entrent semble-t-il en conflit avec son ontologie de la conservation[58]. Nous considérons donc que le « reliqua desiderantur » placé à la fin du TP par les éditeurs n’est pas simplement attribuable à la mort de Spinoza, mais qu’il est plutôt le signe que les limites de la théorisation de la politique dans le cadre du rationalisme et de la forme-État modernes ont été atteintes.

Le TP n’est pas simplement inachevé, il est inachevable.

III. Un nouveau départ

Les interprètes du TP se retrouvent donc dans une situation paradoxale : ils ont affaire à un traité de science politique plaidant pour la démocratie, mais dans lequel toute stratégie visant à établir un gouvernement démocratique se révèle au final aporétique. Le système spinozien implique l’idée selon laquelle l’instauration de la démocratie, le régime le plus stable et sécuritaire qui soit, ne peut passer que par une révolte contre des institutions non démocratiques ou par un exode de masse de la civitas et la fondation de nouvelles institutions étatiques. Toutefois, dans le même système, ces deux solutions n’apparaissent pas seulement dangereuses et irrationnelles, mais elles sont tenues pour contraires à la nature des hommes.

Si, dans le cas du TTP, les finalités philosophiques et politiques de l’oeuvre sont claires dès le départ et réaffirmées dans la conclusion, il est beaucoup plus difficile de répondre à la question : quel est le but du TP ? Si la réalité n’est pas autre chose qu’un champ ouvert de relations pour la plupart conflictuelles et complexes, dans quelle mesure exactement Spinoza cherche-t-il, dans le TP, à comprendre et modifier activement la trame d’une telle réalité ?

Afin de répondre à ces questions, nous nous arrêterons brièvement sur la prégnance, dans la pensée politique de l’époque de Spinoza, de l’idée d’exode et de celle de révolution ainsi que sur la question des colonies. Cette contextualisation nous permettra de mieux saisir les enjeux du TP en corrigeant la distorsion optique que la distance temporelle et l’accumulation des interprétations au cours des siècles ont pu engendrer.

L’idée spinozienne de fondation d’un nouvel État implique que la démocratie soit reconnue comme le régime premier, originaire et naturel, celui que les hommes choisissent quand ils se trouvent dans les conditions de créer un imperium pour une civitas qui vient de naître. L’instauration de la démocratie implique donc l’abandon d’une civitas devenue oppressive et l’opposition radicale à un imperium oligarchique de la part des masses populaires ainsi que l’arrivée sur des terres encore vides et libres d’un peuple qui a su se libérer. Or, sans s’attarder plus longtemps sur l’aporie que cela entraîne dans le TP, il convient de réfléchir à présent sur le contexte sociopolitique dans lequel ces images puissantes d’exode et de révolte sont nées et sur l’influence éventuelle qu’elles ont pu avoir sur Spinoza.

Au cours de la première moitié du xviie siècle, des polders sont créés au nord d’Amsterdam, en grand nombre et sur une large étendue, grâce à l’invention d’une nouvelle génération de moulins très performants. Ainsi, l’image des Néerlandais comme celle d’un peuple ingénieux et industrieux qui arrache la terre à la mer (comme les Vénitiens l’avaient fait autrefois) devient topique. De plus, dans certaines régions, les terres agricoles ainsi obtenues sont cultivées dans le but de fournir des denrées alimentaires aux marins de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, créée par les Provinces-Unies en 1602[59]. La fortune de la Compagnie avait rendu possible le cosmopolitisme d’Amsterdam ainsi que la richesse et la tolérance religieuse et politique qui avaient caractérisé le régime oligarchique de Johan De Witt, que Spinoza n’avait pas hésité à désigner comme « démocratique » dans le TTP. Le père de Spinoza était un commerçant en contact direct avec les marchands et les colonies portugaises et néerlandaises. Baruch et son frère Gabriel héritèrent et gérèrent l’entreprise familiale jusqu’au départ de Gabriel d’Amsterdam pour la Barbade[60]. Le philosophe, frappé par le herem et le dénuement, a-t-il jamais songé à accompagner son frère et à commencer une nouvelle vie dans les colonies[61] ?

Les images de l’exode et du voyage, ainsi que la possibilité de la création d’une nouvelle civitas (de la fondation de Venise, aux terres desséchées aux Pays-Bas, jusqu’aux colonies dans le Nouveau Monde, etc.), étaient donc répandues et assez communes à cette époque.

Il est également intéressant de situer le thème de la révolution et des dangers qui l’accompagnent dans le contexte philosophico-politique des Pays-Bas de la seconde moitié du xviie siècle. Grâce aux recherches de Jonathan Israel et de Steven Nadler[62], nous connaissons aujourd’hui les origines de la « rébellion philosophique[63] » de Spinoza. S’il reste encore difficile d’évaluer l’influence d’Uriel da Costa, d’Isaac La Peyrère, de Juan de Prado et surtout de Franciscus Van den Enden sur la pensée de Spinoza, l’intérêt de celui-ci pour la Révolution anglaise n’en demeure pas moins certain. Spinoza était entré en contact avec des idées révolutionnaires anglaises à travers sa fréquentation des Rijnsburgers, ainsi qu’étaient alors appelés les collégiants qui se réunissaient dans le village de Rijnsburg, où Spinoza vécut entre 1660 et 1663. Par ailleurs, on sait que Spinoza avait également établit des liens avec les Quakers exilés aux Pays-Bas pour avoir suivi les idées du prédicateur James Nayler et qui avaient adopté des doctrines théologico-politiques des Seekers, des Diggers et des Ranters. TP, XI, 3, par exemple, en porte la trace, dans la mesure où il est fondé sur l’Agreement of the People de 1649[64], rédigé par les Levellers et les Agitators de la New Model Army qui s’étaient opposés à Cromwell (et avaient subi une défaite complète). Comme beaucoup de ses contemporains, Spinoza, en imaginant une révolution populaire, craint aussi ses conséquences, ayant à l’esprit l’exemple de l’Angleterre et du despotisme puritain imposé par Oliver Cromwell, « novus monarcha alio nomine », après l’English Civil War[65]. L’image de la fondation d’une nouvelle civitas dans un espace libre (avec tous les dangers que cela comporte) et la crainte que Spinoza manifeste à l’égard des révoltes montrent que celui-ci s’intéressait aux problématiques politiques de son époque et a, en un sens, pris position à leurs sujets. Toutefois, le TP n’est pas une étude critique historique et philologique comme l’est le TTP (de la Bible), et de telles références doivent être lues dans la continuité, ou mieux dans la dynamique de la doctrine philosophique exposée par l’Ethica.

À y regarder de plus près, la question en jeu dans le TP n’est pas de savoir si la révolte et l’instauration d’un régime démocratique sont possibles ou envisageables, mais plutôt de réfléchir à la manière de gérer (et éventuellement orienter) la conflictualité naturelle du corps social, de la multitudo. Comme Spinoza l’explique, encore une fois en suivant Machiavel, en TP, V, 7 (et en reprenant aussi certaines idées déjà présentes en TTP, XVIII à propos de la Révolution anglaise), couper la tête du tyran ne suffit pas si « les causes qui font du prince un tyran[66] » ne sont pas elles-mêmes éliminées. Une societas dominée par les passions se laisse plus facilement maîtriser par un tyran, alors qu’une societas dans laquelle une confrontation rationnelle est possible est plus naturellement orientée vers la démocratie. Néanmoins, la conflictualité et l’instabilité sociales les caractérisent l’une comme l’autre[67].

Conclusion

Dans la pensée de Spinoza, l’ordre naturel des choses ne connaît ni exception, ni suspension, et rien ne peut contrevenir aux lois de la nature (d’où, par exemple, l’opposition de Spinoza à la réalité des miracles[68]). De même, Spinoza ne croit pas au saut hobbesien de l’état de nature à l’état civil, qui pourrait lui-même être comparé à un miracle, car il constitue une interruption de l’ordo fixum et immutabilis[69] dans lequel la substance se manifeste. C’est ce que Spinoza explique dans une lettre à Jarig Jelles, où il montre ce qui distingue sa philosophie politique de celle de Hobbes :

Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature (quod in statu naturali semper locum habet)[70].

Cette affirmation synthétique doit être prise en compte dans toute sa radicalité. La philosophie de Spinoza, on l’a vu, est fondée sur une ontologie de la conservation : si la nature de la multitudo est variable et conflictuelle, aucun pacte humain ne pourra jamais la stabiliser ou la changer fondamentalement. Cela implique que, du point de vue politique, il faudrait caractériser la position de Spinoza comme une philosophie de la conservation du conflit. Cela permet d’ailleurs de mieux comprendre pourquoi Spinoza se sert de Machiavel — un philosophe qui préserve la possibilité des tumultes dans n’importe quelle forme d’État (et en défend même l’utilité) — contre le contractualisme hobbesien.

Dans l’histoire de la philosophie politique moderne, toute réflexion sur le passage de la multitudo au populus ou sur la transition de l’état de nature à la civitas, et toute discussion sur les différentes formes d’imperium et la constitution des institutions politiques (nationales ou supranationales), mène inéluctablement à la question de la reductio ad unum (des volontés et des désirs individuels et égoïstes). Mais une autre question est également implicitement présente : celle de la neutralisation des conflits qui traversent le corps social[71]. La politique moderne est souvent, pour ne pas dire toujours, associée à l’effort de contenir et de pacifier les conflits à l’aide des moyens les plus divers, qui vont de la dictature à la démocratie représentative ou directe. Spinoza, en revanche, ne voit pas dans la politique un effort visant à éviter les conflits sociaux, mais la tient plutôt pour l’art de comprendre de tels conflits et de les orienter de sorte à augmenter la puissance de la dimension commune de la vie humaine.

D’où un premier, scandaleux, constat : aucune institution étatique ne peut longtemps contenir le varium multitudinis ingenium, et tout régime politique est donc destiné à devenir oppressif, car la substance s’individualise sous la forme de corps et d’idées en perpétuel mouvement, et le moteur de ce mouvement est le conflit. La révolte est naturelle et donc nécessaire.

En outre, la démocratie comme imperium absolutum, bien loin d’être l’écho ou la conséquence d’un hypothétique contrat social, représente une sorte d’état qui précède la civitas, un état naturel de composition des puissances individuelles. Dans le système de Spinoza, la démocratie ne peut pas être considérée comme un imperium parmi d’autres et s’avère être la condition naturelle des hommes, la résistance de la dimension commune de la vie humaine à sa cristallisation juridique (c’est-à-dire au passage de la societas à la civitas). Cette puissance est naturellement conflictuelle, car composée des cupiditates individuelles sujettes aux passions et notamment à l’invidia. Cette force, contrairement à ce que soutenait Hobbes, ne s’éteint pas au moment de l’institution de la civitas, mais reste toujours ouverte à des possibilités multiples, comme le disait déjà Machiavel. Elle constitue le moteur de la transformation de la civitas tant dans le sens de sa dégénérescence aristocratique, oligarchique, monarchique, dictatoriale, etc., que dans la direction de son renouvellement radical et démocratique (le ritorno ai principii). La démocratie, bien plus qu’un régime politique, est un mouvement, une requête d’égalité qui mène à la mise en question perpétuelle des droits et de la propriété ainsi qu’à la transgression de toute forme étatique.