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En 1956, Maurice Merleau-Ponty écrivait dans son essai « L’Orient et la philosophie » :

La « puérilité » de l’Orient a quelque chose à nous apprendre, ne serait-ce que l’étroitesse de nos idées d’adulte. Entre l’Orient et l’Occident, comme entre l’enfant et l’adulte, le rapport n’est pas celui de l’ignorance au savoir, de la non-philosophie à la philosophie ; il est beaucoup plus subtil, il admet, de la part de l’Orient, toutes les anticipations, toutes les « prématurations ». L’unité de l’esprit humain ne se fera pas par ralliement simple et subordination de la « non-philosophie » à la philosophie vraie. Elle existe déjà dans les rapports latéraux de chaque culture avec les autres, dans les échos que l’une éveille en l’autre[1].

Comment apprécier une telle déclaration, pleine d’audace, d’approximation, d’étrangeté ? De quel droit celui qui a si peu travaillé la pensée extra-européenne[2], mais s’en est pourtant soucié[3], s’invite-t-il au sein du dialogue interculturel ? Rien de plus sans doute que le droit d’y intervenir librement en philosophe, dans un essai qui deviendra la préface à son anthologie Les philosophes célèbres[4]. Rien de moins cependant que le droit à une parole philosophique qui soulève ici une problématique originale, celle de la maturité, et qui suggère surtout un concept directeur pour en traiter, celui de prématuration.

Or force est de constater qu’un tel concept a été peu abordé chez Merleau-Ponty, si l’on excepte le lien entre prématuration, imaginaire (Annabelle Dufourcq[5]) et psychanalyse (Étienne Bimbenet[6]). L’idée de prématuration fut-elle même envisagée par les philosophes, si ce n’est sous leurs formes psychogénétiques et psychanalytiques ? De fait, la maturitas ne désigne-t-elle pas un plein développement de l’âge, à atteindre plutôt qu’à remettre en cause ? Le sage n’agit-il pas en tout « avec maturité » (φρονίμως) ? Face à une telle maturité rationnelle, notion issue de Kant et Hegel (Reife)[7], tout prématuré paraît inessentiel, comme le note Merleau-Ponty dans ses textes inédits[8]. Dès lors, la maturité commence à poser problème avec la crise de la rationalité, chez Hölderlin[9], Nietzsche[10], Marx et Freud. En quoi l’approche merleau-pontienne, laquelle s’inspire de ces deux derniers « maîtres du soupçon », s’avère-t-elle ici originale ?

Remarquons les guillemets entourant « prématuration » dans le texte cité. Ils incitent à se demander : la notion est-elle plurivoque ? Y a-t-il chez Merleau-Ponty une théorie la reliant avec la maturité, et quels sont les concepts la jalonnant ? Cette théorie est-elle consignée au « rapport » « entre l’Orient et l’Occident », ou bien intéresse-t-elle sa démarche en son ensemble ? Comme c’est souvent le cas avec Merleau-Ponty, plutôt que de prétendre qu’il construise tous ces « concepts », il faudra tenter de le faire avec lui.

I. Degrés et point de maturité

De quelle manière Merleau-Ponty pose-t-il le problème de la maturité ? Dans le texte cité, il n’attribue pas à l’Orient une « puérilité », terme qui apparaît entre guillemets. Il cherche à discuter cette attribution. Il ne renverse pas un jugement qu’il aurait accepté : « L’Orient est puéril », mais s’en prend à un pré-jugé, qu’il ne partage pas sous cette forme.

Ce préjugé établirait un contraste entre, d’une part, la philosophie, le savoir, l’Occident, l’adulte et la maturité ; et, d’autre part, la non-philosophie, l’ignorance, l’Orient, l’enfance et la puérilité. Dans son essai, Merleau-Ponty a souligné que « maturité » s’oppose à « puérilité » du point de vue d’un certain « Occident[11] ». Le paradigme est hégélien[12] et suivi par Husserl à sa manière. Dans cette optique, le comme de la formule « entre l’Orient et l’Occident, comme entre l’enfant et l’adulte » représente un adverbe de comparaison, et perd analogiquement le sens du entre : l’Orient est à l’Occident ce que l’enfant est à l’adulte. Or ce comme constitue bien plutôt une préposition de manière : il signifie « tout comme », « comme c’est aussi le cas ». Il dissocie justement le rapport analogique strict pour reconduire à la caractérisation d’un « rapport » subtil, anticipé et prémédité qui s’établit, d’une part, entre « Orient » et « Occident », et aussi, d’autre part, entre « enfant » et « adulte ». En bref, l’entre prend le pas sur le comme.

Afin d’étayer cette mise en cause de la distinction entre maturité et puérilité, il est éclairant de revenir au cas du peintre. Dans le troisième chapitre de La prose du monde, intitulé par Claude Lefort « Le langage indirect », Merleau-Ponty étudie la maturité du langage pictural. Or celle-ci consiste pour le peintre à intégrer ses premiers produits à une démarche en cours, plutôt qu’elle ne tient en un retour rétrospectif sur le progrès qu’il a parcouru depuis un stade antérieur. En clair, elle tient à la force présente d’innover :

Combien de temps avant que le peintre qui n’a pas, comme l’historien de la peinture, l’oeuvre déployée sous les yeux, mais qui la fait, reconnaisse, noyés dans ses premiers tableaux, les linéaments de ce qui sera, mais seulement s’il ne se trompe pas lui-même sur son oeuvre faite […] [Il] fait son sillage, mais, sauf quand il s’agit d’oeuvres déjà anciennes et où il s’amuse à retrouver ce qu’il est devenu depuis, il n’aime pas tant le regarder : il a mieux par-devers soi ; pour lui tout est toujours au présent, le faible accent de ses premières oeuvres est éminemment contenu dans le langage de sa maturité[13].

Merleau-Ponty souligne que le peintre n’apparaît pas placé devant le fait de son oeuvre accomplie. Il maîtrise celle-ci en tant qu’il est en train de la faire, plutôt qu’il ne la récapitule comme faite (en retenant son avancement), plutôt qu’il ne l’annonce comme faite dans l’avenir (en visant son achèvement), ou plutôt qu’il ne la refait sans cesse dans le présent (en sa totale gratuité). Il s’ensuit une première approche du concept de maturité que l’on peut dire factorielle, c’est-à-dire liée à l’idée de faire. L’artiste possède « sa maturité » en ayant tout à faire « toujours au présent », et en y incluant l’oeuvre passée, plutôt qu’en s’y ramenant simplement ou s’en coupant radicalement. Sa maturité tient en cet ouvrage inachevé, à ce qui était appelé la « conscience » de l’inachèvement des idées[14]. Il est question toutefois du « faible accent de ses premières oeuvres », faiblesse qui anticipe la force de l’oeuvre en cours, mais que l’on pourrait encore tenir pour une forme de puérilité, laquelle se retrouverait de nouveau opposée à la maturité.

Or Merleau-Ponty ne s’arrête pas là. L’analyse de la maturité du peintre revient dans La prose du monde et se généralise au travail de l’écrivain et du lecteur[15]. Elle se précise ainsi en franchissant le cap de l’intersubjectivité, lorsqu’il ne s’agit plus du regard de l’auteur sur lui-même et son parcours, mais de celui du lecteur sur l’auteur. La question explicite de Merleau-Ponty devient : jusqu’à quel « degré de maturité » un tel regard peut-il aller ? Il remarque d’abord qu’un lecteur enthousiaste regarde la vie privée d’un grand écrivain comme un amant son aimée selon une analogie de nouveau stricte et superficielle.

Voilà la femme dont il partage la vie ? Voilà ces petits soucis dont il est rempli ? Nous pensons l’écrivain à partir de l’oeuvre, — comme nous pensons à une femme éloignée à partir des circonstances, des mots, des attitudes où elle s’est exprimée le plus purement. Quand nous retrouvons la femme aimée, nous sommes sottement déçus de ne pas retrouver en chaque instant de sa présence cette essence de diamant, cette parole sans bavures, que nous avons pris l’habitude de désigner par son nom[16].

Il y a ici pour tout « lecteur », pour « nous », une maturité bien amère par rapport à ce qui est décevant et méconnaissable. Or celle-ci paraît bien immature, un peu comme chez Hume, elle relève d’une mauvaise habitude[17]. C’est la maturité de celui ou celle qui se croit mature, qui prend, tel Don Quichotte, ses idées pour des réalités, comme l’analysait autrement Bergson[18]. « Le » lecteur considérant l’écrivain éprouve de la déception à ne pas retrouver l’idole qu’il s’en est faite, à se retrouver face à un être pour ainsi dire « trop humain ». Une telle déception rappelle celle du narrateur de la Recherche lorsqu’il découvre en particulier le corps d’un Bergotte dont il adulait l’esprit[19]. Il reste que Merleau-Ponty (pas plus que Proust) ne s’y arrête pas. Il poursuit :

Mais ce n’est là que prestige (quelquefois même envie, haine secrète). Le second degré de la maturité est de comprendre qu’il n’y a pas de surhomme, aucun homme qui n’ait à vivre une vie d’homme, et que le secret de la femme aimée, de l’écrivain et du peintre n’est pas dans quelque au-delà de sa vie empirique, mais si étroitement mêlé à ses moindres expériences, si pudiquement confondu avec sa perception du monde, qu’il ne saurait être question de le rencontrer à part, face à face[20].

Pourquoi Merleau-Ponty évoque-t-il ici un « second degré de maturité », lequel impose de parler d’un premier quant à la maturité déçue du lecteur ? Montrons que cette progression de maturité correspond au passage à un « deuxième degré » de « conscience métaphysique », notion introduite dans son essai « Le métaphysique dans l’homme ». Il y caractérisait en effet ainsi la conscience : « À son premier degré étonnement de découvrir l’affrontement des contraires, à son deuxième degré reconnaissance de leur identité dans la simplicité du faire[21]. » Or, le premier degré de maturité correspond à la déception, laquelle répond à cet étonnement devant l’opposition des contraires : d’une part, l’écrivain idéalisé, sur-humanisé que l’on croit pouvoir « rencontrer à part, face à face » ; d’autre part, l’écrivain réel, qui paraît trop terre à terre. Ce degré correspond aussi à un sentiment d’étrangeté qui transparaît dans cette déception[22]. Le deuxième degré de maturité correspond plus profondément à une compréhension (« qu’il n’y a pas de surhomme »), laquelle s’approfondit en un vivre (« vivre une vie d’homme[23] ») et s’incarne en un faire (« Si étroitement […] du monde »). Ces trois caractères signalent le genre de reconnaissance à l’oeuvre dans le deuxième degré de conscience. Il y a prise de conscience chez le lecteur : être mature ce n’est plus s’étonner de la contra-diction, mais en re-connaître et rejoindre la teneur vitale.

On objectera que Merleau-Ponty ne parle dans ce texte ni de conscience ni de métaphysique. On peut répondre en distinguant trois aspects.

1) Premièrement, concernant la conscience métaphysique, il évoque la conscience dans La prose du monde pour caractériser la philosophie en un sens proche[24].

2) Deuxièmement, concernant la conscience, c’est implicitement de cela ce dont il s’agit ici : le lecteur à un premier degré c’est toute personne lisant, c’est « nous » ; à un deuxième, c’est une conscience complice qui doit (« comprendre qu’il… »). Plus explicitement, Merleau-Ponty déclarera que : « Toute mort est prématurée au regard de la conscience qu’elle atteint[25] », ce qui suggère (nous y reviendrons) que la conscience grandit en maturité jusqu’à la mort. Par ailleurs, la notion de conscience revient dans l’ouvrage pour caractériser l’éveil littéraire et esthétique[26].

Dans une conférence inédite de 1946, puis surtout dans Humanisme et terreur, Merleau-Ponty suggérait déjà négativement que la maturité concerne avant tout la conscience d’un individu, puisqu’on ne peut en faire une loi objective valable pour toute conscience. Il y critique ainsi la « loi de maturité relative », par laquelle Roubachov entend justifier un ralliement inconditionnel des masses à la politique du Parti, « en période d’immaturité relative » quant à leur « conscience » du progrès technique de leur époque[27]. Or l’appréciation subjective par Roubachov de la situation objective, sujette à l’erreur et à la partialité, relève elle-même d’une maturité immature[28], celle de sa « conscience » évoquée ailleurs dans le livre[29].

Merleau-Ponty étendra d’ailleurs cette analyse à la conscience collective dans Les aventures de la dialectique, ouvrage qui apparaîtra central quant au problème de la maturité et qui intéresse également sa propre autocritique par rapport à Humanisme et terreur. Il y montre que les thèses les plus fondées ne doivent pas être arrachées aux prolétaires, « parce que leur désaveu signifie que, subjectivement, le prolétariat n’est pas mûr pour elles, et donc qu’elles sont prématurées et finalement fausses[30] ». La « maturité relative » dans l’histoire[31] ne relève pas d’une loi imposée mais se sécrète donc au sein d’une « conscience de classe ». Le rôle du parti est d’éduquer cette dernière, laquelle « n’est pas un savoir absolu dont les prolétaires seraient miraculeusement dépositaires, elle est à former et à redresser, mais seule est valable une politique qui se fait accepter d’eux[32] ».

Enfin, Merleau-Ponty avait rapproché, dans « Le doute de Cézanne », la venue à la maturité de la conscience du peintre en ces termes : « L’image se saturait, se liait, se dessinait, s’équilibrait, tout à la fois venait à maturité. Le paysage, disait-il, se pense en moi et je suis sa conscience[33] ». D’une certaine façon, le peintre fait venir l’image à maturité, en son âme et conscience, c’est-à-dire en son geste. Tout cela suggère que la problématique de la gradation de maturité chez le lecteur concerne bien sa conscience.

3) Troisièmement, concernant la métaphysique, on répondra à l’objection en soutenant, comme nous le montrons ailleurs[34], que ce second degré de maturité peut également être dit méta-physique, mais non pas en ce qu’il conduit à ces arrières-mondes condamnés dans le texte cité sous les figures du « surhomme » et de « l’au-delà de la vie empirique ». Il l’est au sens où il fait (re-)plonger dans le monde, mouvement qu’il évoque in fine avec ce mélange initiatique et cette fusion perceptive (« si étroitement […] monde »).

Une telle théorie gradualiste (en plus de factorielle) de la maturité trouve des échos dans les Recherches sur l’usage littéraire du langage de Merleau-Ponty, où l’on voit le grand écrivain progresser de la prescience de Valéry à la « maturité de Stendhal[35] ». A contrario, comme il le critique dans La prose du monde, un certain langage de la science croit trouver sa maturité avec l’algorithme : « On va répétant que la science est une langue bien faite. C’est dire aussi que la langue est commencement de science, et que l’algorithme est la forme adulte du langage[36]. » Plutôt qu’une langue bien faite qui se croit mature en ressassant la même opération, il y a maturité d’une parole se faisant, non pas en se répétant nécessairement, mais dans la différence et la contingence. En cela, sa signification « s’antidate » dira-t-il plus tard[37], et peut déjà être dite prématurée.

Un tel gradualisme s’avère d’ailleurs valable pour l’art en général, puisque le second degré de maturité consiste à percer le secret « de l’écrivain et du peintre ». C’est pourquoi nous en retrouvons la trace dans une note inédite du Visible et l’invisible, où Merleau-Ponty se met à l’écoute de Beethoven. Un degré imparfait de maturité traduit alors une impatience, liée au sentiment de ne trouver dans une oeuvre qu’une simple préparation, là où l’on attendait une thèse qui ne vient pas. C’est derechef la frustration du lecteur qui demeure sur sa faim à première lecture, de l’auditeur qui croit soupçonner un thème inouï dans un morceau, ou de Merleau-Ponty dévorant Hamelin et incapable de satisfaire sa soif systématique. Or, un regain de maturité s’y trouve de nouveau associé à une compréhension, vivante et vitale, à l’écoute des choses et résolument interrogative[38].

Cette théorie factorielle et gradualiste s’affine quand la maturité se concentre en un point et ne concerne plus l’homme seul, mais le processus perceptif (Phénoménologie de la perception[39]), l’oeuvre selon la théorie littéraire balzacienne (Causeries[40]), puis l’histoire et la politique (Aventures de la dialectique[41]). L’enjeu ne revient pas à opposer la maturité à la non-maturité (puérilité, non-philosophie), mais à atteindre et dépasser ce que Merleau-Ponty nomme un « point de maturité », lequel n’est jamais définitif.

Ainsi, pour prolonger positivement l’analyse évoquée d’Humanisme et terreur, qu’il s’agisse d’une loi objective présumée ou du degré de conscience de l’individu qui la présume, la maturité apparaît « relative », en pointe, prête à basculer. Une telle théorie possède, outre ses dimensions déjà relevées (esthétique, métaphysique, phénoménologique et politique), certains enjeux épistémologiques, auxquels Merleau-Ponty fait allusion dans sa conférence de 1946 sur le « Primat de la perception ». Il y souligne le lien entre réflexion philosophique et maturité de la science : « La prise de conscience philosophique n’est possible qu’au-delà [du savoir scientifique…]. De plus, passé un certain point de maturité, la science elle-même cesse de s’hypostasier, elle nous reconduit aux structures du monde perçu et les reconquiert en quelque sorte[42]. » Passer un tel point, c’est très méta-physiquement (au sens établi) reconduire et reconquérir de telles structures, les structurer. Ce n’est pas quitter la maturité pour arriver au savoir absolu, c’est rejoindre une maturité factorielle, graduelle, instable, et pour laquelle il va falloir trouver un concept plus adéquat.

Le paradoxe de la maturité tient en effet à ceci qu’elle ne peut être acceptée telle quelle : facteur, degré, point, elle se cherche, elle s’avère paradoxalement immature, faussement mature, un peu comme cette « fausse maturité » qu’évoque tout autrement Lévinas[43]. La solution merleau-pontienne tient-elle alors seulement à en dégager deux degrés, à en faire un point ? En quoi la maturité, laquelle ne tient plus dans la comparaison et opposition à la puérilité, réside-t-elle dans sa propre fonction, gradation et ponctualité ?

II. De la maturation du soi

Dans le texte cité de La prose du monde, Merleau-Ponty aborde donc la problématique de la maturité à partir d’une théorie gradualiste de conscience. La question est maintenant de savoir si cette progression graduelle s’incarne au sein même de cette problématique. En d’autres termes, s’en tient-il à cette seule notion de maturité, ou bien développe-t-il un réseau conceptuel au sein duquel elle prend son sens ?

La réponse est la suivante : la distinction des degrés de maturité peut s’entendre au sens d’une gradation, mieux, d’une maturation. Il n’y a pas « de » maturité, non pas seulement parce qu’il y en a des degrés, mais parce qu’ils s’enchaînent. Dans le texte cité, une telle gradation correspond à ce mouvement de libération à l’égard des affres psychologiques du « prestige » (« rêverie » dira Signes), de « l’envie », de la « haine secrète », lesquels se traduisent déjà dans l’expérience de la déception, à un degré superficiel. Le dépassement du psychologique, qui accompagne l’essor phénoménologique au-delà du psychologisme, et intéresse la prise de conscience métaphysique[44], consiste, nous dit-il ici à « comprendre ».

Qu’est-ce à dire ? Une telle compréhension consiste à grandir graduellement en maturité, à pouvoir faire ce que l’on ne pouvait pas encore faire. En clair, elle revient à savoir se replacer dans un procès de maturation incarné dans la chose même. Celle-ci s’exprime confusément au niveau de la vie, de la sensibilité, de l’expérience et de la perception. Le texte évoque en ce sens l’intimité à vivre du vécu humain (« aucun […] vie d’homme »), les secrets à partager de la sensibilité (« que le secret […] empirique »), l’étroitesse à expérimenter de l’expérience (« si étroitement […] expériences ») et la pudeur à percevoir de la perception (« si pudiquement […] monde »).

Toutefois, Merleau-Ponty parle-t-il lui-même de « maturation » et de cette manière ? La réponse est positive. Ce processus intéresse au premier chef l’enfance, comme il le suggère dans ses cours à la Sorbonne. On trouve de nouveau la critique d’un « dualisme » des contraires, lesquels prennent ici la forme de la maturation et de l’apprentissage, l’intérieur et l’extérieur[45]. La maturation interne est faussement conçue comme venant couronner un apprentissage externe. Or, enseigne-t-il : « Cela n’a pas de sens de l’opposer au “learning”, car le développement organique dépend de certaines expériences extérieures. Pas de maturation séparée d’un certain apprentissage[46]. »

En clair, la maturation désigne un processus et non pas le résultat d’une action, elle ne récompense aucun apprentissage mais s’attache à lui. J’ai peut-être plus de maturité parce que j’ai appris à parler cette langue ; mais la maturation vient plutôt en l’apprenant. Il s’agit de sortir des oppositions et de savoir se transposer dans le phénomène de croissance de l’enfant (irréductible à une « maturation organique » silencieuse et inconsciente), éminemment dans l’élaboration et la « structuration » de son langage[47]. La croissance apparaît ainsi viscérale à la maturation, à tel point que Merleau-Ponty identifie une fois les deux termes, en parlant de Lukács[48].

Or une telle analyse n’est pas isolée, elle se prolonge plus tard de l’enfance à la croissance même du réel, dans l’histoire et l’action. La notion de maturation s’invite en ce sens au coeur d’un fameux passage du « Langage indirect et les voix du silence », où Merleau-Ponty synthétise la théorie hégélienne de l’action. Selon lui, Hegel dit certes qu’il faut dépasser la dialectique de l’intention (interne) ou des conséquences (externes) de l’action en insistant sur le faire complexe (au factitif), essence de l’action : « Ce qui juge un homme, ce n’est pas l’intention et ce n’est pas le fait, c’est qu’il ait ou non fait passer des valeurs dans les faits[49]. » Mais il précise : « L’histoire est chez Hegel cette maturation d’un avenir dans le présent, non le sacrifice du présent à un avenir inconnu et la règle de l’action chez lui n’est pas d’être efficace à tout prix, mais d’abord d’être féconde[50]. » Cette dernière déclaration présente deux aspects décisifs.

Premièrement, la règle de l’action — non pas l’action stricto sensu — outrepasse l’efficacité (le simple faire) dans cette fécondité[51] qui vient au fil de la maturation. Être fécond, c’est faire être plutôt que faire, produire plutôt qu’arrêter un produit. La maturation ne couronne aucun apprentissage, elle n’a pas de résultat visible, elle produit au sein du processus qu’elle habite. Elle ne revient pas à une gradation automatique qui se fait, mais se faisant, elle produit.

Un tel concept de maturation, esquissé avec Merleau-Ponty, nourrit ses aspects physiologique ou biologique. Mais il peut aussi apparaître problématique au niveau politique et historique. Il en va ainsi de la thèse marxiste de la « maturation spontanée » de la conscience révolutionnaire au sein du prolétariat, que Merleau-Ponty évoque dans les inédits d’après-guerre[52]. En clair, comme la maturation s’enferme dans un simple processus sans fin visible, il s’avère difficile d’en prédire ou précipiter l’issue. Comme le souligne K. Kautsky, « seule la pratique » pourra décider de la maturité du prolétariat pour le socialisme, et même si le prolétariat « s’approche de plus en plus de son point de maturité », il demeure que « le processus de maturation du prolétariat » ne peut être décidé, et seule la démocratie permet de « l’accélérer[53] », en sa longueur.

Deuxièmement, la déclaration citée de Merleau-Ponty dans « Le langage indirect et les voix du silence », montre que selon lui c’est donc la maturation qui définit l’histoire dans la perspective hégélienne. Il évoquait dès Sens et non-sens cette « longue maturation par laquelle l’histoire surmonte ses contradictions[54] », et une note tardive parlera encore de « maturation dialectique[55] ». Dans « Le langage indirect », la nouveauté tient en ceci que la maturation de l’histoire se temporalise vers un avenir déjà convié dans l’autonomie et la contingence du présent. Ainsi, la chair du présent n’est pas sacrifiée à un avenir « inconnu », dit-il, contingent ou nécessaire (ce qui sera le travers du concept de mûrissement). Par contraste, la maturité se temporalise sur le mode d’un présent éternel, solidaire d’une fonctionnalité, gradualité et ponctualité remarquables.

L’évocation la plus spectaculaire de la maturation viendra toutefois dans la phrase précédant une définition sans cesse citée de la chair, dans Le visible et l’invisible :

Le corps visible, par un travail sur lui-même, aménage le creux d’où se fera une vision, déclenche la longue maturation au bout de laquelle soudain il verra, c’est-à-dire sera visible pour lui-même, il instituera l’interminable gravitation, l’infatigable métamorphose du voyant et du visible, dont le principe est posé et qui est mis en route avec la première vision. Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de nom dans aucune philosophie[56].

S’il y avait un « point de maturité » (temporaire) dans la perception, la maturation nourrit le processus (instable) d’où sourd la vision, où l’invisible se fait voyant et par là visible. La maturation prend place entre le moment topologique par lequel le corps visible se creuse (« aménage […] ») et le moment événementiel par lequel il se met « soudain » à voir. Elle y constitue ce long processus (« longue ») à l’issue duquel (mais pas dans lequel) survient brutalement la vision. Il y a là un cas éminent de ce mouvement par lequel nous « basculons » dans le « monde sensible[57] ». Il n’est pas étranger à la logique du chiasme, laquelle sous-tend le mécanisme de la chair, bancal en sa réversibilité[58], à savoir ici cette « interminable gravitation, […] infatigable métamorphose du voyant et du visible ». Ainsi la maturation travaille à instaurer la vision, en laquelle le corps visible s’apparaît à lui-même, et participe à l’institution de la chair. Dès lors, la chair, laquelle croise déjà principiellement visible et voyant, n’est-elle pas à entendre dans sa pré-maturation essentielle ? Nous y reviendrons.

Le texte cité suggère également que la maturation participe à la phénoménalisation de la vision, autrement dit de ce qui fait la vision, qui fait voir. La maturation n’est pas une action au résultat visible, mais elle concourt à produire la vision et à l’améliorer. Elle explicite en cela ce « point de maturité » de la perception déjà évoqué, lequel tenait à faire « voir mieux », dans la Phénoménologie de la perception[59]. Avant de s’inviter plus tard au coeur du Visible, la maturation apparaît d’ailleurs dès l’analyse de la temporalité de l’opus de 1945, en des termes qui anticipent ces analyses. Le passage du temps y apparaît en effet comme un mécanisme complexe qui naît de la maturation. Le temps n’est pas un évanouissement immédiat du présent dans le passé. Le futur y passe au présent « au terme d’une longue concentration qui l’a conduit à maturité ». Et le passage au passé naît solidairement : la « désintégration » du futur devenu présent « est pour toujours l’envers ou la conséquence de sa maturation[60] ». Ainsi, si la maturation de l’histoire se temporalise vers l’avenir, celle du temps le fait de l’avenir en direction du présent.

Or si le corps visible déclenche la maturation le menant à la vision, L’oeil et l’esprit vient ajouter que le mouvement s’ensuit d’une « maturation de la vision » du corps :

Mon mouvement n’est pas une décision d’esprit, un faire absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective, quelque changement de lieu miraculeusement exécuté dans l’étendue. Il est la suite naturelle et la maturation d’une vision. Je dis d’une chose qu’elle est mue, mais mon corps, lui, se meut, mon mouvement se déploie. Il n’est pas dans l’ignorance de soi, il n’est pas aveugle pour soi[61].

De nouveau, la maturation ne crée pas le mouvement (tel un « faire absolu »), mais elle concourt à le produire sans en faire un produit, elle tend à le faire être comme sa « suite naturelle ». En outre, Merleau-Ponty souligne ici une dimension d’ipséité qui apparaissait déjà dans Le visible, quand il écrivait que : « Le voyant se prémédite […] le corps visible, par un travail sur lui-même, aménage le creux d’où se fera une vision, déclenche la longue maturation au bout de laquelle soudain il […] sera visible pour lui-même[62]. » La maturation n’est toutefois plus limitée à la vision, elle habite un soi corporel qui se voit et s’en meut. Elle s’enferme inexorablement au coeur d’un processus de maturation du soi, lequel correspond à cette gradation de maturité dont nous sommes partis plus haut, et qui intéresse aussi l’auto-temporalisation de l’histoire et du temps.

III. Du mûrissement — et de ses limites

On pourrait étudier plus en détail comment s’incarne cette maturation du soi chez l’artiste, le philosophe, l’adulte ou l’enfant, pour évoquer des figures familières chez Merleau-Ponty. Il est plus urgent de constater que ce dernier ne s’en tient pas à ces notions quasi hégéliennes de maturité ou de maturation : il parle également de mûrissement. D’un point de vue lexical, ces trois termes renvoient tous à maturare dont la plurivocité intéresse les analyses à venir : faire mûrir, mûrir, devenir mûr, mener à bon terme, accélérer, (se) hâter. Cependant, « maturité » est un substantif n’ayant que « maturer » comme verbe, inusité chez Merleau-Ponty, alors que « mûrissement » renvoie à « mûrir », verbe qui porte une teinte végétale et « naturelle », qu’il affectionne dans certaines de ses métaphores[63] (procédé dont il se méfie pourtant[64]). Mûrir, c’est faire fructifier. Le mûrissement accentue le caractère processuel du phénomène : non seulement la maturation, produisant à même le produire, n’a pas de résultat visible, mais elle ne s’arrête pas à une maturité arrêtée, originaire ou finale.

Ainsi, plutôt que de parler du « Husserl de la maturité », Merleau-Ponty évoque une « maturité de sa philosophie », dans son essai « Le philosophe et la sociologie », point de maturité qui n’est pas un terminus, puisqu’il ajoute « et de plus en plus à mesure qu’il poursuivait son effort[65] ». Mieux, il écrit plus tard dans « Le philosophe et son ombre » : « La constitution devient toujours davantage, à mesure que mûrit la pensée de Husserl, le moyen de dévoiler un envers de choses que nous n’avons pas constitué[66]. » Il faut donc préférer un mûrissement de la pensée, qui travaille de façon immémoriale (« toujours davantage »), à une maturité atteinte d’entrée de jeu ou de façon tardive.

Plus encore que la maturité et la maturation, le mûrissement s’inscrit dans le cadre d’un approfondissement de conscience. Rappelons-nous du doute de Cézanne dont la conscience esthétique attestait une venue de l’image à la maturité. Or une telle conscience tranche sur la « conscience transparente » de Léonard de Vinci, laquelle se relie au fait que tout se passe comme s’il « n’avait jamais tout à fait mûri[67] ». Négativement encore, et comme nous l’avons vu, la maturité relative s’éduque au sein d’une conscience de classe, puisque le prolétariat n’est « pas mûr pour » les « thèses les plus fondées[68] ».

Plus positivement maintenant, dans « Partout et nulle part », Merleau-Ponty déclare de manière beaucoup plus générale : « Cet air d’improvisation et de provisoire, cette allure un peu hagarde des recherches modernes, que ce soit en science ou en philosophie, ou en littérature ou dans les arts, c’est le prix qu’il faut payer pour acquérir une conscience plus mûre de nos rapports avec l’Être[69]. » Dans cette perspective, la maturité n’est pas à percevoir comme une essence, négative ou positive, un privilège ou une idée, ou même un « degré » ou un « point » en un sens statique. Elle se saisit plus clairement dans le mélioratif « plus mûre », où la maturation intègre sa propre gradation. Elle tient en un mûrissement qui intéresse la pensée d’un auteur, tel Husserl, et ici une conscience ontologique (où se ressent d’une certaine manière l’influence grandissante de Heidegger).

À la limite, le mûrissement consisterait en un faire mûrir — car même le simple mûrir possédera un travers. En ce sens, « acquérir une conscience plus mûre de nos rapports avec l’Être », ce serait les faire mûrir, plutôt que les « laisser mûrir », motif par ailleurs rousseauiste[70]. Merleau-Ponty caractérise au moyen de ce factitif l’art du romancier en général dès sa Phénoménologie de la perception[71]. Entendu comme « conscience plus mûre », le faire mûrir serait à étendre, comme il le dit plus haut, aux « recherches modernes » en littérature. En ce faire mûrir, les degrés de maturité, résonnant avec ceux de la conscience métaphysique (dont le deuxième est le faire), jalonneraient ainsi une fonction opérante de maturation en laquelle ils fusionnent, laquelle, en sa fécondité, se perçoit à meilleurs frais dans le mûrissement de la conscience.

Ainsi, pour en revenir à la citation précédente, « nos rapports avec l’Être » ne sont pas perdus ou donnés à l’origine, ce qu’une représentation simpliste des visions de l’Occident et de l’Orient voudrait faire croire[72]. À travers le tâtonnement des « recherches modernes » en science, en philosophie, en littérature ou en art (c’est-à-dire aussi au travers de la dimension métaphysique qui s’y déploie[73]), cette relation à l’être mûrit dans la prise de conscience. Il y a un lien intime entre conscience et mûrissement, que Merleau-Ponty soulignait dans Phénoménologie de la perception, où les termes apparaissaient une fois synonymes[74]. Celui-ci permet de relier les théories de la conscience graduelle et de l’accroissement du mûrissement et de les placer sous l’égide du faire mûrir.

Que signifie devenir plus mûr ? Dans ses Causeries, Merleau-Ponty rattachait cet éveil à l’approfondissement d’une réflexion critique, et en évoquant de nouveau l’enfance :

C’est […] ce dogmatisme [de la « pensée classique »] qu’une science et une réflexion plus mûres remettent en question. Il est bien sûr que ni le monde de l’enfant, ni celui du primitif, ni celui du malade, ni, à plus forte raison, celui de l’animal, autant que nous puissions le reconstituer à travers sa conduite, ne constituent des systèmes cohérents et qu’au contraire celui de l’homme sain, adulte et civilisé s’efforce vers cette cohérence. Mais le point essentiel est qu’il ne la possède pas, qu’elle demeure une idée ou une limite jamais atteinte en fait[75].

Pourquoi conjuguer ici les termes « réflexion » et « mûre » ? Pourquoi évoquer une telle gradation « plus mûre » ? Nos analyses antérieures permettent de le comprendre.

Être non pas mûr, mais « plus mûr », c’est être un peu moins mature, c’est-à-dire moins cohérent qu’on ne le croit. Or le sens superficiel de la maturité consistait à se croire mature. Être plus mûr, c’est comprendre que l’on ne saurait conjurer le spectre du manque ou de l’absence de « cohérence », que l’on se plaît à dénoncer chez l’enfant, le primitif, le malade, l’animal, en revendiquant pour soi-même la possession absolue de la cohérence. Ce serait de nouveau opposer des contraires (non-cohérence et cohérence), attitude irréfléchie qui trahit un degré inférieur de conscience. Une « réflexion plus mûre » relève que la cohérence « demeure une idée ou une limite jamais atteinte en fait » et relève d’un simple effort du monde humain vers elle. La gradation du « plus » traduit la promotion réflexive. Elle revient à mûrement prendre conscience d’une impossibilité d’atteindre la cohérence « en fait ». Visée par l’effort, cette dernière correspond donc à un faire, lequel incarne le deuxième degré de conscience.

Le concept de mûrissement tient à devenir « plus mûr » et intègre avantageusement une dimension réflexive, graduelle, qui apparaît externe à une maturité susceptible de simples degrés, et plus sourde dans une maturation polarisée sur la longueur de son effectuation. Merleau-Ponty ne parle pas de longueur pour la maturité et plutôt de lenteur concernant le mûrissement (cf. infra). La notion de mûrissement est-elle toutefois son dernier mot quant à cette problématique de la maturité ? On en doutera pour trois raisons.

Une première raison est que le concept de mûrissement (et de maturation) ne parvient pas à se défaire de sa dette à l’égard de la conception hégélienne de la maturité. Autrement dit, il n’y a pas de dépassement réel de la maturité dans la maturation et le mûrissement. Dans leur plurivocité, ces concepts peuvent se prendre parfois l’un pour l’autre, et Merleau-Ponty le fait parfois[76]. On ne peut donc s’en tenir, tel quel, au seul mûrissement.

La deuxième raison tient en ceci que le mûrissement doit demeurer un processus, porté par le mélioratif « plus mûr ». Or mûrir, c’est aussi s’adoucir, s’amollir (mitescere). Le mûrissement risque à tout moment de précipiter en un état mûr incapable de devenir « plus mûr », voire d’atteindre son sommet superlatif en devenant « le plus mûr ». C’est éminemment le risque chez Valéry : « Son style le plus mûr est son narcissisme initial, son refus d’être, mais devenu langage, et par là sur le point de se transformer en son contraire[77] ». Le plus mûr est ainsi une limite : il mène l’écrivain à une contradiction, où le refus d’être va virer en acceptation, le non-être en être, le non-dit en dire, transformation à ne pas confondre avec le basculement auquel travaille la maturation. Pour le dire autrement, alors que le travers de la maturation est qu’elle est processuelle, progressive et sans fin visible, celui du mûrissement tient en ce qu’il peut lui-même trop et mal mûrir en précipitant en un état « mûr ».

Au cours d’un entretien radiophonique avec Georges Charbonnier, une confidence de Merleau-Ponty permet de le saisir sur le vif discutant de ces questions, sans correction possible comme à l’écrit, mais non sans hésitation. Elle montre qu’il tient à ce réseau conceptuel de la maturité, sans pouvoir s’y tenir. Il y évoque, sous le couvert de la généralité, les étudiants de sa génération et ceux qu’il a connus plus tard à la Sorbonne :

Ils ont l’impression d’avoir fait le tour d’un livre, ou fait le tour d’une question. Ils ont lu peut-être plus de choses que nous n’en avions lues à âge égal. Et en même temps, tout cela a été fait assez vite, de sorte qu’ils ne mûrissent pas — si le mot a un sens pour un être humain — [ils ne mûrissent pas] lentement comme nous le faisions […]. Il y a une espèce de hâte, et en même temps, il y a une espèce de prématuration, si vous voulez. Ils sont mûrs plus tôt que nous ou… Ce n’est peut-être pas mûr qu’il faudrait dire, enfin ils sont adultes plus tôt que nous ne l’étions[78].

Merleau-Ponty mobilise d’abord ici le concept de mûrissement en un sens verbal (« mûrissent »), c’est-à-dire comme un facteur opérant, un faire (« ne mûrissent pas lentement comme nous le faisions »). Ce facteur lent s’oppose clairement à sa forme participée et précipitée (« être fait ») chez ceux dont le mûrissement accéléré devient un non-mûrissement qui les rend paradoxalement trop mûrs (« ils ont l’impression d’avoir fait le tour d’un livre, ou fait le tour d’une question […] tout cela a été fait assez vite »).

À ce concept de mûrir, notre philosophe assujettit ensuite une réserve en incise (« si le mot […] humain »). En effet, l’acte de mûrir peut prêter à des malentendus, tomber dans le non-sens, ce qui va s’illustrer tout de suite par sa « factualisation » et substantivation. En outre, il introduit cette fonction de mûrir par deux fois et sur un mode négatif (« ils ne mûrissent pas »). En effet, ce non-mûrissement correspond à une prématuration entendue en un sens inessentiel, spécifique et lié à la précipitation (« une espèce de hâte, et en même temps […] une espèce de prématuration »). En bref : ne pas avoir le temps de mûrir c’est être pré-maturé, c’est manquer de maturité. On comparera au texte évoqué des Aventures de la dialectique : ce qui est prématuré n’est pas mûr pour quelque chose[79].

Or, et enfin, un tel caractère prématuré conduit droit au non-sens signalé ci-dessus (« prématuration si vous voulez : ils sont mûrs plus tôt que nous »). Le faire qu’incarne le mûrir en sa lenteur se retrouve envisagé prématurément et précipitamment et déterminé par sa facticité et sa circularité : il devient précisément le fait d’être mûr chez ces jeunes gens, celui d’avoir déjà tout fait trop vite (le « tour » d’un livre ou d’une question). Voilà la deuxième raison pour ne pas s’en tenir au mûrissement. Merleau-Ponty critique ce qui est mûr au sens de « le plus mûr » mais aussi « déjà mûr[80] » et donc trop mûr pour mûrir[81]. Ici la gradation tenant à se rendre « plus mûr » s’efface au profit de la circularité de ce qui est toujours déjà (fait) « mûr ». Le mûrissement, coupé de son lent facteur vivant, privé si l’on ose dire de sa sève, mène à la putré-faction.

D’où l’hésitation manifeste et explicite de Merleau-Ponty : il finit par congédier le mûrissement sous sa forme substantivée ou plutôt adjectivée (qui n’a plus rien de substantiel), en laquelle la fonction de mûrir se trouve prématurément précipitée en un simple fait d’être mûr (« ce n’est peut-être pas mûr qu’il faudrait dire »). Un tel fait d’être mûr correspond chez ces étudiants à une maturité assurée et trop sûre d’elle (« Ils ont l’impression […] », « Ils sont adultes […]), et non plus au mûrissement inquiet et fiévreux de l’étude (studio). Sa parole hésitante à la radio possède en définitive cette bonne confusion qu’Austin recherchait dans le langage[82]. En effet, elle permet négativement de structurer le réseau notionnel que tisse ici la problématique de la maturité, dans son développement luxuriant (fonction de mûrir, mûrissement, prématuration inessentielle, fait d’être mûr), dans son non-sens mais aussi son sens.

Une troisième raison de ne pas s’en tenir au mûrissement vient tempérer la deuxième. Si le mûrir doit demeurer un processus grâce au travail du faire en lui, il ne saurait devenir un mécanisme qui va de soi. Dans l’Éloge de la philosophie, Merleau-Ponty s’en prend ainsi au « recours à l’histoire universelle » dans la dialectique marxienne. Il dénonce alors une opération de mûrissement conçue comme automatique dans l’histoire :

Si l’on sait où l’histoire va inéluctablement, les événements un à un n’ont plus d’importance ni de sens, l’avenir mûrit quoi qu’il arrive, rien n’est vraiment en question dans le présent, puisque, quel qu’il soit, il va vers le même avenir. Quiconque, au contraire, pense qu’il y a dans le présent des préférables implique que l’avenir est contingent[83].

On l’a vu, la maturité demeure polarisée sur un présent éternel et la maturation se temporalise longuement vers et à partir de l’avenir en intégrant la contingence au présent. Or ici, un mûrir inexorable de l’avenir, hyper-rapide voire instantané (au sens d’automatique, inévitable) annule et le présent en sa marge de préférence et l’avenir en sa contingence radicale. Un semblable mûrissement fatal du temps donne le sens prétendu de l’histoire (direction et signification), mais en détruit la chair événementielle propre. Ce n’est donc pas seulement parce qu’il menace de se précipiter en chose « mûrie » qu’il faut dépasser le mûrissement (deuxième raison). C’est parce que l’acte même de mûrir peut prendre un aspect fallacieux, nécessaire quoi qu’il arrive (troisième raison). En clair, le mûrissement traduit une plurivocité qui rejoint celle de la maturité (première raison).

IV. Psychanalyse, politique et philosophie de la prématuration

Une maturité réelle exigerait de ne pas se considérer sous les traits d’un adulte parfait, par comparaison analogique avec une puérilité dénoncée. S’agirait-il alors d’inviter à un retour à l’enfance, pour celui dont Beauvoir rapporte qu’il « se plaisait avec les gens âgés, il se défiait des jeunes que je préférais de loin aux vieux[84] » ? Mutatis mutandis, Rousseau disait que : « Nul de nous n’est assez philosophe pour se mettre à la place d’un enfant[85]. » Et l’on connaît la sentence de Nietzsche : « Maturité de l’homme : cela signifie avoir retrouvé le sérieux que l’on avait en jouant, étant enfant[86]. »

La maturité selon Merleau-Ponty n’a rien pourtant d’une telle transplantation ou d’une telle retrouvaille. Elle consiste, suivant en cela le comportement de l’artiste de génie, à apprendre de l’enfance et à la façon d’un enfant, à se faire enfant à nouveau, afin de grandir, de récupérer un processus de croissance ankylosé dans ce qu’on croit être un âge mûr et indépassable de la vie. Montrons comment, dès lors, la maturité ne s’oppose pas longitudinalement à l’immaturité, mais se relie transversalement à la prématurité.

Le paradigme est issu selon Merleau-Ponty de la psychanalyse. Celle-ci n’est pas seulement, d’un point de vue sociologique, notre sorcellerie révélée des antipodes, ainsi qu’il le développe dans « De Mauss à Claude Lévi-Strauss[87] ». Comme il le précisait dans un autre essai, elle constitue une sorte de magie thérapeutique, comme quand « Freud montre dans l’enfance une vie adulte prématurée[88] ». Or qu’entendre par là ?

Ainsi que l’a montré É. Bimbenet, la prématuration concerne l’homme, mais encore la vie animale[89]. Il y a une sur-maturité ou pré-maturité de l’animal anticipant et caricaturant l’homme, dira en substance Merleau-Ponty dans le cours sur la nature. D’où cette « parenté étrange homme-animaux (caricature) », illustrée par les « masques eskimo de type inua ». On pourrait parler à l’inverse d’une immaturité de l’homme quand il cherche à imposer à l’animal ce qu’il croit être son privilège[90]. A. Dufourcq relie également ce thème de la « prématuration de la culture chez l’animal » à celui de l’imaginaire, au niveau de l’instinct[91]. Toutefois, la source principale de l’inspiration merleau-pontienne concernant cette notion est la psychanalyse enfantine, freudienne et lacanienne[92]. É. Bimbenet évoque ici une « dialectique de l’archéologie et de la téléologie » :

Être un enfant, c’est par essence ou par définition se projeter dans la vie adulte, anticiper téléologiquement une vie dans la raison ; être adulte, c’est éternellement se souvenir de l’enfance, n’en jamais totalement dépasser l’archaïsme. Dans les cours de Sorbonne la notion qui donne corps au premier aspect de cette dialectique, donc à la téléologie constitutive de l’enfance, est celle de prématuration. […] « La “prématuration”, l’anticipation par l’enfant de formes de vie adultes est presque, pour les psychanalystes, la définition de l’enfance. » Merleau-Ponty définit alors la prématuration comme la « possibilité pour l’enfant de vivre des conflits et des épisodes qui anticipent sur ses pouvoirs physiques ou intellectuels. » […] Si l’enfant est polymorphe, c’est parce qu’il ne cesse d’anticiper son propre avenir par l’imitation des corps adultes qui l’entourent. Ainsi le phénomène central qui donne corps à cette prématuration, c’est le phénomène de la chair, défini comme identification généralisée, recherche indéfinie du dedans dans le dehors et du dehors dans le dedans. La réversibilité charnelle contient en puissance tous les rôles sociaux dont se bâtira la vie humaine ; elle est la nature basculant téléologiquement vers un avenir de culture[93].

Plutôt que d’opposer l’enfance à un « être adulte », en lequel Hans Jonas voyait encore « le but de l’éducation[94] », la réflexion sur la prématuration les solidarise en une réversibilité instable. Selon celle-ci, l’un est constamment en passe de revenir dans l’autre, renversement qu’illustre la chair et basculement dont le schéma logique se relie au chiasme. Une telle mécanique originaire à laquelle travaille déjà la maturation (voir supra) s’incorpore donc plus naturellement en une pré-maturation.

Quel intérêt y a-t-il à parler de prématuration en plus de maturation ? Merleau-Ponty évoque une « vraie maturation[95] », proche de la prématuration, signe qu’il peut en y avoir une fausse. Nous avons vu en effet que la maturation n’est ni celle dite « organique » ni celle qu’on oppose à l’apprentissage. Sa longueur l’expose en outre à une linéarité qui la prive de la soudaineté du revirement permettant visualisation et mouvement. Enfin, la maturation doit être « dialectique[96] », mais cette condition qui reste hégélienne pourrait la lester, et devient invalidante lorsqu’elle signifie la maturation historique en un sens marxiste, comme nous le verrons. En bref, la maturation peut dépérir ou mal vieillir, comme le mûrissement mener à la putréfaction.

À la maturation il faut donc préférer la prématuration, et ce pour des matières perceptives pleinement signifiantes : en la pré-maturation en effet, l’archaïsme novateur du « pré- » se voit et s’entend. La pré-maturation constitue en cela une anticipation essentielle, et Merleau-Ponty les rapprochait dans le texte dont nous sommes partis, en évoquant « de la part de l’Orient, toutes les anticipations, toutes les “prématurations” ». Cette anticipation, fortement soulignée ci-dessus par É. Bimbenet, c’est celle de la vie dans la raison, de l’adulte dans l’enfant, de l’avenir dans le passé. Elle rappelle, cum grano salis, la science du corps qu’évoquait la Phénoménologie de la perception[97].

Comme le souligne A. Dufourcq, une telle anticipation intéresse la conception que se fait Merleau-Ponty de l’imaginaire, dans ses liens avec la psychanalyse et la politique[98] :

L’imaginaire est « anticipation, prématuration, transport immédiat vers le but […] échec par impossibilité immanente de cet immédiat […] mouvement vers l’avenir ». Le référent cesse d’être la notion positiviste de réalisation, l’imaginaire n’est plus essentiellement conçu comme non-réalisation. Viser quelque chose qui est là comme ne pouvant pas être là devient le centre névralgique de toute existence. Ainsi l’imaginaire n’est plus seulement une illusion dans laquelle on s’enferme, en se coupant du réel, ou bien que l’on aurait absolument dissipée. […] Il faut le voir comme quasi-réalisation qui échoue et dont le sens était d’échouer, dont l’échec est riche d’avenir[99].

Dans la prématuration de l’imaginaire, l’anticipation signifie un échec glorieux, dont le succès n’est « prématuré » qu’au sens négatif de ce qui vient trop tôt et est malvenu. Plus essentiellement, cette pré-maturation n’a pas besoin d’aboutir réellement : il suffit qu’elle s’élance pour aboutir et trouve ainsi sa pleine liberté plastique et fantastique. Ainsi, l’imaginaire, entendu comme quasi-réalisation, affirme un certain modus operandi pleinement positif de la prématuration. De surcroît, entendu comme non-réalisation, il permet de dénoncer la forme immature de la maturité : « Aucun corps, ajoute A. Dufourcq, aucune situation n’est à l’avance fait pour recevoir cette mise en forme culturelle que nous avons pris l’habitude de comprendre comme une maturité allant de soi ; dès lors cette maturité apparaît dans sa vérité profonde : elle n’est qu’un fantôme, un imaginaire[100]. » En bref, la maturité allant de soi s’avère aussi illusoire que son opposition à la non-maturité, laquelle paraît pourtant la plus sérieuse et digne de foi. La maturité qui mûrit s’antidate, se révèle pré-maturée, et se réalise dans l’imaginaire.

L’anticipation représente donc un concept précieux pour penser la prématuration, sauf si elle désigne l’annonce d’un événement nécessaire, ce qui est déjà le sens de la mise en cause de la dialectique marxienne dans l’Éloge de la philosophie. Dès lors, selon É. Bimbenet, l’anticipation « coupe la téléologie de son archéologie vivifiante[101] », prive la projection de son introjection et sombre à son tour dans une forme impropre et illusoire. C’est en ce sens critique qu’issue de la psychanalyse (et déjà signifiante concernant les rapports des cultures ou la différence générationnelle), la réflexion sur la prématuration reconduit à son autre pôle principal chez Merleau-Ponty : la pensée politique[102].

Le point névralgique de l’analyse se trouve à la fin du quatrième chapitre des Aventures de la dialectique, « La dialectique en action ». Il s’agit d’entendre le paradoxe suivant, maintes fois agité par Merleau-Ponty[103] : la « révolution prolétarienne, — celle de la “dernière” classe, celle qui doit créer la vraie société » (c’est-à-dire, la plus avancée politiquement et que le marxisme appelle de ses voeux), s’est cependant produite dans un « pays arriéré » historiquement, la Russie des Tsars, qui n’a pas eu le temps de voir mûrir une classe bourgeoise réelle et une culture démocratique[104]. C. Lefort voit là un simple « fait accidentel », entraînant des « contradictions » locales, propres au bolchevisme[105]. Or, Merleau-Ponty entend dépasser cette approche historico-politique de l’arriération et retrouver dans de telles contradictions (selon une logique déjà croisée) un « problème philosophique » lié aux notions de maturation et de mûrissement.

Concentrons-nous d’abord sur le moment négatif de l’analyse. Notre philosophe écrit : « Le marxisme a d’abord présenté la révolution comme un fait de maturation ou de maturité », dans la mesure où « la maturation et la décadence du capitalisme » conduisent à la maturité du « socialisme », maturation et maturité par rapport auxquelles se définit rationnellement la pré-maturation. Il continue dans cette veine :

Quand elle [la révolution] a paru dans les pays où elle était « prématurée », il [le marxisme] a rationalisé l’événement en le rattachant à une loi de développement intégral : le retard historique d’un pays qui n’a pas connu le développement bourgeois, la pression sur lui des pays avancés, l’implantation d’un régime semi-colonial, l’apparition brusque d’un prolétariat neuf accumuleraient en lui les conditions d’une révolution qui passerait au-delà du stade démocratique et enjamberait la phase bourgeoise. Cette analyse, qui rendait à la dialectique sa souplesse, à l’histoire son imprévu, demeure cependant, chez les marxistes, dans le cadre d’un schéma général de développement : même si l’histoire passe du précapitalisme au socialisme, il reste entendu que le socialisme auquel elle aboutit est celui-là même auquel devaient conduire la maturation et la décadence du capitalisme[106].

Le marxisme ne s’en tient pas au « fait accidentel » dont parle Lefort : il reconnaît la présence d’un « événement » insigne de l’histoire, à prendre au sérieux. Et précisément parce qu’il le prend au sérieux, il cherche à l’expliquer plutôt qu’à le comprendre, à le penser plutôt qu’à le percevoir en sa réalité charnelle. Par excellence, il pense un « retard historique » qu’il cherchera à justifier historiquement, géographiquement, en bref physiquement. Or, c’est ici même que doit s’attester en réalité, écrit Merleau-Ponty, un « imprévu » de l’histoire, qu’il s’agit selon lui de percevoir à fond, et dont on pourrait dire que le sens dernier transcende méta-physiquement l’histoire, à même l’histoire.

Dès lors, le marxisme retombe dans une exégèse historisante de l’immaturité et des « anticipations historiques » qui l’accompagnent, à la lumière d’un « schéma de la maturation historique », lequel se fonde sur les idées d’avancement et d’arriération[107]. En clair : la société immature pour le socialisme l’anticipe historiquement et inexorablement, selon le même schéma d’ensemble qui veut que la société mature y parvienne à terme. Un tel schématisme s’avère de nouveau solidaire d’une analogie fallacieuse. Dès lors, une telle société n’est prématurée qu’au sens où elle est déjà mature, que la maturation a déjà fait son chemin en elle, comme elle le fera, tôt ou tard chez d’autres. Merleau-Ponty mettra de nouveau en cause cette vision linéaire procédant de la prématurité à la maturité via la maturation, concernant la situation à Madagascar dans les années 1957-1958[108].

Selon cette vision chrono-logique, la prématuration n’est pas envisagée en tant que telle. Le prématuré (au sens de verfrüht), c’est ce qui vient trop tôt pour son heure (sich verfrühen). Il est prématuré parce qu’il anticipe autre chose de fondamental et n’est rien en lui-même. Il s’antidate fallacieusement et il convient donc de lourdement le justifier, sans quoi, ne valant déjà pas grand-chose, il ne vaut plus rien. Cela est valable autant pour les théories comme ici que pour les événements prématurés. Ainsi, Merleau-Ponty avait évoqué très tôt, dans un contexte marxiste différent, les « solutions » que peut proposer à un certain moment un communiste, lesquelles ne sont pas suivies par « l’histoire en train de se faire ». Elles sont alors écartées dans le léninisme comme « prématurées ou historiquement fausses[109] », car elles ne peuvent être justifiées par le cours des choses.

Dans Les aventures de la dialectique, il soutient que les thèses les plus fondées « sont prématurées et finalement fausses », dans le cas où un prolétariat qui n’est pas mûr pour elles les désavoue[110]. Cette signification du prématuré, inessentielle, culmine dans la mort, laquelle vient toujours trop tôt. C’est en ce sens aussi qu’il convient d’entendre la sentence de La prose du monde : « Toute mort est prématurée au regard de la conscience qu’elle atteint[111]. » En effet, si elle signifiait pour la conscience de la maturité un gradualisme vital, elle suggère que la prématuration inessentielle est à l’image de la mortalité. Hantise de la mort à comparer à celui d’un désir de la mort, d’un Thanatos que Merleau-Ponty envisagera peu ou prou[112], et qu’évoque Derrida aux prises avec Jean-Luc Nancy[113].

Or, comme Merleau-Ponty le remarquait dès la Phénoménologie de la perception à propos de la conscience mythique, c’est bien plutôt toute cette rationalisation préalable à outrance qui se révèle prématurée[114]. De sorte que, dans le texte cité des Aventures de la dialectique, le marxisme, cherchant à tout prix à justifier rétrospectivement et téléologiquement le prématuré, apparaît bien plutôt lui-même hâtif, prématuré au sens négatif et inessentiel : venu trop tôt, faux, voire morbide ! L’attitude qui dénonce la prématuration (en ce sens négatif) se dénonce elle-même comme prématurée en ce même sens. Elle sombre dans une contradiction formellement indépassable, et invite à chercher un autre sens de la prématuration, lequel ne s’amenuiserait pas ainsi lui-même. Si l’on préfère, le marxisme, désolidarisant les deux dimensions intestines que lie la prématuration, archaïsme et téléologie, perd l’archè à force de vouloir faire peser tout le poids de l’analyse sur le telos. Il se révèle alors bien involontairement an-archique, c’est-à-dire sans fondement, sans commandement et sans commencement réels quant à sa perception de l’histoire. Nous avons vu en effet que Merleau-Ponty soutenait dans l’Éloge de la philosophie que la dialectique marxienne, gratifiant l’histoire d’un sens universel et inéducable, en perd de vue la chair événementielle.

On ne saurait donc s’en tenir là. Le moment positif de l’analyse merleau-pontienne consiste alors, comme souvent, à reprendre, à approfondir plutôt qu’à quitter, à trans-descendre au sens méta-physique le plus propre[115]. Il s’agit de s’attacher à comprendre ce « retard historique » que le marxisme expliquait seulement. Il s’agit de percevoir une pré-maturation essentielle derrière un tel « im-prévu » de l’histoire, lequel pourrait encore être récupéré par une prévision inéluctable. Il s’agit d’éprouver la structuration propre à l’arriération, plutôt que de la dénoncer sous la forme arrêtée d’un arriéré immature. Il s’agit plus concrètement de se demander « si la révolution prolétarienne n’est pas essentiellement liée à la structure des pays arriérés[116] ».

Une telle analyse nous ramène au fil directeur freudien quant à la prématuration, laquelle se trouve entendue cette fois en un sens essentiel :

La révolution prolétarienne en pays arriéré serait bien, si l’on veut, « prématurée », mais au sens où les psychanalystes disent que la naissance de l’enfant humain est prématurée : non que, venue plus tard, elle puisse jamais être « toute naturelle », mais au contraire parce que, si tardive et si bien préparée qu’on la suppose, elle est toujours arrachement et recréation. La révolution et la société révolutionnaire seraient prématurées d’une prématuration essentielle, et il y aurait à en refaire l’analyse de ce point de vue[117].

Merleau-Ponty pointe ici une « prématuration essentielle ». Cette dernière ne signifie plus le fait de venir plus tôt que prévu, dans la perspective d’une maturité « toute naturelle » et attendue qui ne viendrait que « plus tard ». Elle signifie que la maturité est toujours artificielle, « arrachement et recréation », à refaire. La maturité con-siste essentiellement en une pré-maturation, en un retard sur soi, là où le prématuré inessentiel se contredit et exige son remplacement. La prématuration constitue en ce sens un concept essentiel pour refaire l’analyse du politique, davantage que la maturité, la maturation et le mûrissement.

Notons bien qu’il ne considère plus ici la seule prématuration de l’enfant déjà né, comme anticipation du stade adulte en psychanalyse, déjà abordée. Il s’agit maintenant de celle de la « naissance » de l’enfant, non pas du nouveau-né « prématuré » au sens médical, mais de l’événement même de cette naissance comme prématuré. Voilà de quoi établir que la « prématuration essentielle » concerne la vie elle-même, par contraste avec cette prématuration inessentielle dont le sens culmine avec la mort.

Quelle conception de la prématuration ce texte permet-il alors d’esquisser ? La pré-maturité coupe le souffle à toute maturité autoproclamée, la double, mieux, reprend en elle-même toute maturation comme à faire. Si l’on préfère, le concept de pré-maturation conserve essentiellement en lui celui de maturation en sa valeur processuelle, mais en l’assujettissant à cette dimension archaïque qu’il risque parfois de faire disparaître, dans l’obsession du telos. Et ce jusqu’en sa graphie même, comme pré-maturation. En outre, ce concept se désolidarise aussi de ceux de maturité et de mûrissement. En effet, la maturité risque toujours de s’autoproclamer, et la fonction de mûrir de se retourner en fait d’être mûr ou de s’emballer en mûrissement indéfectible. Mais la prématuration triomphe d’elle-même, se survit. En effet, même si elle retombe en son sens négatif, elle ne peut s’y maintenir, étant donné qu’il se dénonce alors comme contradictoire et à dépasser.

Pour le dire autrement, si au sein du réseau conceptuel reconstitué plus haut à partir de l’entretien radiophonique, le mûrissement constituait un concept plus précis que la prématuration inessentielle, il n’en va plus de même dès lors que la prématuration revêt sa dimension essentielle. Ainsi, lorsque Merleau-Ponty poursuit ces analyses des Aventures de la dialectique, en renouvelant sa critique du mûrir paralysé, entendu en son sens adjectival (mûr) mais aussi participé (mûri), il ne parle plus de « mûrir » en un sens effectif, et parle de « transcroissance » au lieu de mûrissement.

Une société révolutionnaire serait par principe celle qui naît, non pas d’un germe depuis longtemps déposé dans la société antérieure, mûri et « couvé », comme disait Marx, dans son fonctionnement objectif, mais au contraire par « transcroissance », par le « mécanisme interne » d’un conflit qui s’est amplifié lui-même au point de détruire les structures sociales où il était apparu[118].

Le mûrissement n’apparaît plus que pour dénoncer l’opposition de ces contraires que sont le germe et la pousse, ce qui n’est pas mûri et ce qui l’est, lesquels n’étonnent qu’un degré superficiel et métaphorique de conscience politique[119]. La naissance de la société révolutionnaire ne naît pas du mûrissement comme son produit fini (mûri), elle naît « par “transcroissance” ». Celle-ci désigne un processus non de simple croissance (maturation), mais qui inclut en lui-même la destruction du cadre (capitaliste) au sein duquel il est apparu, quel que soit son degré de développement (arriéré ou non). Plus exactement, elle naît « par le “mécanisme interne” d’un conflit qui s’est amplifié lui-même au point de détruire les structures sociales où il était apparu ». En ce conflit générateur, nous reconnaissons une maturation qui ne se confond plus avec le mûrissement, et qui n’habite plus simplement le processus, mais le pousse jusqu’à un point de retournement. Elle annonce cette prématuration au mécanisme bancal qui viendra dans Le visible et l’invisible. Et on pourrait y voir la transposition dans le politique de cette « contradiction féconde qui est celle de la conscience humaine[120] » à un niveau métaphysique.

Cette transcroissance, ce processus conflictuel, qui vont dans le sens d’une prématuration essentielle, signalent le mouvement révolutionnaire, sans germe ni pousse, sans début ni fin, sans ici ni là. Merleau-Ponty réinterprète la « révolution permanente » de Trotsky, dont la conception est révolutionnaire au double sens où elle parle de la révolution et « révolutionne » elle-même « certaines pensées de Marx[121] ». Pas davantage que le mûrissement, la maturation, dans sa linéarité, ne décrit adéquatement la révolution.

La seule révolution qui ait réussi n’était donc pas l’apparition d’une société neuve qui a mûri, corps et esprit ensemble, dans la vieille société. […] Les thèses cassantes de la révolution permanente sont venues remplacer celle d’une maturation progressive. […] Trotsky exprime par l’idée de la révolution permanente que la révolution prolétarienne peut être imminente dans une société qui ne l’a pourtant pas mûrie elle-même[122].

Bien loin que la révolution naisse par « maturation progressive » (au sens de Lefort et Kautsky), elle prend « après coup » « l’aspect d’une maturation[123] ». A contrario, quand la pensée marxiste de la révolution tente de conserver à la fois la maturation et la rupture dans l’histoire, elle régresse selon Merleau-Ponty à une conception impropre de la maturité comme « point » définitif d’accomplissement[124]. Il convient donc d’entendre la révolution dans sa circularité essentielle au sens d’une pré-maturation, laquelle vient brouiller la linéarité de la maturation. La révolution est ainsi permanente au sens où elle peut avoir lieu n’importe quand, n’importe où, partout et nulle part[125] ; elle est ainsi « imminente dans une société qui ne l’a pas mûrie elle-même ». La prématuration préserve la révolution permanente du pur renouvellement continuel qu’elle deviendrait si on l’absolutisait, et que l’on ne saurait pas plus maintenir en soi que la maturation[126].

C’est ici que Merleau-Ponty pourrait réinvestir le sens du « retard historique » que l’on ne pouvait laisser ni au sec « fait accidentel » de Lefort, ni à la lourde exégèse marxiste, ni même au mystérieux « imprévu » de l’histoire. Permanente, la révolution ne vit pas dans l’histoire, tel un acquis, un événement présent ou idéal. Elle transcende l’histoire, non pas en la quittant, mais en la rejoignant. Elle vit en permanence dans le différé, le bougé de ce qu’il nomme un « retard originel de l’histoire ». Elle ne retarde pas mais prend les arrières. Réactive, explosive, elle se trouve toujours congénitalement « prématurée », naturellement « prédestinée » à des pays dits « arriérés », plutôt qu’apparaissant par accident en leur sein. Mais une telle arriération n’est pas nécessairement une séquelle, un défaut, un manque ; elle pourrait être une ressource, en tout cas aux yeux de l’auteur des Aventures de la dialectique, en 1955.

Fort de ces analyses, comment définir la prématuration ? Est non essentiellement prématuré (au sens de ὠμός : cru, fade, insipide, grossier), ce qui vient avant l’heure, trop en avance, sur le mode du fait, avec au paroxysme la mort. C’est le prématuré au sens clinique ou hégélien. Mais il y a essentiellement prématuration de ce qui vient avant l’heure, précoce (au sens de πρώϊος), de ce qui se fait et s’antidate, telles la naissance et la vie. C’est pourquoi la prématuration possède une structuration temporelle complexe. Elle ne se réduit pas à celle de la maturité, polarisée superficiellement sur la quasi-simultanéité de l’opposition des contraires « mature » et « puéril », puis plus intimement sur le présent éternel d’une fonction graduelle. Elle ne se confond pas davantage avec la longue temporalisation de la maturation vers et à partir de l’avenir, ni avec celle du mûrir, si lente qu’elle peut aller jusqu’à supprimer hâtivement présent et avenir. Au fond, la prématuration s’avère habitée par cette ambiguïté propre à l’adverbe latin mature (en son temps, à point ; promptement, de bonne heure ; trop tôt), ou de l’adjectif tempestivus (qui vient en son temps ; à propos ; est à point, mûr ; précoce, hâtif). Elle réalise le paradoxe d’exprimer une antériorité ambiguë, laquelle n’est pas plus antérieure que toute antériorité, comme celle d’Autrui chez Lévinas, mais qui n’est antérieure qu’en devançant. Elle n’est pré- qu’en tant qu’elle est mature, germe qu’en tant qu’elle (est déjà) pousse.

C’est aussi pourquoi la prématuration n’est pas un archaïsme. La maturité impose des degrés, la maturation peut se fausser en perdant l’ἀρχή, et le mûrissement se crisper ou s’automatiser. La prématuration, en revanche, en son antériorité anticipante, en sa facticité d’oeuvre devant se faire, a déjà court-circuité tout développement homogène. Εlle tient en un départ inopiné, contingent, avant-coureur, non prévu et à propos. La prématuration n’est pas l’archaïsme, à savoir la persistance du passé dans le présent, c’est l’annonciation anticipée et incertaine du futur dans le présent. Il y a pourtant en elle une part d’archaïsme destinal, lequel nous fait sans cesse revenir à l’enfance comme source[127]. Elle constituera même parfois une forme sublime d’archaïsme déjà novateur, cette « omnipotence d’un total génie encore archaïque » que Mallarmé rapporte à Wagner[128].

Conclusion : des préjugés

La mort de Merleau-Ponty fut « prématurée ». Il y a là, pour ses contemporains, une invitation « à s’interroger sur la précarité des oeuvres en général », comme l’écrit Pierre Campion[129], et une exigence de relire son oeuvre inachevée à partir des inédits[130]. Se pourrait-il pourtant qu’il y ait là aussi, par-delà le tragique de l’événement, un concept que le professeur au Collège de France avait médité tout au long de son existence ?

Nous avons cherché à montrer que la maturité n’est pas pour Merleau-Ponty un simple mot, mais une problématique intense et continuée, implicite et explicite, laquelle traverse des domaines clés de sa réflexion (psychologie, esthétique, politique, métaphysique). Elle s’entend à l’instar d’une conscience factorielle insigne, qui s’affine selon deux degrés, lesquels se fondent en une graduation, que permettent de penser les concepts de maturation et de mûrissement, en leurs identités, différences et limitations structurelles. Il s’agit de penser une maturité qui serait en définitive assez mature pour ne pas s’absolutiser, prévoir ses propres disgrâces, et se devancer elle-même, en bref, une pré-maturation. N’était-ce pas elle que pointait à sa manière Sartre dans Les mots, quand il écrivait : « Dans nos sociétés en mouvement les retards donnent quelquefois de l’avance[131] » ?

Tout cela laisse en tout cas le philosophe face à une difficulté redoutable. Merleau-Ponty refuse le « préjugé » qui oppose maturité à immaturité. Mais comment l’entendre ? Dès sa Phénoménologie de la perception, il devient clair qu’il ne peut le faire en s’autorisant d’une théorie qui exalte le jugement vrai contre tout jugement hâtif ou d’autorité, rendu par avance et donc pré-jugé (jugé avant tout juger effectué par le sujet même, et tout jugement réel). En ce sens, il ne peut rejeter les préjugés à la manière de l’ego épuré, cartésien ou husserlien, au sein d’une doctrine du jugement ou d’une arché-typique de l’essence. S’il rejette le préjugé « L’Orient est puéril », ce n’est plus seulement pour l’écarter en tant que jugement qu’il ne partage pas, mais aussi pour le repenser : car si la puérilité prend un autre sens, précisément celui de la prématuration essentielle, ne devient-il pas possible de partager un tel préjugé, positivement réinvesti ?

Merleau-Ponty n’en parle pas et l’immense question qu’engage alors sa théorie de la prématuration est : tout préjugé est-il un pré-judice, au double sens de praejudicium ? Ne convient-il pas de savoir s’y reloger, en reprendre un certain contenu vécu préjudicatif, en exploiter les prémonitions, voire en goûter une certaine teneur perceptive, compréhensive et signifiante ? S’agit-il de faire table rase de nos préjugés, y compris ceux des philosophes[132], ou de savoir aussi les éprouver et les vivre parfois dans leur possible épaisseur, afin de cheminer un moment avec eux ? En bref, qu’il faille à tout prix lutter contre toute forme de préjugé, n’est-ce pas une nouvelle forme de préjugé ? N’est-ce pas là de nouveau, une question de maturité, sinon de prématuration ?