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Il s’agit du quatrième volume paru chez Vrin dans la collection « Les écrits de Plotin » et le deuxième qui porte sur l’un des traités de la tétralogie antignostique (traités 30 à 33). Le traité 31 a en effet été traduit et commenté par Anne-Lise Darras-Worms en 2018 dans cette collection[1]. Les deux ouvrages, au moins dans leur introduction, auront donc des points communs. La présente publication coïncide avec celle des traités 30 à 33 aux Belles Lettres[2]. Le traité 30, sinon les gnostiques, bénéficient donc d’un regain d’attention de la part des néoplatonisants francophones.

Le livre suit les règles de présentation dans cette collection : introduction, traduction et commentaire. L’introduction compte 21 pages. Une étape obligée consiste à justifier l’existence de la grande tétralogie. Même si l’écrasante majorité des commentateurs modernes adhèrent à cette hypothèse, Ham prend le temps de réfuter la position de Richard Dufour, qui voyait une forte cohésion entre les traités 31 et 32, mais préférait considérer les traités 30 et 33 comme autonomes[3]. Il reproche à Dufour un penchant porphyrien, celui de donner trop d’importance à l’unité thématique d’un traité. Quant au risque de minimiser l’importance du traité 33, Contre les gnostiques, en en faisant un appendice aux traités précédents, Ham voit plutôt ce traité comme le point d’orgue virulent de l’attaque antignostique. Pour étayer son interprétation, il fait appel à une communication inédite de Pierre Hadot, prononcée en 2005 au Collège de France. Il fait ainsi écho à Anne-Lise Darras-Worms, qui invoquait aussi cette communication dans son introduction au traité 31 et dans le même contexte. Étant donné l’importance du nom d’Hadot dans toute discussion sur Plotin, nous espérons que cette communication sera un jour publiée si elle devient un argument récurrent. Les chercheurs bénéficieraient de pouvoir lire ce texte et en juger par eux-mêmes, plutôt que d’en lire un résumé de 18 lignes qui porte l’autorité d’Hadot. Ham recommence plus loin en mentionnant une communication inédite qu’il a faite au même colloque qu’Hadot et dans laquelle il avait montré que le premier traité de la tétralogie était déjà une polémique contre les gnostiques. Il se peut, mais cela n’est pas clair, que la partie 3 de l’introduction (p. 10-19), intitulée « La polémique antignostique dans le Traité 30 », soit tirée de cette communication. Cette partie présente le plus d’intérêt dans l’introduction. Ham y retrace les attaques, souvent voilées, de Plotin contre les gnostiques. L’hapax que représente le κηροπλάσται (2, 6), le modeleur de Timée 74c6, ne serait utilisé que pour discréditer les gnostiques, qui conçoivent la démiurgie de manière trop littérale. Il y a en outre trois cas où Plotin utilise une terminologie valentinienne difficile à détecter. Premièrement, seul le traité 30 qualifie l’Âme de « mère de la nature », faisant en cela référence à la Sophia des gnostiques, qui est la mère du démiurge (4, 7-12). C’est d’ailleurs le seul texte où Plotin mentionne Sophia comme mère du démiurge. Deuxièmement, le verbe συζεύγνυμι (coupler, accoupler) n’est utilisé qu’ici, à trois reprises (9, 7 ; 11), et dans le traité 32, à deux reprises (1, 23-24), rappelant à coup sûr la syzygie dont parlent les valentiniens. Troisièmement, le traité répète à six reprises le verbe προφέρω (proférer) en 6, 21-29 pour désigner l’extériorisation de ce que l’âme a besoin d’exprimer discursivement. Plotin contesterait ainsi l’introduction dans l’intelligible d’une prophora comme le font les gnostiques.

En préambule à la traduction, Ham énumère diverses éditions et traductions du traité 30. Notons l’absence de deux traductions modernes et récentes dans cette liste. D’abord celle de Jean-François Pradeau dans le volume cité chez Flammarion. Pradeau est mentionné dans l’introduction (p. 12, n. 2), mais il ne figure pas dans la présente liste ni d’ailleurs dans la bibliographie en fin de volume. Ensuite, la traduction parue sous la direction de Lloyd P. Gerson en 2018[4]. Elle mérite de figurer dans la liste au même titre que la traduction d’A.H. Armstrong[5]. Ham adopte 14 modifications au texte grec, qui viennent toutes des Addenda de l’editio minor d’Henry-Schwyzer. Cinq modifications touchent le chapitre 5, dans un passage difficile. Le texte grec compte 16 pages dans l’editio minor, ce qui en fait un traité modeste. La traduction suit le grec, mais elle n’est pas d’une compréhension aisée. Les formulations laissent souvent perplexes. Tout au long de la vérification de la traduction vis-à-vis du grec, nous étions embarrassé et regardions comment Armstrong, Gerson et Pradeau avaient traduit. En creusant, nous ne pouvions trouver Ham en faute, mais nous aurions souhaité une version française plus accessible. Par exemple, en 4, 6, ὡδί est pris comme un adverbe de lieu et non de manière : il ne s’agit plus « d’une telle contemplation », mais de la « contemplation d’ici », ce qui s’explique mal dans le passage concerné et qui n’est pas expliqué dans le commentaire. En 6, 32-33, la formulation « elle [l’âme] désire posséder plus l’exploration de ce qu’elle a contemplé » devient assez ésotérique. En 9, 2, au lieu d’utiliser la formule classique « ce qui est au-delà de lui [Intellect] », Ham préfère « cet au-delà de lui ». En 9, 39-54, l’ensemble du passage devient difficile à suivre, car le τὰ πάντα est rendu par « le tout », au lieu de « toutes les choses ». Le grec permet cette traduction, qui est plutôt cosmologique, mais qui devient inconfortable en contexte métaphysique. La version française paraît aussi sur-traduite par endroit ou s’écarter du grec tout simple que l’on voit. Le ἀληθῶς en 1, 7 est rendu par « réellement et véritablement ». En 3, 2-3, il semble inutile de tourner la phrase en une interrogation et de la préfacer d’un « Ne pourrait-on pas dire plutôt », alors que le tiret long suffit à rendre la particule ἤ qui signale le début d’une réponse. En 4, 9, l’âme affirme « je contemple » et non « je contemple seulement », l’adverbe ne figurant pas dans le grec. En 4, 21, il aurait été simple de traduire par « je ne cherche rien d’autres (ἄλλα) » au lieu de « je ne cherche rien de plus ». En 4, 45, le verbe μαρτυροῦσι, conjugué au pluriel, se lirait aisément comme « les enfants le prouvent/en témoignent », plutôt que d’employer une expression impersonnelle telle « Une preuve de cela ». En 6, 34-35, le ἐν ἄλλοις γινομένη est rendu par l’âme qui « s’occupe d’autres choses » au lieu de « vient dans autres choses ». En 7, 6, pourquoi traduire θεωρήματος ἄλλου par « nouvel objet de contemplation » au lieu d’« un autre objet de contemplation » ? Nous n’avons pas non plus compris pourquoi Ham ajoute en 11, 38 un Kro-nos entre parenthèses après Intellect, car il n’y a pas une telle mention dans le grec. La note à ce passage introduit la généalogie hésiodique d’Ouranos (l’Un), Kronos (l’Intellect) et Zeus (l’Âme), mais le grec ne semble pas autoriser cet ajout explicite ni même la note.

Un commentaire suivi analyse ensuite le traité (p. 71-173). Nous avons compté 34 notes de bas de page, la majorité faisant référence à d’autres traductions dans la même collection, le reste étant surtout des renvois à d’autres textes anciens. Le commentaire ne mentionne pas d’autres commentateurs, ne serait-ce que pour rapporter leurs positions à défaut de les discuter. L’ouvrage donne donc l’impression de travailler en vase clos comme si rien d’autres n’avait été publié sur le traité 30. Cela se reflète dans la bibliographie qui suit le commentaire. Aucun effort n’a été fait pour répertorier les publications sur ce traité. Aux ouvrages classiques sur la pensée plotinienne, la bibliographie ajoute quelques références concernant les gnostiques. Il existe pourtant des publications récentes dont le titre ne laisse aucun doute sur leur pertinence ici : Andrei Cornea, « Contemplation ou transcendance de l’Un ? Une interprétation du traité 30 (III 8) de Plotin », dans Mauricio Pagotto Marsola & Lorenzo Ferroni, éd., Estratégias antignosticas nos escritós de Plotino, São Paulo, Annablume, 2018, p. 75-101 ; Lorenzo Ferroni, « Pour une nouvelle édition du Traité 30 (III.8) de Plotin, “Sur la contemplation” : lecture du chap. 5, 1-17 », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 87, 2 (2013), p. 89-98 ; Fernando Martin de Blassi, « Naturaleza y contemplación ensoñada en Plotino (III 8,4) », Journal of Ancient Philosophy, 10, 2 (2016), p. 92-118 ; Pierre-Marie Morel, « Comment parler de la nature ? Sur le traité 30 de Plotin », Les études philosophiques, 90, 3 (2009), p. 387-406.

Cette nouvelle traduction commentée semble donc un succès mitigé. L’introduction et le commentaire sont plus accessibles, alors que la traduction est d’un abord difficile. Un néophyte trouvera mieux ses repères dans l’exposé de Ham que dans le texte plotinien tel que rendu, tandis que le spécialiste estimera que les explications de Ham sont trop isolées du reste de la recherche universitaire et que la traduction nécessite, décidément, un retour constant au grec.