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Le deuxième livre de Manon Garcia, La conversation des sexes, prolonge sur le terrain de la sexualité la question mise de l’avant dans On ne naît pas soumise, on le devient : « […] dans quelle mesure les femmes peuvent-elles consentir à leur propre soumission ? » Au lendemain de la vague de dénonciations #MeToo, cette situation paradoxale mérite notre attention. En effet, bien qu’il soit désormais au coeur des revendications pour la libération des femmes, le consentement n’est pourtant pas une notion neutre aux yeux de l’autrice. Quelles peuvent être sa valeur et sa fonction au sein d’une trajectoire patriarcale, demande-t-elle ? Loin d’être un plaidoyer en faveur du consentement, ce livre se propose au contraire de rendre compte de « ce qu’il y a de profondément difficile à penser [en lui] », à savoir que « le discours du consentement est à la fois une libération pour les femmes […] et un risque, tant ce vocabulaire peut être utilisé d’une manière qui dissimule les injustices de genre » (p. 27).

Mentionnons toutefois que le portrait que voudrait brosser la philosophe française n’est pas complètement noir. S’il apparaîtra bientôt évident que le consentement n’est pas le « sésame » de l’égalité des sexes que plusieurs voient en lui, Garcia ne désenchante pas pour autant de « sa portée émancipatrice pour penser un avenir à la fois égalitaire, libéré et joyeux de l’éros » (p. 255). Instruire sur ses lacunes, renouer avec ses ambitions — voilà au demeurant un leitmotiv qui sied bien à l’esprit de cet essai.

Au travers de sept chapitres, la Conversation des sexes offre un ample travail d’explicitation conceptuel, dont l’objectif principal consiste à restaurer l’intelligence d’un vocabulaire péchant de nos jours par excès de simplicité. Intransigeante, l’autrice soumet ainsi une notion du sens commun à la critique d’un logos à la fois féministe et philosophique — lesquels, sous sa plume, se fondent du reste parfaitement l’un dans l’autre. On l’aura deviné, un premier pavé consiste dès lors à offrir une promotion au consentement sexuel : celui-ci n’est pas qu’une simple notion, mais un authentique concept philosophique.

Placée en préambule, la première étape consiste à démystifier la conception « simpliste et trompeuse » du consentement, entendu comme accord tributaire d’un pouvoir normatif de légitimation. D’abord, l’idée même du consentement comme « accord » attire le soupçon : accepter une interaction sexuelle par politesse, est-ce consentir ? Être d’accord par crainte d’être perçue comme une « allumeuse » à l’aune de scripts de genre sexistes, est-ce vraiment du consentement ? Mais encore, selon Garcia, la force justificatrice associée au consentement contribue également à occulter le caractère réel des violences sexuelles : en effet, il ne va pas de soi qu’un rapport sexuel consenti est forcément légitime. À titre d’exemple, l’autrice nomme le cas, pas si éloigné de nous, du devoir conjugal. En d’autres mots, l’aspect légal du consentement ne coïncide pas toujours avec sa prétention morale.

La sortie de l’âge mythologique appelle expressément à un travail de reconstruction. L’autrice propose à cette fin un programme en trois temps : 1) définir ce qu’est le consentement, 2) analyser la façon dont il fonctionne d’une manière qui rende compte de l’influence des inégalités de genres sur son pouvoir de légitimation et 3) établir les conditions de son exercice valide. Un jalon important de ce parcours tiendra dès lors à l’élucidation du rôle du consentement sexuel en contexte de patriarcat.

Ce programme se décline ensuite en deux problèmes, lesquels serviront de lignes de force à l’ouvrage. Le premier est juridique et consiste à discerner le viol du sexe permissible, tandis que le second est d’ordre moral et concerne la ligne de partage entre le sexe permissible et le sexe positivement bon. C’est la distinction morale qui la première doit être auscultée ; on ne retrouvera l’autre qu’au terme d’un long détour, quelque 200 pages plus loin.

Ainsi les deux premiers chapitres posent la question de savoir si le consentement est une condition suffisante au sexe moralement bon, ou seulement une condition nécessaire. Pour y répondre sont convoqués à la barre John Stuart Mill et Emmanuel Kant. En vertu du principe libéral de souveraineté de l’individu, le premier conçoit le consentement de manière formelle, c’est-à-dire comme accord servant de critère de légitimité de l’action d’un individu sur un autre. À l’inverse, l’éthique d’inspiration kantienne suggère une version substantielle du consentement : celui-ci ne réside jamais dans l’accord, mais toujours dans la manifestation de la volonté. Conformément à la formule d’humanité, que Garcia fait bien de nous rappeler, les êtres humains doivent toujours être considérés comme des personnes (fins en soi) et jamais comme des choses (moyens). D’où l’exigence correspondante de veiller avec respect et amour aux fins que se pose autrui en sa qualité de personne. Pour Garcia, l’analyse des origines morales est importante, car elle permet de mettre de l’ordre dans certains discours récents. En effet, la différence des prémisses interdit de superposer les deux conceptions : ou bien le consentement est un accord formel juridiquement valable (condition nécessaire), ou bien il s’agit d’une ligne de conduite éthique non sanctionnable, mais permettant de poser les bases d’une sexualité souhaitable (condition suffisante).

Le chapitre 3 consolide cette ambiguïté par l’exploration du milieu BDSM (acronyme de « Bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme »). Thème certes inusité pour un ouvrage de philosophie, mais extrêmement riche eu égard à la question des pouvoirs du consentement. D’un côté, le recours par les adeptes de BDSM à des contrats de consentement et à l’établissement préalable de safe words en fait une pratique exemplaire — voire même à maints égards plus sécuritaires que les pratiques dites « normales », note Garcia — du point de vue de la doctrine libérale. En revanche, l’ascendance subversive du BDSM ne lui confère pas l’immunité contre les injustices de genre. Le roman populaire Fifty Shades of Gray illustre bien la possibilité d’un tel subterfuge. Captivante en ses droits, la discussion sur la communauté cuir est pourtant vouée à rester sans aboutissement : il est difficile, voire impossible, de distinguer ici la soumission sexuelle de la soumission structurelle. On saluera au passage la bienveillance de l’autrice qui, en sa qualité de philosophe féministe, évite sans faillir le jugement et ne se dérobe jamais à l’exercice, philosophique s’il en est un, d’en discerner le sens.

Ces considérations ouvrent par surcroît sur la question du devenir politique du sexe, lequel occupera les chapitres quatre et cinq, respectivement intitulés « Le sexe est politique » et « Le genre du consentement ». De concert avec Nicola Gavey et Catherine MacKinnon, Garcia dénonce d’entrée de jeu le raté qu’a été la révolution sexuelle pour les femmes. Nonobstant les avancées issues des travaux de Freud et Foucault, que l’autrice synthétise par ailleurs avec soin, une dé-répression du sexe envisagée du point de vue de la pénétration pénienne peut aussi bien servir à assurer l’accès des hommes à un maximum de femmes. Dans un passage éprouvant, Garcia nous rappelle combien le mouvement #MeToo est venu ratifier ce constat.

Poursuivant ce filon, elle reprend la thèse élaborée dans On ne naît pas soumises, on le devient — laquelle, rappelons-le, assimilait les normes de féminité à des normes de soumission — et entreprend de montrer comment la question des conditions d’un consentement particulier refoule sans cesse dans celle, plus abyssale, de savoir si à l’échelle structurelle le consentement est même possible. Le problème de la « soumission consentie », qui irrigue les recherches de l’autrice depuis sa thèse doctorale, trouve ici les conditions de son plein déploiement. Dans sa version la plus radicale, héritée des travaux de MacKinnon, il se pose comme suit : dans quelle mesure les femmes peuvent-elles consentir authentiquement si leur volonté est structurellement entravée par l’oppression patriarcale ? Si leurs désirs mêmes sont façonnés par la domination masculine ? Questions bien sûr rhétoriques ; de telles circonstances mettent le consentement hors circuit. Tout au plus, il servira comme notion descriptive : « La domination masculine, résume Garcia, a pour effet que le consentement n’est pas la manifestation de leur liberté mais un signe de leur asservissement » (p. 172).

La non-réduction de la volonté au consentement soulève ce faisant la question impérieuse de savoir si dans ce cas l’ensemble des interactions sexuelles sous le patriarcat, qu’elles soient jugées consenties ou non, relèvent du viol. Il est coûteux d’admettre une thèse si radicale. De fait, Garcia n’y souscrit pas entièrement et table en faveur d’une position mitoyenne. Suivant Quill Kukla, elle oppose à MacKinnon une théorie « non idéale » du consentement, laquelle stipule que ce dernier est moins la manifestation d’une pleine autonomie qu’un commerce de compromis. Sans doute cette position s’explique-t-elle de ce que le régime de pensée complexe que l’autrice s’évertue à préserver n’autorise aucune conclusion unilatérale : on ne saurait faire l’économie des vécus féminins qu’au prix de leur qualité de personne.

Les analyses précédentes se soldent ainsi par un retour aux difficultés qui, en tout début de parcours, inauguraient le problème du consentement. Le sixième chapitre examine en conséquence la question décisive de savoir si tout sexe non consenti est du viol. Garcia offre derechef une réponse nuancée. En fait, l’étude de divers scénarios donne à penser que la gravité des interactions sexuelles non consenties s’inscrit plutôt dans un continuum moral, allant du viol à des situations où l’attribution de responsabilité est arbitraire, en passant par les cas limitrophes mentionnés plus haut : le sexe par politesse, la crainte d’être perçue comme une « allumeuse », de susciter la colère de l’autre partenaire, etc. En ce sens, le viol serait « seulement » le cas extrême d’un continuum de relations non voulues. Sous ce rapport, conclut Garcia, c’est le sexe voulu qui semble faire figure d’exception.

Interviennent ici les vues édifiantes annoncées au début de notre survol. Dans un moment pivot, qu’on regrettera de ne voir arriver que si tardivement, Garcia écrit : « Que le droit pénal n’ait à statuer que sur ce qui est incriminé ne signifie pas que la morale consiste à s’abstenir de ce qui est interdit » (p. 227). Ainsi remet-elle à l’ordre du jour la tâche, largement ignorée de ses vis-à-vis, de réfléchir sur les conditions propices à l’essor de l’autonomie en matière sexuelle.

S’il est vrai que le consentement échoue à réaliser certaines de ses promesses, Garcia ne va toutefois pas jusqu’à suggérer, comme d’autres l’ont fait, d’en remplacer la logique par une autre, qui elle serait plus à même d’assurer une sexualité épanouissante. Dans la mesure où on le saisit comme la manifestation d’une volonté autonome — de manière kantienne donc —, le consentement parvient à faire de l’expérience érotique une relation entre égaux. Et ce mot de relation n’est pas anodin ; il suffit pour s’en convaincre de renouer avec l’étymologie du terme de « consentement » : consentir, cela signifie « sentir ensemble ». Le dispositif garant de ces conditions est celui d’une conversation érotique, dans laquelle le consentement serait donné de manière continue. La conversation assure ainsi le passage d’un modèle passif à un modèle actif, de la concession à la relation. Cette proposition marque sans doute un sommet du livre, que vient couronner la magnifique formule de Gloria Steinem : « érotiser l’égalité », et non la domination.

Somme toute, notons que la riposte reste assez modeste au regard des faits accablants qui remplissent les six premiers chapitres. Or quoi qu’il en soit, on est redevable à Manon Garcia d’un ouvrage fort éclairant. Par ses analyses tour à tour introductive, critique et méliorative, il recèle de nombreuses pistes pour instruire un lectorat non initié aux revers d’un terme plus controversé qu’il n’y paraît. Ainsi peut-on lire en conclusion que « penser le consentement dans sa complexité permet d’aborder nos vies sexuelles dans toute leur épaisseur » (p. 255). Cette remarque est significative : le livre trouve sans conteste une grande force dans sa capacité à manier légèrement un concept lourd. Dans une langue toujours claire et accessible, Garcia donne ainsi à apercevoir dans La conversation des sexes une complexité encore intacte. En définitive, le mérite de ce livre est donc moins de proposer des solutions que d’opérer de nombreuses et précieuses distinctions, elles-mêmes fécondes quant à l’avenir de la sexualité sous le patriarcat.