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Désormais accessible à un plus vaste public, autant par les genres littéraires qu’il touche et la variété de ses formats que par ses lieux de distribution, le livre sonore paraît s’inscrire de manière significative dans le marché du livre. La présence de ces objets sonores (cassettes, disques compacts ou formats digitaux), autant en librairie et en bibliothèque que sur le web, renouvelle les manifestations de la lecture. S’inscrivant dans ce contexte d’ouverture des pratiques de la lecture, l’oeuvre sonore exige de concevoir la réception en fonction d’une double lecture : celles des lecteur-performeur et lecteur-auditeur.

Le livre sonore est encore perçu comme une nouveauté, pourtant il s’agit d’une pratique éditoriale déjà bien établie. En effet, le livre sonore a été pensé bien avant le livre-disque de Disney apparu dans les années 1950. Sa création relève du Congrès américain qui, en 1931, a financé un programme visant à permettre aux non-voyants d’accéder à la littérature. Le premier livre sonore a donc vu le jour aux États-Unis dès 1932. Plusieurs années plus tard, certains éditeurs francophones se sont intéressés au phénomène. Dans les années 1980, notamment, les éditions Des Femmes ont conceptualisé l’idée d’une collection, d’une bibliothèque de voix et de textes sur support cassette. Plusieurs maisons d’édition françaises de textes enregistrés sont d’ailleurs nées au cours de cette décennie, dont Livraphone, Le Livre qui parle, La Voix de Son Livre (aujourd’hui disparue) et Mots et merveilles. Un peu plus tard, Thélème a emboîté le pas, puis, plus récemment, des collections sonores sont apparues chez Frémeaux, De Vive Voix, Autrement dit, Gallimard, (co-entreprise d’Hachette Livre, Albin Michel et Bertelsmann) et Flammarion, pour ne nommer que les éditeurs les plus connus. L’édition québécoise a proposé, pour sa part, quelques collections. Pensons à « Coffragants », la collection des Éditions Alexandre Stanké, diffusée dans les années 1990, ou à Planète rebelle, maison d’édition active depuis 2002.

La présence, autant en librairie que sur Internet, de ces textes audibles suscite notre attention, car elle vient poser la question des modalités de compréhension et d’interprétation auxquelles sont confrontés les lecteurs interpellés, qu’ils soient performeurs ou auditeurs. Dans le cadre du présent article, nous entendons décrire les enjeux théoriques de cette pratique littéraire. Nous nous intéresserons, à titre d’exemple, à une oeuvre en particulier, L’inceste de Christine Angot, mise en lecture par l’auteure elle-même. Nous tâcherons de comprendre de quelle façon l’écoute de l’oeuvre sonore se distingue de la lecture du texte qui en est à l’origine.

L’étude de cas que nous proposons doit être prise dans une perspective restreinte en raison de la nature même de la performance qu’elle suppose. En effet, nous sommes en présence d’un cas singulier dans la mesure où l’auteure, Angot, est également l’interprète de l’oeuvre. De plus, c’est un texte qui fait appel aux procédés de l’écriture de l’intime. Cette particularité, que nous ne pouvons passer sous silence, soulève des questions : l’interprète amenuise-t-elle l’effet du biographique lors de la mise en lecture, suggère-t-elle une interprétation se détachant du témoignage qu’elle affirme souhaiter éviter ou, au contraire, renforce-t-elle sa présence? En dépit de faits réels et vérifiables, Angot se permet de brouiller les pistes, de prévenir le lecteur de possibles digressions, rendant sans cesse mouvante la frontière – déjà poreuse – divisant réalité et fiction : « Je n’ai jamais écrit sur l’inceste. Le sujet ne m’intéresse pas[1] ». Cette adéquation entre auteure et interprète qui, certes, ne s’applique pas à l’ensemble des textes enregistrés, oblige à considérer la performance de la lecture en fonction de paramètres spécifiques, éloignant la possibilité d’une généralisation. Nous avons fort à parier qu’Angot, plus que tout autre lecteur-interprète de son texte, porte, au moment de sa lecture à haute voix, une attention particulière à ses propres stratégies d’écriture. Néanmoins, au-delà de l’identité de l’interprète et indépendamment du traitement que fait Angot des différentes marques textuelles (intonation des ponctuations, utilisation des blancs, etc.) au coeur de son écriture de l’intime, cette mise en lecture permet de rendre compte des possibilités et limites interprétatives que pose tout passage d’un texte écrit à sa forme oralisée.

Qu’est-ce qu’une oeuvre sonore?

Les contextes de diffusion de l’oeuvre sonore sont multiples et, pour la plupart, spécialisés. Certains organismes, dont La Magnétothèque[2], enregistrent des oeuvres adaptées et dédiées à un public atteint d’une déficience visuelle. Certains livres, qu’ils soient pour enfants ou non, sont accompagnés d’un disque compact comportant chansons et récitations. Des récitals de poésie et des soirées de lecture permettent de renouveler le public d’une oeuvre ou, tout simplement, de mettre en scène et en paroles des textes confinés par ailleurs à une lecture personnelle, plus souvent qu’autrement silencieuse. De multiples situations, tout aussi différentes les unes que les autres, viennent mettre en rapport le texte écrit et l’oral. Pour cette raison, il nous faut définir avec précision les limites de notre objet de recherche. Il porte exclusivement sur ces textes de fiction lus dans leur intégralité, auxquels aucun supplément n’est ajouté (aucun support visuel) et qui sont enregistrés sur un support numérique. Il est important de préciser qu’il s’agit d’une situation où l’écrit précède l’oral. C’est dire que, comme avec L’inceste d’Angot, l’enregistrement sonore succède à la publication papier.

Cela dit, tout comme l’oeuvre imprimée, le livre sonore est produit, diffusé et reçu. Qu’il se retrouve sur le web, en bibliothèque ou en librairie, il relève, en partie, d’une instance éditoriale qui détermine ses stratégies de présentation et de vente (boîtier présentant des éléments du paratexte, page web affichant du contenu, etc.). Par exemple, le boîtier de Christine Angot lit L’inceste présente une photographie de l’auteure tout en insistant sur le fait qu’elle est l’interprète.

De plus, l’interprétation vocale du lecteur-performeur n’est pas forcément le résultat de son seul travail. Comme l’acteur de théâtre dirigé par un metteur en scène, le lecteur-performeur peut être guidé par un réalisateur ou un directeur de plateau, même quand c’est l’auteure elle-même qui lit son texte. L’éditeur peut également intervenir dans le choix de l’interprète, choix qui s’avère signifiant. Cette sélection est-elle motivée par la voix, la notoriété, l’expérience ou alors par la connaissance de l’oeuvre ou de l’auteur que cet interprète peut avoir? Pourquoi est-ce spécifiquement Alain Dussollier qui lit Du côté de chez Swann, ou encore Michaël Lonsdale qui prête sa voix à Premier amour de Beckett? Est-ce parce que l’un est détenteur d’une brillante carrière de comédien et que l’autre sait s’approprier Beckett pour l’avoir jadis interprété au théâtre? Certains éditeurs, pensons notamment à Thélème, proposent même, sur leur site Internet, la possibilité d’une recherche de titres à partir du lecteur-interprète. Ces différents éléments ont leur importance dans le processus de production, de diffusion, mais également de réception de l’oeuvre sonore. Nous n’en tiendrons pas compte ici, cherchant avant tout à décrire les enjeux lecturaux plutôt qu’éditoriaux, médiatiques ou sociologiques des oeuvres sonores. Nous porterons notre attention sur les rôles de l’auteur, du lecteur-performeur et du lecteur-auditeur, sur leurs fonctions et contraintes dans le processus de transmission et de compréhension du texte.

Les composantes de la mise en lecture

L’une des caractéristiques des oeuvres sonores est qu’elles forcent à dédoubler les situations de lecture. Car la lecture écoute du lecteur-auditeur n’est que la seconde étape d’un processus. Celle-ci est précédée par la lecture oralisée du lecteur-performeur qui est aussi le résultat d’une répétition, au sens où elle est la conséquence d’un travail préparatoire de lecture. Le lecteur-performeur est le premier lecteur de l’oeuvre sonore : il lui prêtera sa voix afin d’en assurer la diffusion. L’enjeu de cette lecture ne se résume pas uniquement à l’oralisation du texte écrit. Bien au-delà d’une simple projection vocale, elle présuppose un véritable travail, fondé sur une réception initiale, une entreprise de compréhension préalable, ainsi qu’une interprétation qui sert à réduire les zones d’opacité du texte. La lecture à haute voix pose un réel défi au lecteur-performeur qui, pour rendre conséquent son enregistrement, doit comprendre le texte, ne serait-ce que minimalement, avant de le mettre en paroles (aspect qui, dans le cas d’Angot, n’apparaît pas comme un enjeu). Pour en rendre compte, Jesper Svenbro propose la notion de lecture préparatoire à la lecture oralisée. Le lecteur doit céder sa propre voix à l’écrit

pour que le texte se réalise pleinement. Au moment de la lecture, la voix lectrice n’appartient pas au lecteur, bien que ce soit celui-ci qui emploie son appareil vocal pour que la lecture ait lieu. S’il prête sa voix aux signes muets, le texte se l’approprie, sa voix devient la voix du texte écrit[3].

C’est au cours de sa préparation que le lecteur-performeur donne sa voix au texte une première fois.

Déjà, en abordant la lecture silencieuse, Gadamer avait développé le concept de « mot intérieur », qui permet d’expliquer que la différence entre une lecture pour soi, oralisée intérieurement, et une lecture à haute voix est somme toute mineure :

Certes, le verbe n’est pas de l’évènement (Geschehen) de l’expression vocale (Aussprechen), cette irrévocable remise de ma propre pensée à un autre, mais le statut ontologique de la parole est néanmoins de l’ordre de l’évènement. Le verbe intérieur reste relatif à son extériorisation possible[4].

En ce sens, la lecture à haute voix est le prolongement d’une lecture intériorisée, d’une pensée reflétant la finitude d’un « entendement discursif[5] ». En lisant Gadamer, nous pouvons déduire que la lecture à voix haute comprend une mise en discours de l’ordre de la pensée réalisée préalablement à son oralisation. Ainsi, quand nous lisons à haute voix un texte que nous connaissons pour l’avoir lu précédemment, nous exprimons par l’entremise de différents procédés vocaux une réflexion qui est le gage d’une compréhension intériorisée.

En abordant le rapport de ce lecteur à la réception de l’oeuvre littéraire, nous ne pouvons passer sous silence l’articulation de la compréhension initiale : la lecture préparatoire, sans être savante, est-elle littéraire? La lecture littéraire, celle-là même qui tend vers une compréhension maximale, crée une relation entre texte et lecteur impliquant deux dimensions indéniables : une singularité et une mise en discours[6]. À vrai dire, la lecture à haute voix contient les particularités d’une mise en discours simultanée à la projection de la voix, particularités qui prennent la forme de marques intonatives vocales ainsi que d’un rapport singulier au texte s’articulant à la manière d’une appropriation du texte littéraire. Le niveau de cette appropriation dépend directement du mandat de lecture et du degré d’investissement choisi par le lecteur-performeur au moment de sa lecture préparatoire. Idéalement, on pourrait penser que la lecture oralisée devrait être en mesure de transmettre, par l’entremise d’un support sonore, un texte lu dans son intégralité, voire son « intégrité », reconduisant ainsi ses particularités, ses difficultés de lecture, la finesse de son écriture, et non la lecture personnelle du lecteur-performeur. Mais, tout comme l’idée d’un lecteur modèle à la Umberto Eco[7], une telle performance est une utopie. Et l’idée même de pratiques de lecture l’implique explicitement. Le lecteur-performeur ne saurait se contenter de donner accès à un texte. Bien au-delà d’un médium de diffusion, sa voix est performance. Si, pour reprendre l’expression de Svenbro, le texte s’approprie la voix du lecteur-performeur, cet échange ne le laisse pas intact, mais le transforme profondément. De potentiel, il devient actualisé. D’inerte, il devient dynamique. Pour Michel Charles, notre intervention sur un texte, quelle que soit sa nature, « non seulement le fait varier, mais le fait exister[8] ». Le texte n’existe pas seul, mais par la lecture. L’autorité du texte, c’est nous qui la lui attribuons : il n’est jamais que ce que nous en faisons. Le texte est un matériau qui appelle un travail, une surface pluralisée et multipliée que seule la lecture peut rendre dynamique.

Théoriquement, pour atteindre une lecture oralisée « objective », la lecture préparatoire ne devrait pas procéder à une interprétation, mais à une compréhension, qui permet d’échapper aux aléas de la subjectivité du lecteur-performeur. Reprenons la distinction entre ces deux activités nécessairement liées, afin de montrer le caractère idéal de ce portrait. Quel que soit le mandat que se donne le lecteur-performeur, il est toujours nécessairement subjectif.

La compréhension identifie cette fraction de la saisie du texte qui ne pose aucune difficulté[9]. Un texte qui est compris apparaît transparent pour le lecteur. Cette transparence ne doit pas être conçue comme une qualité du texte, mais bien uniquement comme un effet de lecture, comme un ajustement des contraintes et exigences du texte et des habitudes interprétatives du lecteur. Elle rend compte de cette impression ressentie à la lecture que le texte peut être pris et compris pour soi, comme s’il y avait là une saisie objective du texte. En fait, la compréhension est cette fonction, naturalisante dans ses effets, qui repose sur des habitudes interprétatives, confirmées dans leur application. L’objectivité n’est jamais qu’une illusion, actualisée du côté du texte sous la forme de sa transparence. Ces habitudes dépendent des compétences sémiotiques particulières du lecteur, de ses dictionnaires et encyclopédies[10], de sa connaissance des règles de mise en paroles et en récit, de ses expériences de lecture, ainsi que de ses connaissances littéraires et culturelles. Si ses habitudes lui permettent d’assimiler à sa satisfaction ce qu’il en est du texte lu, il est dans une situation de compréhension. Si, par contre, ses habitudes de lecture ne lui permettent pas de le faire, il se trouve en situation d’opacité ou d’illisibilité relative. Il lui faut modifier quelque chose à ses habitudes interprétatives, voire renouveler ses savoirs. Cela ne peut se faire que par l’établissement d’une hypothèse qui permet de relancer la lecture et qui dégage de nouvelles règles de mises en relation aptes à résoudre l’opacité ressentie du texte. C’est le rôle de l’interprétation. Elle est une opération complémentaire, une mise en relation qui sert à résoudre une illisibilité résiduelle à l’acte de compréhension. D’un tel emboîtement, on comprend que la ligne de démarcation entre comprendre et interpréter est nécessairement fluctuante. Elle n’est pas établie de façon définitive, mais varie selon les situations de lecture. Elle varie en fait selon les habitudes interprétatives du lecteur : ce qui est comprendre pour l’un sera interpréter pour l’autre.

Une lecture performance, même quand elle vise à se faire la plus objective possible, est donc toujours subjective, toujours liée aux habitudes interprétatives du lecteur et à ses connaissances. Pour Jean Foucambert, la lecture à voix haute représente toujours un choix de traduire oralement ce qui a été interprété dans la lecture: « Cette lecture à voix haute n’est pas très différente d’une traduction; en tout cas, c’est une interprétation : le lecteur fait à peu près la même chose que le bilingue qui dit en français ce qu’il comprend de ce qu’il lit en anglais[11] ».

Il ne peut y avoir objectivité, mais simplement équilibre entre les gestes de comprendre et d’interpréter et une attitude cherchant à réduire les interprétations effectives, même si leur présence est inéluctable. Et cela vaut même si le lecteur-performeur de l’oeuvre sonore est aussi l’auteur du texte lu. Sa lecture performance n’est pas objective, elle n’est pas neutre, mais orientée. La lecture que fait Christine Angot de L’inceste accentue des passages et guide la réception du lecteur-auditeur, en jouant sur ses intonations, sur le débit de sa lecture, sur l’interprétation des signes diacritiques, etc. En fait, la lecture à voix haute est toujours une performance, où la théâtralité est de mise et vient orienter l’écoute et la réception du texte. Comme l’a dit Paul Zumthor, avec une performance, la réception se produit « dans une circonstance physique privilégiée : performance ou lecture. C’est alors, et alors seulement, que le sujet, auditeur ou lecteur, rencontre l’oeuvre; la rencontre d’une manière indiciblement personnelle[12] ».

Nécessairement, pour l’oeuvre sonore, la phrase d’un roman change d’environnement et de pratique. Destinée à la lecture silencieuse, elle est désormais lue à haute voix, enregistrée et écoutée. La vive voix lectrice est, pour le linguiste hongrois Yvan Fonagy, à l’origine de ce qu’il nomme le style verbal : « Le style verbal est un message secondaire, engendré au moyen d’un système de communication préverbal et intégré au message linguistique proprement dit[13] ». La voix parlante est ainsi apte à modifier la signification et les référents du message d’origine, purement linguistique. Cette nouvelle communication alors mise en scène ne doit pas être comprise comme étant de moindre importance structurelle, sémantique, émotionnelle et conceptuelle[14]. La vive voix, à sa manière, réinvente le texte.

La lecture à haute voix est une activité de communication orale seconde. Un lecteur à voix haute ne se contente pas de lire, il communique[15] à autrui de façon orale une lecture préparatoire. Le travail du lecteur-interprète se définit par une « lecture de la lecture ». Du coup, l’oeuvre sonore assure un contexte privilégié dans lequel une association implicite est réalisée entre le texte, la voix qui le performe et celui qui écoute cette parole enregistrée. La voix, chargée d’une interprétation particulière issue d’une appropriation du texte, représente une présence qui a pour effet d’intervenir dans la réception du texte qui est faite par le lecteur-auditeur. Ainsi, par son style verbal singulier – sa vitesse d’élocution, ses intonations et ses éclats de voix, sa présence incontournable –, Angot accentue la dimension autofictionnelle de son texte. Elle ne laisse pas oublier que tout cela est « personnel ».

Ponctuer sa lecture : Christine Angot lit L’inceste

La dimension médiatique et formelle d’un livre participe pleinement au processus de construction du sens du texte qu’il contient. Les signes diacritiques, la typographie, la mise en page, la disposition du texte – tout ce que Roger Chartier identifie comme faisant partie de la mise en livre par opposition à la mise en texte[16] – sont au coeur des opérations de manipulation qu’un lecteur met en jeu dans son processus d’appropriation du texte. Or, dans la mise en lecture d’une oeuvre sonore, ces éléments disparaissent. Ils sont interprétés, transformés, voire adaptés. Du texte littéraire à l’oeuvre sonore, les opérations de manipulation requises pour assurer la lecture connaissent de tout nouveaux réglages. Ce ne sont plus des pages qui sont tournées, ce sont des pistes sonores qui sont choisies. Le rythme est imposé par le lecteur-performeur. La progression à travers le texte n’est plus la seule responsabilité du lecteur, elle est établie en fonction des contraintes du dispositif technique. On ne s’arrête pas de lire tout simplement, en décidant de cesser de faire défiler nos yeux sur des pages; pour le faire, on doit arrêter un enregistrement, manipuler une machine.

Le lecteur-auditeur de l’oeuvre sonore n’a plus le texte sous les yeux. Si le texte est lu dans son intégralité, tous les mots seront prononcés. Mais qu’advient-il de la ponctuation et des paramètres de la mise en texte et en livre? La voix du lecteur-performeur peut-elle reproduire ces signes dont le sens relève avant tout d’une particularité graphique? Comment performe-t-on des italiques, des guillemets ou des points de suspension? Dans une oeuvre sonore, nous avons d’emblée tendance à associer l’intonation aux points d’exclamation et d’interrogation. Toutefois, les autres signes de ponctuation, tels la virgule ou les points de suspension, ont leur propre importance et se doivent aussi d’être prononcés. Ces signes peuvent constituer des relais dans la narration indiquant au lecteur de remplir certains espaces d’indétermination [17]. Il revient au lecteur-auditeur d’accepter ou non de prendre le relais de la narration et d’entrer en situation autonome d’interprétation.

Compte tenu de l’importance de la ponctuation comme révélateur du travail d’interprétation de la lecture-performance, arrêtons-nous, dans cette dernière partie de notre réflexion, sur l’impact de leur mise en paroles dans la réception d’une oeuvre sonore. De plus, il faut dire que la ponctuation joue chez Angot un rôle singulier. Elle n’est pas fonctionnelle et normative, mais relève d’une stratégie d’écriture, d’une poétique singulière. L’auteure reconnaît d’emblée la difficulté de son écriture et en avertit son lecteur :

J’ai l’habitude d’une ponctuation un peu particulière. Je ponctue mes phrases d’une façon inhabituelle, je vais tenter d’arrêter. Ma ponctuation aura seulement pour but la clarté, que les gens s’y retrouvent. La clarté du propos. Que mes propos soient clairs, compris. Un peu fastidieux peut-être, mais en ordre cette fois[18].

Particulièrement, dans L’inceste, le signe de ponctuation, en plus d’avoir une valeur énonciative, est porteur d’un message sémantique avoué, alliant dès lors forme et fond : « Ma ponctuation, il faut que je m’en défasse, que j’en prenne une plus courante, plus naturelle, que les gens aient moins d’efforts à faire, c’est ridicule, c’est ridicule. Surtout que virgule étymologiquement parlant ça veut dire petite verge[19] ». Cet usage singulier de la ponctuation demande à être interprété pour que sa complexité puisse être rendue signifiante. Parfois, cette pratique singulière est justifiée et mise en scène par Angot elle-même, comme dans ce passage. Mais, plus souvent qu’autrement, elle ne l’est pas, et c’est au lecteur à en inférer les conséquences et significations. Or, que se passe-t-il quand ces jeux sur les signes de ponctuation sont donnés à entendre plutôt qu’à lire? De quelle façon sont-ils interprétés par le lecteur-performeur et reçus par le lecteur-auditeur?

Prenons un exemple où les jeux avec la ponctuation sont explicitement thématisés dans le texte :

Un autre élément, un lapsus d’écriture hier, qui dit bien mes troubles sadiques et sadomasos, au lieu de pénétration vaginale j’avais écrit sodomisation, vaginale. Et voyez la virgule entre, virgule, petite verge, ça recommence[20].

L’usage fait de la « virgule » est, à un niveau sémantique, une représentation de ce qu’Angot nomme sa structure mentale incestueuse, hors norme. En devenant une représentation formelle d’une troublante divergence, l’usage de la « virgule » n’investit plus la seule fonction séquentielle de la phrase, il a désormais une portée sémantique. La position graphique de la « virgule », située entre les termes « sodomisation » et « vaginale », trahit la représentation d’une sexualité vue, par l’auteure, comme déviante.

Au cours de la lecture à voix haute, la même « virgule » est marquée d’une pause, ce qui nous laisse présumer que l’importance accordée à la ponctuation n’y est pas perdue, permettant d’en conserver, ne serait-ce que minimalement, le sens et les possibilités interprétatives. Mais la compréhension s’en trouve en partie entravée. C’est une chose de voir, d’identifier à la lecture une virgule et de comprendre par la suite que sa présence à cet endroit du texte, entre « sodomisation » et « vaginale », est de l’ordre d’un lapsus. C’en est une autre d’inférer que la pause entre ces deux mots est l’actualisation dans l’oeuvre sonore d’une virgule, celle dont il est justement question par la suite. La stratégie auto-réflexive a plus de chances de ne pas être comprise d’emblée, d’autant plus que la force des termes de « sodomisation » et de « vaginale » risque de faire écran à la pause qui les sépare.

La précision, voire la complexité des jeux textuels de L’inceste rendent sa lecture-audition ardue, puisqu’il faut à tout moment comprendre le caractère interprétatif second de la lecture-performance qui en est faite. Ainsi, à deux endroits du texte, des espaces blancs remplissent une fonction similaire à celle des points de suspension :

La première fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée moche, une petite? brune maigre.
 : Phrase que je me suis censurée moi-même, qui lui aurait fait trop de peine. Ces mains   avec des jointures un peu grosses sur ses doigts maigres[21].

Ces espaces vidés de signes graphiques fonctionnent comme une « consigne d’interprétation donnée par le scripteur[22] ». Toutefois, il est intéressant de questionner l’utilisation de ces espaces d’interprétation lors de la lecture à voix haute, puisque leur vision est ce qui sert d’indice à l’inférence. Si, à la lecture silencieuse de l’oeuvre, le lecteur peut décider de remplir ou non ces blancs, à l’écoute du texte, il n’a aucune autonomie lui permettant de s’adonner à de telles inférences. Le lecteur à voix haute lui impose son propre choix de progression, optant pour une courte ou une longue pause. Dans le cas de notre exemple, Angot manifeste la présence des espaces blancs, qui concernent la description physique de Marie-Christine, en utilisant l’onomatopée « umumumum ». On le comprend sans peine, le lecteur-performeur n’a d’autre choix que d’interpréter le texte, d’ajouter du texte au texte initial, en transformant un jeu graphique en onomatopée. Était-ce la seule possibilité? L’absence de texte aurait pu être signifiée par un silence relativement long, par un commentaire métatextuel, par un grognement, etc. Et que veut dire cette onomatopée? Que connote-t-elle? Est-elle en quelque sorte motivée par les mots qu’elle remplace? Dit-elle quelque chose? Car, assurément, les espaces blancs du texte ne disaient rien de plus que ce qu’ils permettaient d’inférer comme procédés, tandis que l’onomatopée n’est pas qu’une simple absence, elle est une absence marquée par un signe qui en identifie la présence. La dimension de performance du lecteur-performateur apparaît ici clairement et montre bien la différence entre un texte littéraire et une oeuvre sonore. Sans compter le fait que, si le lecteur peut ralentir sa lecture et muser sur le sens de ces deux espaces blancs, l’auditeur, à moins d’arrêter l’enregistrement, ne dispose pas de temps pour conceptualiser des contenus possibles. La voix d’Angot l’entraîne plus avant dans sa lecture-audition de l’oeuvre sonore.

Concrètement, l’écoute de l’enregistrement révèle que le lecteur-auditeur de L’inceste court le risque de se sentir peu interpellé dans ce monologue qui traduit à la fois une rage tout intime et un désir d’expression immanquable. Il ne serait pas étonnant que l’inhabituelle accentuation de certains mots rende l’écoute de la lecture dérangeante.

Le travail de lecture préparatoire et de performance de l’oeuvre sonore fait par Angot se marque de façon explicite dans la gestion des intonations. Les choix d’accentuer, de crier ou d’augmenter le volume de la voix sont fréquents et parfois inattendus. L’accentuation survient en fin de phrase, elle se concentre sur les adverbes, sur les répétitions de mots ou d’expressions à l’intérieur d’une même séquence, voire dans l’ensemble du texte. À titre d’exemple, la répétition du lexème « pauvre », qui réfère à l’amante, Marie-Christine, est lue dans un cri :

En sanglots, ou froide « tu es une nullité, ma pauvre, pauvre, mais ma pauvre, pauvre, on devrait te radier de l’ordre des médecins pour non-assistance à la personne en danger. Pour une personne qui souffre. » … « OK, tu veux qu’on devienne amies, je t’appelle comme amie, viens.» Elle ne venait pas[23].

En plus de mettre l’accent sur la répétition, le cri est saisi comme une rupture dans l’élocution du texte. L’attention du lecteur-auditeur ne peut qu’être sollicitée par la colère exprimée. Cet extrait contient de plus des guillemets dont l’emploi exprime un dialogue traduisant la mise en texte d’une situation appartenant à une communication orale passée. Un lecteur au fait des conventions typographiques est en mesure d’associer les guillemets au discours rapporté, ici, la citation de dialogue. La mise entre guillemets représente en effet une façon courante d’encadrer un dialogue[24]. Angot l’utilise principalement pour imbriquer à même son texte des paroles prononcées dans un passé situé en dehors de la situation d’énonciation du récit. Il s’agit là d’une stratégie permettant d’introduire du réel à même l’univers fictionnel du roman. Un tel changement de niveau diégétique se doit d’être pris en compte par un lecteur qui souhaite comprendre la progression de l’action, ne serait-ce que minimalement. De quelle façon la présence des guillemets peut-elle être transmise lors de la lecture à voix haute? Angot change-t-elle de ton, fait-elle une pause de manière à marquer la présence d’une citation? L’écoute de l’extrait cité nous révèle qu’aucun changement n’est effectué ni au niveau du ton, ni sur le plan de la vitesse de lecture, comme si le passage pouvait être interprété comme appartenant à un seul niveau diégétique. Il s’agit là d’une difficulté interprétative à laquelle le lecteur-auditeur est confronté. Pour comprendre qu’une citation de dialogue vient d’avoir lieu, il doit se fier aux autres indices auxquels il a accès, tels les déictiques temporels et personnels que sont les temps de verbe et les pronoms personnels. De la même façon, les points de suspension entre les deux citations, laissant croire à un échange ou à un temps d’arrêt dans le dialogue, ne sont pas marqués. Cette ponctuation est complètement perdue à l’oral, alors qu’Angot ne fait aucune pause afin de la souligner. Son débit irrégulier (parfois constant, parfois extrêmement soutenu) force le lecteur-auditeur à s’ajuster et à porter attention plus à la manière qu’au texte lu. Angot, qui utilise fréquemment les parenthèses ou même le soulignement, gomme régulièrement à l’oral ces signes qui viennent stratifier son texte. C’est l’urgence de dire qui est privilégiée au détriment du dit lui-même, dont la complexité est parfois menacée.

Même quand son débit se fait plus constant, Angot martèle certains mots afin de créer une rythmique singulière.

Léonore, mon amour, mon or. Je suis aujourd’hui dans ma chambre, assise à la table verte, table de jeu, sur laquelle j’écris. Par la fenêtre j’aperçois le jardin, les lauriers, les palmiers, le magnolia. Au fond du jardin, mon père regarde la route de Clermont, qui borde mon jardin. Mon trésor, mon amour, mon or. Léonore. Ma Léonore, mon trésor. Mon trésor, mon or. Pas de Marie, pas de mariage, pas d’or. Le coffre-fort était dans sa chambre. Les médecins étaient payés en liquide à l’époque[25].

Les mots mis en caractère gras sont prononcés avec force, marquant davantage leur présence. Ce choix n’est pas innocent, car il rappelle des thématiques récurrentes de l’oeuvre : le salut par l’écriture, le père, la relation mère-fille et l’homosexualité. Ces écarts sont les marques d’un travail d’interprétation. La mise en évidence des négations (pas de…) ne fait aucun doute, elle permet le tissage sémantique avec les indices entendus précédemment. L’impossible relation amoureuse entre Christine et Marie-Christine est caduque; le tout, principalement, à cause du père incestueux. Néanmoins, le débit, sans doute trop rapide, avec lequel le texte est lu ne permet pas au lecteur-auditeur de s’arrêter afin de réaliser les inférences lors de son écoute. Il devient difficile de mettre en relation la répétition, l’homosexualité et l’inceste. Ce qui ressort de l’écoute, c’est avant tout une voix qui s’empresse de tout dire le plus rapidement possible, sans clairement exprimer toutes les particularités du texte et rendant, par le fait même, impossible une lecture plus méthodique ou intensive. De façon générale, sans s’arrêter à une analyse ciblée, il est difficile de comprendre la signification des différentes intonations. Souvent, elles relèvent d’une simple musicalité. Une impression globale est donc véhiculée par la voix d’Angot. Effectivement, un rythme particulier est donné à la lecture par l’entremise d’une voix qui accentue fréquemment des mots contenant le phonème /i/ et qui fait un usage inhabituel de l’accent tonique. Force est d’admettre qu’à plusieurs niveaux, l’écoute dérange et confronte le lecteur-auditeur à une voix harcelante.

Par ses élans de colère, le ton d’Angot crée une atmosphère lourde et donne un rythme expéditif à la lecture, deux facteurs qui s’avèrent révélateurs des significations de l’oeuvre et qui restent en accord avec le style de l’écriture. Si le texte reste le même, sa performance semble provoquer en cours d’écoute un nombre considérable d’incompréhensions relatives au contenu narratif. De l’ordre de la voix ou directement liés au texte lui-même, ces manques peuvent diminuer l’intérêt du lecteur pour le récit entendu, influer sur son mandat de lecture, de même qu’avoir une nette incidence sur son appréciation du texte. De tels facteurs ont aussi la capacité de mener le lecteur-auditeur à une compréhension minimale, voire incomplète du texte. Pour le dire simplement : plus une lecture à haute voix est rapide, plus la place laissée à la compréhension et à l’interprétation du lecteur-auditeur est restreinte. Alors qu’au moment de la réception silencieuse, le lecteur a le choix d’arrêter sa lecture afin de questionner les significations manquantes ou de faire une relecture ciblant la difficulté, il n’en est pas ainsi au cours de la lecture auditive. Avec le format sonore de L’inceste, les occasions de perdre le fil du récit sont fréquentes et le lecteur-auditeur dispose de peu de moyens relativement à la progression du texte. Sans pour autant déplacer des significations, les représentations sémantiques sont plus difficiles d’accès à l’oral. Des difficultés interprétatives directement rattachées à l’expression vocale s’ajoutent à celles déjà contenues dans le texte écrit et transmises dans la lecture à haute voix.

Pourtant, nous pouvons dire que la lecture d’Angot traduit, par sa rapidité ainsi que son ton irrégulier et dérangeant, le style de son écriture. S’il est impossible d’accéder systématiquement aux significations isolées du texte, la voix d’Angot est elle-même révélatrice du propos véhiculé par l’oeuvre. Les phrases courtes et saccadées, les pensées rapides et entremêlées de la narratrice, qui semble vouloir se libérer d’un fardeau, sont reproduites dans la lecture à haute voix. Hormis la manière d’y accéder, le propos général de l’oeuvre, la thématique et les traits psychologiques des personnages ne divergent pas de façon marquée d’un support à l’autre. L’ambiance de l’oeuvre sonore est portée par la voix et le rythme de son lecteur-performeur, et non uniquement par les procédés d’écriture.

Conclusion

La pratique de l’oeuvre sonore nous force à repenser notre manière d’entrevoir la réception et la lecture. N’étant plus réservée au seul public aveugle ou dyslexique, l’oeuvre sonore diversifie de plus en plus le spectre de ses usages, la variété de ses formats ainsi que les lieux de sa diffusion. Penser ces objets sonores, c’est, avant toute chose, évaluer de quelle manière leur présence renouvelle les pratiques de la lecture. En étudiant les rapports entre la lecture visuelle et l’écoute d’un texte, nous avons souhaité comprendre les enjeux et les conséquences de l’établissement de deux étapes de lecture et de deux figures de lecteur : le performeur et l’auditeur. Comment la lecture à haute voix se prépare-t-elle? Le lecteur-auditeur est-il en mesure de comprendre, voire d’interpréter le texte qu’il entend? L’adaptation sonore met à la disposition de ses lecteurs-auditeurs des textes intégraux préalablement publiés en format papier; toutefois, de quelle façon la voix influence-t-elle les choix interprétatifs, les processus d’identification, les modalités de compréhension?

L’intérêt d’une telle analyse s’inscrit en phase avec le développement des nouvelles technologies de l’information qui ne cessent de faire peau neuve en fait d’usages de la lecture. En effet, les nombreux modes de diffusion du texte littéraire repoussent les limites de la lecture et nous incitent à revisiter les fondements théoriques établis. De l’oralité au livre électronique, en passant, bien évidemment, par la révolution de l’imprimerie, les supports de diffusion de l’écrit continuent de se diversifier et de renouveler leurs publics. Encore plus que l’oeuvre imprimée, le livre sonore pose la question du contexte de la pratique de lecture : on écoute au volant de sa voiture, en réalisant nos tâches ménagères, etc. Il ne fait nul doute que l’ère électronique actualise de nouveaux rapports du lecteur à l’objet-livre et donne lieu à une multitude de situations et de pratiques de lecture inédites. Qui sait en effet ce que fait le lecteur quand il écoute Christine Angot lit L’inceste? Écoute-t-il d’une oreille distraite? Pense-t-il à autre chose? Lit-il en même temps?