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La fin des années 1940 est souvent présentée comme une période charnière dans l’histoire littéraire du Canada français : brèche (temporaire ou permanente), moment de rupture ou, à tout le moins, de transition vers une Révolution tranquille à venir, selon la lecture qu’on en fait. Des forces s’agitent dans un champ littéraire longtemps dominé par la tradition et la censure de l’Église, et la revendication d’une autonomie littéraire fait désormais partie du paysage[2]. La célèbre querelle de « La France et nous » et la visite de Jean-Paul Sartre à Montréal en 1946[3] sont souvent citées pour illustrer ces phénomènes nouveaux dans la vie littéraire, tout comme la publication du Refus global pour les arts plastiques. La vie interne des revues littéraires, intellectuelles et idéologiques, en explorant les relations intimes qui unissent ou séparent ceux qui « écrivent ensemble », et qui sont déterminantes tant pour les acteurs que pour les destinées des revues, peut aussi servir d’observatoire de ces moments de transition. C’est le cas de la revue de création littéraire Amérique française, que Corinne Dupuis-Maillet achète de François Hertel en 1947.

Dès lors s’amorce entre la nouvelle directrice de la revue et sa fille, Andrée Maillet, qui réside à Paris, un échange épistolaire sur le contenu et l’orientation de la revue, échange qui ne s’achèvera qu’au retour d’Andrée à Montréal en 1951. Au coeur de cette correspondance entre deux artistes — qui sont aussi toutes deux littéraires — se trouve étalé un processus de filiation et d’autonomisation[4], dont l’examen permet d’éclairer sous un angle intime les transformations des champs intellectuel et littéraire. En « écrivant ensemble » Amérique française durant près de cinq ans, mère et fille confrontent sans relâche deux visions bien distinctes de la littérature, de l’art d’écrire et de la liberté à accorder aux écrivains.

L’analyse de cet échange qui oppose néoclassicisme et autonomie de la littérature permet de retrouver la trace intime d’une pensée en formation, qui donnera lieu chez Andrée Maillet dans la période suivante, à une vision créatrice d’une grande fertilité et qui, après la direction littéraire de Corinne, redonnera à la revue son prestige d’antan. Cet exercice littéraire servira d’ailleurs bien Andrée, puisqu’en opposant sa vision de la création littéraire à celle de sa mère, elle trouvera à exposer ses propres idées, qui la guideront lorsqu’à son tour, elle prendra la tête de la revue.

Journaliste, poète et romancière, Andrée Maillet joue un rôle de premier plan sur la scène littéraire canadienne-française du début des années 1950. Directrice de la revue Amérique française en 1951, elle donne leur première chance à plusieurs jeunes écrivains de la relève, qui font souvent appel à elle comme conseillère littéraire et mentor, comme en fait foi cette lettre datée de 1952 d’un jeune poète encore inconnu du grand public :

Madame, je vous écris ces quelques lignes pour plusieurs raisons.

D’abord, je désire vous remercier de l’abonnement que vous me faites tenir au sujet d’Amérique française. Je désire vous dire mon admiration pour la part importante accordée à la poésie dans la revue.

Enfin, je vous envoie quelques poèmes. Il m’arrive encore, quand l’ordre d’action et d’urgence m’en laisse le loisir, de jeter quelques cris ou larmes sur un bout de papier. Je vous les soumets, non pour publication, mais simplement pour me dire si ça vaut quelque chose[5].

Le jeune poète à qui l’on doit cette lettre, et qui lui sera éternellement reconnaissant, c’est Gaston Miron qui, bien des années plus tard, qualifiera Amérique française de « seul lieu vivant d’animation de notre littérature à cette époque [6] ». C’est d’ailleurs bien ainsi que ceux qui eurent la chance d’y participer se le rappellent aujourd’hui. Jean-Guy Pilon, par exemple, la décrit comme une revue très importante dans sa propre trajectoire, publiant régulièrement des oeuvres inédites de jeunes poètes, dont Jacques Brault, Alain Horic et lui-même[7]. Pour Richard Giguère, auteur d’une étude pionnière sur la revue, « de janvier 1952 à décembre 1955 […] Andrée Maillet met l’accent sur la nouveauté en littérature et fait une confiance totale aux jeunes écrivains[8] ». Quand, de retour au pays après un séjour d’études et de travail comme correspondante de presse en France, Maillet prend la direction d’Amérique française, elle est révoltée de voir que des publications comme LaRevue moderne et LaRevue populaire publient des feuilletons médiocres écrits en France au lieu de mettre de l’avant des plumes d’ici. Elle rêve depuis longtemps de l’orientation qu’elle donnerait à la revue que sa mère avait achetée pour elle en prévision de son retour. Lorsque le jeune poète Sylvain Garneau lui confie qu’on refuse ses textes parce qu’ils sont trop bien écrits, sa décision est prise : elle fera une grande place à la relève. « Je me suis littéralement mise à genoux devant des écrivains qui avaient du talent pour qu’ils écrivent plus et m’envoient leurs textes[9] », se rappelle-t-elle plus tard.

Dans une lettre à Gilles Marcotte publiée d’abord dans LeDevoir en 1953, puis reproduite dans Amérique française en 1954, Andrée Maillet décrit ainsi la revue qu’elle dirige depuis 1951 :

Je n’ai pas de théories à vous offrir sur la nécessité d’une revue littéraire, non plus que sur son importance. Tout ce que je me permettrai de souligner, c’est qu’Amérique française est, en ce moment, au Canada français, et la première dans toute l’histoire de nos lettres à promouvoir la création littéraire, les oeuvres d’imagination, la recherche dans le domaine de la chose écrite. Elle me semble combler un désir de pureté en art, de gratuité, de pureté, je dis bien, opposée à vénalité[10].

Maillet entretient et développe sa vision de la création littéraire — et la notion de liberté qui lui est intimement rattachée — plusieurs années avant de prendre la tête d’Amérique française. La correspondance très riche — plus de 500 lettres — qu’elle entretient avec sa mère durant ses années parisiennes en fait foi. Plusieurs fois par semaine, on la voit conseiller Corinne Dupuis-Maillet, alors directrice de la revue, tant sur le format, la périodicité et les thèmes de la revue que sur le choix des auteurs à publier. Mais, au-delà de son rôle manifeste de conseillère éditoriale pour Corinne Dupuis-Maillet, Andrée y trouve l’occasion d’articuler et d’exprimer ses propres idées sur la création littéraire, sur le métier d’écrivain, sur la place de l’artiste dans la société. Confrontée au jugement de sa mère sur sa propre oeuvre, elle y livre de vibrants plaidoyers en faveur de la liberté totale des auteurs face à leur oeuvre. Elle s’oppose avec virulence et à répétition à toute forme de censure et, surtout, aux jugements moraux que sa mère, qui s’est récemment remise à pratiquer la religion catholique, tente de lui imposer. Ces idées, largement développées depuis Paris, se trouveront au coeur de la vision qu’elle développera pour Amérique française dans les années 1950.

En confrontant sa vision de la création littéraire à celle de sa mère par un effet de miroir, Andrée Maillet trouve à exposer ses propres idées. Combats de coqs, dialogues de sourds, rivalité littéraire de femmes qui s’aiment profondément et s’admirent mutuellement : difficile de trancher sur la nature de ces échanges. Mais, s’il y a certainement une part de susceptibilité exacerbée chez ces deux femmes au tempérament exceptionnellement affirmé et excentrique, il n’en reste pas moins que deux visions diamétralement opposées s’affrontent ici. L’analyse de cette confrontation donne à voir et à comprendre les principales idées qui caractériseront la période où Andrée Maillet est à la barre de la revue. Assumant alors seule la direction d’Amérique française, de 1951 à 1955, elle lui redonnera son prestige d’antan.

Fondée par Pierre Baillargeon avec des collègues du Collège Sainte-Marie en 1941, Amérique française se consacre dès le départ à la création littéraire. Elle traite également, à l’occasion, de questions littéraires et culturelles. En 1944, la revue passe aux mains des Éditions Pascal et est désormais dirigée par Gérard Dagenais, qui était déjà membre du comité éditorial. Elle s’apparente alors plutôt au magazine, et le choix des auteurs, des textes, des livres recensés est fonction du catalogue des Éditions Pascal. Lorsque celles-ci cessent leurs activités au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Amérique française est également menacée de disparition. C’est alors qu’elle est rachetée par François Hertel. La revue paraît régulièrement jusqu’en 1947, mais Hertel se voit dans l’obligation de s’en départir alors qu’elle commence à décliner[11]. Corinne Dupuis-Maillet raconte ainsi les circonstances dans lesquelles s’est faite la transaction : « Cet après-midi, en présence de Pierre Trudeau, j’ai acheté l’Amérique française de ce pauvre Hertel qui était en train de perdre la boule avec ça. Il me l’a cédée pour 400 $, sans dettes, et avec l’assurance que je recevrai, d’ici peu, 175 $ du gouvernement provincial[12]. »

Pourquoi cette bourgeoise excentrique se préoccupe-t-elle du sort de cette petite revue? Selon ce qu’en dira plus tard Andrée, le nom lui plaît et l’aventure la tente[13]. Sans doute, mais le prestige de cette revue bien connue des milieux littéraires n’est certes pas étranger à l’intérêt que porte Corinne Dupuis-Maillet à Amérique française. On est moins étonné de cette acquisition lorsqu’on connaît mieux la trajectoire de cette dernière, animatrice infatigable de la vie culturelle montréalaise des années 1930 et 1940, et celle de sa fille Andrée. Fille de Joseph-Narcisse Dupuis, président du magasin Dupuis Frères, Corinne Dupuis grandit au sein de la haute bourgeoisie canadienne-française. Malgré une éducation couventine, c’est une jeune fille affranchie qui collabore à certains magazines — dont The Montrealer —, et qui fréquente la bohème du Quartier Latin. Parfaitement bilingue, comme le sera d’ailleurs sa fille, elle est férue de culture et développe un large cercle social dans le milieu artistique et littéraire. Fervente ballettomane — selon l’expression du temps — depuis la venue de la Pavlova à Montréal, elle danse elle-même et participe durant la Grande Guerre aux nombreux spectacles organisés par la Croix-Rouge. C’est aussi une musicienne accomplie qui compose pour le piano, et une peintre habile. Mais ses origines bourgeoises et la quête de respectabilité de son père l’empêchent de poursuivre une carrière artistique. Puisqu’elle ne peut vivre de la musique ni de la danse, elle voit à ce que d’autres puissent le faire. En 1920, elle fonde l’Aide aux artistes, qui deviendra plus tard le prix David (sous sa première forme). Elle participe tout au long de sa vie à la fondation de plusieurs sociétés artistiques montréalaises, dont l’Opera Guild et la Société Casavant, et use de ses relations pour soutenir de jeunes artistes qu’elle juge prometteurs.

Au début des années 1920, Corinne épouse Roger Maillet, un jeune journaliste membre de la bohème littéraire. Comme Corinne, Roger est issu de la bourgeoisie d’affaires. Son père est un dentiste très prospère qui tient une galerie d’art dans son bureau et qui possède de petits journaux. Roger fait partie de la Tribu des Casoars, un groupe littéraire d’avant-garde du tournant du xxe siècle[14]. Il y côtoie ses amis Victor Barbeau et Marcel Dugas. Avec son frère Roland Maillet, il hérite des journaux de son père, qu’il transforme en publication à succès comme LePetit Journal et Photo-Journal, auxquels sa femme collabore comme journaliste. Le couple Dupuis-Maillet fait de sa maison le rendez-vous de l’élite intellectuelle et artistique de l’entre-deux-guerres. Dès son plus jeune âge, Andrée côtoie de près artistes et écrivains des années 1920 et 1930, qui arrivent en bandes à la maison familiale, la Maison Chapleau à Sainte-Thérèse.

Il allait de soi pour ses parents qu’Andrée devait écrire. À l’âge de neuf ans, elle tient un journal. En 1933, à l’occasion d’un voyage familial en Europe, elle est chargée par son père d’écrire un carnet de voyage hebdomadaire pour la page consacrée aux enfants dans Le Petit Journal, sous le nom de plume de « Pigeon voyageur ». Elle a alors 11 ans. Adolescente, elle frappe à la porte de Jean-Charles Harvey, directeur du journal Le Jour, qui la reçoit avec un sourire et accepte de publier ses premiers poèmes. Des poèmes de potache, se rappelle-t-elle plus tard[15]. Comme sa soeur et sa mère, elle collabore aux journaux de son père et écrit des contes, nouvelles et romans. Lectrice vorace, elle lit tout autant les classiques anglais dans la langue de Shakespeare que des ouvrages de psychanalyse et les oeuvres majeures du surréalisme français. Douée pour la musique, elle est correspondante de presse pour les journaux de son père à New York, puis à Paris, deux villes où elle étudie le chant dans les années 1940. C’est d’ailleurs à Paris qu’elle se trouve au moment où sa mère achète Amérique française. Amie de Pierre Trudeau, de François Hertel et de plusieurs jeunes artistes, journalistes et romanciers, Andrée Maillet connaît bien cette revue qu’elle aime et à laquelle elle a souvent collaboré auparavant.

En passant aux mains de Corinne Dupuis-Maillet, Amérique française fait son entrée dans une famille de brillants journalistes et de littéraires d’exception. Corinne n’est pas une novice en matière d’écriture. Journaliste elle-même, elle a tenu des chroniques culturelles sous le pseudonyme de Valentine et publie régulièrement, sous celui de Rose-Marie, des conseils de bienséance aux jeunes filles. C’est également elle qui révise les reportages qu’Andrée envoie de France avant leur publication dans Photo-Journal, ainsi que ses poèmes et contes.

Corinne Dupuis-Maillet a une conception bien précise de l’orientation qu’elle désire donner à sa nouvelle revue et ne s’en cache pas. « Amérique française, souligne-t-elle dans son mémoire présenté à la Commission royale d’enquête sur les arts, les sciences et les lettres, entend protéger de son mieux notre culture contre les atteintes de la décadence dont les flots agités déferlent sur nos rives avec une croissante violence. C’est pour cela qu’elle a lancé son mouvement de néo-classicisme [16]. » Corinne ne définit pas ce qu’elle entend par néoclassicisme. Mais on imagine bien de quelle décadence il est question : peintre elle-même, elle s’insurge souvent contre le mouvement moderniste en art et a déjà présenté une exposition de ses oeuvres qui sont elles-mêmes des pastiches des grands maîtres européens du tournant du siècle : Picasso, Matisse, etc. En matière de littérature, elle ne comprend pas l’engouement de sa fille Andrée pour l’écriture automatique, écriture que cette dernière pratique entre 1945 et 1948 pour écrire certaines nouvelles du recueil Le lendemain n’est pas sans amour et, surtout, pour son roman surréaliste Profil de l’orignal, écrit durant cette période, mais publié à compte d’auteur en 1952. L’expérimentation et la recherche en arts ne sont, de toute évidence, pas des critères d’excellence pour Corinne. Mieux vaut s’en tenir aux canons traditionnels, qui ont déjà fait leurs preuves.

Afin de faire valoir son point dans sa revue, la nouvelle directrice ira même jusqu’à publier de façon posthume en 1948 un article inédit de son ami Clarence Gagnon, sans l’autorisation de sa veuve, sur « La grande blague de l’art moderne ». Pour Andrée, il s’agit d’ailleurs d’une grosse erreur, car elle juge que Gagnon ne l’aurait probablement pas publié lui-même[17]. Pour Richard Giguère, Corinne Dupuis-Maillet, avec son programme néoclassique, engage la revue dans une période de régression esthétique et de conservatisme idéologique où l’on relève une censure morale très forte et un rejet de tout ce qui est trop nouveau en littérature et en peinture[18].

Corinne améliore cependant la tenue de la revue. Elle en soigne la présentation : papier de qualité, composition typographique, grand format.

Sous mon régime, affirme-t-elle à Andrée, [la revue] deviendra trimestrielle. Quatre numéros bien soignés par année, avec de la bonne collaboration payée. Avis aux intéressés! Et je te prie de croire que je n’accepterai pas de fonds de tiroirs, fussent-ils signés Ringuet[19].

De toute évidence, Corinne veut atteindre un niveau d’excellence. Elle doit cependant attendre 1948 avant de publier son premier numéro, car elle ne veut pas se lancer dans l’aventure sans s’assurer d’avoir les fonds nécessaires pour publier les quatre numéros de 1948. C’est une affaire de trois mille dollars selon elle, et elle n’en a que le tiers. « Il faut que je trouve la balance en publicité, en abonnement et en vente de mes tableaux. Je n’en aurai pas trop de trois mois[20]. »

Andrée ne peut que se réjouir de la nouvelle acquisition de sa mère. Écrivaine, elle caresse elle-même depuis longtemps le désir d’avoir sa propre revue, une revue canadienne, souligne-t-elle, « puisque je crois en notre personnalité littéraire [21] ». Elle profite de son séjour à Paris pour trouver des collaborateurs de prestige — dont les résistantes françaises Geneviève de Gaulle, nièce du général de Gaulle, et son amie Germaine Tillion, une voisine d’Andrée Maillet à Vincennes — et envisage même de publier la revue à Montréal et à Paris. Cette possibilité, souvent évoquée au cours des ans, est vue comme une façon de rehausser le prestige de la revue, d’élargir sa diffusion et de resserrer les liens culturels et intellectuels entre le Canada français et la France. Pour Andrée, ce serait une occasion en or : « cela me plairait tant d’avoir enfin une revue, souligne-t-elle à sa mère en 1948. Et nous ne publierons rien à faire hurler d’ennui, je te le jure [22]. » Mais le projet ne verra jamais le jour.

Désireuse d’aider sa mère dans cette nouvelle entreprise, elle en salue les innovations et lui fait plusieurs suggestions, comme celle de ne publier que des inédits. Pourquoi ne pas publier la revue tous les mois, ajoute-t-elle, avec des feuilletons, comme les grandes revues françaises (Revue de Paris, par exemple)[23]?

Mais, rapidement confrontée à la rigidité des conceptions littéraires de sa mère, Andrée s’insurge :

Je ne partage évidemment aucune de tes conceptions de ce que sera le ton de la revue. En s’intitulant Amérique française, celle-ci devrait être représentative de toutes les tendances littéraires de l’Amérique française, spleenétiques, égocentriques, révolutionnaires ou non et ton manque croissant d’objectivité à ce propos me consterne, mais m’oblige à prendre position[24].

Une revue inclusive, donc, loin des chapelles littéraires, où la part de création doit être primordiale. Mais il en faut plus pour détourner Corinne Dupuis-Maillet d’un projet qui lui tient à coeur et pour lequel la revue lui paraît un vecteur important. Andrée doit revenir à la charge : « Je ne veux pas te peiner en quoi que ce soit et tu as un droit absolu à tes idées que tu devrais plutôt exposer dans une série d’articles au lieu de les imposer à tes collaborateurs aussi bien qu’à tes lecteurs. Ça serait jouer franc-jeu[25]. »

Si ligne éditoriale il doit y avoir, c’est, pour Andrée, celle de la qualité et de la liberté. Tous les talents sont les bienvenus. Elle ne peut se résoudre à accepter les diktats esthétiques de sa mère :

Ce qui est profond et bien fait ne m’ennuie jamais. Penses-y sérieusement. Si tu revenais de tes préjugés, peut-être reviendrais-je des miens. Vois-tu, on ne se fait pas d’amis en frimant, en dictant. Tu ne peux que provoquer un malaise en persévérant dans une attitude que je considère mélancoliquement comme étant peu libérale[26].

Andrée a-t-elle réussi à faire fléchir sa mère? Difficile à dire, en l’absence d’une grande partie des lettres de Corinne à Andrée. Ce qui est certain, c’est que, compte tenu des difficultés de faire vivre une revue littéraire à Montréal à la fin des années 1940, Corinne n’a d’autre choix que d’élargir l’éventail des collaborateurs, dont plusieurs signatures fort éloignées d’un programme néoclassique : Judith Jasmin, Solange Chaput-Rolland, Françoise Loranger, Carmen Roy, Anne Hébert et Jacqueline Mabit, chez les femmes; François Hertel, Jacques Ferron, Pierre Baillargeon, chez les hommes, par exemple. Plusieurs de ces signatures lui sont suggérées par sa fille qui, tout comme Corinne, entretient un vaste réseau d’amitiés littéraires et artistiques[27].

Si la question de la rigidité des convictions littéraire de Corinne suscite entre mère et fille de nombreuses discussions, il est un sujet encore plus épineux sur lequel Andrée doit aussi revenir de façon régulière. Première lectrice des oeuvres de sa fille avant que celle-ci se marie, Corinne conserve à Montréal les manuscrits d’Andrée, dont elle corrige l’orthographe pour les préparer à une éventuelle publication. Elle ne se gêne pas, à l’occasion, et avec une candeur stupéfiante, pour retravailler certains poèmes de sa fille, jugeant sans doute le style ou le propos inconvenant, et pour publier ces nouvelles versions sans son autorisation. À chaque fois, Andrée s’en insurge avec virulence. C’est sans doute dans cette âpre discussion avec sa mère à propos de ses oeuvres qu’on trouve les réflexions les plus développées d’Andrée sur la liberté de création :

[…] il est malhonnête, lui dit-elle lors de l’une de ces occasions, de triturer les oeuvres d’autrui, même sous prétexte de les améliorer; prétexte abusif et arbitraire. Je suis assez enracinée pour tenir à la forme que je donne à mes choses. C’est humain et mon interprétation de ma pensée sera toujours plus juste et plus belle que l’interprétation de ma pensée par une autre[28].

Corinne ne semble pas toujours mesurer la portée de ses gestes, et a du mal à se corriger. En commentant une des nouvelles d’Andrée, « La Dépendance », elle lui demande s’il ne serait pas plus à propos de reprendre le texte et de faire mourir un personnage qu’elle juge immoral. Andrée lui répond vertement : « Crois-tu que je puisse honnêtement détériorer, tuer, un personnage que j’ai créé il y a déjà pas mal de temps? […] “La Dépendance” est une étape dans mon oeuvre. C’est tout. J’ai dépassé l’étape, mais ne puis la modifier[29]. » Et lorsque Corinne choisit de publier un de ses vieux pastiches (« Myrtiagramme »), Andrée refuse : « Je ne tiens pas à la réputation d’humoriste et le pastiche n’est pas la plus haute expression de l’art[30]. » Cette remarque s’adresse bien évidemment aux pastiches que Corinne peint pour s’amuser.

Certes, Corinne ne veut pas mal faire, et elle éprouve une véritable admiration pour sa fille aux talents multiples. Elle a même parfois une certaine tendance à la porter aux nues en rabaissant le talent d’autres écrivaines de sa génération comme son amie Lyse Nantais. Andrée se rebelle encore contre cette attitude négative de sa mère qui, à sons sens, ne sert personne. En défendant le talent de son amie, elle profite de l’occasion pour définir, selon elle, quelques caractéristiques de ce qu’est la littérature :

[…] Lyse Nantais […] est malgré toi et envers tous la meilleure, la plus profondément originale prosatrice de ma génération. Elle s’identifie avec son oeuvre et tel est le propre de tout réel et génial écrivain. La littérature sincère, pas factice, pas faite pour plaire ou pour flatter ou pour vendre est l’image du siècle, et la seule qui soit universelle et qui dépasse le temps. Elle copie les instincts, les moeurs, elle est tout ce que l’écrivain est, modelé par toutes les relations qu’il a avec l’extérieur[31].

Andrée s’insurge souvent contre les conventions sociales si chères à sa mère, et dont toute oeuvre devrait, selon Corinne, être le reflet. L’art a une autre fonction selon Andrée. Les valeurs morales et religieuses de Corinne n’ont pas leur place dans une revue de création littéraire :

Si tu veux faire d’Amérique française une revue de propagande religieuse, lui suggère-t-elle, tu dois obtenir une subvention de l’archevêché. À ce prix-là, j’écrirai des articles magnifiques. Sinon, laisse un minimum de liberté à tes collaborateurs. Je te ferai remarquer que tous tes efforts ne font pas vendre la Revue plus que ça et que tu n’as pas encore obtenu la collaboration du sacro-saint Esdras Minville qui publie partout ailleurs. Les saint Vincent de Paul et les François d’Assise n’ont jamais été les rigoristes absurdes que tu peux penser et saint Jean de la Croix, Ste Thérèse d’Avila et bien d’autres ont comparu devant l’Inquisition pour avoir dénoncé des abus et émis des idées nouvelles[32].

Pour Andrée, le point de vue rigoriste et conventionnel de sa mère a un effet direct sur le contenu et les ventes de la revue, ce dont elle lui fait part :

Ta revue est mi-figue mi-raisin, sur la brèche, indécise et c’est pour cela qu’elle ne se vend pas. Tu casques pour rien. Tâche d’obtenir l’imprimatur ou bien alors consens à publier toutes les tendances et toutes les idées, en dehors du vrai communisme. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, n’est-ce pas? La pusillanimité ne remporte aucun suffrage. Les gens lisent les revues pour quelque chose, maman, personne n’aime à boire du thé tiède. Tu as eu tort de te tenir en dehors des polémiques, et il est vraiment trop facile de s’appuyer toujours sur l’autorité la plus probante. On te donne des annonces à la graine, qui ne paye d’ailleurs pas ton papier[33].

Les polémiques sérieuses, lui suggère-t-elle, peuvent donner un essor à la revue, et les polémistes ne manquent pas au Canada français. Mais pour leur faire une place, Corinne devrait accepter de publier une variété de points de vue.

Après plus de quatre ans de ces échanges sur ce que devrait être Amérique française, sur la nature de l’art et de la littérature, sur la liberté du créateur, Andrée Maillet se prépare à rentrer au pays et à prendre la relève à la tête de la revue. Avec un programme bien précis en tête, elle en fait un banc d’essai pour les jeunes générations de poètes, dont la majorité sont nés entre 1928 et 1930, et qui ont donc la vingtaine dans les années 1950. On y trouve, par exemple, les signatures de Roland Giguère, de Claude Haeffely, d’Alain Horic, d’Olivier Marchand, de Cécile Cloutier et de Fernand Ouellet, pour ne nommer que ceux-là. Maillet renouvelle également la critique littéraire, ne ratant jamais une occasion de signaler les dernières parutions des petites maisons d’édition, comme le note avec à propos Richard Giguère[34].

Héritière d’une tradition littéraire peu à peu dépassée, Andrée Maillet mène un combat d’émancipation pour affirmer sa propre conception de la liberté du créateur face aux valeurs moralisatrices de sa mère. Ce faisant, et sans doute à son insu, elle participe au travail d’autonomisation qui s’effectue dans le champ littéraire canadien-français à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Cette revendication d’une liberté de l’art et de la littérature la sert dans la poursuite de sa propre oeuvre tout autant qu’il sert Amérique française sous sa direction. Mais, malgré son programme, malgré son ouverture, son travail et sa bonne volonté, Andrée doit songer dès 1954 à mettre fin à sa revue. Elle s’en explique ainsi à Gaston Miron, qui s’en indigne :

Une de mes erreurs, avance-t-elle, a été de croire que les gens qui ont quelque chose à dire étaient suffisamment nombreux au pays pour alimenter une revue littéraire paraissant six fois par année. Je sais, aujourd’hui, combien peu il y a de vraies vocations d’écrivains. Une autre de mes erreurs a été de croire que les écrivains avaient un entourage, un public assez passionné pour soutenir une revue littéraire[35].

La fin de la revue qui a permis à Andrée de développer sa conception de la littérature lui donne finalement le temps de s’occuper de sa propre carrière littéraire et de publier des recueils de poésie, de nouvelles et des romans dans les années 1960 et 1970, créant une oeuvre littéraire qui sera couronnée par le prix David, et qui lui vaudra l’Ordre du Canada et l’Ordre du Québec. L’aventure d’Amérique française, dont l’existence s’étend sur deux décennies, prend fin en 1955 — avec une courte reprise en 1963. Le champ éditorial est alors en pleine transformation : d’autres lieux de publication ont émergé, comme LesÉcrits du Canada français fondés en 1954 par Jean-Louis Gagnon, et la maison d’édition l’Hexagone, au cours de la même année, cette dernière sous l’impulsion de quelques-uns des membres de la jeune génération à qui Andrée Maillet a donné la parole. Tout semble se passer comme si, de façon tout à fait symbolique, une fois ce combat gagné au sein de la revue, c’est l’ensemble du champ littéraire qui se libérait des conceptions passées de ce que devrait être ce qu’on appelle toujours en 1955 la littérature canadienne-française. Avec la disparition d’Amérique française, une page semble bel et bien tournée.