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On connaît le succès, à la Renaissance, d’un nouveau secteur éditorial en matière de littérature médicale, dès lors que s’engage la traduction massive, en langue vernaculaire, d’un corpus jusque-là interdit au plus grand nombre[1]. Définis pour l’essentiel par les publics auxquels ils s’adressent (étudiants de médecine, amateurs et curieux des sciences encyclopédiques, malades en quête de remèdes), mais aussi par les usages qu’ils suscitent (parcours suivi visant à l’acquisition raisonnée de connaissances, simple consultation occasionnelle, feuilletage fréquent), les livres de médecine en langue française, du fait même de leur publication et de leur plus vaste diffusion au xvie siècle, ont largement contribué à introduire auprès de nouvelles sphères de lecteurs des savoirs scientifiques jusque-là réservés à une élite savante[2]. En ce sens, la vaste entreprise d’accumulation et de régulation des connaissances qu’avaient menée à bien les compilations médicales manuscrites, dont la langue canonique était le latin, se trouve profondément modifiée par l’arrivée de l’imprimé. Les milieux éditoriaux garantissent désormais un accès aisé à des savoirs rassemblés en des livres plus faciles d’usage et de coût modéré.

C’est notamment le cas des « Trésors de médecine », ces compilations de textes médicaux qui ont pour point commun de désacraliser le champ des savoirs médicaux, mis ainsi à portée de main, tout en en garantissant la légitimité par un recours appuyé aux autorités et références héritées[3]. Le plus célèbre de ces « Trésors de médecine » est sans doute le Trésor des pauvres[4] d’Arnauld de Villeneuve, qui date du xiiie siècle et qui est massivement publié à la Renaissance, mais d’autres ouvrages connaissent également de nombreuses éditions et rééditions : de Leonhart Fuchs, Le Trésor de médecine, comprenant la théorique et la pratique[5]; de Conrad Gesner, traduit par Barthelemy Aneau, Le Trésor d’Evonime Philiatre, des remèdes secrets[6]; de Jean Thibault, Le Trésor du remède préservatif, et guérison (bien expérimentée) de la peste et fièvre pestilentielle[7]; de Giovanni Marinelli, traduit par Jean Liébault mais paru au seul nom de ce dernier, Le Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes[8]; et enfin, de Raoul Du Mont Verd, Le Trésor des fleurs et secrets de médecine[9]. On citera également, absent du catalogue USTC, le Trésor universel des pauvres et des riches[10] traduit par Jean Liébault.

Si l’on en croit Joëlle Coste, on peut rattacher cet ensemble de livres au corpus plus large des ouvrages de vulgarisation médicale qui se multiplient à la Renaissance sous la forme de :

[…] longues collections de recettes pour des maux et infirmités toujours peu ou pas décrites et ordonnées a capite ad calcem, éventuellement précédées de développements physiologiques et diététiques sommaires, et associées à d’autres sujets, principalement agricoles ou vétérinaires, et surtout par de nombreuses rééditions s’étalant sur des décennies avant l’inclusion pour certains titres dans la bibliothèque bleue[11].

Mais si l’on s’intéresse à la cohérence même que peut donner la mention du terme de « Trésor » placé au titre, spécifiquement, de ces ouvrages – intitulation que nous considérons pour notre part comme le signe d’appartenance à une véritable catégorie éditoriale[12] − que peut signifier ce choix de faire paraître sous le titre de « Trésor » des ouvrages de vulgarisation médicale? Quelle est la nature de ce nouveau produit éditorial – que nous appellerons pour plus de commodité « Trésors de médecine » − et quelles conceptions de la transmission des connaissances, et de la médecine plus précisément, traduit-il, au sein du vaste champ de la vulgarisation médicale?

La prise en compte de ces ouvrages à la lumière de la vogue éditoriale des « Trésors imprimés en langue vernaculaire », qui ne se restreint pas à la seule littérature médicale, peut venir apporter quelques éléments de réponse. Au sein de ce large corpus, tous les domaines de savoirs sont représentés, du Trésor de dévotion au Trésor de chansons amoureuses, en passant par les Trésor de vertu, Trésor de sapience ou encore Trésor des secrétaires. Issus d’un même protocole de fabrication (la compilation), témoignant de visées similaires (l’encyclopédisme et la vulgarisation), suscitant des usages communs du livre (ceux des ouvrages pratiques), et s’affichant suivant une rhétorique publicitaire commune (celle de la valeur exceptionnelle de l’oeuvre), le corpus des ouvrages publiés à la Renaissance sous le titre de « Trésor » − plus de 60 ouvrages, soit environ 350 éditions − se caractérise par une même intention éditoriale et bibliothéconomique : il s’agit de rassembler, en des ouvrages facilement accessibles et manipulables, les écrits les plus « représentatifs » des différents domaines de savoirs, et ce, à destination d’un public varié. Le geste de transmission aux contemporains comme à la postérité se trouve mis en scène dans les péritextes, qui invitent le lecteur à faire fructifier le volume en le mettant immédiatement en usage. Baptiser un ouvrage « Trésor », quel que soit le domaine de savoirs ou d’expériences concerné, revient ainsi à l’affilier à cette plus vaste catégorie éditoriale que sont les « Trésors imprimés en langue vernaculaire ».

Or, dans le cas des « Trésors de médecine » comme dans bon nombre d’ouvrages de vulgarisation médicale, la démarche engage une certaine désacralisation des savoirs convoqués : d’une part, parce que ceux-ci ne sont plus réservés à une élite savante, spécialiste de connaissances médicales, et d’autre part, parce que ces ouvrages privilégient la pratique médicale, plus que la connaissance théorique. La légitimation commerciale du titre de « Trésor », garantissant la qualité exceptionnelle de l’ouvrage, procède alors d’un double argument : il s’agit de valoriser la qualité de savoirs hérités, dont on affirme la rareté, tout en en assurant le partage, par le geste même de leur divulgation. Aussi l’objectif de ces ouvrages n’est-il pas seulement de rassembler des savoirs encyclopédiques, consacrés en des « Thesauri » qui font autorité, mais de produire des « Trésors », c’est-à-dire des manuels, des ouvrages destinés à être pris en main, manipulés, pour fournir des connaissances, entendues comme des « Remèdes » ou « Recettes », que la publication en langue vernaculaire n’aura pas pour autant dévalorisées. C’est cette tension introduite au sein de l’entreprise de vulgarisation médicale que nous allons examiner, en considérant le corpus des « Trésors de médecine », dont les ouvrages pris individuellement sont souvent déjà bien connus de la critique, à l’aune de son appartenance au plus vaste corpus des « Trésors imprimés en langue vernaculaire ».

Faire allégeance aux autorités

L’entreprise de publication des « Trésors de médecine » constitue une vitrine fort intéressante de la lecture que les milieux éditoriaux peuvent faire du champ médical à destination d’un lectorat en langue vernaculaire. Les titres et préfaces de ces ouvrages, de même que la mention des références dans le texte, dans les marges ou dans les tables, s’attachent constamment à faire allégeance aux fondateurs de la médecine, assurant la valeur et la légitimité des ouvrages publiés. Contrairement à d’autres « Trésors » dont les titres tendent à effacer les noms des auteurs-sources, la référence à une auctorialité est primordiale dans le cas des « Trésors de médecine ». En témoigne l’importance de la mention au titre des noms de Galien ou d’Hippocrate dans le Trésor des fleurs et secrets de médecine. Contenant plusieurs remèdes, recettes et conservatoires pour le corps humain, contre diverses maladies : comme de peste, fièvres, pleurésies, enflures, cartharres, gravelles, et autres. Par M. Raoul du Mont-verd : puis traduit de Latin en François. Lequel livre Hippocras envoya à Galien, pour guérir de plusieurs maladies, tant extérieures qu'intérieures. Et ont eté lesdits remèdes cy après approuvés par Galien (Lyon, B. Rigaud, 1586). Dans un tel titre, ce sont non seulement les noms qui confèrent de la valeur aux remèdes présentés, mais également l’effet de réel que produit l’évocation de l’envoi du livre, faisant d’Hippocras et Galien des personnages mis en scène, et non de simples références abstraites. Par contamination, le titre suggère que le Trésor des fleurs et secrets de médecine a été « approuvé » par Galien lui-même.

Le respect porté aux autorités se manifeste en diverses formes d’allégeance péritextuelles[13]. C’est le cas par exemple d’Arnauld de Villeneuve, qui évoque avec le plus grand respect les auctoritates médicales, dont les livres constituent à ses yeux une véritable « court celestielle » :

Pour le fondement de ceste oeuvre au commencement Je me garnis du tressalutaire signe de la croix en requerant l’aide et suffrage de la tresglorieuse vierge marie mere de nostre seigneur jesucrist, et aussi de toute la court celestielle Des livres d[e] medecine de ypocras davicenne de galien de constantin et des autres philosophes en lart de medecine[14].

La valeur de référence du corpus parvient à communiquer à ces ouvrages de l’Antiquité païenne une nouvelle forme de religiosité, les plaçant au côté de la « tresglorieuse vierge marie ».

L’autorité des grands noms de la médecine se trouve également mise en avant dans certains chapitres synthétiques, comme à l’ouverture du Trésor de médecine de Fuchs, dont le premier chapitre traite « De ceux qui ont inventé la Medecine[15] ». La naissance de la médecine y prend la forme d’une généalogie légendaire, les rôles d’Apollon et d’Esculape, par exemple, se trouvant évoqués par l’intermédiaire d’Ovide ou de Properce : « Certainement Apollo ha trouvé la medecine, Aesculapius l’ha augmentée, Hippocrates l’ha parachevée : apres lequel environ six cens ans, vint Galien qui fut tresexpert non seulement en medecine, mais aussi en toutes autres sciences[16]. » L’invention de la médecine, lieu commun de bon nombre d’ouvrages de vulgarisation médicale, témoigne de la prégnance des maîtres et modèles qu’il convient de mentionner, comme le ferait un auteur à l’égard de son commanditaire ou mécène, selon l’iconographie bien connue des ouvertures d’ouvrages à l’ère manuscrite et imprimée.

Autre manière de faire allégeance : la place accordée aux noms des auctoritates dans le corps du texte. La structuration des différents chapitres du Trésor des pauvres indique bien le statut de sources et plus généralement de discours de vérité que les écrits des Anciens jouent dans la constitution du volume, quand bien même les multiples références se contrediraient. Citons dans son intégralité la première entrée de l’édition de 1512 qui s’ouvre sur l’évocation de la « douleur du chief », comme il se doit dans ces traités qui étudient des maux a capite ad calcem. On notera l’intégration au sein même du texte, et non dans des marginalia, du nom des autorités citées, témoignant du rôle d’orchestrateur des autorités que se donne le compilateur, qui achève l’énumération des références par sa propre mention :

Contre la douleur du chief

Se tu veulx congnoistre les urines du corps humain, il te fault premierement congnoistre et diligemment enquerir la maniere et couleur dicelle par maniere qui sensuit, car le chief du malade et sur le front et il ostera la douleur du chief et des yeulx Macer Autrement Cuitz serpilleum en eaue broye le tres bien et le destrempe en vin aigre et huille rosat et en faitz emplastre sur le chief. Diascorides. Autrement prens semence danet et le cuitz en huille dolive et de ce oingtz le chief. Constantin Item prens saffren et opium annas uncias.i.rosarium. Uncias.ii.soient broyes ensemble et destrempez de vin chault et en soit fait emplaster sur le chief. Constantin. Autrement mesle huille violat avec laict de femme alaictant femelle et par cotton ou estoupes metz le aux narines du pacient et en oingz le front d’icellui et il sera guery. Galien. Autrement prenez cubelles et les detrempez en eaue rose, et de ce metz tiede sur le chief. Galien autrement prens roses en quantité souffisante et moine dicelle faictz bouiller en vin, et de ce faitz emplastre sur le chief. Et le demourant des roses broye tresfort avec pareille quantité de sel commun. Et le metz en deux sachetz et leschauffe tresbien au feu et puis mettez iceulx sachetz sur le poulx d’icelui malade et il sera guary Et note ung general enseignement que tout malade du chief tiengne son chief chalement, et se garde de menger poreaulx et oignons, et se garde de boire vin qui ne soit bien trempe d’eaue. Lacteur[17].

Évoquons également un autre procédé de soulignement typographique au premier chapitre du premier livre du Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, dont la lettre ornée, massive, faisant écho au bandeau inaugural de la page, met en exergue l’initiale et plus globalement le nom de « Galen ». La phrase initiale de l’ouvrage témoigne du rôle du grand médecin dans la détermination du titre du chapitre « Que la femme n’est animant mutile ny imparfect, mais foible et maladif » :

Galen en son livre de l’usage des parties, discourant de l’admirable fabrique du corps de l’homme, et conferant celle de la femme avec celle de l’homme, dit, que le corps de la femme est un corps mutile et imparfect : d’autant que nature n’estant aidée de chaleur (qui et le premier et principal instrument de toutes ses actions et mouvemens) assez suffisante et vigoureuse pour former, vivifier, et pousser hors les parties du corps feminin, a laissé cachées au-dedans la plus part des parties d’icelluy, principalement celles qui sont dediées pour la generation : de mesme façon que les yeux de la taulpe sont cachez au-dedans, parce que nature debile ne les a peu pousser hors de la teste[18].

La reconnaissance d’une telle autorité, placée comme référence première et point de départ à tout discours médical, immédiatement suivie d’un renvoi à Aristote, n’exclut pas que l’auteur en vienne à contredire ces deux modèles païens en vertu de la doctrine chrétienne[19] :

Dirons nous qu’il y ait imperfection és oeuvres de nature et en ses creatures, pource qu’elles ne sont pas toutes d’une mesme nature et espece, mais de diverses et differentes natures : et que les unes sont plus excellentes que les autres? Non […]. Ains touchant les parties cachées, dont Galen remarque au corps de la femme une si grande mutilation ou imperfection, cela au contraire doit juger une plus grande perfection et commodité plus necessaire : mesme une providence plus admirable de nature qui ne veut, ne peut et ne doit poulser hors les parties dediées à la generation […][20].

On le voit, si les autorités sont constamment mentionnées et servent de référence, les compilateurs s’autorisent à les mettre en dialogue entre elles, voire à les réfuter au regard de nouvelles considérations, qu’elles tiennent à l’avancée des connaissances ou aux conceptions philosophiques et religieuses de l’époque.

Tous ces procédés, qui relèvent plus généralement de la topique du discours de la vulgarisation médicale en langue vernaculaire à la Renaissance, témoignent de l’ancrage des « Trésors de médecine » au sein d’un champ éditorial en plein développement au xvie siècle. La catégorie du « Trésor » constitue toutefois une manière particulière de rattacher ces ouvrages à la vogue éditoriale nouvelle, qui joue de sa parenté avec le « Thesaurus », où la référence aux autorités était centrale, pour valoriser un produit avant tout commercial. La publication, en 1577, du Trésor universel des riches et des pauvres signe le point d’aboutissement d’une telle stratégie éditoriale. Dans la préface de l’ouvrage qui exprime d’emblée la nature éditoriale de l’entreprise, « Le libraire au lecteur », l’ouvrage se présente comme une version améliorée et distincte du célèbre opus d’Arnauld de Villeneuve. Après avoir rappelé son implication dans la traduction en langue française d’écrits fondamentaux de la culture médicale[21], le préfacier mentionne la valeur de l’auteur de l’ouvrage, Jean Liébault[22], pour finalement remonter au Trésor des pauvres qui a fondé le genre du « Trésor de médecine » et s’en différencier. L’argument publicitaire mérite que soit cité l’ensemble du passage où le libraire impose sur le marché un nouveau produit, venant remplacer la célèbre référence d’Arnauld de Villeneuve, dont l’autorité est tout de même convoquée :

Ces grands Ouvrages [ceux de Liébault] sont autant de tesmoings pour prouver que celuy que je presente maintenant, est en effet un vray Thresor des Pauvres et des Riches, lequel abonde en si grand nombre de remedes prompts, asseurez, et faciles pour chasser toutes sortes de maladies du corps humain, que j’ose assurer que le Livret qui porte un pareil titre sous le nom d’Arnauld de Villeneuve, n’est en façon quelconque approchant du merite de celuy-cy; estant une pure compilation qui ne se trouve dans les Oeuvres Latines du susdit Arnauld de Villeneuve.

Je fais cette remarque, afin que l’on ne se persuade que ce soit le mesme Livre; et que l’equivoque du tiltre ne diminue en rien le prix de celuy-cy, lequel chacun scait estre un Ouvrage legitime, premierement commencée par un tres-grand Medecin nommé Petrus Hispanus, qui pour son rare scavoir parvint au Pontificat; et lequel Livre a depuis esté augmenté de moitié, et mis au dernier point de perfection par le susdit Maistre Jean Liebault : Tellement que c’est un Ouvrage accomply; duquel Pauvres, et les Riches pourront tirer en toutes leurs maladies de tres-approuvez remedes. [23] 

Si, dans un tel cas, le tour de force éditorial se trouve véritablement mis en exergue, plus généralement, dans tous les « Trésors de médecine », les savoirs hérités apparaissent comme une matière première, constituant une matrice de pensée incarnée par de grands noms devant lesquels il convient de s’incliner, mais également comme un terrain d’expérimentation ouvert à d’autres formulations des savoirs, voire à leur réfutation.

Négocier l’autorité des Anciens

Diffuser les savoirs revient ainsi à briser le cercle qui les tenait enfermés, réservés à une élite. Publier en langue vernaculaire les ouvrages qui, en langue savante, s’intitulaient « Thesaurus », faire paraître de nouveaux « Trésors », d’emblée conçus et écrits en langue vulgaire, c’est vouloir « crever les yeux aux corneilles », c’est-à-dire ôter le voile qui couvre un secret, selon l’expression commune à Ambroise Paré, dans l’épître « Au lecteur » de 1575, et à Du Bellay dans la Deffence, indiquant tous deux le rôle du vernaculaire dans la diffusion des connaissances au sein des milieux « vulgaires[24] ». Le compilateur et/ou le traducteur se donne(nt) pour mission de rendre « intelligibles » à tous des écrits qui, pour la plupart, pourraient demeurer obscurs, et en cela les « Trésors de médecine » ne se distinguent aucunement de la majorité des traductions opérées à la Renaissance, cherchant à renouveler l’accès aux textes anciens par le recours à la langue vernaculaire. C’est en ces termes que s’exprime Barthelemy Aneau lorsqu’il décrit l’entreprise du Trésor des remèdes secrets d’Evonime Philiatre :

Et que ce Tresor icy enclos en langue Latine pour la plus grand part, et couvert de plusieurs motz, Grecz, Arabicz, et Barbares, estoit incogneu aux hommes purement François. Nous à fin de l’ouvrir, et descouvrir à eux, et leur en donner l’usage : L’avons mis en pure langue françoise, pour estre de tous François entendu, et pratiqué. Tellement le illustrant, que les lieux qui en Latin frequentement se trouvoyent obscurs, confus, ou faux, nous les avons en François esclarcis, desmelez, et verifiez, Les noms des choses, Grecz, ou Arabes, peu cogneuz et usitez, nous les avons expliquez par les appellations, communes des practiquans, et du vulgaire pour estre mieux entendibles sans toutesfois obmettre les estranges : pour satisfaire tant aux doctes, que aux peu savants. Et l’ordre et collocation des matieres avons mieux observé au François qu’elle n’estoit en Latin[25].

Traduire constitue ainsi un travail d’exhumation, de mise au jour, d’éclaircissement qui vise à révéler des vérités cachées. Tous les termes employés, et notamment l’opposition entre « enclos », « couvert », « incogneu », « obscurs », « confus », « faux », d’une part, et « ouvrir », « descouvrir », « esclaircis », « desmelez », « verifiez », d’autre part, relèvent de cette conception de la traduction comme lieu de révélation d’une vérité occultée. Mais on retrouve surtout ici le souci, présent dans le Trésor universel des pauvres et des riches, de satisfaire dans le même mouvement les « doctes » et les « peu savants ». L’opération de traduction s’apparente dès lors à un espace de réconciliation entre des lectorats pour lesquels le choix de la langue formait une ligne de séparation.

On peut alors s’interroger sur le cas du Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, où Jean Liébault affirme avoir fait traduire son texte du latin, par un traducteur qui reste toutefois anonyme, alors que la source italienne, qu’il ne mentionne pas, à savoir les écrits de Marinello, semble évidente. Selon Valérie Worth-Stylianou, qui n’a trouvé aucune version latine de ce texte, la mise en avant de l’opération de traduction concourt à faire croire « que les versions françaises provenaient d’un texte latin qu’il avait rédigé lui-même » afin de passer sous silence les sources italiennes, ce qui amène la chercheure à se demander « s’il ne s’agirait pas d’un leurre conçu pour voiler leur vraie origine. Liébault aurait-il répugné à admettre qu’il avait recours, non pas à des auteurs anciens, mais à un simple contemporain italien[26]? » Suivant une autre perspective, on pourrait aussi supposer que la démarche consistait à créer un avant-texte latin, d’autant que l’auteur écrivait dans les deux langues, à la fois pour valoriser l’ouvrage en l’inscrivant dans une visée savante, et pour mettre en scène ensuite sa traduction en langue française, qui rend possible l’initiation du lecteur à des vérités nouvelles.

Dans cette entreprise, le compilateur, tout comme le traducteur, joue le rôle de guide, selon des gestes de transmission qui diffèrent peu, en somme, d’un destinataire à l’autre[27]. D’un côté, les médecins, chirurgiens, apothicaires et étudiants verront dans ces ouvrages des manuels à lire pour asseoir leur connaissance théorique, ou à consulter suivant les nécessités pratiques. On pense ici au Trésor d’Evonime Philiatre « nécessaire à toutes gens, principalement à Médecins et Apotiquaires » (Lyon, J. Temporal, 1555) ou aux « Medecins, Chirurgiens, et Apothicaires » (Lyon, B. Arnoullet, 1555) selon les éditions, de même qu’au Trésor du remède préservatif : « et ce quil appartient scavoir a ung parfaict Medecin[28] ». De l’autre côté, les malades potentiels ou effectifs trouveront dans ces guides pratiques les remèdes et régimes pour conserver ou recouvrer santé. Citons à cet égard l’engagement que prend à l’ouverture de son Trésor des pauvres Arnauld de Villeneuve de composer :

ung brief et compendieulx traicté pour le regime de tout le corps humain et dhumaine nature pource ay je arnoult de ville neufve pour le subside ayde et secours des povres ay en voulenté de expliquer par ordre en langue layc et commune au moins mal que je pourray la nature de chacun corps humain affi[n] que par ce il soit mieulx congneu[29].

Dans un cas comme dans l’autre, des médiateurs interviennent entre les auteurs des écrits convoqués et les usagers du livre.

Il arrive alors que les péritextes mettent en scène d’autres figures, tel le dédicataire, pour illustrer ce geste de mise à disposition, voire d’application des savoirs. Pour exemple, dans le Trésor du remède préservatif, « Jehan Thibault Astrologue et Medecin » invite le « tresvertueux Illustre tresdocte et Noble personnage Messire hierome vander Noot Chancellier de Brabant », à faire profiter les « pauvres » des bienfaits de la lecture de l’ouvrage que l’auteur lui présente :

Mais prendrez en gré et en toute benivolence ce present traicté, vous qui estes refuge et consolateur de tous povres orphelins, lequel ay fait selon ma petite experience et industrie, pour ayder et subvenir a toutes gens de bien, et principalement à plusieurs pauvres et autres lesquelz nont point pour payer les maistres ny appotiquaires[30].

Par la représentation de ce geste de médiation, le compilateur prend en charge les savoirs véhiculés et en assume en partie l’auctorialité, au point que compilateur et traducteur en viennent parfois à se poser en véritables détenteurs des connaissances, reléguant les grands médecins au statut de simple source. En témoigne la page de titre de la majorité des « Trésors de médecine » où figure souvent le patronyme du compilateur, suivi de la mention de ses titres, ce qui est loin d’être systématique dans la publication des autres types de « Trésors ». La mention des rédacteurs et compilateurs du Trésor des pauvres et du Trésor de médecine atteste un tel phénomène : Le tresor des povres.Selon maistre arnoult de ville nove Et maistre girard de sollo et plusieurs aultres Docteurs en medecine de montpellier (Paris, M. Le Noir, 1512)[31]; Le tresor de medicine, tant theorique, que pratique : Le tout composé par M. Leon Fus et Jeh. Goy, Medecins ordinaires de l’Empereur Charles v. et du Treschrestien Roy de France, François premier de ce Nom (Poitiers, P. et J. Moynes, 1560).

D’autres espaces péritextuels concourent à représenter cette négociation de l’autorité que met en branle l’acte de compilation : c’est le cas de la table des auteurs, qui apparaît, dans certains « Trésors de médecine », comme un nouvel espace d’appropriation. Ainsi la table située à l’ouverture du Trésor d’Evonime Philiatre ne se contente pas d’énumérer les noms des auteurs par ordre alphabétique, mais elle se mue progressivement en un commentaire sur certains d’entre eux, témoignant du lien qui unit la matière retenue au point de vue du compilateur. Un simple extrait illustrera l’hybridité d’une telle table :

Democrit. Dioscoride. Dornstetter.

Ebenesis. Epiphan Medicin Empiric (c’est a dire experimenté) peregrinateur de la Grece congneu par l’auteur. Evonim encore adolescent, allégué en un livre faict par luy, escrit à la main non imprimé Des remedes expers.

Fragastor. François du mont. Fuchsius.

Galen. Gaulthier Ryssi en un livre Allemant des destillations. Guidon de Cauliac. Geber Alchymiste. George de la pierre. George Agricole. Gilles je ne say quel ainsi nommé qui a faict un livre de neuf, ou dix liqueurs destillees auquel je trouve plusieurs choses, qui sont aussi semblablement au livre de Raymond Lules des eaux. Guillaume de plaisance […][32].

Ces commentaires, qui produisent la manifestation d’un « je » du compilateur, servent de justification à la présence de certains auteurs dans le volume, comme si le compilateur présentait les motivations qui avaient participé à la sélection des auteurs et des textes. Les connaissances rassemblées, même si elles sont constamment réattribuées aux auteurs de référence, se trouvent en quelque sorte redéfinies par le seul fait qu’elles ont été recueillies, pensées, adaptées et communiquées à de nouveaux publics. C’est davantage le geste de leur divulgation qui fait l’auctorialité, l’enjeu du garant des vérités devenant quasi plus important que dans les publications d’écrits d’auctoritates médicales datant de la même époque.

Aussi note-t-on dans certains « Trésors de médecine » l’affirmation d’un « je » du compilateur qui revendique véritablement la prise en charge des connaissances rassemblées, c’est-à-dire non seulement leur communication, mais également leur sélection et leur agencement. Le style du Trésor de médecine de Fuchs est à cet égard tout à fait significatif. Citons un passage où l’auteur remet en question les diverses traductions et conceptions de l’abondance (de qualité, de quantité; de viandes et d’humeurs) et propose une figure permettant d’en représenter autrement la classification :

Combien toutefois, qu’il y ha peu de Medecins de nostre temps, qui entendent icelle division, comme il me semble : tant sons embabouinez par les commentaires des Arabes : au moyen dequoy se sont grandement eslongnez de l’opinion et advis de Galien, adherans à celle des Barbares. Parquoy affin que les estudians puissent mieux retenir ceste division des especes d’abondance, il m’a semblé bon de l’enseigner par ceste figure[33].

Les différents procédés de repérage et d’aide à la lecture témoignent de ces modes d’appropriation, suggérant aux lecteurs des usages spécifiques du volume. C’est le cas, par exemple, de l’épître liminaire du Trésor d’Evonime Philiatre :

Finablement y avons fait un Cathalogue alphabetique des Autheurs de renom alleguez en ces oeuvres, et Registre des chapitres, avec trois Tables necessaires. La premiere bien ample, de toutes les choses notables, et memorables cy de dans contenues. La seconde, Des remedes des diverses maladies : lesquelz icy peuvent êstre en divers lieux recueillis, et trouvez en leur lieu par les nombres qui y sont apposez. La Tierce, Des aydes pour confort, et corroboration, conservation ou amelioration de la nature humaine, et des choses à icelle appartenantes. En sorte que qui voudra savoir la nature de quelconque chose ou substance que ce soit, et le moyen de l’extraire : il le pourra rechercher, et trouver en la grande table, en son ordre Literaire : Qui requerra trouver prompt remede à quelconque maladie, lise la seconde table, et incontinent le trouvera en sa lettre. Qui desirera quelque ayde non remediant au mal, mais ameliorant le bien, lise la Tierce Table, et les nombres qui y sont : par lesquelz on pourra cognoistre en quants lieux, en est faicte mention, qui sera un aussi grand relief de molestie au Lecteur : comme ha esté grief labeur et fascherie au collecteur. Voila quel est le Tresor de Evonime Philiatre, que nous descouvrons à l’utilité commune des François[34].

On le voit, l’ouvrage se consulte comme un manuel, et les tables constituent une invitation à la manipulation du lecteur, après que le compilateur s’est approprié à sa guise les savoirs à disposition[35].

Divulguer les « Secrets de médecine »

Reconnu comme hérité des Anciens auxquels les compilateurs prêtent allégeance, réinvesti par ces derniers en tant qu’espace d’appropriation tendant à imposer des formes plus contemporaines d’auctorialité, le corpus des « Trésors de médecine » s’offre à ses nouveaux lecteurs comme un champ de savoirs à conquérir. Il s’agit de révéler au plus grand nombre un « Trésor » caché, selon l’un des topoï figurant à l’ouverture de bon nombre de Trésors imprimés en langue vernaculaire.

Une telle conception de la transmission relève de l’éthique de la thésaurisation qui caractérise le genre éditorial des « Trésors » publiés à la Renaissance. Le Trésor imprimé se distingue dès lors de la définition médiévale du « Trésor », telle que l’a étudiée Lucas Burkart[36]. Au Moyen Âge, le « Trésor » constitue avant tout un objet que l’on sort du circuit de la transaction des biens en vertu de sa nature exceptionnelle : c’est le « Trésor » de la cathédrale, ou le « Trésor » du royaume. Il s’agit bien d’un objet sacralisé, donc séparé du reste et réservé à une caste. Dans le cas du « Trésor » imprimé, l’enjeu de la transmission passe au premier plan et c’est au contraire la circulation du bien qui établit sa valeur. La publication des « Trésors », en ce qu’elle s’adresse à un public collectif et anonyme, à la différence du « Trésor » manuscrit qui est le fruit d’une commande particulière, consiste à faire connaître le « trésor ». Il s’agit de rendre possible sa fructification, non pas en l’enterrant, comme peut le suggérer la parabole des talents, mais en en faisant usage. La publication se veut ainsi partage d’un bien qui circulait d’abord sur le mode du secret.

Ce souci de révéler des secrets bien gardés n’a rien d’original au sein d’un corpus de textes médicaux publiés en langue vernaculaire. On rejoint là l’un des principes, déjà ancien, du « Livre des Secrets » : c’est la rareté, voire l’occultation des savoirs au plus grand nombre, qui fait la valeur des connaissances rassemblées, puis divulguées[37]. L’épître liminaire du Trésor d’Evonyme Philiatre y fait référence :

Et apres pource qu’il contient certains remedes secretz, et jusque à present de peu d’hommes congneuz, Lesquels aucuns Empiriques (ce sont Medicateurs par experience, sans raison) tenoyent cachez comme secretz mysteres. Et livre icy traicté de ces Medicamens secretz, non seulement par receptes partiales en forme Empirique, ou d’experience, mais aussi en general ordre par raison et ordre methodique des preparations, et compositions d’iceux Medicamens[38].

Le geste de reconnaissance de la nature secrète de ces remèdes leur confère ainsi valeur et, partant, incite à en « traiter », c’est-à-dire à les dévoiler.

Or, dans le corpus des « Trésors de médecine », le terme de « secret » est abondamment représenté. Il n’y constitue pas un terme générique visant à désigner l’ouvrage en général, mais caractérise davantage la nature des savoirs, tantôt comme substantif (Trésor des fleurs et secrets de médecine), tantôt comme adjectif qualifiant des « remèdes » (Trésor d’Evonime Philiatre, des remèdes secrets; Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes). Valérie Worth-Stylianou , s’intéressant au Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, considère pour sa part que « l’association des vocables “thresor” et “secrets” [le] rapprochait irrémédiablement, aux yeux du public, des livres de recettes populaires[39] ». On constate en effet qu’une telle association n’est employée, au xvie siècle, que pour caractériser la transmission des savoirs médicaux[40]. Mais il faudrait peut-être étendre l’étude à l’interaction des termes « trésor », « secret », « remèdes » et « recettes », pour comprendre les enjeux, aussi bien éditoriaux qu’épistémologiques, d’un tel corpus[41].

Cette dernière hypothèse permettrait de montrer que le terme de « trésor » joue non seulement un rôle de bandeau publicitaire, garantissant, plus que pour d’autres ouvrages, la valeur de ces « remèdes » et « recettes » ainsi que l’effort fait pour les rassembler, les traduire et les rendre publics, mais qu’il rattache aussi à d’autres « Trésors » ce corpus des « Trésors de médecine », ceux-ci pouvant dès lors en revendiquer la philosophie, qui prône la fructification des savoirs et des expériences. Le renouvellement que les « Trésors de médecine » apportent au corpus médical hérité, au-delà de leur intégration dans le champ des publications en langue vernaculaire, se situe alors peut-être là : donner une nouvelle noblesse à des savoirs destinés à des « usages[42] », faire de la divulgation des « secrets » de médecine, non pas une version popularisée, et partant, déconsidérée de ces vérités, désormais utilisées comme de simples « recettes » ou « remèdes », mais bien l’objet d’un « Trésor », c’est-à-dire d’un bien que l’on met en partage, que l’on préserve et que l’on transmet.

Ce bref aperçu des enjeux propres au corpus des « Trésors de médecine » a permis de montrer comment l’inscription d’un ensemble d’ouvrages au sein d’un champ en plein essor à la Renaissance, celui de la vulgarisation médicale en langue vernaculaire, s’est vue redynamisée par une politique titulaire prise en charge par les milieux éditoriaux. Plus spécifiquement, l’entreprise de publication des « Trésors de médecine » relève d’une visée à la fois désacralisante et hautement symbolique. Prolongeant une pensée du « Trésor » inaugurée au Moyen Âge par le Trésor des Pauvres d’Arnauld de Villeneuve, le corpus des « Trésors de médecine » se situe en marge à la fois des ouvrages savants et des ouvrages populaires. Il témoigne des clivages fondamentaux, mais aussi parfois brouillés, entre « savoirs livresques et savoirs pratiques, savoirs monopolisés et savoirs diffusés[43] ». Sans pour autant affirmer que ces ouvrages, dans leur contenu même, diffèrent de la majorité des ouvrages de vulgarisation médicale parus en langue vernaculaire à la Renaissance – toute la topique en nourrit au contraire les péritextes −, on peut voir dans ces « Trésors de médecine » un « coup publicitaire » qui traduit bien un procédé de packaging destiné à toucher de vastes publics, quand bien même ils seraient pensés comme incompatibles. Le dévoilement des « secrets de médecine », qui caractérise tout un pan de la littérature médicale en langue vernaculaire[44], devient alors entreprise alchimique, c’est-à-dire conversion de « recettes » médicales en « Trésor », amas de biens que le lecteur, praticien ou malade, est amené à faire fructifier, selon l’éthique de la thésaurisation. En cela les « Trésors de médecine » participent au souci de certains auteurs, traducteurs, imprimeurs et médecins d’« affirmer la pleine légitimité d’une médecine en français[45] ». Le statut même de la médecine s’en trouve redéfini, comme le suggère Jean Liébault dans le Trésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, usant de tous les arguments précédemment évoqués. C’est également le principe de fabrication des « Trésors » qui se formule ici en filigrane :

Parquoy à bonne et juste cause faut dire Medecine estre art : car art est un recueil de preceptes, documents, et sentences coexercitées, consonantes, et convenantes ensemble par certains moyens : delaquelle la fin tend au proufit et utilité de la vie. Medecine doncques tresproprement se pourra dire estre un art, pour autant que telle definition luy convient, pour avoir en soy un recueil et amas de documents et preceptes concordans, coexercitez, consonans, et conjoints par connexion mutuelle, en nombre suffisant, et de laquelle la fin tend à la commodité et proufit de la vie, estant chose proufitable à la vie, de conserver la santé des hommes, et la leur rendre. De cest advis est Averrhoïs au lieu allegué[46].