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Les sociétés savantes – une catégorie qui, comme toute autre, peut faire l’objet de discussions[1] – ont depuis longtemps suscité un certain intérêt. Aucune histoire des sciences, aussi large soit-elle, ne peut faire l’économie de quelques lignes sur ce phénomène[2], quand il n’est pas situé, parfois, au coeur d’un ouvrage ou dans son orbite directe. Outre des monographies, parfois autocomplaisantes, on a donc brossé sommairement, ou scruté plus attentivement, les conditions intellectuelles, philosophiques et politiques qui ont présidé à la naissance et à l’éventuel déclin de ces sociétés. Les évolutions qu’elles ont connues, leur sociologie, leur apport à la science ou à la vie sociale, entre autres aspects, ont, naturellement, été décrits. Ce foisonnement historiographique se donne à voir dans les presque cent pages qu’une fameuse bibliographie d’histoire des sciences naturelles a dédiées à ces structures[3]. Dans cette masse, on retiendra particulièrement les travaux de R. Fox[4] ou de D.E. Allen[5]; ceux, plus centrés sur la problématique, de J.-P. Chaline[6] et de P. Matagne[7]; ou les regards croisés de multiples champs disciplinaires que recèle l’ouvrage dirigé par H. Gispert[8].

Cette vaste production présente souvent des conclusions convergentes et témoigne du fait que les sociétés savantes forment bien un phénomène consistant. Le fait peut être souligné. En effet, la diversité des disciplines dont les sociétés se sont emparées, la diversité apparente de leur nature et leur nombre effarant, pouvaient faire redouter une sorte d’éclatement de l’objet d’étude lui-même. Il n’en est donc rien. S’il existe un trait que les sociétés partagent, et qui justifie en partie cette dernière affirmation, c’est bien la forme de dédain dont elles ont été victimes de la part de la science établie. De réels apports aux connaissances scientifiques, une production massive de textes et de données, une répartition universelle et une certaine liberté d’examen propice à l’innovation qui y prévalut souvent, entre autres vertus, ne semblent pas avoir été en mesure de leur éviter ce sort, pas plus que les moqueries de ceux qui croquaient la société bourgeoise du xixe siècle[9]. L’attitude méfiante des professionnels et des élites de la science se serait, plus qu’occasionnellement, fondée sur une critique de l’amateurisme romantique et de la faiblesse méthodologique qui caractérisaient la masse des adhérents à ces sociétés, espaces de sociabilité importants, voire marqueurs de la société occidentale du xixe siècle. Il est vrai que ces associations, en dépit d’un recrutement dans des populations au bagage éducatif généralement plus lourd que celui de la moyenne de leurs contemporains, durent faire face, non sans conséquences sur la qualité de leurs membres, à des mutations importantes. Ces dernières touchèrent les modalités de production du savoir (professionnalisation des sciences, évolutions techniques, etc.), les programmes scientifiques (perte d’hégémonie du geste classificatoire et d’inventaire), quand ce ne fut pas l’esprit d’une société, gagnée lentement par la démocratisation. Autant de conditions qui menèrent parfois la vie dure aux sociétés savantes, les convainquirent d’adopter des stratégies de survie, provoquèrent une érosion de leur respectabilité scientifique ou, pire, signèrent leur arrêt de mort...

Dans ces pages, nous voudrions brosser les tourments, notamment éditoriaux, d’une de ces sociétés, née, en quelque sorte, du désir de quelques-uns de s’approprier la connaissance d’une flore nationale apparemment délaissée par les élites scientifiques du pays, et dont la philosophie originelle aurait rapidement été menacée par les ambitions de certains de ses créateurs, en voie de professionnalisation. Nous camperons, durant les 12 premières années d’existence de la Société royale de Botanique de Belgique, au carrefour de problématiques devenues familières, telles que la sociabilité scientifique bourgeoise, la vulgarisation, la professionnalisation et l’édition scientifiques, ou encore « la science par en bas ».

Nos balises chronologiques ont été posées, d’une part, en 1862, date de la naissance de la société et de la parution de son premier bulletin, et en 1875, d’autre part, parce que, dès l’année suivante, l’homme qui régnait sur la publication susmentionnée passa du statut de simple botaniste reconnu, enseignant dans une école d’horticulture, à celui de directeur du Jardin botanique de l’État, point culminant de sa carrière et l’une des rares positions scientifiques officielles existant à cette époque, dans le pays. L’intrication entre l’institution et l’association privée, situation remontant d’ailleurs aux origines de la société savante, n’en devint que plus forte, prenant la forme d’un accaparement « souple » de la dernière, visiblement docile, par la première et par ses hommes.

Naissance de la Société royale de Botanique de Belgique

Il est difficile d’imaginer que la naissance de la Société royale de Botanique de Belgique n’eut rien à voir avec l’activité floristique qui se serait déployée, dans le pays, dans les années 1850. C’est durant cette décennie, en effet, que François Crépin (1830-1903) se dota du réseau de botanistes locaux qui allait l’aider à accéder au rang de personnalité scientifique, et dont il est tentant de suggérer qu’il préfigurait la société savante. Ses correspondances entrantes, heureusement conservées[10], nous montrent un jeune homme presque sans revenus, tout à la tâche de réaliser cette oeuvre qui, de l’avis de beaucoup, manquait encore à la Belgique : une flore nationale complète et fiable[11]. À ce moment, Crépin vivait chez ses parents, après quelques expériences professionnelles frustrantes qui lui paraissaient avoir entravé la réalisation de son rêve de carrière scientifique[12]. La publication d’une solide monographie, d’une flore, par exemple, avait alors une valeur initiatique et constituait le meilleur moyen dont disposait un autodidacte pour se faire un nom en science. En outre, un tel manuel pouvait laisser espérer quelques retours financiers. L’enseignement, en effet, représentait un marché porteur pour ce genre d’ouvrage et les bourgeois botanistes, dont la population n’était pas maigre en un temps où la passion des sciences était largement répandue dans cette classe, en étaient aussi potentiellement demandeurs. Cet engouement constituait, pour ainsi dire, un marqueur d’appartenance sociale, un élément fédérateur et fondateur de fraternités, autant qu’il révèle, aujourd’hui, la fonction motrice attribuée aux sciences dans l’idéologie du progrès, prévalant alors[13]. Notons au passage que, si le besoin d’inventorier la flore nationale pouvait plonger ses racines dans un terreau nationaliste[14], il semble que cette préoccupation ait été étrangère aux motivations intimes de François Crépin et à celles de la société qu’il finit par incarner. Tant son oeuvre botanique que ses correspondances permettent, au contraire, de tracer le profil d’un homme mû par une intransigeance scientifique et un désir d’objectivité presque morbides[15] ou, au moins, celui d’un homme habité par un désir de rationalité extrême. Rigueur de l’autodidacte qui craint la sanction des élites universitaires ou de l’Académie royale de Belgique? N’écartons pas cette hypothèse, porteuse d’explications, comme on le verra.

Quoi qu’il en soit, Crépin avait besoin d’un personnel capable d’assurer un suivi de la flore locale, de réaliser des petits inventaires locaux – des « florules » –, pour se confectionner un herbier de Belgique complet, riche des données scientifiques qui eussent également permis une réflexion géobotanique solide. Celle-ci commencera à prendre corps dès la première édition de son Manuel de la Flore de Belgique[16], parue en 1860. L’accueil réservé au livre fut enthousiaste. Alors que ce volume n’était encore qu’en projet, un des correspondants de Crépin ne lui avait-il pas écrit : « […] il [le Manuel] est appelé à rendre de grands services, à répandre en Belgique le goût de la botanique, en un mot, vous comblerez par là une importante lacune qui existait pour notre pays[17] »? Un autre n’avait-il pas attiré son attention sur le « facile débit[18] » qu’un tel ouvrage serait appelé à connaître? Mieux encore, un célèbre professeur de botanique lui avait même tendu la main : « Le livre que vous avez en vue est utile et je suis disposé à le faciliter comme vous croyez que je puis le faire. Vous pouvez donc m’envoyer votre carnet d’observations : je l’examinerai volontiers[19]»? Non content de mobiliser les énergies des amateurs, d’en guider les gestes même, Crépin pouvait ainsi, dans son ambitieuse et prometteuse démarche, également compter sur le secours de sommités académiques.

Ses correspondances démontrent que, dès 1858 au moins, Crépin envisageait de créer une société nationale de botanique[20]. C’est en 1862, on le sait, que l’association verra finalement le jour. Une circulaire, signée par un étudiant en science de l’Université de Bruxelles, Charles [Karl] Grün (1843-1890), et par Alfred Wesmael (1832-1905), professeur de botanique dans une école d’horticulture de l’État, avait préalablement été distribuée à un nombre non mentionné de personnes, afin de les réunir et de leur soumettre le projet d’association. Nous avons déjà suggéré que le réseau personnel de Crépin avait pu fournir le socle de cette mailing list, même si certaines données semblent infirmer cette hypothèse[21]. Quoi qu’il en fût exactement, le texte de la circulaire plaidait en faveur du réveil de la botanique belge, depuis longtemps assoupie, laissant entendre que partout « […] les amateurs se mettent à l’ouvrage; de nombreux jeunes gens entrent avec empressement dans cette carrière nouvelle[22] ». Toutefois, déploraient les signataires, l’association qui pourrait favoriser l’engouement naissant pour la botanique, cette « institution que nous entendons réclamer à grands cris[23] », ne paraissait pas avoir provoqué d’initiative de la part « nos savants belges[24] ». Cette phrase dénonçait, somme toute, l’apathie des professionnels de la science, leur dédain envers les amateurs ou à l’égard des champs scientifiques (systématique, floristique, travail sur herbier, etc.) dont l’hégémonie s’effritait du fait de l’émergence, notamment en Belgique, du laboratoire et des disciplines qu’on y pratiquait (physiologie, anatomie)[25]. Une telle impression se trouve corroborée par l’évocation des objectifs que s’assignera la société, encore en gestation. Outre la volonté de confectionner un herbier complet de la Belgique, elle voudra tenir des réunions où l’on partagerait observations et découvertes, mais aussi instituer « […] une “Revue botanique” où chacun de nous viendrait livrer à la connaissance de l’étranger, ses observations et ses recherches nouvelles […][26] ». Là également, c’est un peu de cette pulsion d’amateur, de botaniste « d’en bas », qui se donne à lire, et qui révèle l’enracinement et l’esprit originel de la société savante en cours de constitution.

Cette origine – et peut-être cela prouve-t-il que les reproches des amateurs ont été entendus –n’empêchera pas plusieurs personnalités botaniques belges de premier plan, comme Barthélemy Dumortier (1797-1878), Jean Kickx (1803-1864) ou Édouard Morren (1833-1886), de figurer, à défaut d’en être les instigateurs, parmi les membres fondateurs de la société… Il est vrai que le mélange d’élites disciplinaires et d’amateurs était fort courant au sein des sociétés savantes[27]. On peut interpréter ces prestigieuses présences comme une forme de parrainage, profitable aux deux parties. Quoi qu’il en soit des raisons précises de cette situation, Dumortier était une figure tutélaire de la botanique belge. Entré à l’Académie de Bruxelles[28] en 1829, il avait été l’auteur de publications remarquées, mais avait ensuite délaissé quelque peu la science au profit de la politique; les deux autres enseignaient la botanique dans les universités de l’État, à Gand et à Liège. À leurs côtés, on retrouvait quelques amateurs plus ou moins réputés, et François Crépin, qui avait fait partie de la commission chargée de rédiger les statuts de la société[29]. À ce moment, il est déjà devenu, grâce à son Manuel, professeur de botanique à l’École d’horticulture de l’État de Gentbrugge. Il entamait, donc, sa professionnalisation scientifique.

Image 1

Barthélemy Dumortier (1797-1878), président de la Société royale de Botanique de Belgique, de 1862 à sa mort. Botaniste de renom, il était également un pilier du catholicisme politique, au Parlement. Ceci lui valut d'être caricaturé en zouave pontifical. Il savait se montrer compréhensif à l'égard des plumes inexpérimentées qui soumettaient des articles au Bulletin de la Société.

Coupure de presse non identifiée. Collection B. van Lidth de Jeude

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Les statuts de la nouvelle société, quoique ouverts, révèlent un programme scientifique et des priorités relativement bien définis. L’article annonçait :

La Société royale de Botanique de Belgique […] dont le siège est fixé à Bruxelles, s’occupe de toutes les branches de l’histoire naturelle des végétaux. Son but étant surtout de rassembler et d’étudier les matériaux de la flore du pays, elle forme à cet effet des collections botaniques et publie le bulletin de ses séances[30].

D’emblée, on le remarque, l’accent est mis sur la floristique nationale, c’est-à-dire sur l’inventaire de la flore belge. Un choix qui n’est pas dépourvu de sens, comme on le verra. Comment est perçue l’irruption de cette nouvelle société, bientôt subventionnée par l’État, grâce à l’intervention de Barthélemy Dumortier[31]? Nos sources sont unanimes… mais pas absolument fiables, puisque les juges y sont, bien souvent, également parties.

Ainsi, au Jardin botanique de Bruxelles, à ce moment encore une société commerciale en manque cruel de crédibilité scientifique, prononça-t-on les mots suivants :

Il manquait à la Belgique, qui compte partout des sociétés d’Horticulture, une société scientifique qui réunisse tous les savants du pays autour d’un foyer commun. Cette société dont le besoin se faisait vivement sentir, est formée et se compose de tous les botanistes belges les plus distingués, des savants qui ont vieilli dans la science et des jeunes gens pleins de dévouement et de zèle[32].

Il est vrai que l’installation de la société savante dans les locaux de cette étrange institution – société anonyme, privée, mais à vocation nationale et subventionnée par les pouvoir publics[33] – et l’attribution du statut de membre associé au président de son conseil d’administration, ainsi que la nécessité de faire briller les initiatives de cet organe devant les actionnaires, pouvaient expliquer les mots élogieux lancés à l’occasion de cette naissance. Les administrateurs du Jardin botanique souffraient d’un trop pressant besoin de prouver le caractère scientifique de leur entreprise pour ne pas insister lourdement sur la haute respectabilité de la Société Royale de Botanique et sur le fait qu’elle avait installé ses quartiers dans ses murs. Le professeur Édouard Morren, pour sa part, après avoir, quelques mois auparavant, appelé de ses voeux une union des botanistes belges sous forme d’une société de botanique nationale et exalté les vertus de l’initiative privée dans ce domaine[34], brossa un tableau plein d’espoir de la première réunion de la nouvelle association[35]. Ici aussi, donc, l’accueil était chaleureux.

François Crépin, dans son précieux Guide du Botaniste, évoquerait, 16 ans plus tard, l’importance de cette fondation de la façon suivante :

[Elle] a marqué, dans la marche de la botanique dans notre pays, une nouvelle période qu’on pourrait appeler démocratique ou extra-officielle. Depuis une dizaine d’années, un grand nombre d’amateurs de botanique s’occupaient activement de l’étude de la flore indigène et le besoin d’un lien, d’une association qui pût les réunir, se faisait de plus en plus sentir, de sorte qu’en 1862 l’idée d’une Société botanique fut accueillie avec la plus grande faveur. […] Depuis lors, les jeunes botanistes trouvent dans le Bulletin de cette Société un recueil où ils peuvent insérer les résultats de leurs recherches et de leurs observations. Nous avons précédemment employé l’épithète de démocratique pour caractériser la nouvelle période, et ce n’est pas sans raison. En effet, jusqu’à la fondation de la Société, on ne possédait pour ainsi dire qu’un seul canal pour faire connaître au public le résultat de nos études spéciales, celui de l’Académie; or, cette compagnie, par la nature de ses travaux, ne peut accueillir que les oeuvres d’une certaine portée scientifique que n’ont point, d’ordinaire, les travaux des jeunes débutants. La Société, en accueillant les modestes essais des jeunes botanistes, a fortement stimulé leur zèle; elle leur a permis de prendre confiance en eux-mêmes et de se perfectionner rapidement[36].

Cependant, ces propos s’accompagnaient de remarques lourdes de sens, indiquant l’existence de problèmes que le caractère « démocratique » de la société aurait fait naître, durant ses 15 premières années d’existence. Les causes de ces tourments résidaient, si on lit bien Crépin, dans l’effacement – dans l’esprit de certains, en tout cas – de la distinction entre le botaniste sérieux, scientifique, et l’autre… et corrélativement – c’est nous qui posons le diagnostic, cette fois –, résidaient-elles également dans les hautes ambitions que notre botaniste et d’autres membres de la Société royale de Botanique de Belgique nourrissaient pour une association qui avait été – et s’était conçue comme ? – « très-modeste à son origine[37] »?

Démocratie, mais pas égalité

Un petit coup d’oeil sur la classification du monde botanique belge lui-même nous permettra de mieux saisir les enjeux dont notre société savante et sa publication furent les objets. Il suffit, à dire vrai, de laisser la parole aux botanistes pour voir s’opérer, à travers un bouquet nomenclatural, une spéciation au sein des amis de la Scientia amabilis.

Crépin avait, dans plusieurs de ses écrits, attiré l’attention sur la dette qu’il avait contractée à l’égard des amateurs qui collectaient pour lui et avaient permis la confection de son célèbre Manuel. Ainsi, dès l’introduction à l’édition de 1860, écrivait-il :

Tous mes correspondants belges ont droit à une très large part dans mes remercîments [sic]; j’aime à croire qu’ils voudront bien me continuer leurs soins bienveillants. J’ose espérer que les amateurs avec lesquels je n’ai point encore eu de rapports scientifiques me feront part de leurs découvertes […] et qu’ils joindront leurs efforts à ceux de mes collaborateurs et aux miens pour rassembler les matériaux d’une statistique complète de la végétation indigène[38].

Une liste d’une trentaine de noms émaillait l’ouvrage, où se côtoyaient une poignée de botanistes professionnels – professeurs de sciences naturelles, essentiellement – et la cohorte des instituteurs, curés, médecins, pharmaciens, et quelques autres, qui constituaient, en général, une part non négligeable des sociétés savantes[39]. Quelques années plus tard, Crépin préciserait :

Humble prêtre de la campagne, modeste instituteur de village ou simple employé de bureau, le botaniste n’aura peut-être pas les livres ou les instruments nécessaires pour entreprendre un grand travail; malgré cela, il pourra se rendre utile à la science. C’est ainsi qu’il pourra étudier à fond la flore de sa province et être à même de fournir des indications précieuses au botaniste-géographe; qu’il pourra suivre attentivement le développement de certaines plantes, qui lui offriront peut-être des particularités inconnues aux savants; qu’il pourra enfin se livrer à des expériences de physiologie végétale[40].

La pratique des amateurs s’était ainsi trouvée publiquement honorée, en 1860, par un homme brûlant de faire de la science sa profession et, presque 20 ans plus tard, par le même, alors qu’il était arrivé au sommet de sa carrière scientifique. Mais, transpirait peut-être dans certaines de ces lignes, la nécessité stratégique de pas s’aliéner un réseau utile de petites mains, plus qu’un vrai respect pour leurs activités….

Les opinions d’Édouard Morren, le professeur d’université déjà nommé, rejoignaient globalement celles du futur directeur du Jardin botanique de l’État. Cette convergence de pensée se confirmait lorsqu’il s’agissait de souligner les défauts de l’amateurisme. Les critiques des deux hommes croquaient volontiers le portrait de l’amateur peu consciencieux, où se dessinaient, notamment, les traits un peu ridicules du bourgeois botaniste dominical, d’un Bouvard et d’un Pécuchet attifés du vasculum et du déplantoir, attributs classiques de l’herborisateur. La botanique était-elle science exigeante, ou simple « amusement », aimable « distraction[41] »? La réponse tombait comme un couperet :

C’est, il faut bien l’avouer, à quoi elle sert au grand nombre des amateurs, qui ne font, du reste, que l’effleurer. Ceux-ci, après s’être initiés à la terminologie élémentaire, après avoir composé une mince collection de plantes desséchées, s’imaginent volontiers être devenus des botanistes et donnent même à l’entendre. […] Mais qu’il [le néophyte] se garde bien de croire que ce travail préparatoire lui a donné droit au titre de botaniste : il n’est encore qu’un simple herborisateur[42].

Et Crépin, devenu botaniste professionnel, de développer ses idées en révélant les causes de la faiblesse de sa propre discipline, causes qui ne valaient guère que pour l’autodidacte qu’il avait été, on le notera :

L’aspirant botaniste, au contraire [du chimiste, de l’astronome et du médecin], peut commencer ses études sans maître. […] Il suit de là que le monde botanique compte un plus grand nombre d’amateurs médiocres que le monde des diverses autres sciences, et que cet état d’infériorité relative a nécessairement influé sur l’opinion qu’on s’est faite de la botanique[43].

En 1862, le professeur Morren[44] avait, lui aussi, donné du bâton, avant d’administrer le baume. Mais combien d’amateurs n’auront pas douloureusement senti ses coups?

Après être enfin parvenu à composer un herbier bien étiqueté et riche en objets rares, il se croit devenu un savant, un botaniste, à moins qu’il n’ait à côté de lui un guide qui lui fasse sentir en quoi consiste réellement la science. […] Grande est l’illusion de ces amateurs; car sans qu’ils le soupçonnent, ils ne différent en rien, à un point de vue sagement philosophique, de certains collectionneurs d’objets insignifiants par eux-mêmes, sortes de maniaques pris en pitié par tout le monde. Mais je me trompe; ces collectionneurs sont utiles à la science qu’ils comprennent à peine, puisqu’ils fournissent des matériaux, parfois précieux, à ceux qui travaillent sérieusement à l’avancement de l’une ou l’autre de ces sciences. À ce point de vue, on doit encore respecter leur manie et même la favoriser. Que les simples collectionneurs pour qui j’écris ces lignes, et qui tiennent au surnom de botaniste, ne se formalisent pas de ces reproches; car ce n’est point pour les décourager que j’expose ici la vérité nue, mais pour les engager à mieux faire et à mériter un peu plus justement le titre qu’ils affectionnent[45].

Nous l’avions annoncé : si l’on se plonge dans les lettres des botanistes de l’époque, la terminologie dont ils font usage fournit un tableau aussi méchant que sapide de la systématique du petit groupe auquel ils appartiennent. Les amateurs eux-mêmes ne manquaient pas, d’ailleurs, de s’adonner à des séances d’autoflagellation qui indiquaient combien ils craignaient le jugement des savants et tenaient à leur faire savoir qu’ils ne prétendaient pas à des titres qu’ils ne méritaient pas. Sous ces différentes plumes, on lisait les mots cruels de « faiseurs de catalogues[46] », « simples collectionneurs[47] », « blanc-bec […] plus enthousiaste qu’expérimenté[48] »; un ironique « Maître Baesen[49] » ou encore : « jeune, ardent, mais pas très modéré, ni sérieux[50] ». Quant aux autoflagellations, elles prenaient parfois l’allure d’une proscynèse : « je suis à vos ordres[51] », « très-ignorans[52] », « simples amateurs de botanique tels que nous[53] », « amateur superficiel, herborisateur infime[54] »…

On le perçoit à travers ces propos, l’ouverture originelle de la Société royale de Botanique à un « en bas » et, surtout, à ses réflexions, n’allait pas sans susciter quelques tensions. La vanité des élites scientifiques n’aurait pas été l’unique cause de cette situation. Apparemment, comme nous l’avons déjà suggéré, on en vint en effet à considérer que les ambitions démesurées – une hubris? – d’une catégorie de membres de la société, incapables de percevoir les limites de leurs compétences, pouvait porter atteinte à la réputation scientifique de l’association, et à sa trésorerie.

Réalités sociologiques et éditoriales : quelques chiffres

Nous avons esquissé une taxonomie fruste des botanistes belges de cette époque, qui présentait, si l’on peut dire, deux « espèces » : les botanistes amateurs et les botanistes professionnels. Il ne nous échappe aucunement que chaque geste classificatoire s’ancre sur, au mieux, des choix conscients, au pire, sur des présupposés culturels, philosophiques, voire religieux, éventuellement inconscients. Mais peut-on faire l’économie d’une telle démarche quand une typologie des acteurs nous est, en quelque sorte, imposée par ceux-ci?

Notre objet – les membres de la Société royale de Botanique de Belgique – peut donc être, nous semble-t-il, divisé en deux catégories que nous avons déjà évoquées. Celle des professionnels (et assimilés), d’une part, inclut les personnes dont la profession découle de leur expertise en sciences naturelles (enseignants des sciences naturelles), les membres scientifiques de la prestigieuse Académie royale de Belgique, les docteurs en sciences naturelles et les auteurs de grandes publications initiatiques en botanique, qui leur avaient conféré une forme de brevet de fiabilité. Ils forment une élite scientifique. François Crépin relève de ce dernier groupe, au sein duquel, d’ailleurs, des sous-groupes sont possiblement discernables (liés, par exemple, au niveau de l’enseignement où les personnes sont actives). La catégorie des amateurs, d’autre part, comprend tous les autres membres de l’association : les rentiers, les enseignants de divers niveaux et ecclésiastiques (à l’exception des hommes d’église professeurs de sciences naturelles), les médecins et pharmaciens, les étudiants, et les femmes, naturellement, qui, pour être rares dans les rangs de la société savante, n’en sont pas moins présentes[55].

Sur l’ensemble des membres[56] – membres associés exclus, parce que leur nomination n’implique aucune participation de leur part, qu’elle est biaisée par le fait qu’ils sont d’office choisis dans les élites scientifiques, et parce qu’ils n’appartiennent que rarement à la scène botanique belge[57] –, les professionnels représentent (en % arrondis), de 1862 à 1875 : 11, 12, 9, 12, 13, 15, 14, 13, 15, 12, 12, 11, 10, 10. Les amateurs constituent donc au minimum 85 % des membres de la société, proportion qui doit être divisée par deux lorsque l’on envisage leur présence au conseil d’administration de l’association. De là à penser que cette dernière structure fournissait une force de travail et un média à une élite de professionnels, il n’y a qu’un pas. Ce point de vue cadre d’ailleurs assez bien avec les préoccupations originelles de la société : ses programmes privilégiés, que sont la floristique et la géographie botanique belges, exigent des données de terrain qu’il n’est pas possible de collecter sans un réseau de petites mains locales, comme nous l’avons déjà souligné. Mais de tels programmes, et les hommes qu’ils mobilisaient, n’étaient-ils pas, dès 1862, déjà un peu dépassés, ou voués à le devenir rapidement, engendrant des problèmes pour ceux qui avaient de hautes ambitions pour la société et qui, éventuellement, entendaient l’utiliser pour promouvoir leur propre carrière? Laissons un futur professeur et recteur de l’Université de Bruxelles, Léon Vanderkindere (1842-1906), auteur de plusieurs études botaniques, décrire ses impressions sur le niveau des membres de la Société royale de Botanique. En 1864, il écrivait à Crépin : « Je vous l’ai dit, la plupart des membres de la Société, que j’avais rencontrés l’an dernier, m’avaient paru si peu botanistes et leurs procédés me semblaient si peu scientifiques que je n’en ressentais pas un grand désir de coopérer […][58]. » De tels propos signalaient bien un malaise au sein de l’association et trouveraient un écho lorsqu’il s’agirait d’évaluer la tenue scientifique du Bulletin de la Société royale de Botanique de Belgique.

On vient de le voir, la société a, dès sa fondation, suggéré que son Bulletin accueillerait les pages des amateurs en botanique, des « jeunes débutants[59] » qui ne pouvaient prétendre à celles de la prestigieuse Académie royale de Belgique. S’agirait-il d’un voeu pieux ou d’une réalité? La publication de la société savante s’est-elle, dans la fourchette chronologique que nous avons envisagée, montrée accueillante aux travaux des amateurs en botanique? Les chiffres indiquent que les interventions des professionnels dans le Bulletin – nécrologies, biographies, varia et analyses d’ouvrages exceptés[60] – dépassent les 50 % du total des articles à 10 reprises (avec un maximum de 77,7 % en 1872), et ne descendent que deux fois en-dessous des 40 %. Les professionnels étaient donc bien à la barre du Bulletin, quoiqu’une place non négligeable fût laissée aux plumes plus vertes ou marquées du sceau de l’amateurisme. Par ailleurs, nos comptages confirment les conclusions de Crépin qui, en 1878, revenait sur la tendance éditoriale du périodique : les travaux sur la flore indigène (monographies, descriptions, géographie botanique, catalogues de localités) ont dominé les 15 premières années d’existence de la publication, même si les « monographies générales, la taxinomie, la physiologie, l’anatomie, l’organogénie et la paléontologie végétale[61] » n’en furent pas totalement absentes.

Toutefois, les propos édités de Crépin – secrétaire général de la société en 1878 – ne permettent pas de saisir l’impression qu’avait laissée la présence, dans les Bulletins, de textes considérés comme faibles par les élites scientifiques, qui avaient une forte influence sur les destinées de la société, ne serait-ce que du fait de leur imposante représentation au sein du conseil d’administration. Ce que ces considérations publiques ne laissaient pas deviner, non plus, c’est que des stratégies avaient, dès lors, été conçues par certains représentants de ces élites pour évincer ces pages qui auraient pu nuire, pensaient-ils, à la crédibilité de l’association, peser sur sa politique d’échange avec les institutions étrangères et, pour ne rien arranger, qui risquaient d’obérer les finances de la Société royale de Botanique. Ces stratégies voisinaient avec des réflexions sur les contenus eux-mêmes et sur l’intérêt qu’ils pouvaient susciter en Belgique et à l’étranger. Mais, on va le voir, elles ne firent pas l’unanimité parmi les botanistes reconnus, et durent prendre en compte une donnée plus triviale, qui pouvait avoir, elle aussi, un impact financier pour la Société royale de Botanique : la préservation du nombre de ses membres.

Opinions, ambitions et stratégies éditoriales

Très tôt dans son existence, à dire vrai, le Bulletin s’est trouvé sous le feu de la critique, ou a fait l’objet de doutes quant à sa ligne éditoriale. En 1863, par exemple, le président Barthélemy Dumortier lui-même formulait ainsi quelques remarques inquiètes à son sujet et reprenait à son compte des suggestions de Martin Martens (1797-1863), professeur de botanique à l’Université catholique de Louvain. Dumortier affirmait, d’abord : « Nos Bulletins ont ce côté fâcheux qu’ils sont en général trop exclusivement relatifs à la Flore belge, ce qui doit empêcher les souscripteurs étrangers. Pour obtenir la diffusion, il faudrait leur donner un caractère général qui lui manque[62]. » En outre, débordant déjà le programme scientifique originel, le botaniste de Tournai ajoutait, de manière très symptomatique : « Il serait aussi à désirer que l’on s’occupât des plantes exotiques inédites que nos grands horticulteurs introduisent chaque année, et qui sont une mine scientifique inépuisable[63]. » Quant à l’idée du Louvaniste Martens, que Dumortier faisait sienne, elle suggérait d’agrémenter le Bulletin d’une « revue des travaux scientifiques qui ont paru. Une telle revue manque en France et son introduction dans nos bulletins pourraient nous attirer bien des lecteurs, en même temps qu’elle serait pour nous d’une grande utilité[64]. » Cette dernière suggestion n’attendit plus longtemps avant d’être appliquée. Ce qui rendait possible la politique d’expansion du lectorat, c’était, de l’aveu du président, la subvention attribuée à la société par le gouvernement belge. En effet, elle lui permettait, désormais, d’étendre ses relations à l’étranger[65]. Chose désirable, semblait-il, mais qui avait des conséquences sur le Bulletin.

D’autre part, l’année suivante, un tour de vis éditorial n’épargnait pas François Crépin lui-même. Il se fit ainsi malmener par les commissaires des publications chargés d’évaluer deux de ses projets de contributions. Le premier concernait le nanisme et l’atrophie; le second avait la naturalisation des espèces végétales pour sujet. Les rapports étaient sévères à l’égard d’un homme pourtant auréolé de la gloire du Manuel de la Flore de Belgique. Qu’on juge plutôt :

Sous le rapport scientifique, Monsieur Crépin nous expose sa manière de voir sous une forme qui conviendrait dans un cours donné à de jeunes élèves; malheureusement les opinions qu’il professe ne sont appuyées d’aucun fait résultant soit de ses observations propres, soit de celles d’autres botanistes; il ne peut donc espérer convaincre les membres d’une société qui compte dans son sein quelques botanistes illustres et expérimentés et un grand nombre d’ardents et modestes pionniers de la science[66].

Quant à un second commissaire, il n’était pas moins sévère : « Je crois que le Bulletin doit être réservé à la consignation des faits nouveaux, observations inédites, théories nouvelles, même hasardées, appelant la discussion, mais qu’on doit éviter de l’ouvrir à des généralités qui se rencontrent dans tous les ouvrages élémentaires[67]. »

Crépin, alors en pleine ascension scientifique, n’était pourtant pas au bout de ses peines. En effet, une affaire dans laquelle son ami, Jean Bommer (1829-1895), nommé commissaire pour l’évaluation d’un de ses nouveaux projets d’articles, tandis qu’elle nous en disait plus long sur la personnalité rebelle de son auteur, dévoilait également les espoirs que l’association nourrissait pour son périodique. La situation était la suivante : sa contribution ayant d’abord été refusée par l’Académie royale de Belgique, Crépin s’était rabattu sur les pages de la Société royale de Botanique. À sa surprise, le texte n’y avait pas été mieux accueilli. Comme certains des commissaires de l’association siégeaient dans les deux structures, Bommer écrivit à un Crépin ulcéré :

[…] nous ne pouvons admettre sous la même forme un travail auquel ils ont [déjà] refusé leur approbation. Autrement, ce serait leur rire au nez. Si par la suite tu pouvais ajouter quelques faits nouveaux à ceux que tu consignes, et changer tant soit peu la forme de ton article, je crois qu’alors l’impression dans nos Bulletins serait possible[68].

Mine de rien, cette affaire ne démontrait-elle pas que, déjà, la Société royale de Botanique ne désirait le céder en rien à l’Académie, en termes de qualité éditoriale? Bommer, tentant toujours de calmer l’ire de Crépin, ne devait-il pas, tout en lui concédant que la société n’était pas dépourvue de « membres infatués d’eux-mêmes, gonflés d’orgueil quant à leurs connaissances très-superficielles », et tout en reconnaissant des « bévues » dans la nomination des commissaires, lui glisser : « On fait plus mal encore, en admettant des articles qui n’entrent pas dans le cadre de nos Bulletins. Ce sont de fâcheux précédents auxquels je me suis énergiquement opposé, mais en vain[69] »?

Pour tout dire, les grandes ambitions qu’on nourrissait pour le statut du périodique – ou le respect pour le haut niveau de qualité déjà atteint par celui-ci – affleurent plus d’une fois, dans le cours des années 1865 et 1866. Ainsi, si André Devos (1834-1889) l’évoquait en termes élogieux : « Cette publication est trop sérieuse, et je te sais trop d’esprit et de bon sens, que pour faire des personnalités dans ton rapport[70] », Bommer, lui, déplorait un Bulletin où « il n’y a pas assez[71] [sic] ».

Une obligation jouait certainement en faveur d’une hausse du niveau des contributions parues au compte de la Société royale de Botanique de Belgique : la question des échanges de publications. Ces derniers étaient essentiels, autant pour les sociétés savantes privées que pour les institutions scientifiques publiques. Le nombre et la qualité des membres de leur réseau confraternel faisaient office, en effet, de marqueurs de crédibilité et de respectabilité, pour ces structures. De surcroît, les échanges permettaient de se constituer une bibliothèque à moindre coût et de se tenir, de la sorte, au courant des travaux scientifiques produits ailleurs. La Société royale de Botanique n’échappait pas à ce devoir d’échange. On la vit d’ailleurs très tôt saisir l’intérêt de cette question[72], et être approchée par la prestigieuse Linnean Society de Londres[73]. Aussi, en 1865, le secrétaire de la société nationale pestait-il qu’elle ne soit pas mentionnée dans une revue allemande cotée – le Botanische Zeitung créé et dirigé, depuis 1843, par Hugo von Mohl –, alors que, disait-il, « les sornettes[74] » d’une société locale belge y figuraient bien, elles. Très précocement, donc, certains officiers de la Société royale de Botanique de Belgique n’entendaient pas lui faire jouer un rôle de figurant scientifique, rôle qu’on trouvait mieux convenir à d’autres associations du royaume, manifestement. Son caractère national n’était peut-être pas étranger à cette situation, même si rien de concret ne permet d’étayer cette hypothèse.

Quoi qu’il en soit, les commissaires aux publications, on le sait, ne jouissaient pas toujours du respect des auteurs tenus de passer sous leurs fourches caudines. Bommer, d’ailleurs, avait été limpide sur les faiblesses de certains de leurs jugements, et Crépin, qui estimait en avoir été la victime, comme on vient de le voir, n’avait pas été moins clair sur leur compte. C’est sans doute la raison pour laquelle ce dernier, dont on sait connaît l’ampleur des ambitions scientifiques, tenterait de s’emparer de la direction du Bulletin de la Société royale de Botanique. Au courant de ses vues, le président devait alors, très amicalement, lui rappeler que l’autorité sur le périodique revenait statutairement au conseil d’administration[75]. Quelques jours plus tard, sur proposition de cet organe, on dédoublait le secrétariat de la société. Désormais, il y aurait un secrétaire général et un secrétaire des publications. Cette fonction échut immédiatement à François Crépin[76]. La création d’un secrétaire des publications et la révision des statuts de la société, qui aura lieu l’année suivante, indiquent, selon nous, la maturation de l’association dans son ensemble, certes, mais aussi, plus spécialement, une volonté de gestion plus pointue de son Bulletin. Si, depuis la fondation de l’association, en effet, le conseil d’administration, conseillé par des commissaires, avait toujours statué sur l’opportunité de publier les textes (article 9 des statuts[77]), désormais, le secrétaire des publications serait chargé de la « surveillance de la publication du Bulletin, et, à défaut d’analyses faites par d’autres membres, de l’analyse des ouvrages envoyés à la Société[78] ». L’étendue des attributions de cet officier restait, cependant, fixée par le Conseil (art. 9).

Deux autres articles témoignaient du désir d’exercer un contrôle plus serré sur les publications de la société. Le premier (art. 14) prévoyait que les mémoires et notices lus en séance se verraient attribuer deux commissaires chargés de statuer sur l’opportunité de les publier dans le Bulletin. Un troisième commissaire pouvait éventuellement être nommé, en cas de désaccord entre les deux premiers. Si la majorité des commissaires se montrait favorable à l’impression, les textes étaient soumis au secrétaire général et au secrétaire des publications, pour approbation. À défaut de l’accord de ces derniers, le conseil, dans son ensemble, déciderait du sort de l’article. Ensuite, l’article 15 avait pour objectif d’empêcher le rejet d’articles pour cause d’opinions divergentes (« L’étude de la botanique présentant des solutions différentes et des opinions diverses […] ») et laissait, dès lors, la responsabilité des opinions scientifiques aux auteurs des contributions. Cette importante mesure permettrait d’éviter que des textes soient repoussés par des commissaires bornés ou partisans, et favoriserait la libre expression des idées au sein de la société et de sa publication[79].

Crépin qui, on le sait, s’était plaint du sort que certains commissaires avaient réservé à ses textes sur la base des opinions qu’il y avait exposées, dut se réjouir de ces modifications, s’il n’en avait pas été lui-même l’instigateur. Toutefois, au même moment, il recevait une mise en garde du président : alors qu’il accédait à ses nouvelles fonctions, Dumortier lui laissait entendre que ses ambitions menaçaient les idéaux originels de la société et, pire encore, faisaient peser des risques sur la survie de celle-ci. C’est que, en effet, cette pérennité dépendait de la masse des amateurs, de cet « en bas » que le botaniste rochefortois semblait tenté d’évacuer des pages du Bulletin. Dumortier lui écrivit donc ces mots très pesés : « Vouloir corriger le travail des membres vous attirerait beaucoup de désagréments et il faut les éviter, dans votre propre intérêt. Nous vivons dans l’ère de la Liberté; laissons à chacun sa manière de penser, de dire et d’écrire. » Reconnaissant que bien des idées émises dans le Bulletin ne lui plaisaient guère, le président affirmait du même souffle que « ce n’est pas une raison pour les empêcher ou les combattre». Et d’ajouter, en vieux parlementaire roué : « Soyez surtout prudent avec les petits botanistes, cent fois plus chatouilleux que les grands et plus susceptibles, vous y gagnerez énormément[80]. »

D’ailleurs, on peut penser que c’était pour ces « petits botanistes » que, dès mai 1865, 35 membres réunis en assemblée avaient approuvé la publication, au sein du Bulletin, « [d’] Annales de la Flore où chacun pourrait insérer une note sur les nouveautés trouvées par lui et sur les nouvelles localités des plantes rares[81] ». Comme on peut également supposer que c’est pour cet « en bas » que Dumortier conseillerait bientôt à son bouillant secrétaire des publications une petite mesure propre à satisfaire ces égo, réputés sourcilleux : « Si des membres envoyent [sic] des notules, il faudra les imprimer à la suite, avec leurs noms à la fin. C’est un petit plaisir qu’il faut leur laisser s’ils le désirent[82]. » Les Annales, cela dit, ne seront publiées qu’une seule fois, dans le cadre de notre fourchette chronologique.

À bien lire le président de la société, choyer « l’en bas » était donc devenu une obligation morale. Mais cet argument élevé n’entrait pas seul en ligne de compte, ainsi que nous l’avons laissé entendre. En effet, l’association avait grand besoin, en dépit du versement de subventions publiques, des cotisations de ses membres. Aussi était-il impératif de ne pas perdre le contact avec la base de la société, ni de l’effaroucher ou de la dégoûter par une dérive trop élitiste, au point de vue scientifique, car le peuple des membres lambda en constituait bien le socle financier[83]. On le perçoit très clairement, d’ailleurs, lorsque la date de la grande herborisation annuelle – moment de confraternité, essentiel à la survie du groupe – faisait l’objet de discussions. Il fallait alors s’arranger pour y assurer la présence conjointe des enseignants et des curés, deux groupes particulièrement bien représentés dans les sociétés savantes, et dont les rythmes d’activités ne coïncidaient pas[84].

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La Société royale de Botanique de Belgique, sur le terrain. L'excursion annuelle était un moment de confraternité indispensable, disait-on, à la vie de l'association. En 1893, elle se déplace en Allemagne. Deuxième à partir de la gauche, François Crépin (1830-1903), directeur du Jardin botanique de l'État belge et administrateur de la Société royale de Botanique depuis le premier jour, mène le groupe. Botaniste autodidacte, il se révélait intransigeant sur la qualité des articles soumis au Bulletin de la Société. 

Négatif sur verre. Propriété de l'État belge, en prêt permanent à l'Agence Jardin botanique Meise

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Crépin restera secrétaire des publications jusqu’en 1875, année où lui succédera Alfred Cogniaux (1841-1916) et où il prendra la fonction de secrétaire général. Durant ses mandats successifs, jamais les tensions suscitées par la tenue scientifique de la revue de l’association n’avaient vraiment disparu. Ici, parce que des commissaires avaient prononcé un jugement considéré trop sévère; là, parce que la question du nombre de pages et de leur coût refaisait surface; ici encore, lorsque la qualité du contenu du Bulletin était mise en doute et qu’on désirait l’améliorer. En 1867, par exemple, le refus de publier un mémoire de Jean Chalon (1846-1921), jeune docteur en sciences naturelles, provoqua une nouvelle sortie du président. Ce dernier estimait : « Il ne renferme pas de choses nouvelles et c’est le motif du refus d’impression. Je crois [cependant] que nos excellents amis MM les commissaires sont par trop sévères. Nous ne sommes pas une académie, mais une société d’encouragement où les jeunes doivent être aidés[85]. »

Par ailleurs, durant ces années, les critiques sévères du Bulletin continuèrent à émailler les correspondances des membres de la société. L’une, issue d’un simple amateur qui faisait acte d’humilité, dénonçait :

À propos du Bulletin de la Société, je dois vous dire qu’il n’entre pas dans mes intentions de grossir le nombre, déjà trop grand sans doute, des écrivassiers plus ou moins scientifiques qui croient avoir fait merveille après avoir barbouillé quelques carrés de papier. Il me semble qu’il est préférable pour les simples observateurs de transmettre leurs observations aux érudits qui seuls sont à même d’en tirer un bon parti. Je suis à peu près certain que vous partagez ma manière de voir[86].

Une autre, tout en reconnaissant que le secrétaire des publications était parvenu à hausser le niveau du Bulletin, lui prodiguait quelques conseils dont la cruauté à l’égard de la société et de certaines de ses plumes n’échappera pas. Ils émanaient d’un homme influent, fraîchement promu docteur en sciences naturelles : le comte O. de Dieudonné (1846-1875). L’aristocrate concédait qu’il applaudirait volontiers les « travaux phytographiques sérieux et ayant un mérite réel », mais que

[…] il faut l’avouer, les études physiologiques et anatomiques devraient être le plus encouragées et surtout chez les nouveaux botanistes, et cela pour plusieurs raisons : d’abord il est de fait que c’est dans ces branches qu’il y a le plus à faire actuellement. Ces branches de la botanique sont encore dans leur enfance et les découvertes ne manqueront pas aux observateurs consciencieux. Dans les études phytographiques, il n’y a de véritable découverte que pour des botanistes faits. Le jeune botaniste étudiera plus volontiers la phytographie parce qu’elle est plus agréable et plus aisée. Mais que de temps et de science ne lui faudra-t-il pas pour parvenir à trouver du nouveau? Et quel danger ne court-il pas à devenir tout simplement un collectionneur de plantes? Les exemples ne manquent pas […] j’ai observé bien des cas pareils parmi nos confrères. Ce serait donc un vrai bien pour la société que d’encourager surtout les travaux anatomiques et physiologiques. Qu’on accepte volontiers les travaux de phytographie sérieuse mais qu’on se garde de recevoir sous prétexte d’encouragement les travaux insignifiants[87].

Une troisième critique émanait du président. Elle indiquait que, malgré la magnanimité et la patience que le vieux botaniste pouvait parfois éprouver à l’égard des auteurs les moins charpentés, le Bulletin requérait, selon lui, un sérieux coup de fouet, s’il voulait mériter la reconnaissance internationale. D’ailleurs, après avoir mis la dernière main à l’étude d’un genre de graminée, il la communiquait à Crépin avec ces mots : « Cette finale du moins sera agréable à nos associés et fera bien dans notre bulletin où les travaux d’ensemble n’abondent pas. […] Mais enfin, j’ai voulu montrer à l’étranger que, comme le dit M. Dieudonné, notre bulletin comprend autre chose que des florules locales[88]. » Les associés dont il est ici question, rappelons-le, n’étaient autres que les membres associés, catégorie où se retrouvait, classée par pays, une bonne partie de l’élite botanique européenne… mais non belge.

Signalons toutefois que les propos aigres-doux, ou vitrioliques, n’étaient pas les seuls formulés à propos du Bulletin de la société. Les « Nouvelles », introduites par Crépin en 1866, n’étaient pas étrangères à certaines de ces considérations, plus laudatives. Cette rubrique annonçait les nominations, ventes, publications, cessions et confections d’herbiers, et tout un ensemble de faits qu’on serait tenté de qualifier de potins botaniques. Elle fut applaudie par le pharmacien D.-A. Van Bastelaer, notamment, pour les « découvertes botaniques [floristiques][89] » qu’elle communiquait. Plus chaude encore était l’approbation avec laquelle L. Vanderkindere, pourtant critique quelques années plus tôt, accueillait la dernière édition du Bulletin, au printemps 1867:

[…] permettez-moi de vous exprimer le plaisir que j’ai eu à le parcourir; voici enfin un travail correct et intéressant, une vraie publication scientifique. J’approuve toutes vos petites innovations : les nouvelles [sic] par exemple nous donnent une foule de renseignements précieux, que nous ne savions où chercher. Nous voilà dans une bonne voie; grâce à vous, nous y resterons[90].

Les « Mélanges », qui font également irruption dans les pages du Bulletin à ce moment, étaient, en revanche, moins susceptibles d’avoir l’agrément de « l’en bas ». Alfred Cogniaux, alors enseignant, mais qui travaillera bientôt au Jardin botanique de l’État et deviendra un expert mondial en matière d’Orchidaceae, se félicitait de la lecture du périodique, depuis que Crépin en avait pris les rênes. Il y goûtait tout particulièrement les « articles de Variétés [91].» Ces « Mélanges » signalaient et commentaient brièvement, en effet, les conclusions de publications, généralement pointues et le plus souvent en rapport avec la botanique systématique.

Ceci dit, pour revenir aux « Nouvelles », leur rôle devait être révélé crûment par le secrétaire des publications, lors d’une querelle qui nous permet, au passage, de discerner les critères éditoriaux que Crépin appliquait dans la direction du Bulletin de la Société royale de Botanique de Belgique. La rigueur hautaine et les manières jugées cavalières qu’il affecterait à cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, auraient un jour des répercussions sur les statuts de la société, en provoquant l’adjonction de quelques précisions quant aux limites des attributions du secrétaire des publications. Cette prise de bec eut Crépin et Gérard Van Haesendonck (1810-1881) pour protagonistes. Ce dernier avait, en effet, prétendu publier dans le Bulletin une florule des environs de la petite ville de Westerlo. Pour Crépin, il ne s’agissait que de « quelques lignes », qui n’avaient pas la forme requise pour être qualifiées ni de mémoire, ni d’article de fond, ni de notice. Il avait donc suggéré « de reléguer ces renseignements parmi les “Nouvelles”[92] » – où l’on comprend bien, désormais, la fonction dévolue à ces dernières. Il ajoutait, à l’adresse des membres du conseil d’administration, qui avaient été saisis de l’affaire :

Pour que des additions à une florule ou à un catalogue quelconque méritent de faire l’objet d’une notice spéciale, il faut qu’elles soient nombreuses et assez importantes. Si les additions périodiques et peu importantes étaient une fois acceptées, il arriverait que chaque année une foule d’auteurs de florules et de catalogues déjà publiés dans notre Bulletin feraient paraître de nombreuses autres additions. Une deuxième considération est celle de l’économie. Aujourd’hui en présence de travaux importants qui sont présentés, le secrétaire des publications doit chercher les moyens d’économiser sur les frais d’impression, sans quoi les travaux devront [le texte souligné a été barré par l’auteur], additions d’une valeur scientifique fort problématique et occupant la place de travaux fort supérieurs. En présence de mémoires importants qui nous sont présentés il est urgent que les rapporteurs n’autorisent plus l’impression de simples catalogues dépourvus de tout intérêt sérieux. Il est du reste temps que nos auteurs se dégagent de [idem], additions, suppléments d’une valeur scientifique fort problématique et occupant la place qui devrait être réservée à des travaux plus sérieux dont la publication devra être retardée faute de ressources [idem] faute de ressources pécuniaires suffisantes[93].

Reconnaissant avoir biffé des parties de texte, il justifiait ses choix par des mots qui désignaient tous les travers dont il affublait l’amateur léger : « aucun intérêt pour la géographie botanique », « espèce exotique », « sans intérêt », « n’existe pas en Belgique[94] », auxquels s’ajoutaient les erreurs d’identification, le polymorphisme mal compris, les observations inexactes, autant de manquements qui se relayaient à la barre pour accabler le docteur Van Haesendonck.

Quelques jours après que ce fulminant brouillon de lettre avait été rédigé, Dumortier rappelait Crépin à l’ordre. Il entendait lui faire appliquer le règlement. Si celui-ci n’autorisait pas le secrétaire des publications à modifier un texte soumis, cet officier jouissait bien, concédait-on, du droit de refuser une publication dans le Bulletin. Mais, dans ce cas, l’auteur pouvait encore interjeter appel auprès du Conseil d’administration. Cette instance, pour sa part, suivrait une ligne, fidèlement : évincer ce qui nuirait à la « considération de la société[95] ». En-deçà de cette limite, il fallait « donner la plus grande part possible à l’activité, à la liberté et à l’initiative des membres[96] ». Tel était, avec la volonté d’en bannir l’arbitraire, l’esprit qui devait guider la politique éditoriale de la Société royale de Botanique de Belgique, selon son président. Une telle conception des choses ne pouvait qu’entrer en conflit avec celle d’un secrétaire des publications qui, dans un projet de lettre, utiliserait, bien inconsciemment, un mot parfaitement révélateur de la tension qui agitait le Bulletin. À propos des comportements de Van Haesendonck, Crépin allait, en effet, proférer qu’ils étaient « en dehors de tous les usages académiques[97] ». Aurait-il pu être plus clair sur le rôle qu’il entendait faire jouer au périodique de la Société royale de Botanique de Belgique et à l’association savante elle-même?

À la lumière de ces événements, on peut légitimement se demander si la Société royale de Botanique de Belgique n’a pas sauté une étape courante de l’histoire des sociétés savantes. Née à une époque où la professionnalisation des sciences était amorcée en Belgique, peut-être ne connut-elle pas, en effet, un instant où elle fut autre chose qu’une structure dans les mains des élites scientifiques, déjà professionnalisées ou en passe de l’être. De plus, elle voyait le jour à un moment où le laboratoire allait devenir le lieu de production scientifique le plus en vue, donc à un moment où la floristique et la taxonomie morphologique, pratiques accessibles aux amateurs et qui constituaient l’intérêt principal de la société, perdaient une forme d’hégémonie au profit de l’anatomie et de la physiologie. La chance, à y bien regarder, et malgré les déclarations originelles de l’association, ne souriait donc pas aux amis de la « science aimable », aux botanistes du dimanche…

Il ne fallut donc pas attendre longtemps pour que le Bulletin de la Société royale de Botanique, porteur des ambitions des élites de l’association, soit marqué par les exigences de celles-ci. Le fait était suffisamment ressenti pour que le président lui-même, et à plusieurs reprises, s’en émeuve, tout en reconnaissant, par ailleurs, que la société avait bien besoin des détenteurs des chaires de botanique belges dans ses rangs et de contenus scientifiquement irréprochables[98]. N’essayait-il pas, ce vieux botaniste et homme politique conscient de l’évolution de la société belge vers la démocratisation, de faire danser l’association sur deux airs différents? Était-il possible, par fidélité aux statuts et à l’esprit originels de celle-ci, de maintenir un contact à la fois avec un « en bas » formé d’amateurs et un « en haut » scientifique constitué des élites faites, ou en devenir? Pire, était-il pensable d’avoir l’agrément des membres associés, presque tous recrutés parmi les grands noms de la botanique internationale, sans refuser les faibles inventaires floristiques des amateurs locaux? Comment, en effet, laisser une place, dans les pages d’une publication qui se voulait respectable, aux découvertes d’un zélé pharmacien arpentant sa région, sans décevoir les professeurs étrangers?

C’est à cette quadrature du cercle que Barthélemy Dumortier aurait voulu arriver. La tâche fut rendue singulièrement plus complexe encore, car se dressait, entre lui et ses espoirs, une personnalité pas moins forte que la sienne : François Crépin. Cet amateur sorti du rang n’avait sans doute jamais ressenti aucun désir de vulgariser le savoir dans les pages du Bulletin. Le secrétaire, puis secrétaire des publications, y jouait sa carrière, plutôt, et ses pages étaient, comme la Société Royale de Botanique elle-même, un moyen de la bâtir. Les mots du botaniste, autant que ses attitudes, trahissaient des ambitions en rupture avec l’esprit confraternel, sinon fraternel[99], qui était supposé habiter la jeune société, depuis ses origines. Son intransigeance, son mépris pour l’imperfection, l’âpreté de son caractère lui furent d’ailleurs souvent reprochés dans ses correspondances. En espérant son avenir « brillant[100] », en la voulant brillante, ne risquait-il pas de blesser et de faire fuir ces fantassins de l’association, dont les cotisations étaient pourtant nécessaires à sa survie? La réponse tombe sous le sens.

C’est à ce carrefour, donc, que se tenait la jeune Société royale de Botanique de Belgique, tiraillée entre des ambitions personnelles – on ne soulignera jamais assez combien les destinées des sociétés savantes ont pu être marquées par des personnalités fortes et dominantes[101] – et ses devoirs à l’égard de la majorité de ses membres… cotisants[102]. De cette tension permanente découlent les petites stratégies éditoriales mises en place pour garder l’affection et l’écoute de « l’en bas ». Car il fallait lui laisser quelque chose à lire, et quelques espaces à noircir de lignes qui n’attenteraient pas à la respectabilité de la revue. Mais ces contorsions semblaient tellement dérisoires, à dire vrai, qu’on serait tenté de penser que la fierté d’appartenir à une société dont la réputation internationale ne cessait de s’étendre a dû jouer un rôle non négligeable dans le maintien du nombre de ses membres à un niveau suffisant pour sa survie… Ce qu’on perdait d’un côté, la vanité permettait peut-être de le récupérer d’un autre. Partiellement, en tout cas, car quelques coups de sonde dans les décennies qui suivent notre cadre chronologique indiquent un recul assez marqué des effectifs de la société jusqu’en 1913[103].

Il faut dire que certaines données nous autorisent à suggérer que l’emprise des élites scientifiques sur la Société royale de Botanique s’est prolongée et affermie au-delà de l’époque que nous avons étudiée en profondeur. Premièrement, à la fois conséquence et cause de cette situation, le Jardin botanique de l’État belge, fondé en 1870, devait y recruter la plupart de son personnel scientifique. Le président Dumortier, qui avait intégré les structures dirigeantes de l’institution nouvellement née, n’était pas étranger à ce phénomène[104]. Mais, au-delà d’un strict effet de réseau reposant sur des liens amicaux, comment ne pas penser que la Société royale de Botanique, en les affûtant et en les révélant dans le Bulletin, avait acquis le pouvoir de professionnaliser certains de ses membres? Bientôt, d’ailleurs, François Crépin serait nommé directeur du Jardin botanique de l’État, fonction qu’il occuperait de 1876 à 1901, tout en assumant celle de secrétaire général ou de secrétaire de la société savante. À son décès, moment d’inévitable complaisance institutionnelle, il est vrai, on dirait qu’il avait été le « guide[105] » de la Société royale de Botanique durant 35 ans. On ne s’étonnera donc pas du nombre important d’administrateurs que le Jardin botanique donnerait à la société, ni de la quantité de leurs interventions dans les pages de son périodique[106]. Deuxièmement, et mieux encore, le Bulletin devait servir aux échanges de publications indispensables à la confection de la bibliothèque de l’institution, qui était alors dépourvue de revue propre. Le manque chronique de moyens dont cette dernière se plaignait y avait trouvé une étrange solution, puisque l’institution publique s’étoffait en troquant les publications d’une structure privée, dont elle colonisait le périodique. Le niveau de qualité du Bulletin n’en pâtissait certainement pas. Crépin y publierait la plupart de ses grandes recherches sur le genre Rosa, lesquelles devaient, espérait-il, faire un sort à son inextricable taxonomie et témoigner de son génie de botaniste autodidacte… et probablement complexé de l’être[107]. Le Bulletin, pour lui, et dès le début, avait été une tribune, un moyen d’assurer sa promotion scientifique, de construire sa carrière, puis, dans une ultime phase, d’assurer la place de l’institution qu’il dirigeait sur la scène botanique internationale.

S’il fallait ajouter une ultime pièce à la démonstration de l’hégémonie croissante de la science des élites au sein de l’association privée et de la perception dédaigneuse que les botanistes professionnels avaient de ceux qui n’étaient pas des leurs, on pourrait encore en appeler à la création des « sections », qui eut lieu au début du xxe siècle. Expressions de la spécialisation des sciences, leur fondation et la description de leurs programmes et méthodes prirent l’allure de manifestes contre l’amateurisme. On l’y fustigeait par ces mots durs : « Il est passé le temps des recherches superficielles. Il ne s’agit plus aujourd’hui de se mettre à la poursuite de l’espèce rare ou nouvelle à la découverte de laquelle on espère attacher son nom. Il est nécessaire de faire plus et mieux[108]. » La botanique romantique de jadis laissait la place à la méthode et à la standardisation des procédures de collecte des données. On peut gager qu’elles étaient d’autant plus invoquées et décrites dans les textes fondateurs des sections que celles-ci entendaient exploiter l’armée des amateurs locaux pour réaliser un inventaire bryologique du pays et lancer une vaste étude de géographie botanique du territoire belge[109]. Cela aussi démontre que la société savante du siècle naissant ne s’était pas dégagée de l’élan que lui avaient donné Crépin et quelques autres.

À y bien réfléchir, dans les tensions qui s’emparèrent de la Société royale de Botanique et de son Bulletin au cours de la quinzaine d’années sur laquelle nous avons concentré notre attention, gisent les germes d’un phénomène bien actuel. En effet, la difficulté de garder le contact avec un lectorat relativement étendu et nécessaire à sa survie financière peut, aujourd’hui encore, demeurer un défi pour une société savante. Comment rester à la fois audible et savante, justement, dans un contexte où la science est fortement professionnalisée, donc écartée, par le discours et les moyens, de ce que peut faire et saisir le membre de base d’une telle association? Et ce phénomène de distanciation ne touche plus que les seuls amateurs, car, de nos jours, il n’est pas rare qu’un botaniste mûr concède ne rien entendre à la biologie moléculaire, cruciale pour la jeune génération. Professionnalisation, écart générationnel et spécialisation croissante concourraient donc toutes à cette situation.

En guise d’épilogue, sommairement et sans grand recul, suggérons qu’il faudra un jour relater les prolongements de cette histoire en y intégrant la question linguistique et celle du classement des périodiques, lié au facteur d’impact. Celles-là, aussi, impriment leur marque sur l’histoire de la Société royale de Botanique. Ainsi, en 1990, adossée au constat que la moitié du volume de sa publication était envoyée à l’étranger, anglicisait-elle son titre. Ce geste, qui devait assurer le rayonnement international de l’organe, s’accompagna d’encouragements prodigués aux auteurs à faire usage du même idiome[110]. Quant au classement des publications, c’est lui qui, en 2010, poussait le Jardin botanique de l’État à unir son Systematics and Geography of Plants aux destinées du Belgian Journal of Botany, périodique de la Société royale de Botanique, qui bénéficiait d’un facteur d’impact[111]. Un journal centré sur la taxonomie, discipline dont l’index de citation était considéré comme faible, était ainsi incorporé[112] à un journal de botanique générale et, ce faisant, gagnait en visibilité. La Société royale de Botanique, elle, y gagnait des moyens, que la raréfaction de ses membres avait rendus trop pauvres[113]. Telle est l’influence du facteur d’impact qu’il peut provoquer la réorganisation du paysage de l’édition scientifique. Soit. On remarquera, quoi qu’il en soit, que le plus « scientifiquement légitime » des deux contractuels était le descendant du Bulletin de la Société royale de Botanique de Belgique. On serait tenté de conclure, un peu précipitamment peut-être, qu’il s’agissait là des ultimes pas d’une longue marche vers la reconnaissance scientifique entamée par une société savante qui, à l’origine, s’était voulue accueillante aux amateurs… et qui, chemin faisant, les avait presque tous perdus.