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Les « Albums de la Pléiade », collection à vocation patrimoniale[1] des Éditions Gallimard, présentent une série de livres destinés, pour la plupart des cas, à rendre compte de la vie d’écrivains en donnant à voir une iconographie riche et variée, accompagnée d’un texte biographique (ou plus largement historique lorsque l’Album n’est pas consacré à un écrivain particulier). Les Albums traitent généralement d’un auteur par ouvrage, à raison d’un volume par an, certaines publications étant néanmoins consacrées à un livre – voire à un ensemble de livres spécifique (à savoir les Albums NRF (2000), Le Livre des mille et une nuits (2005) et Le Livre du Graal (2009)), à une production littéraire particulière (Le Théâtre classique (1970)), ou encore à une période marquante de la littérature française (Les Auteurs de la Révolution française (1989)). Majoritairement dédiée aux auteurs français, la collection inclut toutefois dans son corpus certains écrivains anglophones (Lewis Carroll (1990), William Faulkner (1995), Oscar Wilde (1996)), ainsi qu’un Russe (Fiodor Dostoïevsky (1975)) et un Argentin (Jorge Luis Borges (1999)), et adopte un agenda de publication lié aux parutions de la Bibliothèque de la Pléiade, un des « quatre piliers éditoriaux[2] » de Gallimard qui, au-delà du canon de la littérature française, embrasse également un corpus international.

Les Albums sont offerts aux lecteurs par les libraires à l’achat de trois tomes de la Bibliothèque de la Pléiade lors de la Quinzaine de la Pléiade qui a lieu annuellement durant la seconde moitié du mois de mai. L’impossibilité d’achat des Albums – en excluant le marché de seconde main, où les volumes circulent de manière indépendante après leur parution –, ainsi que leur tirage limité, qui s’élève à environ 40 000 exemplaires par Album et ne peut être renouvelé, font des « Albums de la Pléiade » des objets de collection nimbés d’une aura d’exclusivité, qui sont particulièrement prisés par un certain lectorat, « relativement fortuné » et amateur de « grande littérature et de livres luxueux[3] ». De par cette habile stratégie commerciale, les Albums se trouvent étroitement liés à la Bibliothèque de la Pléiade, en vertu de leur corpus constitué d’écrivains précédemment publiés par la prestigieuse collection de Gallimard, ainsi que par leur format semi-poche et leurs couvertures en cuir, au code couleur brun. Imprimée sur papier glacé afin d’obtenir un meilleur rendu des images, la série, dont le premier tome paraît en 1962, tend à fidéliser les lecteurs de la Bibliothèque de la Pléiade et à les inciter à l’achat.

Alors que, généralement, l’identité d’une collection se construit de manière progressive en s’établissant au cours du temps[4], celle des « Albums de la Pléiade » se manifeste ainsi d’emblée pour le lectorat de la Bibliothèque, familier avec les aspirations patrimoniales de la collection. Si les Albums sont majoritairement rédigés par des universitaires, ceux-ci n’ont toutefois pas le monopole de la collection : plusieurs volumes sont ainsi confiés à des écrivains (Roger Grenier, Album Camus (1982), Jean Lescure, Album Malraux (1986), Jacques Réda, Album Maupassant (1987), Jean d’Ormesson, Album Chateaubriand (1988), Pierre Gascar, Album des Ecrivains de la Révolution française (1989), Michel Mohrt, Album Faulkner (1995), Jean Ristat, Album Aragon (1997), François Nourissier, Album NRF (2000), Guy Goffette, Album Claudel (2011)), des journalistes (Gustave Acouturier (et Claude Menuet), Album Dostoïevsky (1975), Pierre Sipriot, Album Montherlant (1979), Jean Lacouture, Album Montaigne (2007)), des éditeurs (Henri Matarasso (et Pierre Petitfils), Album Rimbaud (1967), Pierre-Marcel Adéma (et Michel Décaudin), Album Apollinaire (1971), Maurice Nadeau, Album Gide (1985)) ou des cinéastes (Jean Vidal (et Henri Mitterand), Album Zola (1963), André Heinrich, Album Prévert (1992)). Plus rarement, des Albums ont été mis sur pied par des proches des auteurs biographiés, à savoir l’Album Wilde (1996), coécrit par Merlin Holland, petit-fils de l’écrivain, l’Album Green (1998), rédigé par le fils adoptif de Julien Green, Jean-Éric Green, ainsi que l’Album Queneau (2002), dont l’auteure est Anne-Isabelle Queneau, belle-fille de l’écrivain. Les « Albums de la Pléiade » sont publiés généralement à la sortie ou à l’occasion de la réédition par la Bibliothèque de la Pléiade d’un volume d’oeuvres de l’auteur biographié[5].

Si l’élément textuel inscrit la plupart des volumes figurant dans cette collection au sein du domaine générique du biographique, ces ouvrages se signalent par la place cardinale qu’ils accordent à l’iconographie. Les textes, que les auteurs des Albums présentent fréquemment comme de simples commentaires des images[6], conservent une tonalité factuelle, qui demeure relativement homogène tout au long de la collection. Les images, quant à elles, varient de volume en volume selon divers paramètres tels que la disponibilité des documents, les découvertes récentes, la volonté de souligner le caractère « inédit » de l’iconographie, etc. Les portraits d’auteurs offerts par les « Albums de la Pléiade » se construisent dès lors essentiellement au moyen d’images de diverses natures[7] représentant de nombreuses facettes de la vie de l’auteur, organisées et complétées par un texte auquel les auteurs attribuent un rôle secondaire. La collection propose ainsi une image des auteurs qui se dessine simultanément à deux niveaux, puisqu’elle inscrit les écrivains dans leur temps tout en les faisant apparaître comme des contemporains du lectorat de la Pléiade, actualisés au moyen de la scénographie[8] de l’album photo qui génère un effet de présence inhérent à l’image[9]. Comment cette double représentation des auteurs s’articule-t-elle au sein des « Albums de la Pléiade »? Les auteurs annoncent une volonté d’actualisation des écrivains dans les préfaces dont ils accompagnent systématiquement ces livres, et sur lesquelles se concentrera cet article, dans la mesure où elles revêtent une fonction de réglage quant à la nature du discours auquel le lecteur va être confronté. Cette contemporanéisation d’auteurs pourtant présentés comme « de leur temps » repose sur un effet d’intimité mis sur pied au moyen d’une rhétorique du dévoilement qui prétend donner à voir l’écrivain tel qu’en lui-même, par-delà les idées reçues qui ont été formulées à son sujet. Cet objectif de dévoilement d’une image authentique de l’écrivain ambitionné par la collection tend à créer un rapprochement entre le lecteur et l’écrivain biographié sur un plan humain, qui transcende la distance temporelle séparant l’auteur figuré de son lectorat, et vise à proposer de cette manière un canon littéraire qui se veut vivant et familier.

L’écrivain, homme de son temps

Directement liée à la Bibliothèque de la Pléiade, « modèle français par excellence[10] », la collection des « Albums de la Pléiade » bénéficie d’une réputation prestigieuse dans le champ de la critique littéraire française. Si la Bibliothèque de la Pléiade s’est ouverte à l’édition d’écrivains contemporains dès 1940, en incluant dans son corpus les oeuvres d’André Gide[11], aucun auteur n’a jusqu’à ce jour été « albumisé » de son vivant, ce qui souligne le caractère résolument patrimonial de la collection. Dans le but d’asseoir la position des écrivains qu’ils présentent au sein de l’histoire littéraire, les auteurs des Albums s’emploient ainsi à les situer dans leur temps en prétendant offrir au lecteur un portrait d’époque façonné à travers des images montrant les coutumes et faits historiques d’une période, dont le biographié est montré, à la fois, comme un témoin, un médiateur et un acteur de premier ordre.

Les écrivains biographiés incarnent d’abord leur époque par leurs écrits et leur mode de vie. Dans cet ordre d’idées, Michel Delon écrit à propos de Denis Diderot que l’auteur « est pleinement l’homme de son temps, entre Régence et Révolution, par son enthousiasme pour le savoir, par ses espoirs dans un avenir meilleur, par son libertinage et son goût de la vie[12] ». Pierre Petitfils et Henri Matarasso insistent dans l’Album Rimbaud sur la médiation du patrimoine socioculturel et historique qui résulte d’un tel ancrage dans le temps des grands écrivains tels que Balzac, Zola, Hugo, Proust et Stendhal, qu’ils appellent les « Goliaths de la littérature » : « Ces hautes figures expriment leur siècle, leur oeuvre est le reflet de la vie sociale, littéraire, politique, militaire, diplomatique, mondaine du temps qu’ils vécurent. Ce sont des témoins[13]. » Le portrait d’époque qu’offrirait par la bande l’Album Hugo relève au même titre de l’évidence pour Martine Écaille et Violaine Lumbroso, qui affirment :

Parmi les événements historiques nous avons dû nous limiter à ceux qui concernent directement Hugo et ce sont, très vite, les événements importants, pour un poète qui s’était voulu attentif à son temps[14].

La vie de Victor Hugo est ainsi donnée à lire comme intimement liée aux événements majeurs de son époque, en particulier en raison de l’engagement politique et social de l’écrivain, dont l’oeuvre et le vécu se sont fait l’écho des grands enjeux sociopolitiques de son temps. Les époques auxquelles ont vécu ces écrivains transparaissent à travers leurs vies et oeuvres; élaborer l’image d’un auteur à travers un recueil d’images permettrait dès lors de dresser le portrait de son époque. Tout se passe comme si, par voie de métonymie, l’auteur, étant à l’image de son temps, devenait, par sa figuration (textuelle et iconographique), une image de ce temps.

Michel Lécureur souligne ce principe métonymique dans la préface de l’Album Aymé : « C’est, en définitive, à une rétrospective de la vie artistique française du xxe siècle que nous convie cet album[15]. » Jean-Pierre Dauphin et Jacques Boudillet vont jusqu’à clamer une dissolution de l’individuel au profit d’un portrait d’époque dans l’Album Céline : « Peu à peu, l’histoire particulière d’un homme s’y défait; l’anecdote en s’usant laisse voir, et comme autrement, les soixante premières années du siècle[16]. » L’oeuvre des auteurs biographiés offre la synthèse d’une histoire culturelle, qui s’esquisse davantage à travers une chronologie déconstruite à l’échelle de la collection. Les auteurs de l’Album Rimbaud s’interrogent ainsi sur les traces qu’a laissées le poète au-delà de sa propre époque : « La lumière brille toujours dans son oeuvre, mais du météore lui-même, que reste-t-il […][17]? » En posant cette question, les auteurs annoncent un des principaux enjeux de la collection, qui vise à affirmer l’actualité persistante de ces auteurs immergés dans leur époque.

L’auteur, notre contemporain 

L’importance de l’auteur dans et pour son temps, d’une part, et sa présence à l’époque contemporaine, d’autre part, demeurent en effet deux modes d’inscription contrastés dans la temporalité que les « Albums de la Pléiade » visent à concilier. Jean Ducourneau énonce cette dualité du passé et du présent dès l’« Avertissement » de son Album Balzac:

Autour de tout cela et de lui-même, une époque : le Romantisme. Époque de rébus, si transparente et si proche de la nôtre par certains aspects. Elle a ses modes, comme le diorama, ou ses inventions, comme le daguerréotype. Homme de son temps, et du nôtre, Balzac nous en fait percevoir les résonances à travers son oeuvre[18]

La question de la constante réactualisation d’une oeuvre occupe une place centrale dans la collection, qui s’emploie à façonner le patrimoine comme entité vivante plutôt que comme monument figé dans le temps. Si Henri Godard, auteur de l’Album Giono, note la nécessité d’un recul historique intervenant dans le commentaire d’un corpus canonique (« […] on n’aborde pas la vie d’un auteur contemporain de la même façon que celle d’un auteur du passé[19] »), sa préface annonce tout de même la « présence » de cette oeuvre au moment de la parution d’un Album (1980) qui traite d’un auteur dont la disparition est récente : « Giono, disparu il va y avoir dix ans, n’a rien perdu de sa présence [20]. » Tenus pour emblématiques de leur temps, les écrivains biographiés par les « Albums de la Pléiade » détiendraient un statut canonique en raison de l’intemporalité qui caractériserait leur oeuvre. « [H]omme de son temps », Diderot s’est à son tour simultanément « imposé comme notre principal contemporain au xviiie siècle ». Michel Delon explicite ses propos par le caractère précurseur de l’oeuvre de Diderot : « Il est notre contemporain par sa méfiance des certitudes toutes faites et des systèmes dogmatiques, par son sens de la diversité et de la complexité du monde, par son jeu avec les mots et les genres[21]. »

C’est en effet bien cette double inscription historique de l’auteur, plongé dans son temps tout en étant parfaitement actuel par ses idées, qui se dresse tout au long de la collection : monument de son époque, moteur des développements contemporains, l’auteur est présenté comme une figure qui assurerait le lien entre un certain passé et les préoccupations ou la sensibilité contemporaine, sans que la nature précise de cette contemporanéité ne soit toujours parfaitement identifiée. Reste à savoir sur quels principes repose cet établissement, à travers la figure d’auteur ainsi construite, d’une convergence entre passé et présent.

L’effet d’intimité

Au cours de la première moitié du xxe siècle, le domaine du biographique tourne son attention vers l’« intériorité » comme moteur de la création littéraire. Alors que les biographies romancées voient le jour et gagnent en popularité[22], la NRF publie des critiques à l’égard de ces « prétendues biographies » et plaide pour un genre fidèle à la réalité[23]. À cette même époque, en 1932, la Bibliothèque de la Pléiade prend forme sous l’initiative de Jacques Schiffrin, collaborateur et ami très proche d’André Gide[24]. Influencé par ses lectures de Sainte-Beuve, Gide développe une passion pour le portrait (auto)biographique, qui associe les éléments extérieurs du parcours à l’expérience intérieure, constitutive de la création[25]. Dans la lignée de cet intérêt pour l’intériorité en tant que notion centrale du biographique, les Albums se concentrent également sur l’intimité de l’écrivain. Une des stratégies de l’actualisation de l’auteur comme contemporain du lecteur des Albums se déploie ainsi dans le dialogue qui s’établit, non entre le lecteur et le grantécrivain[26], mais bien entre deux personnes réelles, plongées dans leur quotidien respectif. Les biographes revendiquent à tour de rôle une approche objective de la vie de l’auteur dont ils traitent, et l’aspect documentaire de l’iconographie minutieuse qu’offrent les Albums contribue à la mise sur pied d’un portrait kaléidoscopique qui expose l’écrivain sous toutes ses coutures. L’enjeu d’un tel Album, annoncent Henri Mitterand et Jean Vidal dans leur Album Zola, est de « retrouver l’univers intime de l’écrivain[27] ». Une connaissance de l’intimité de l’auteur permettrait au lecteur de le percevoir comme un ami, un congénère avec qui l’on partage des manières de penser et d’agir. Michel Delon étaye cette idée dans sa préface de l’Album Diderot, en suggérant la naissance d’une familiarité entre l’écrivain et le lecteur : « Il est [notre contemporain] surtout par sa façon familière de s’adresser à nous. […] Les pages qui suivent se proposent d’être une simple invitation à la vie et à l’oeuvre de l’ami Denis[28]. » François Rey évoque à son tour une amitié qui naîtrait entre Molière et son lecteur lorsque celui-ci s’applique à découvrir l’homme derrière l’image qui lui a été attachée, fût-ce par l’un de ses « camarades » :

Il faut […] se heurter à lui, s’emporter contre lui, s’en détourner pour revenir à lui, et accepter de dialoguer, non plus avec le « parfaitement honnête homme » célébré par son camarade La Grange, mais avec l’ambitieux, le courtisan, l’amoureux de soi-même, le polémiste injuste, bref, avec l’homme de passion. On se rend compte alors que ce grand autre, cet étranger, est devenu un intime et comme votre ami[29].

Les photographies de lieux d’enfance ou de membres de la famille de l’auteur, les reproductions d’actes de naissance ou de mariage, les facsimilés des manuscrits comportant des ratures et des commentaires, autant de preuves d’une existence humaine font surface derrière l’immensité de l’oeuvre publiée. L’addition au monument figé dans l’histoire d’un portrait qui exposerait l’écrivain dans son quotidien forge un lien intime entre le lecteur et l’écrivain biographié, que l’on aperçoit dans toutes ses imperfections à travers l’hétérogène galerie d’images qui est donnée à voir selon un modèle, celui de l’album, devenu l’une des formes d’usages de la photographie parmi les plus « familières », relevant de la sphère de l’intime, notamment du familial. L’Album Balzac exploite ainsi l’autonomie d’un portrait qui se dessine de lui-même en laissant apparaître une figure multiple, rendue par la diversité des images :

[…] tous les Balzac nous apparaissent, dans leur grandeur et aussi dans leur petitesse, car le génie a sa manière à lui d’être, parfois, au-dessous du commun. Les caricatures, les charges, les portraits sont aussi en grand nombre et si différents qu’il se dégage de l’ensemble plusieurs Balzac, comme si le modèle n’était pas unique[30].

Un Balzac « au-dessous du commun » donc, inconnu du lectorat, « dévoilé » par un Album qui fait concorder ce portrait intime de Balzac avec son image de grand écrivain, en le qualifiant, dans la même préface, de « prodigieux[31] ».

Les nuances apportées aux portraits par les multiples représentations de l’auteur permettent au lecteur de faire connaissance avec l’écrivain au-delà de son image d’« auteur ». Les « Albums de la Pléiade » tentent ainsi de fusionner les instances auctoriales identifiées par Dominique Maingueneau, en conjuguant l'« écrivain », situé dans le champ littéraire, et l'« inscripteur », présent dans les reproductions de manuscrits, à la « personne » civile dont on découvre la sphère privée[32]. Face à une telle pluralité d’images, une ligne de conduite ne manque pas de se dégager tout au long de la collection : le désir d’une révélation de la « vraie » personne, ensevelie sous l’image d’auteur figée dans le temps et éclipsée par ses incarnations à travers l’héritage littéraire. C’est donc par la voie de cette pluralité du personnage qui laisse l’écrivain à découvert que le lecteur est invité à éprouver le sentiment de pénétrer dans l’intimité de l’auteur, qui, lui, est présenté comme un être complexe et surprenant.

La stratégie du dévoilement

De nombreux auteurs d’« Albums de la Pléiade » adoptent dans leurs textes de présentation une stratégie du dévoilement, appuyée par le statut documentaire des ouvrages. Le médium de l’album photographique constitue le pilier d’une telle approche puisqu’il accorde une place centrale à l’iconographie, qui « montre » une réalité de la personne dans la lumière objective offerte par l’image.

Alors que l’inscription initiale de l’auteur au sein d’un patrimoine établi demeure maintenue, notamment au moyen du médium sériel de la collection qui regroupe les ouvrages dans un espace de canonisation, c’est sur le particulier que se concentrent les volumes pour appuyer l’effet d’intimité que vise le discours du dévoilement. « En composant cette iconographie, c’est l’envers individuel du décor que l’on invite à voir », indiquent les auteurs de l’Album Céline[33]. Dans les figures d’écrivains dont ils proposent les portraits, les « Albums de la Pléiade » s’opposent ainsi, de façon récurrente, à une image de l’écrivain qui diffère de l’identité véritable de celui qu’il s’agit de présenter. La série postule l’existence d’une « personne » étrangère à sa réputation, issue du champ littéraire, qu’il s’agit d’exposer sous une lumière objective, à l’instar des auteurs qui cherchent à transmettre une « réalité » à travers leur oeuvre. Comme le suggèrent Pierre Clarac et André Ferré, qui abordent la biographie de Marcel Proust en se plaçant sous le signe des positions esthétiques de l’écrivain :

L’objet de l’art, à ses yeux, était d’atteindre « une réalité cachée par une trace matérielle ». Nous ne pourrions guère recueillir ici que des « traces matérielles » d’une vie si ardente et si vite brisée. Mais peut-être, par elles et au-delà d’elles, arrivera-t-on à surprendre quelques aspects de son paysage intérieur[34].

« Surprendre » un auteur dans toute son authenticité, voilà l’objectif pleinement revendiqué des « Albums de la Pléiade » – une quête qui peut se réaliser contre le gré de l’auteur qui préférait montrer en public une image contrôlée, comme en témoigne notamment la préface de l’Album Stendhal par Victor del Litto qui cherche à déceler Henri Beyle derrière Stendhal, dont il souligne le goût des masques :

[…] arriver à deviner Stendhal est parfois ardu : il a mis tous ses soins à se cacher. « Cache ta vie », se donnait-il comme règle dès ses plus jeunes années et, dans les Souvenirs d’égotisme, il répète : « Me croira-t-on? Je porterais volontiers un masque. » Or, le masque il l’a porté, et c’est sous le masque qu’il faut découvrir le vrai Stendhal[35].

Le motif du masque, qui traduit la volonté de l’écrivain de rester indéchiffrable à la faveur d’une posture élaborée, demeure en vigueur tout au long de la collection. La découverte de nouveaux traits de personnalité de l’auteur n’obscurcit pas le portrait que l’histoire en dresse : au contraire, plus l’écrivain est rendu complexe, plus il devient humain et compréhensible pour le lecteur. Ainsi, Merlin Holland note plus de 30 ans plus tard dans son Album Wilde :

Lors de son célèbre échange d'insultes avec le peintre James Whistler, Wilde écrit: « restez comme moi, incompréhensible; un grand homme se doit d'être incompris ». C'est un rôle qu'il avait fort bien joué de son vivant, se cachant habilement derrière une nuée de paradoxes. Après sa mort, pourtant, l'incompréhension, privée de son maître d'oeuvre, devint plutôt de la méconnaissance. [...] En Angleterre, par pudeur, peu de gens s'intéressaient à l’homme et sa vie; en France, on estimait l’artiste sans commenter sa vie privée. La publication de ses lettres, en 1962, a tout changé. [...] Soudainement devant nous sans masque, non moins fascinant, même plus encore[36].

Les « Albums de la Pléiade » aspirent à exposer des « faits » bruts dans le but d’arracher l’écrivain à son « image d’auteur[37]» telle qu’elle s’est sédimentée au cours de sa réception, ce qui ne peut se faire autrement que par le biais du document. Frédéric d’Agay et Jean-Daniel Pariset mettent leurs lecteurs en garde quant à la représentation d’Antoine de Saint-Exupéry qui a fini par dominer son image auprès du lectorat, et qui ne devrait rien à l’écrivain : « Saint-Exupéry ne fabriquait pas sa propre statue. Que ses amis ou ses confidents du hasard ou de la minute imitent son exemple et ne dressent de lui ni une statue du désespoir ni une statue de la sérénité[38]. »

L’histoire forge des légendes, un réseau d’images d’auteurs présentées comme des mythes que les biographes des Albums cherchent à balayer en proposant une image aussi authentique que possible des écrivains[39]. Ainsi dira Pierre Petitfils dans l’« Avertissement » de l’Album Verlaine :

Le plus étonnant est que le vrai Verlaine, celui des profondeurs, ne ressemblait nullement au héros truculent que la Fatalité saturnienne a fait de lui. C’était un être simple, peu exigeant, sensible, sans orgueil, rêvant d’une femme douce, d’un foyer tranquille et d’amis gais et fidèles[40]

Éric Buffetaud et Claude Pichois taillent leur portrait de Nerval à travers un massif de caricatures qui, au fil du temps, ont déformé l’image « véritable » de Nerval aux yeux de sa postérité :

On voit à quoi tendent ces images ainsi que trop d’anecdotes : Gérard est un être étrange, marginal, inoffensif, pour qui l’on éprouve une affection un peu moqueuse. Écrite ou dessinée, cette image dissimule la vraie personnalité de Nerval et recouvre l’oeuvre dont elle fausse l’interprétation[41].

Dans la volonté de composer une biographie objective, Henri Matarasso et Pierre Petitfils visent de la même manière à déconstruire les légendes qui enveloppent Rimbaud afin d’en « dégager » l’âme du poète, qui constitue la source vive de ses écrits : « C’est le poète dégagé des bandelettes de la légende, le seul qui importe à ceux qu’ont touchés ses vers d’or et sa prose de diamant, qui revit en ces pages[42]

Les images à première vue anecdotiques qui figurent dans les « Albums de la Pléiade », telles que les reproductions de documents et les photographies de lieux, contribuent en outre à la mise sur pied d’un portrait qui fusionne le « personnage » de l’auteur et la « personne » qui se trouve à sa source. La réflexion livrée par Bernard Dorival dans l’« Avertissement » de l’Album Pascal témoigne d’un autre type de représentation ad interim, qui se réalise par le biais des manuscrits :

Plus que dans un portrait, Pascal est là, dans la graphie, dans la disposition des lignes, dans les ratures et dans les additions du Mémorial, du Mystère de Jésus et de tels fragments comme ceux qu’on appelle les « Deux infinis », le « Pari », ou la prosopopée de la Sagesse de Dieu. […] Ces lignes, tracées d’une plume fougueuse ou réfléchie, nous restituent, mieux qu’aucun document, Pascal et nous permettent de le comprendre mieux[43].

L’authenticité permettant de démanteler le mythe passe aussi par l’oeuvre, qui constitue une grande partie de l’identité de l’auteur. Jean Ristat poursuit ainsi le vrai Aragon à travers le prisme de sa littérature, évoquant l’intertexte aragonien du mentir-vrai, qui a caractérisé sa vie tout autant que son oeuvre : « Le mensonge – la littérature – est le meilleur et le plus tortueux chemin pour apercevoir une vérité qui se dérobe. Toujours déguisée[44]. » Épousant à son tour cet idéal du « dévoilement » de l’auteur, Christiane Blot-Labarrère redéfinit cependant la notion même de cette « vérité » poursuivie par son Album par le biais de la création de Marguerite Duras:

Délié de l’onirisme flou, son univers n’élude rien. Il se défie de l’objectivité, la conjure, lui faisant signe de loin, à distance : « J’ai toujours vécu le réel comme un mythe. » C’est de ce mythe seul que naît, selon la vérité, une vérité qui déconcerte : « Mes livres sont plus vrais que moi. » Dans cette perspective particulière s’élabore la création[45].

Selon le discours qui se dégage à la lecture de ces « Avertissements » et autres « Avant-propos », la biographie d’un auteur puiserait sa signification dans l’oeuvre, au même titre que l’oeuvre découle des divers points d’ancrage de l’écrivain dans la vie réelle. La « vérité » à découvrir serait intimement liée à la synergie indispensable et toujours singulière de l’écriture et du vécu. Le lien vital entre la vie et l’oeuvre, ce lien même qui brouille les frontières entre mythe et vérité, se révèle constitutif de la biographie telle qu’elle se réalise à travers la collection. L’ambition de la collection, telle qu’affichée par les rédacteurs des « Albums de la Pléiade » dans leurs discours d’escorte, est donc de rendre compte d’un héritage laissé par un « personnage » médiatisé, en allant au-delà de cette image, pour dévoiler aux lecteurs les « individus » à l’origine des ouvrages ayant transformé le paysage littéraire.

Les « Albums de la Pléiade » soumettent l’image d’auteur à une plasticité générique et médiatique qui se traduit en une représentation complexe des écrivains appartenant au canon. L’Album Proust contrarie l’écrivain lui-même dès sa préface, en affirmant que : « c’était […] une idée chère à Proust, [...] que la vie extérieure d’un écrivain ne saurait rien nous apprendre sur l’activité créatrice qui se poursuit au profond de lui-même et dont les sollicitations du dehors ne peuvent que troubler ou interrompre le cours[46] ».

La collection repose sur l’idée contraire, à deux niveaux au moins. Premièrement, elle situe les auteurs dans une époque qui les a formés et qu’ils ont à leur tour profondément marquée et transformée. « Nous avons voulu rendre compte de la continuelle interpénétration entre l’homme et son temps comme entre l’homme et son oeuvre, sans en édulcorer l’abondance ni la diversité[47] », déclarent ainsi Pierre-Marcel Adéma et Michel Décaudin dans la préface de l’Album Apollinaire. Chaque volume de la collection offre une rétrospective iconographique sur une époque, rendant explicite la genèse de l’oeuvre. Dans un second temps, les « Albums de la Pléiade » rapprochent les auteurs biographiés d’un lectorat qui n’est plus celui qu’ont connu les écrivains de leur vivant, en présentant les auteurs canoniques comme contemporains des lecteurs de la Pléiade. Le pivot d’une telle représentation se situe dans l’effet documentaire d’une iconographie hybride qui permet de « dévoiler » l’auteur selon les multiples facettes de sa supposée « vraie » personnalité. Le lecteur en retient l’impression de pénétrer dans l’intimité de l’écrivain, présentée sous une lumière objective par des images évocatrices. Les « Albums de la Pléiade » exposent ainsi la légende, l’immensité d’une oeuvre et sa portée au niveau patrimonial, et les conjuguent au dévoilement de la personne complexe à l’origine de cette oeuvre, en l’actualisant en tant que contemporaine pour en assurer la pérennité et, par conséquent, la légitimité à figurer dans cette collection.

Donner à voir l’auteur selon cette double incarnation, en tant que « grantécrivain » mais aussi en tant qu’homme ordinaire, accentue l’interdépendance de la production littéraire et du vécu de l’écrivain. Une telle approche constitue une stratégie d’autolégitimation des « Albums de la Pléiade » qui s’articule à deux niveaux. À l’échelle du volume, le « dévoilement » de l’intimité de l’auteur et la revendication d’authenticité par le biais de la scénographie de l’album photo permettent de mettre en valeur la relation primordiale entre l’oeuvre et le vécu, qui est présentée comme moteur de la création à travers la série. Au macroniveau de la collection, la scénographie à laquelle se livrent maints « Albums de la Pléiade » cherche à démontrer l'actualité de l’héritage littéraire présenté à l'époque contemporaine. Une telle intention est directement apparentée à la téléologie éditoriale de la Bibliothèque de la Pléiade, qui vise dès sa naissance à proposer aux lecteurs un patrimoine littéraire vivant et modernisé prenant en compte les mouvances et interactions du champ littéraire, et qui s’oppose à l’approche dogmatique de la littérature placée sous la figure tutélaire de Gustave Lanson, en vigueur dans les universités à l’époque des débuts de la collection[48]. Parallèlement, les « Albums de la Pléiade » adoptent leur propre stratégie d’actualisation de leur corpus, en faisant de la figure d’auteur un point de convergence entre l’histoire et le présent. En reposant sur la concordance du passé et du présent, cette scénographie, qui prend forme à l’échelle de chaque volume mais aussi, plus largement, au niveau de la collection, légitime le corpus de la collection et permet au canon littéraire dépeint par les « Albums de la Pléiade » d’être présenté comme pertinent à notre époque tout en gardant son statut de monument de la littérature, fondement de la réputation prestigieuse de la collection qui opère cette canonisation.