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On doit l’expression « littérature sauvage » à Jacques Dubois qui, se penchant sur les marginalités possibles des « littératures minoritaires », l’employait au pluriel pour désigner les productions « qui ne participent d’aucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune[1] ». Comme le rappelle judicieusement Tanguy Habrand dans sa contribution à la présente livraison, on trouvait dans le travail que Bernard Mouralis a consacré aux Contre-littératures[2] une première réflexion systématique sur les à-côtés de la littérature. Celle-ci rassemblait déjà, en sus de productions déjouant la norme de l’institution et évoluant en dehors des circuits du livre, des productions écrites ne participant pas de ce que l’on tient généralement pour « littéraire », à l’image des textes administratifs et horaires de chemins de fer, petites annonces et autres dictionnaires[3]. Encore cette apparente évidence du hors-sujet ne coule-t-elle pas de source : on ne connaît que trop les problèmes inhérents à une tentative de définition de la littérature sur laquelle on ne s’entend souvent que sous couvert d’irénisme. Envisager l’acte littéraire comme une communication sociale, ainsi que l’ont proposé respectivement Alain Viala, Jean-Pierre Bertrand et Alain Vaillant[4], offre des prises solides sur les différents composants de cette communication et sur ses spécificités, qui vont de l’« ouverture » (soit la non-transitivité) à la « différance », en passant par la dimension fictionnelle (considérée sur le modèle de la mimésis aristotélicienne, soit, comme le dit Kendall Walton[5], la capacité à « faire comme si », à imaginer des mondes possibles). Ce modèle communicationnel permet de dépasser la définition qui domine depuis l’ère romantique, en vertu de laquelle on désigne par « littérature » l’ensemble des textes répondant à une visée esthétique ou relevant d’une démarche artistique. On sait les apories multiples sur lesquelles débouche une telle définition, qui, non contente de reposer sur un critère esthétique éminemment labile, s’invalide dès lors qu’on prend en considération, d’une part, l’inclusion par le canon d’une pléthore de productions échappant à cette visée (du Mémorial de Pascal à la correspondance de Samuel Beckett); et surtout, d’autre part, la nécessité d’une reconnaissance extérieure pour qu’un texte soit jugé « littéraire ».

La formule célèbre de Roland Barthes, « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout », n’est à ce titre tautologique qu’en apparence, dans la mesure où elle dit bien l’importance, au sein de l’institution littéraire, de ce que Jacques Dubois nomme des « instances » d’émergence, de reconnaissance, de consécration et de canonisation, qui permettent à l’écrivain de jouer le jeu littéraire et à sa production d’être tenue pour ce qu’elle est, mise en circulation et valorisée[6]. Selon ce principe, un écrivain amateur qui thésauriserait le résultat de son travail sans oser l’exposer au jugement d’autrui ne participerait certes pas à la dynamique du champ littéraire, mais, plus encore, ne produirait simplement pas ce qu’on appelle de la littérature[7]. L’expression « littérature sauvage », si l’on suit le constat de Barthes, serait oxymorique : échappant non seulement aux instances qui jalonnent le cursus honorum de l’écrivain mais aussi, plus fondamentalement, au circuit du livre, ces productions se soustrayant à tout ce qui fait consensus dans la définition du littéraire semblent parfois relever bien peu de ce domaine. Pourtant, une telle représentation procède à la fois d’un textocentrisme et d’une bibliolâtrie de l’histoire littéraire pointés par Alain Vaillant, lesquels nourrissent une vision biaisée excluant de la « littérature » un nombre important de pratiques dont celle-là pourrait pourtant s’enrichir en vertu des mécanismes et des objectifs que celles-ci véhiculent : l’usage transhistorique de la notion de « texte », appliquée au domaine littéraire sous la Troisième République seulement, et la focalisation sur l’objet-livre, qui concrétise et symbolise à la fois l’univers littéraire, mènent à des « contresens historiques[8] » et court-circuitent une pluralité de communications qu’il n’est pas absurde de qualifier de « littéraires ». Le livre est un objet central permettant de matérialiser la problématique de l’échange littéraire, et il en est aussi le symbole, cristallisant les fonctions de chacun des acteurs de cette communication spécifique (de l’écrivain au lecteur, en passant par les médiateurs indispensables que sont l’éditeur, le libraire ou le bibliothécaire[9]). La littérature n’est toutefois pas réductible au livre. Parce qu’elles ont été écartées du monde de l’édition en raison de leur piètre qualité ou de propos transgressifs, parce que leurs auteurs préfèrent investir d’autres voies, certaines productions littéraires trouvent à se déployer sur des supports différents.

C’est en vue de stimuler le dialogue et de confronter les regards sur ces pratiques périphériques que s’est notamment tenu en 2013, aux Universités de Versailles et de Nanterre, un colloque dédié à « La Poésie hors le livre », dont les actes paraîtront prochainement, de même qu’a été organisée à l’Université d’Albi, en 2015, une réflexion collective sur les « Performances poétiques ». Une perspective similaire motive, depuis plusieurs années, des chercheurs d’horizons différents[10] à analyser les rapports entre la presse et la littérature, en mettant notamment en lumière la façon dont, au long du xixe siècle français, le journal se révèle non seulement un lieu de subsistance susceptible d’accueillir des aspirants écrivains, mais aussi un creuset où peuvent s’expérimenter des poétiques inédites. Ces mêmes intérêts, enfin, poussent des chercheurs à sonder plus spécifiquement les espaces où la littérature se dit et se performe plutôt qu’elle ne s’écrit[11], ceux où elle se construit hors d’un monde de l’édition qu’elle peine à atteindre ou qu’elle ignore délibérément[12], et ceux où elle investit des supports qui lui permettent de se réinventer par le biais de pratiques novatrices[13].

Nous avons essayé, en différents lieux, de développer la réflexion autour de ces productions littéraires qualifiables de « sauvages ». Une contribution programmatique au volume Autour de l’extrême littéraire, édité par Alastair Hemmens et Russel Williams aux Presses universitaires de Cambridge[14], nous avait permis de suggérer quelques pistes en matière de corpus à explorer et de distinguer différents espaces et supports susceptibles de prendre les rouages de l’institution littéraire à contre-pied, quitte à donner l’occasion à cette dernière de se les réapproprier ultérieurement. Ceux-ci s’observent depuis le genre de l’album manuscrit, attaché au lieu de rassemblement d’une société plus ou moins formalisée et composé au fur et à mesure des réunions du groupe[15], jusqu’au support mural accueillant des écrits spontanés dont la durée de vie dépend de la tolérance des responsables des lieux et qui, en plus des représentants contemporains de la veine du street art, a pu être investi par certains des auteurs les plus légitimes du panthéon des lettres[16], en passant par les journaux intimes, abritant quelquefois des poèmes et autres récits imaginaires[17], ou par l’ensemble des revues bricolées avec les moyens du bord par des écrivains-artisans. On pense, dans ce dernier cas, à des productions estudiantines comme le journal En route, mauvaise troupe!, imaginé au début de l’année 1913 par un petit groupe d’étudiants du lycée de Nantes (devenu aujourd’hui lycée Clémenceau), âgés de 16 à 18 ans, et au rang desquels figurait Jacques Vaché[18]; mais aussi à des réalisations comme Les Lettres françaises[19] ou le journal tchèque Vedem (littéralement « nous menons »), recopié à la main par ses contributeurs et dans lequel Claire Audhuy a retrouvé une pièce antihitlérienne composée en 1942 par le jeune Hanuš Hachenburg[20].

Ces exemples n’épuisent pas la multiplicité de productions littéraires qui circulent en dehors du canal livresque. La littérature orale, par exemple, à laquelle Paul Zumthor a consacré certains de ses plus importants travaux[21], a longtemps incarné la pratique dominante, et c’est en revendiquant, un peu hâtivement sans doute, l’héritage de figures comme le barde ou l’aède que le jury du prix Nobel de littérature a choisi, le 13 octobre 2016, de couronner Bob Dylan[22]. Moins visibles, de nombreuses manifestations misent sur la transmission orale du message poétique, tantôt par maintien d’une tradition conviviale favorisant le rassemblement des auditeurs autour d’une figure de conteur – sinon par inscription dans un processus de formation de la jeunesse[23] –, tantôt par réactivation de l’idéal romantique du poète-citoyen conférant à la parole vive une performativité sociale, tantôt, encore, par un mélange de ces portées plaisante et activiste[24].

Les articles qui constituent le présent dossier contribuent à développer la recherche sur le champ des possibles extra-livresques de la littérature. À travers des cas particuliers, il s’agit ici de proposer une réflexion transversale, articulée en trois axes, sur la question des « littératures sauvages ». Le premier axe concerne le contexte de production et les enjeux de ces réalisations : des lettres que le proscrit Sigismund Krzyzanowski rédige à l’aide de la vodka, qu’il désigne comme son « coauteur », pour mieux les envoyer à des inconnus ou les laisser s’échapper par sa fenêtre[25], jusqu’aux irruptions ponctuelles de discours poétiques dans l’espace urbain par le biais d’affiches, autocollants et autres tags, pourquoi ces littératures sauvages se manifestent-elles? À quoi réagissent-elles et quel discours tiennent-elles, directement ou en creux, sur l’institution littéraire dont elles se tiennent à distance? Se construisent-elles systématiquement comme un contre-discours? Un deuxième axe est dédié à la singularité des supports investis et à leurs effets sur la poétique : carnets, blogs ou revues reproduites à la main, les à-côtés du livre sont multiples et les auteurs parviennent sans cesse à inventer de nouveaux espaces. Quelles sont les spécificités matérielles de ces supports sauvages? Comment infléchissent-ils la forme des productions qu’ils accueillent? Un troisième axe, enfin, relève du devenir et de l’éventuelle récupération de ces oeuvres : si le caractère artisanal de leurs supports semble les condamner à une existence éphémère, il se trouve néanmoins de nombreux cas de productions sauvages appelées à rentrer dans le rang de l’institution. Cette solution est-elle la seule alternative à l’oubli? Modifie-t-elle les conditions de lisibilité? Qu’advient-il des productions sauvages qui ne sont pas récupérées par le livre?

Exemple de poème-autocollant, Liège, printemps 2016.

Artiste inconnu, photographie de l’auteur

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Ces pistes analytiques sont explorées par les différentes contributions ici rassemblées, qui articulent volontiers les trois axes dans le développement de leur propos. Benoît Crucifix et Pedro Moura se penchent de cette façon sur le cas de Jean-Michel Bertoyas, auteur de bande dessinée investissant le genre du fanzine tout en critiquant, par le biais de figurations satiriques ponctuelles, le développement d’une esthétique puriste – parfois suspecte de snobisme – au sein de cet espace supposément marginal. Les deux chercheurs ouvrent la réflexion sur les supports de ces productions artisanales et éphémères, en mettant en lumière et leur matérialité et les mécanismes de production de la valeur qui, au moyen d’une revendication d’indépendance affichée comme un label de qualité, régissent l’univers du « fanzinat ».

C’est à un panorama de ces pratiques éditoriales indépendantes et sauvages qu’invite Tanguy Habrand dans un essai de typologie riche et rigoureux, où le chercheur donne à voir, d’une part, les motifs qui permettent de distinguer différents types de marginalités scripturales qui éloignent des productions de l’institution éditoriale, et, d’autre part, la façon dont ces marginalités élargissent l’espace des possibles d’une édition indépendante qui se constitue avec et contre les normes imposées par le monde du livre traditionnel.

Hélène Martinelli interroge pour sa part la pratique de l’auto-impression, en offrant un aperçu historique de cette option artisanale éprouvée par des figures aussi considérables que William Blake, Alfred Jarry et Remy de Gourmont. La chercheuse souligne l’originalité et la technicité dont peuvent faire preuve ces acteurs rechignant à recourir aux médiateurs du circuit du livre, et montre que ce refus de participer aux rouages d’une institution où les rôles sont de plus en plus strictement définis au fil des époques condamne souvent ces productions à demeurer confidentielles.

C’est en revanche sur un phénomène de récupération et de redistribution de pratiques initialement sauvages que se penchent respectivement David Vrydaghs et Marie Saint-Amand. Le premier étudie la façon dont le romancier Éric Chevillard, optant pour des carnets en ligne qui le détachent du circuit éditorial, en vient tout de même à développer une poétique bloguesque qui anticipe partiellement l’effet-livre et favorise le transfert du texte sauvage vers l’objet canonique. La seconde offre une analyse de la trajectoire éditoriale de Pénélope Bagieu, illustratrice s’étant fait connaître par un blog amateur associable à l’univers de la chick lit, avant d’être rapatriée vers un monde de l’édition qui l’incite à revoir ses pratiques. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des questions de construction de la légitimité et d’axiologie qui se posent, à travers des productions qui démontrent leur viabilité et leur capacité à s’assurer un succès hors du livre, mais n’en conservent pas moins ce dernier en point de mire, témoignant en cela d’un maintien de la domination symbolique de cet objet.

Également confrontée à une forme d’institutionnalisation du sauvage, Éléonore Devevey étudie la façon dont le Collège de sociologie, dynamisé par Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris de 1937 à 1939, s’est avant tout pensé comme un lieu de sociabilité, volontiers activiste et décloisonnant – un « foyer d’énergie » valant pour lui-même et souhaitant proposer une alternative collective au développement du règne d’un individualisme auquel est associé l’objet-livre. C’est pourtant bien sous la forme du livre que Denis Hollier tentera de conserver le souvenir de cette aventure aux airs de laboratoire, en compilant ses « restes » et ses traces – notes, lettres, souvenirs épars –, conduisant la chercheuse à s’interroger sur les conditions de transmission de tels processus instables et sur les effets de ces naturalisations.

Si la littérature sauvage peut être récupérée par l’institution à l’occasion d’un changement de support et d’une extension de sa diffusion, elle est également susceptible d’être reconfigurée par la fiction : c’est ce que montre l’article de Corentin Lahouste, qui aborde la façon dont le romancier Yannick Haenel place ses personnages au contact de tags qui peuvent non seulement infléchir l’intrigue, mais fonctionnent en outre comme ce que le chercheur nomme des « phrases-talismans » qui avivent la poétique de l’auteur.

C’est aux rapports entre texte et image qu’est dédiée l’étude de Ninon Chavoz sur les réalisations de l’artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré, dans laquelle la chercheuse donne à voir les principes d’une oeuvre transmédiatique réfutant la logique de progression linéaire et assumant sa dispersion. L’auteure confronte en particulier « l’encyclopédisme » prêté rétrospectivement à l’oeuvre et la façon dont l’artiste confère lui-même à son projet une dimension prophétique, tout en le définissant comme un « art nul », délibérément éclaté et irréductible à la mise en volume, qui l’inscrit dans une démarche dont Ninon Chavoz souligne la postmodernité.

Kate Maxwell, enfin, s’intéresse à un objet prenant davantage à contre-pied l’industrie du disque que celle du livre, mais dont la marginalité fondamentale n’en permet pas moins de mesurer des logiques de défiance vis-à-vis de la norme : il s’agit du Song Reader de Beck (2012), un album potentiel, sorti uniquement sous la forme de partitions, et dont la concrétisation dépendait dès lors du bon vouloir du public. L’auteure se penche spécifiquement, d’une part, sur les logiques de présentation des titres de cet album et sur leur poétique; d’autre part, sur le projet collectif d’une réalisation effective du disque élaboré en 2014.

Enfin, dans la rubrique « Varia » (hors thématique), Stéphane Labbé présente une étude empirique des pratiques actuelles en matière d’emprunts de livres numériques dans les bibliothèques publiques autonomes du Québec. Ce faisant, il dresse un portrait inédit des nouvelles habitudes des lecteurs face à un support qui n’est certes pas « sauvage », mais qui suppose une circulation nettement moins traditionnelle que l’objet-livre.

Ces contributions, naturellement, n’ont pas pour objectif d’épuiser la réflexion sur les productions littéraires et artistiques que leur résistance aux normes de l’institution permet de désigner comme « sauvages ». Elles constituent plus volontiers une invitation à les prendre plus systématiquement en considération, afin de nous donner les moyens d’améliorer notre connaissance, historique et synchronique, des logiques d’émergence et de circulation des productions culturelles qui, appréhendées uniquement du point de vue du canon et de la tradition, passent au bleu les réalisations qui s’opposent précisément à ces derniers.