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À la fin du xixe siècle, dans l’effervescence de ce qui deviendra la « civilisation du journal[1] », se développe un média d’un nouveau genre baptisé « petite revue » par l’écrivain Remy de Gourmont[2]. Créée et dirigée la plupart du temps par les écrivains eux-mêmes[3], la « petite revue » oscille entre le journal et le livre et se révèle être un terrain d’expérimentation privilégié pour les écrivains-journalistes. Cependant, si des publications comme La Plume, La Revue blanche ou La Vogue sont couramment identifiées comme des « petites revues », l’isolement d’un corpus bien défini pose problème. En effet, la fin de siècle se caractérise par une circulation des genres et des modèles éditoriaux entre les différents médias : presse quotidienne, revue ou « petite revue », mais aussi livre[4]. Cette structure spécifique du champ littéraire entraîne des évolutions esthétiques dont le roman-feuilleton constitue un exemple signifiant, mais non exclusif. La collaboration des écrivains aux périodiques peut prendre bien d’autres formes. La chronique, genre journalistique par excellence, est ainsi investie par les écrivains qui en font un creuset de la modernité littéraire. Présente dans le journal et dans la revue, elle envahit également le livre par l’intermédiaire du recueil.

L’influence des pratiques journalistiques sur les genres littéraires de cette période est désormais bien connue. La critique récente a notamment montré que le fonctionnement discursif et pratique des « petites revues » s’inscrivait, tout autant que celui des journaux, dans le système médiatique[5]. Ces études ouvrent la voie à une relecture des textes de la fin-de-siècle. Dans les années 1890, par exemple, certains écrivains gravitant autour du Mercure de France alors dirigé par Alfred Vallette ont été associés, dans le discours critique, à un symbolisme souvent défini de façon réductrice comme un mouvement élitiste, opposé au journalisme. C’était ne pas considérer ce que leur oeuvre devait au régime médiatique. L’étude des pratiques discursives de ces auteurs, que ce soit dans les revues à petite diffusion ou dans les journaux, permet en ce sens de nuancer l’aspiration symboliste au Livre. Elle favorise également le rapprochement entre des écrivains dont la pratique journalistique est bien connue et d’autres restés dans la marge de revues plus élitistes. Tout autant que Jean Lorrain ou Jules Renard, Remy de Gourmont et Alfred Jarry jouent de la circulation des formes d’un support éditorial à l’autre. Proposant des chroniques aux divers périodiques de l’époque, journaux ou revues, ils les regroupent ensuite en volumes, suivant des stratégies différentes, mais qui soulignent toutes la porosité des frontières génériques et médiatiques. Reconstituant cette trajectoire depuis le journal jusqu’au livre, cet article propose, dans le sillon des travaux actuels en histoire de la presse, d’étudier les recueils à la lumière des rapports qu’entretiennent les champs littéraire, médiatique et éditoriaux. Cette analyse montrera, d’une part, que la genèse du recueil, souvent complexe, témoigne de la circulation des formes entre les différents médias et du brouillage des frontières génériques; et, d’autre part, que Lorrain, Jarry, Gourmont et Renard sont bien des écrivains-journalistes au sens fort : mêlant deux pratiques d’écriture, ils créent des formes originales, entre unité et fragmentation.

Circulation des textes et genèse du recueil

La genèse des recueils de chroniques fin-de-siècle constitue souvent un acte ambigu qui unit deux objectifs : faire oeuvre, car la fin du siècle est encore marquée par la recherche de l’unité et de la légitimité, à travers l’idéal du Livre; et assurer le maintien de sa position dans l’espace littéraire, tant d’un point de vue pragmatique (contraintes financières) que d’un point de vue symbolique (volonté de sauver des textes de l’oubli). Si les pratiques diffèrent d’un écrivain à l’autre, et d’un recueil à l’autre, toutes portent la marque des phénomènes de contamination qui opèrent alors entre les différents médias. Les textes des écrivains-journalistes circulent entre les journaux, les revues et les livres. La pratique la plus fréquente est celle de la rubrique régulière tenue dans une revue ou un journal, puis reprise en recueil après une sélection et d’éventuelles modifications, souvent légères. En 1894, sous le pseudonyme Raitif de la Bretonne, Jean Lorrain débute dans L’Écho de Paris ses « Pall Mall Semaine » qu’il poursuivra dans Le Journal à partir de 1895 et jusqu’en 1900. Les « Pall Mall Semaine », dont le titre fait référence à la Pall Mall Gazette de Londres (1865) qui relatait les scandales de la haute société victorienne, s’apparentent à une chronique mondaine. Sous une forme proche du journal intime, Lorrain y rend compte des soirées, spectacles, expositions et autres événements mondains parisiens. Ces chroniques sont reprises selon un principe chronologique dans deux volumes intitulés Poussières de Paris, sous le nom de Jean Lorrain. Le premier paraît en 1896 chez Fayard et regroupe les chroniques parues à la fois dans L’Écho de Paris et dans Le Journal du 30 avril 1894 au 25 décembre 1895. Le second, chez Ollendorff en 1902, rassemble les « Pall Mall Semaine » du Journal parus entre le 1er janvier 1899 et le 7 novembre 1900. Les deux recueils présentent donc une forte cohérence thématique et formelle : il s’agit de réunir des chroniques rédigées selon des règles et une forme précises, celles d’un journal mondain, et dispersées dans différents journaux sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne.

Le cas de Remy de Gourmont paraît lui aussi assez simple. Son activité journalistique de chroniqueur donne lieu à plusieurs recueils, la série des Épilogues d’une part, et les volumes regroupant les « Idées du jour », d’autre part. Les « Épilogues », d’abord intitulés « Petites chroniques », paraissent régulièrement dans le Mercure de France à partir de novembre 1895, et ce, jusqu’à la mort de Gourmont en 1915. L’écrivain y commente l’actualité, mêlant le fait divers et les réflexions plus générales sur la vie. En 1903, Gourmont livre un premier volume regroupant les « épilogues », qui en conserve le titre et l’ordre chronologique. Les volumes se succèdent jusqu’en 1910, année durant laquelle le sixième et dernier volume de la série voit le jour. L’« épilogue » est une forme publiée exclusivement dans le Mercure de France, et étroitement associée à Remy de Gourmont. Contrairement à son habitude pour d’autres textes journalistiques, l’écrivain ne recourt pas pour ces chroniques à un pseudonyme. Si les Épilogues affichent leur filiation avec la revue, la mise en livre des chroniques publiées quotidiennement dans le journal La France à partir de juin 1911 sous le titre « Idées du jour » suit une autre logique. Leur regroupement en livre se décline en plusieurs volumes aux titres différents, qui ne renvoient ni au journal, ni à la rubrique d’origine. Deux recueils paraissent en 1912, Le Chat de misère chez A. Messein, et Je sors d’un bal paré chez Champion. Petits Crayons, un troisième volume posthume, mais qui avait été préparé par Gourmont, paraîtra en 1921 chez Crès. La rubrique se disperse donc en plusieurs livres, la trace de l’origine médiatique et de la cohérence initiale des chroniques s’efface au profit de volumes indépendants. Les textes publiés dans le Mercure de France et dans La France sont ainsi différenciés, chaque chronique étant associée à une rubrique précise et distribuée dans des recueils distincts.

La pratique de Jules Renard, collègue de Gourmont au sein du Mercure de France, semble plus complexe : les textes et les rubriques circulent sans distinction entre les journaux et les revues, phénomène accentué par un regroupement indifférencié des chroniques dans les différents recueils. Entre 1892 et 1896, Jules Renard publie des chroniques et autres textes brefs à la fois dans la presse et dans les revues. Il collabore notamment au supplément littéraire du Figaro, au Gil Blas illustré, au Journal, à L’Écho de Paris, à La Nouvelle Revue, au Mercure de France et à La Revue blanche. Certains de ces textes sont repris en volumes dans La Lanterne sourde (Ollendorff, 1893), Coquecigrues (Ollendorff, 1893), Le Vigneron dans sa vigne (Mercure de France, 1894) et Histoires naturelles (E. Flammarion, 1896). Que ce soit dans les journaux ou les revues, la collaboration de Jules Renard prend souvent la forme de rubriques dont le nom joue avec la forme brève : les « Fables sans morales » dans Le Journal, les « Pages courtes », puis « Histoires naturelles » dans La Nouvelle Revue, les « Minutes de la vie » dans L’Écho de Paris, les « Sourires pincés » et les « Cocottes en papier » dans le Mercure de France, les « Coquecigrues » dans le supplément littéraire du Figaro. Les titres de rubriques circulent parfois d’un périodique à l’autre – les « histoires naturelles » apparaissent aussi dans La Vogue en février 1899 – et du périodique au recueil – certaines dénominations sont reprises comme subdivisions du livre. Mais dans le cas de Renard, le phénomène le plus intéressant à étudier repose davantage sur la déformation induite par le transfert que sur la pure circulation des textes. Les chroniques mettant en scène le personnage d’Éloi, double de l’écrivain, qui apparaît à la fois dans La Lanterne sourde et dans Le Vigneron et sa vigne, sont particulièrement intéressantes. La série des chroniques d’Éloi est présentée dans La Lanterne sourde et déclinée en trois chapitres : « Éloi homme de plume », « Éloi homme du monde », « Éloi homme des champs ». Ces chroniques sont mêlées à d’autres textes brefs, eux aussi regroupés en chapitres : « Tiennette la folle », « Tiennot », « Cocottes en papier », ou « Têtes branlantes ». La répartition des chroniques dans les différentes parties du recueil est complexe. Beaucoup d’entre elles proviennent de L’Écho de Paris, où Jules Renard signe chaque lundi – sous le pseudonyme LUNDI – l’une des chroniques de la rubrique journalière « Les minutes de la vie », qui paraît à partir du 6 septembre 1892. Sur les 17 textes publiés dans le journal, 13 sont repris dans La Lanterne sourde et répartis entre les différentes parties. Six d’entre eux figurent dans la série autour d’Éloi avec de légères modifications, puisque la figure d’Éloi n’apparaît pas dans L’Écho de Paris. La phrase d’introduction change du journal au recueil selon le modèle suivant :

Je courus chez mon confrère et je lui criai :
- Monsieur, vous êtes un plagiaire […][6].

Éloi court chez son confrère et lui crie :
- Monsieur, vous êtes un plagiaire […][7].

Ce passage du « je » du chroniqueur au « il » d’Éloi a pour intermédiaire l’apparition du personnage d’Anatole dans L’Écho de Paris du 8 novembre 1892 :

Anatole, qui est un souscripteur professionnel, reçoit son exemplaire du Latin mystique, par M. Rémy [sic] de Gourmont[8].

Éloi, qui est souscripteur professionnel, reçoit son exemplaire du Latin mystique, par M. Remy de Gourmont[9].

À partir de cette date, les chroniques mettant en scène Anatole trouvent leur place dans la série « Éloi », tandis que les autres se répartissent dans les autres chapitres du recueil. En 1893, le personnage d’Anatole apparaît dans le Mercure de France sous une nouvelle rubrique intitulée « La lanterne sourde », ce qui montre le cheminement de Jules Renard vers le recueil. Paraissent ainsi au cours du premier semestre 1893 deux textes qui seront repris dans La Lanterne sourde avec Éloi : « La lanterne sourde. Anatole. La gerbe. La loupe[10] », et « La lanterne sourde. Anatole. Les accessoires du psychologue[11] ». Mais, phénomène plus rare et d’autant plus remarquable, la circulation des textes peut aussi se faire dans l’autre sens. En 1894, Renard reprend, avec Le Vigneron et sa vigne, le personnage d’Éloi dans des textes qu’il regroupe sous le titre « Tablettes d’Éloi ». Or, un an plus tard, l’écrivain propose à La Revue blanche une rubrique bimensuelle régulière intitulée « Tablettes d’Éloi », et dont l’une au moins, « Le voyage à Nice », est tirée des tablettes du Vigneron.

La reprise en livre des chroniques d’Alfred Jarry pose quant à elle la question du recueil posthume. L’histoire de l’établissement du texte de La Chandelle verte est intéressante à plus d’un titre. En 1906, Alfred Jarry projette la parution d’un volume intitulé Siloques, superloques, soliloques et interloques de pataphysiques, recueil de chroniques parues dans La Revue blanche sous le titre « Spéculations » à partir de 1901, puis « Gestes ». En 1907, il annonce dans une lettre à Louis Lormel un plus ample projet : il entend regrouper dans un volume intitulé La Chandelle verte des « spéculations de La Revue blanche, du Canard sauvage, de La Plume, de La Renaissance latine et des “Fantaisies parisiennes” du Figaro[12] ». Le projet s’étend donc à d’autres journaux et revues et semble destiné à conférer une unité et une cohérence aux différentes chroniques. À partir de ces indications, les éditeurs choisissent successivement un classement en fonction du périodique d’origine (édition de Maurice Saillet, Le livre de poche, 1969) et un classement chronologique (adopté par Henri Bordillon et Bernard Le Doze dans les Oeuvres complètes de La Pléiade en 1987). Les différents choix éditoriaux mettent en avant les ambiguïtés de la mise en recueil. Comme l’écrit Michel Décaudin, « d’un côté on privilégie la cohérence des séries, au risque d’éloigner l’un de l’autre des textes qui traitent des mêmes sujets; de l’autre, on facilite la lecture thématique au détriment d’une certaine unité de ton propre à chaque ensemble[13] ». Entre effet de série, unité thématique, unité formelle, dispersion et fragmentation, le recueil apparaît comme un livre problématique par son lien – plus ou moins assumé – avec l’espace médiatique dont il est issu. La contamination des supports joue dans les deux sens, du journal à la revue et au livre, mais aussi du livre à la revue et au journal. Deux logiques se dégagent ainsi dans la composition du recueil, à la fois journalistique et littéraire.

Faire livre, faire oeuvre : le brouillage générique du périodique au recueil

Genres et noms

Comme l’écrit Irène Langlet, le recueil, instrument favori de l’écrivain-journaliste, touche « à des concepts centraux de la théorie littéraire : l’auteur, l’oeuvre, le texte (son unité, sa cohérence), le genre, la logique du sens et de la fiction s’y trouvent interrogés[14] ». La mise en recueil est loin d’être un acte neutre. Dans le mouvement qui va du périodique au livre, le texte change de sens, voire de genre. Dans le cas de la chronique, genre hybride s’il en est, le transfert de médium brouille le statut générique des textes. Au sein du journal, la chronique se définit avant tout par son lien avec l’actualité au sens large (c’est-à-dire dans toutes les manifestations de la vie contemporaine, faits de société, mondanités, ou faits divers), son style, souvent léger, sa régularité de parution et sa dimension contractuelle[15]. Pour le reste, elle jouit d’une liberté qui favorise sa contamination par d’autres genres, que ce soit le poème en prose ou le récit[16]. La multiplication des noms donnés aux chroniques, mais aussi à travers elles aux rubriques et aux livres, souligne à la fois l’appropriation du genre par les écrivains et l’ambiguïté formelle qui le caractérise. C’est en partie dans le nom, en effet, que s’affirme la valeur littéraire de la chronique. Les écrivains ne proposent pas des « chroniques », mais des formes spécifiques qui s’inventent sous leur plume et jouent sur la contrainte qui leur est imposée :

Dès l’origine pourtant cette page, le plus souvent confiée à des écrivains, s’est trouvée en position ambiguë : étrangère à la littérature, refusant d’autant plus énergiquement les lois de la fiction qu’elle se prétend totalement référentielle, elle n’en apparaît pas moins comme une possible contribution « littéraire » dans le journal, rivalisant plus ou moins explicitement avec la fiction. […] Si ces chroniques respectent le plus souvent le pacte générique qui les veut fondées sur l’actualité, elles offrent d’ordinaire au lecteur des dialogues saisis sur le vif, à la limite de la saynette dramatique, au alors des anecdotes, proches de l’esthétique du conte […]. La chronique apparaît comme un laboratoire, dans lequel l’écrivain essaie des formules qui lui assureront le succès quelques années plus tard[17].

Ces « formules » expérimentées dans le laboratoire que constitue le périodique, que ce soit le journal ou la revue, prennent ainsi des dénominations spécifiques, qui se fixent ou évoluent au cours du temps et des publications.

Avec les « Épilogues », Gourmont crée presque un genre. Le titre, qui remplace rapidement celui de « Petites Chroniques », est étroitement associé à la signature de Gourmont, mais aussi au Mercure de France. Le succès des chroniques est perceptible dans les comptes rendus contemporains en France, mais aussi à l’étranger. Les écrivains italiens se montrent particulièrement friands de ces rendez-vous réguliers :

Chi legge le sue riflessioni sulla vita, pubblicate nelle pagine del Mercure, sa che egli non è un narratore; ma un pensatore[18].

[…] è la seconda serie dei brevi, snelli e gustosi articoli che, già da vari anni, egli va pubblicando periodicamente sul Mercure de France, prendendo l’argomento dall’uno o dall’altro avvenimento del mese, trascurandone quasi sempre la parte aneddotica per mettere in luce, con sagace generalizzazione, lo spirito essenziale[19].

La publication en volume, assez tardive puisque le premier paraît en 1903, semble donc répondre à une demande qui justifie la conservation du titre de la rubrique du Mercure de France[20]. Au sein du « recueil » qu’est le Mercure de France (selon l’appellation de son directeur Alfred Vallette), la présentation des « Épilogues » s’apparente déjà au livre par son esthétique, sa mise en page et son format. Le terme « épilogue » insiste sur la narrativité des chroniques qui prolongent, par une forme de récit, l’actualité. Le titre acquiert ainsi dans le livre son sens fort, en mettant un point final au mouvement qui va de l’actualité au journal, puis du journal au livre. La logique qui guide la mise en recueil des chroniques publiées dans le journal La France est tout autre. Les « Idées du jour » disparaissent pour laisser la place à des textes aux titres thématiques. Le support initial, sûrement moins noble que le Mercure de France pour Gourmont, s’efface, les chroniques ne sont plus identifiées comme telles. L’absence de datation et leur dispersion dans différents volumes, qui portent le nom de l’une de ces chroniques sur le modèle des recueils de contes (Le Chat de misère, Je sors d’un bal paré, Petits crayons), rendent les chroniques autonomes. Les textes qui composent les « Idées du jour » se rapprochent d’ailleurs de petits contes ou de poèmes en prose, sans lien direct avec l’actualité.

Chez Jean Lorrain, la longévité de la rubrique « Pall Mall Semaine », dont le principe passe à l’identique de L’Écho de Paris au Journal et qui s’étend de 1894 à 1900, aurait pu donner lieu, comme chez Gourmont, à une reprise du titre dans le volume. Les chroniques y sont classées par ordre chronologique et datées, avec quelques remaniements. Lorrain choisit cependant de regrouper ces textes sous le titre « Poussières de Paris », qui accentue l’idée d’éphémère, mais affirme dans le même temps une certaine légitimité pour la parution de textes donnant une image littéraire de Paris. Jules Lemaître utilisait lui-même le terme « poussière » pour rendre compte de la complexité de la chronique qui oscille entre journalisme et littérature : « La chronique sera donc, si vous voulez, de la poussière de littérature; mais c’est de la littérature encore[21]. » En passant du « Pall Mall semaine », aisément identifiable en première page du journal et dont la dénomination fait clairement allusion à la gazette londonienne, aux « Poussières de Paris », Lorrain choisit d’effacer, ou du moins d’atténuer la dimension journalistique des chroniques. Outre la suppression de passages sans doute jugés trop anecdotiques ou trop datés, la série, en changeant de support, change de sens. La variété constitutive de la mosaïque du journal, pour reprendre l’expression de Marie-Ève Thérenty, est en quelque sorte unifiée par la linéarité du recueil. L’ambiguïté générique des chroniques est dès lors réduite : l’oscillation entre chronique mondaine, critique littéraire, critique d’art, journal de voyage ou critique théâtrale qui les caractérise tend à s’estomper dans le volume. La datation par année disparaît au profit d’une datation journalière évoquant le journal intime, genre qui englobe les microformes dans lesquelles se dispersait la chronique de Lorrain.

Dans son projet de recueil de chroniques, Jarry se propose d’intituler son livre La Chandelle verte, effaçant lui aussi le contexte de parution dans les périodiques. La « chandelle verte » reprend une expression du père Ubu, « de par ma chandelle verte[22] », qui fait allusion à un éclairage particulier sur le monde, et non plus seulement sur l’actualité. Le sous-titre envisagé, « lumière sur les choses du temps », reprenait en partie le titre de certaines séries des Épilogues de Gourmont, « Dialogues des Amateurs sur les choses du temps », dont Jarry est proche[23]. L’écrivain cherche ainsi à mettre en valeur l’esthétique particulière qui gouverne les chroniques et qui leur confère une valeur littéraire, en lien avec sa théorie de la pataphysique, science des solutions imaginaires. La pataphysique figure en effet dans le premier titre envisagé par l’écrivain[24], Siloques, superloques, soliloques et interloques de pataphysique. Michel Décaudin propose d’ailleurs de lire les chroniques de Jarry publiées dans les divers journaux et revues comme « un traité d’application de la Pataphysique à quelques épisodes de l’actualité[25] ». Le recueil ne ferait donc que souligner l’unité esthétique et de méthode de chroniques dispersées dans différents périodiques, de la revue littéraire au journal quotidien en passant par l’hebdomadaire satirique, sous des rubriques variées : « Spéculations », « Gestes », « Journal », « Périple de la littérature et de l’art », « Fantaisies parisiennes ».

La dispersion des intitulés atteint son comble chez Jules Renard, qui jongle avec les appellations. À l’exception des « Minutes de la vie » qu’il partage avec d’autres écrivains dans L’Écho de Paris, Renard se plaît à inventer des titres de rubriques qui éloignent ses textes du genre de la chronique pour en affirmer le caractère personnel, souvent ludique. « Histoires naturelles » et « Fables sans morales » soulignent le lien entre la chronique, le conte et la nouvelle, tandis que « Cocottes en papier » fait allusion à la dimension éphémère et l’absence de sérieux des petits textes qui paraissent dans les journaux. Jules Renard ne semble guère faire de cas de la différence entre la presse et les revues, mêlant indifféremment titres « nobles » et ludiques dans les pages des deux types de périodiques. Les « Fables sans morales » paraissent dans Le Journal, les « Histoires naturelles » dans La Nouvelle revue, les « Cocottes en papier » dans le Mercure de France. De même, les titres génériques et les titres thématiques, comme « Coquecigrues », se croisent et exploitent parfois la confusion entre les deux, comme dans « Cocottes en papier » déjà cité, ou « Sourires pincés » qui paraît dans le Mercure de France et fait allusion à la tonalité des textes. Se présentant comme autant de variations sur la forme brève, ces titres semblent revendiquer le caractère hybride et multiforme de la chronique. Gourmont propose quant à lui de nommer les chroniques de Jules Renard « scalps de puces », ironisant sur la brièveté et le caractère ludique de ces textes[26]. Cette dispersion des textes de Renard est assumée, voire accentuée dans les recueils. Les chroniques y sont éparpillées, et les titres de rubriques récupérés coiffent soit l’ensemble, soit les chapitres – ou plutôt les parties qui mettent en valeur la composition fragmentée des livres plutôt que l’unité du recueil. La page du livre est d’ailleurs très proche de la page de la revue. La mise en forme des chroniques autour d’Anatole est déjà celle du livre, avec, en pleine page, le titre principal qui sera celui du recueil, « La lanterne sourde », puis le sous-titre « Anatole ». Du journal au recueil, les textes perdent au contraire de leur richesse. En première page, la chronique affiche également son lien avec l’environnement et fournit souvent un contrepoint aux autres articles de la Une. Quoi qu’il en soit, la plume de Jules Renard consacre la forme brève, dans des recueils et des livres qui se confondent. Poil de carotte est lui-même construit sur une succession de saynettes, selon un principe proche qui l’apparente au recueil. Plus qu’un genre, la chronique se décline en une série de microformes[27] que le recueil tend à figer en les déformant a posteriori. L’effet-recueil opère en trompe-l’oeil.

L’effet-recueil, entre unité et fragmentation

Le regroupement de textes peut ainsi avoir deux conséquences : soit consacrer un genre par la mise en valeur d’une esthétique commune, soit tendre vers une esthétique moderne en revendiquant l’absence d’unité et la fragmentation. Dans la plupart des cas, il oscille entre ces deux mouvements en mobilisant l’esthétique de la série. Les écrivains mettent cette esthétique en valeur à travers une variation de métaphores employées dans les titres, les préfaces ou les textes liminaires. Les « Poussières de Paris » de Jean Lorrain figurent par exemple les chroniques comme autant de parties d’un tout. Dans le second volume paru en 1902, ce dernier introduit sa première chronique par une citation de Georges Rodenbach qui pourrait presque faire office de préface :

J’aime ma vie et j’aime aussi la vie,

Toute la vie éparse et douce malgré tout,

Comme on aime l’année avec ses raisins d’août,

Avec sa neige de janvier, avec sa pluie[28].

La vie est comparée à l’année et à l’enchaînement des saisons, comme si les chroniques suivaient le mouvement de la vie plutôt que celui de l’actualité[29]. Le choix de garder l’ordre chronologique des chroniques datées va dans ce sens, infléchissant le genre du côté du journal intime, et donc du récit de vie en série.

Chez Jules Renard, la série est marquée par la reprise d’un même personnage. L’expression « Tablettes d’Éloi » est construite sur le même principe grammatical que les « Poussières de Paris », et, à l’intérieur des recueils, les titres des différentes parties du livre réitèrent l’effet de série. La Lanterne sourde propose successivement la série des Tiennette et Tiennot, puis celle d’Éloi. Cette esthétique, dont la construction s’ébauche au sein de L’Écho de Paris, puis du Mercure de France à travers l’apparition du personnage d’Anatole, acquiert toute sa valeur par l’acte de mise en recueil, qui autorise par la suite la systématisation de ce principe dans les pages de La Revue blanche. Dans la revue des frères Natanson, les « Tablettes d’Éloi », double de Renard, sont strictement équivalentes aux chroniques journalistiques, et constituent peut-être même les textes les plus ouvertement journalistiques de Renard. Tout comme les « Lettres à Angèle » de Gide qui paraissent dans la revue L’Ermitage de 1898 à 1900, les tablettes composent une variation sur la rubrique de critique littéraire « Les livres ». Contrairement aux autres textes, elles ne semblent pas avoir été reprises en volume du vivant de Renard. La transposition du principe sériel du périodique au livre, puis du livre au périodique, montre bien l’influence réciproque des médias et la circulation des modèles. Si la chronique est détournée par la fiction, la fiction est elle aussi détournée par la chronique. Dans le cas des recueils de Jules Renard, il faut également souligner le rôle de l’image dans l’esthétique de la série. Les Histoires naturelles sont illustrées en 1896 par Félix Vallotton chez Flammarion, puis en 1899 chez Floury par Toulouse-Lautrec. Les 22 lithographies de Toulouse-Lautrec proposent une série d’animaux qui met en image l’oscillation entre unité et fragmentation.

Dans les recueils de Lorrain et Renard, en l’absence de textes liminaires dont le rôle principal est de légitimer le livre, la cohérence de l’oeuvre est assurée par le volume et le titre. Gourmont développe quant à lui l’art du recueil dans un certain nombre de préfaces qui soulignent le travail de composition et la dimension littéraire des volumes. Il transforme l’effet de série propre à l’écriture journalistique en une véritable poétique :

Il y a au Thibet un arbre magique dont chaque feuille porte, écrite en caractères sacrés, une sentence bouddhiste.
Je pense qu’on a voulu, par cette fable, donner l’image du philosophe et insinuer qu’il est pareil à un arbre qui serait chargé d’opinions autant que de feuilles.
Mais les feuilles tombent, quand la saison l’exige, et sur celles qui reviennent, et qui ont l’air toutes pareilles, se gravent de nouvelles écritures.
Il faut lire les feuilles, chaque année, jusqu’à la mort de l’arbre, si l’on veut comprendre le secret de sa philosophie[30].

Ces propos, ainsi que l’ajout d’un sous-titre – « Réflexions sur la vie » –, infléchissent le genre journalistique de la chronique vers un genre réflexif proche de l’essai. À travers la métaphore filée de l’arbre, qui renvoie au journal, Gourmont se pose en philosophe, détournant habilement la figure du journaliste : les épilogues sont autant de saisons dans la philosophie gourmontienne. La préface des Petits Crayons, qui correspond à une chronique parue dans La France le 6 octobre 1913 annonçant la publication d’un recueil, est elle aussi fondée sur une métaphore, celle du « Songe brisé » :

Quand je me réveillai, je vis clairement que ce que j’avais bousculé ainsi c’était l’image même des événements de la vie tels que perçus journellement. Et je trouvai qu’ils avaient autant de signification dans leur désarroi que dans le classement logique selon lequel ils m’étaient d’abord apparus.

L’image d’un puzzle décomposé dévoile une évolution dans l’esthétique du recueil : les chroniques sont réparties sans ordre logique apparent, ni chronologique, ni thématique. La fragmentation est affirmée comme principe même du volume, ensemble composite de textes qui font sens dans leur ensemble et suivent ainsi une logique non linéaire.

L’art de l’écrivain au service de la chronique, ou la chronique instrumentalisée

À la fin du xixe siècle, les définitions de la chronique sont nombreuses et parfois contradictoires. Genre protéiforme prenant successivement la forme du fait divers, de la critique littéraire, théâtrale, artistique, de la micro-fiction ou de la chronique mondaine, la chronique oscille entre journalisme et littérature. Si elle est pour le Larousse un article écrit « au jour le jour », une production « hâtive » oubliée aussitôt que née[31], elle est anoblie par les écrivains qui la pratiquent, et rattachée au domaine littéraire. Dans sa définition de la chronique, Remy de Gourmont insiste sur trois critères : le sujet, qui dépasse l’actualité pour devenir manifestation de la vie et de l’intelligence, le style, et le transfert des textes au recueil, qui assure le statut littéraire de l’écrit :

Parmi les tâches de l’homme de lettres, la chronique, qui semble au premier abord la plus facile de toutes, est l’une des plus ardues pour ceux qui, comme Uzanne, visent toujours à la perfection du genre. Il faut, pour ainsi dire, porter son attention sur tous les sujets à la fois, sur toutes les manifestations de la vie et de l’intelligence, choisir avec promptitude la manière qu’il importe le plus de mettre en oeuvre, et quand on est décidé à traiter complètement et légèrement à la fois son thème en quelques deux cents lignes et cela dans un style improvisé, mais qui doit avoir cependant des qualités de clarté, de précision, de souplesse et d’esprit. Les chroniques d’Uzanne ont presque toujours assez de valeur pour former naturellement des recueils d’essais, de souvenirs, de visions, comme il le dit lui-même, plus durables que bien des livres moins improvisés[32].

La question de la durée touche à une problématique essentielle pour les écrivains-journalistes confrontés au caractère éphémère des périodiques qui se construisent sur l’actualité. Au sein même du journal et de la revue, ils tentent donc d’atteindre une épaisseur temporelle dont le passage au recueil ne sera que le prolongement. Ce travail passe par deux grands axes : le dépassement de l’actualité et la fictionnalisation.

Dissociation des idées et pataphysique : la chronique comme exercice de style

Le principe des « épilogues » de Gourmont et des « spéculations » de Jarry est proche : il s’agit de partir de l’actualité, d’un fait divers ou d’une étude de moeurs, pour développer une réflexion souvent originale ou inattendue sur l’époque. Les deux écrivains exploitent le genre journalistique pour expérimenter leur méthode, la pataphysique chez Jarry, et la dissociation chez Gourmont. La pataphysique, « science du particulier » qui entend décrire « un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel[33] », fait en effet écho au travail sur les idées proposé par Gourmont :

Il y a deux manières de penser : ou accepter telles qu’elles sont en usage les idées et les associations d’idées, ou se livrer, pour son compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare, à d’originales dissociations d’idées. […] Il s’agit d’imaginer des rapports nouveaux entre les vieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les vieilles images unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à les remarier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu’une nouvelle opération désunira encore, jusqu’à la formation toujours équivoque et fragile de nouveaux liens[34].

À travers l’étude des faits divers, les deux écrivains s’intéressent particulièrement à l’exercice de la justice, terrain journalistique privilégié pour exercer leur esprit critique. Certaines chroniques proposent ainsi un point de vue original sur le crime. Gourmont, bel exemple de dissociation d’idées, rejette l’intervention de la justice pour un crime passionnel, puisque la récidive est improbable – et les « substituts, avant de requérir, devraient lire l’histoire de Molly Bliss, par l’abbé Prévost » – et que la justice n’est pas destinée à punir[35]. Dans le même ordre d’idées, Jarry renvoie dos à dos le criminel et le président des assises, tous deux tueurs d’hommes à leur façon, « l’un à la satisfaction dite générale, l’autre à la sienne, hélas! trop particulière[36] ». L’étude des moeurs contemporaines permet également à l’art des écrivains de se développer en toute liberté. Jarry propose par exemple une « cynégétique de l’omnibus » fondée sur la métaphore animale[37], ou une « psychologie expérimentale du gendarme », à partir de l’observation de « quelques beaux spécimens de cet organe préhensile de la société[38] ». Gourmont revient sur l’histoire des processions, « matière à copie, tous les étés, pour les journaux radicaux ou cléricaux », pour en souligner l’origine païenne[39], ou évoque les animaux du Jardin des Plantes pour les comparer aux hommes[40].

Le jeu sur les idées qui se noue autour de l’actualité confère une épaisseur temporelle au texte périodique : « tout se tient; le monde de la vie et le monde des idées s’évoquent nécessairement l’un l’autre dans un cerveau un peu actif et il est des moments où, en voyant une mouche changer de place sur une vitre, on songe à l’énigme du monde[41] ». Pour Gourmont, cette épaisseur tend vers une dimension diachronique qui apparente la chronique au genre de l’essai. L’écrivain réfléchit sur l’actualité en dégageant des concepts dont il analyse l’évolution historique. La pataphysique de Jarry s’attache davantage aux signes, privilégiant les jeux de mots, les rapprochements inattendus et associations ironiques qui dépassent l’ancrage temporel dans le contemporain. On le voit, la chronique chez ces deux écrivains n’a rien d’un écrit secondaire, destiné à produire de la copie pour des raisons financières. Elle appartient pleinement à leur esthétique respective, qui se construit tout autant dans le périodique que dans le livre, par une influence réciproque. Les contraintes du support journalistique poussent l’écrivain à expérimenter de nouvelles formes qui, à leur tour, conditionnent une évolution du livre, dans le sens d’une esthétique moderne de la fragmentation. Le livre nécessite cependant un processus de composition, car tout n’est pas bon à prendre. Les volumes des Épilogues sont ainsi le fruit d’une sélection rigoureuse et significative. Les textes très brefs, anecdotiques, ou très ancrés dans une actualité datée, disparaissent des recueils. À l’intérieur des épilogues conservés, Gourmont opère d’importantes coupes, par exemple concernant l’affaire Dreyfus. Jules Renard reprend certaines « Minutes de la vie » dans La Lanterne sourde, mais pas les tablettes d’Éloi de La Revue blanche fondées sur le principe du compte rendu. Si le travail de composition est moins évident chez Jean Lorrain, la sélection n’en est pas moins présente. Il écarte lui aussi les chroniques trop anecdotiques, listes de cadeaux de Noël ou ventes de bijoux[42]. Le choix effectué par l’écrivain ne semble cependant pas en mesure de satisfaire le lecteur moderne, si l’on en croit la récente réédition des Poussières de Paris et la présentation de l’éditeur Klincksieck :

Le lecteur a donc sous les yeux deux moments successifs et caractéristiques de l’activité journalistique d’un authentique écrivain, qui permettront de passer de la « fin-de-siècle » à l’« avant-siècle », voire aux débuts de l’époque « 1900 ». S’il a paru opportun d’extraire une anthologie de ces deux recueils pourtant rassemblés (selon une chronologie parfois remaniée) par Lorrain lui-même, c’est que tout n’y était pas impérissable, et que, selon la loi même du journalisme, une actualité encore trop proche, au moment où Lorrain a publié ces deux volumes, l’avait conduit à écrire des articles de qualité variable, à aplatir quelque peu les perspectives, à mettre parfois sur le même plan le mineur et l’important, le futile et l’essentiel, à évoquer à l’occasion des figures, des oeuvres ou des faits aujourd’hui oubliés à juste titre. Un choix plus exigeant (quoique, par définition, subjectif) permettra au lecteur du xxie siècle de rendre mieux justice aux dons éclatants d’un écrivain, véritable « forçat de la chronique »[43].

L’éditeur insiste sur le fait que Jean Lorrain, malgré sa pratique journalistique, est bien un « authentique écrivain ». L’intérêt des chroniques ne repose donc pas seulement sur leur éventuel aspect documentaire – Paris dans l’entre-deux-siècles –, mais également sur la qualité littéraire des écrits et du style.

La fictionnalisation de la chronique

La circulation des modèles entre le périodique et le livre se fait bien dans les deux sens. Le modèle journalistique se propage dans le livre, mais la réciproque est tout aussi vraie : le déclin du roman-feuilleton au sein du journal à la fin du siècle ne signe pas nécessairement une scission définitive entre le journalisme et la littérature. Marie-Ève Thérenty l’a bien montré : il s’agit plutôt d’« une nouvelle forme d’intrusion de la littérature dans le journal sous la forme de microformes journalistiques[44] » qui donne la part belle à la fiction. L’invention du personnage d’Éloi, médiateur entre l’écrivain et le lecteur, constitue la marque la plus évidente du brouillage entre les genres journalistique et narratif. Cela fait d’ailleurs écho à la profusion de romans fin-de-siècle qui mettent en scène un double de l’écrivain, de la Sixtine de Gourmont à l’À rebours de Huysmans en passant par Monsieur de Phocas de Lorrain, qui, par ailleurs, reprennent parfois des chroniques[45]. Éloi permet à Renard de créer une complicité avec le lecteur et de proposer, d’une manière indirecte mais efficace, de la critique littéraire, théâtrale ou de brèves études de moeurs. La chronique sur le naturalisme est un modèle du genre. Elle caricature le mouvement littéraire sur un mode ludique, au moyen d’une mise en situation fictionnelle, presque un mime[46], des caractéristiques de son esthétique :

D’abord, Éloi documente avec rage. Ses amis le fournissent sans le savoir. Ne changez pas de chemise devant lui, vous retrouveriez votre torse et le relief exagéré de vos omoplates, huit jours après, au milieu d’un conte. Surtout, ne le laissez jamais seul dans votre chambre en désordre. Il ramasse les bouts de cigares, les queues d’allumettes; il recueille les cheveux oubliés sur l’oreiller, les poils de barbe[47].

Jules Renard se montre particulièrement friand des courtes saynettes dialoguées, au carrefour du conte et de la chronique, souvent sans lien avec l’actualité. L’épaisseur temporelle est alors créée par la légèreté anecdotique et par l’humour. Dès son premier texte pour les « Minutes de la vie », il se détache rapidement du fait d’actualité (l’affaire du duel Mayer-Morès) pour narrer un duel qui l’implique lui-même[48]. Même anonymes, les chroniques de Jules Renard sont aisément reconnaissables. Chez Jarry, la chronique est caractérisée par un va-et-vient constant entre l’univers référentiel et l’univers imaginaire. Dans une spéculation au sujet des timbres hollandais et de leur effigie, intitulée « Comment nous fîmes connaissance avec la reine Wilhermine », il fantasme une rencontre avec la reine : « Ce fut à Sluys, en Hollande, dans un bureau de poste, que la jeune souveraine nous octroya plusieurs de ses portraits charmants, et nous fit la grâce de nous les choisir d’un format commode et facile à porter en voyage[49]. » Dans la plupart des cas, la fictionnalisation se veut ludique. Gourmont retranscrit par exemple un fait divers en le transposant dans l’Antiquité et en utilisant les techniques narratives au service d’un amusant exercice de réécriture :

Ancien professeur de belles-lettres, qui s’était mis un jour dans la politique, Aristogiton avait conservé le goût des questions pédagogiques; il les traitait à la manière chaude. […] Le soir, après une journée de sérieuses interruptions parlementaires, de notules polémiques, las et fier d’avoir régénéré l’âme de la patrie, il conduisait sa fille, Privigna, dans les théâtres de société consacrés à Aphrodite. On jouait les mystères d’Isis, et ceux de Bacchus et ceux de Priape[50].

Dans un tout autre genre, Jean Lorrain touche à la fiction par une constante mise en scène de lui-même, qui suit les mêmes modalités que la création du personnage d’Éloi. Le « je » du chroniqueur est à la fois tout aussi réel et tout aussi fictif que le personnage inventé par Jules Renard. Lorrain signe d’ailleurs ses chroniques du pseudonyme de Raitif de la Bretonne. Pour décrire les dames parcourant les Salons, Jean Lorrain se place lui-même au coeur des mondanités artistiques :

Sont-elles assez gentilles! Je les embrasserais si j’osais, et quelles jolies nuques elles ont sous la soie dorée de leurs cheveux, des nuques d’une chair satinée, savoureuse et menue; comme je les aime d’être si d’accord avec elles-mêmes. Je suis sûr qu’elles vont hurler devant les Carrière : Carrière[51]!

La critique y gagne en humour et en vivacité, créant une complicité avec le lecteur du journal, mais aussi du recueil, en jouant avec le genre du journal intime[52].

La mise en scène du « je » dans les chroniques est avant tout destinée à mettre en valeur l’originalité du regard porté sur le monde, d’où l’importance des descriptions qui sont au coeur des « Pall Mall » de Lorrain. Les développements autour des oeuvres d’art, des spectacles, des oeuvres littéraires ou de lieux divers constituent autant d’occasions pour l’auteur d’exercer tout son art littéraire en de véritables exercices de style. En mai 1899, la visite à Judith Gautier - laquelle, « médaille syracusaine devenue […] une Japonaise d’Hokousaï », devient elle-même une oeuvre d’art-, provoque une succession de descriptions des lieux et objets qui entourent « la fille du grand Théo[53] ». Les observations sur le monde donnent aussi le ton aux « Idées du jour » de Remy de Gourmont qui, dans le sous-titre du recueil Le Chat de misère, les désigne comme des « idées et images ». Les chroniques publiées quotidiennement dans La France prennent la forme d’innombrables petits croquis, produits de la pensée et du regard du « je » chroniqueur, double de l’écrivain. La chronique se rapproche alors de la poésie, genre d’ailleurs assumé dans la dénomination de l’une d’entre elles, intitulée « sonnet en prose[54] ». Par le prisme du journal, les chroniques semblent tendre vers un lyrisme moderne, vers une poésie du quotidien et de la ville. « Le soir en cette saison », par exemple, offre une vision de la Seine éclairée par les feux des bateaux, le scintillement rouge, vert et jaune des lumières sur le fleuve, le « fantastique effet de torche tournante » d’une grue à vapeur[55].

Le « je » de l’écrivain-journaliste semble ainsi garantir une certaine unité à la chronique, laquelle se disperse en de multiples microformes au sein du périodique, mais aussi au sein du recueil qui affiche parfois sa dimension hétérogène. Ce « je » est d’autant plus affirmé dans le recueil qu’il rétablit parfois la réalité du nom de l’écrivain contre le pseudonyme utilisé dans le périodique. Selon la définition de Gourmont, la chronique serait alors le genre symboliste par excellence, répondant à l’adage de Schopenhauer : « le monde est ma représentation[56] ». Le recueil, tel qu’il est construit par les écrivains-journalistes de la fin du xixe siècle, apparaît comme un instrument privilégié d’expérimentation littéraire, mais pas nécessairement comme un aboutissement. Chez Jules Renard, qui reprend des textes du recueil Le Vigneron dans sa vigne dans La Revue blanche, il constitue une étape, importante, dans la circulation des textes d’un média à l’autre. Le recueil est d’ailleurs également lié au roman, et certaines oeuvres de l’époque peuvent être lues comme des romans-recueils[57]. Les écrivains de la fin du xixe siècle, tout en se pliant au système médiatique, le détournent, brouillant les genres et les frontières par une remise en cause des hiérarchies traditionnelles.