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Adrienne Rich (1929-2012) est une poétesse et essayiste états-unienne majeure de la seconde moitié du xxe siècle, dont l’oeuvre fait à présent partie du canon littéraire. Figure emblématique des mouvements féministe et LGBTIQ, elle a publié des recueils de poésie de 1951 à 2010, rassemblés intégralement dans une anthologie parue en 2016[1]. Son oeuvre poétique a été récompensée par de nombreux prix, comme le Yale Younger Poets Award pour son premier recueil, A Change of World, le National Book Award for Poetry en 1974 pour Diving into the Wreck, et l’anthologie posthume Collected Poems 1950-2012, éditée par Claudia Rankine, était finaliste pour le Prix Pulitzer de poésie en 2017. Dans les années 1960, Rich a commencé à militer pour les droits civiques et s’est revendiquée féministe. À partir de cette période, l’écrivaine a considéré la langue comme le lieu d’une lutte de pouvoir où des voix opprimées, par définition « autres », tentent de se faire entendre au sein de ce qu’elle nomme la « langue de l’oppresseur ».

Sa poésie ainsi que quelques essais ont été partiellement traduits dans des langues européennes comme l’allemand, l’espagnol, le néerlandais, l’italien et le basque, et ce, sous forme de recueils. En français, une dizaine de ses poèmes ont été traduits et publiés dans des revues ou sur internet. Nous nous intéresserons au poème le plus connu de Rich, « Diving into the Wreck[2] », poème éponyme du recueil publié en 1973 et emblématique de l’engagement féministe de la poétesse. Ce texte a fait l’objet de deux traductions en français, auxquelles nous proposons ici d’ajouter une nouvelle traduction. Dans ce processus de retraduction, qu’apprend le retraducteur ou la retraductrice[3] à la lecture des premières traductions? Pour répondre à cette question, nous suivrons sa progression face au texte-source.

Dans un premier temps, l’analyse du texte-source est essentielle afin d’en déterminer les enjeux. La traduction constitue un outil de critique littéraire[4] puisque le (re)traducteur ou la (re)traductrice opère une lecture scrupuleuse aux niveaux micro- et macrotextuels, telle que Steiner la décrit dans sa méthode herméneutique[5]. Nous analyserons, dans un second temps, les habitus des premier-e-s traducteur-rices ainsi que leurs productions, en nous demandant si les enjeux de l’original y sont relayés. À la lumière de ces deux lectures, nous tenterons d’établir des pistes de retraduction, qui seront illustrées par notre proposition de retraduction.

Analyse du poème

Poème phare du recueil éponyme, « Diving into the Wreck » est composé de 10 strophes de 8 à 14 vers. Les strophes et les vers qui les constituent sont brefs, alternant fréquemment entre vers longs et courts (v. 3-5 par exemple). Il faudra tenter de conserver ces effets en traduction, de même que les échos et répétitions qui structurent le texte : l’anaphore en « and » dans les vers 2 et 3, la répétition de « I go down » (v. 22 et 28), etc. À un niveau littéral, ce poème narratif retrace l’expérience à la première personne d’une plongée vers une épave, qui s’avère rapidement métaphorique. Cette descente est difficile et s’effectue dans la solitude, comme l’indique la répétition de l’adjectif « alone » (première et quatrième strophes). Elle est également empreinte de mystère : quelle est la motivation de la persona derrière cette plongée? Et derrière l’obligation emphatique dans « having to do this » (v. 8)? Le lecteur ou la lectrice chemine avec la persona, perd ses repères avec elle (v. 31 à 36) :

there is no one

to tell me when the ocean

will begin.

First the air is blue and then

it is bluer and then green and then

black I am blacking out

De même, les indéterminations grammaticales quant au genre participent du mystère : le lecteur des années 1970 peut sous-entendre que la persona est un homme, car elle pratique une activité physique longtemps considérée comme masculine, bien que le poème ait été écrit par une femme. Ainsi, jusqu’au vers 72, il n’y a aucune indication sur le genre de la persona, qui se révèle féminine, car « mermaid » est mentionné avant « merman »; puis, « she » avant « he » (v. 77). En traduction, on évitera d’expliciter ce qui est indéterminé, non genré, afin de conserver cette caractéristique qui permet au lecteur de suivre au plus près l’expérience troublante de la persona.

Au demeurant, cette plongée est très concrète. Dès la première strophe, les verbes d’action se suivent (« having read », « loaded », « checked », « put on »), et l’on vit l’immersion de la persona étape après étape, étapes coordonnées par « First », puis de simples « and ». C’est une expérience sensorielle (« black rubber », « sun-flooded », suivi de « I’m blacking out [...] I turn my body » à la quatrième strophe) décrite précisément, grâce à de nombreux adjectifs. Ici, le style de Rich se fait simple, sobre, soulignant la concrétude de l’immersion et l’immédiateté de sa narration.

Cette plongée métaphorique forme une expérience initiatique visionnaire dans laquelle la persona remet en question l’histoire et les grands textes dans lesquels celle-ci est consignée (« the book of myths »). Il s’agit d’une « ré-vision » de l’histoire, ce que Rich théorise à la même période dans son essai fondateur « When we Dead Awaken : Writing as Re-vision[6] ». Cette « ré-vision » ou « re-vision » est nécessaire, puisque, selon Rich, l’histoire a été écrite par les hommes, le patriarcat, et qu’il faut enfin que les femmes y trouvent leur place : « Re-vision – the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction – is for women more than a chapter in cultural history : it is an act of survival[7] ». Pour cela, la persona s’est munie d’un appareil photo pour témoigner de ce qu’elle verra, et d’un couteau aiguisé pour faire une coupure avec ce qui a eu lieu avant, dénotant de plus que ce processus est potentiellement violent. L’expérience physique, concrète, de la plongeuse constitue donc une métaphore de la démarche de « ré/re-vision ».

Cette plongée, narrée à la première personne du singulier, se fait en solitaire, mais la persona emploie parfois la deuxième personne du pluriel pour signaler que d’autres plongeuses l’ont précédée dans cette entreprise, et ce, dès la deuxième strophe : « We know what it is for, / we who have used it ». Plus loin, « we » inclut « the mermaid » et « the merman » : l’identité de la persona est androgyne, à la fois féminine et masculine. À la fin du poème, l’emploi du pronom « we » indique à nouveau un dépassement : les limites de l’identité (et l’accord grammatical) sont redéfinies avec « We are, I am, you are […] the one who find our way » (v. 79-81). Le sujet est devenu à la fois un et multiple, riche, rappelant le slogan féministe « the personal is political ». En traduction, il est essentiel de conserver le jeu des pronoms entre singulier et pluriel. Ceux-ci indiquent également la réconciliation finale du poème, l’épiphanie de l’idéal androgyne, comme le montre le parallèle entre féminin et masculin : « I am she : I am he » (v. 67), écho de « mermaid / merman » (v. 71-72). En 1972, au début de la deuxième vague féministe, ce poème propose de dépasser la binarité des genres grâce à l’androgynie, comme l’explique Erica Jong :

Implicit in Rich’s image of the androgyne is the idea that we must write new myths, create new definitions of humanity which will not glorify this angry chasm but heal it. Rich’s visionary androgyne reminds me of Virginia Woolf’s assertion that the great artist must be mentally bisexual. But Rich takes this idea even further: it is not only the artist who must make the emphatic leap beyond gender, but any of us who would try to save the world from destruction[8].

Le poème s’achève par ce « saut » de la persona et sa renaissance. L’indétermination du genre grammatical est donc cruciale dans « Diving into the Wreck », ainsi que la simplicité du style et sa concrétude.

Les habitus des premiers traducteurs

Avant d’examiner les poèmes traduits, le retraducteur ou la retraductrice doit savoir d’« où » vient la traduction : qui en est le traducteur ou la traductrice? Comment travaille-t-il ou elle? Où et quand la traduction a-t-elle été publiée? Pour répondre à ces questions, nous utiliserons le concept bourdieusien d’« habitus » appliqué par Jean-Marc Gouanvic à la traduction[9]. Bourdieu définit l’habitus comme :

[des] systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre[10].

Quels sont « les principes générateurs et organisateurs de[s] pratiques » employées par les traducteurs et traductrices de Rich? « D’où » traduisent-ils?

En français, une dizaine de poèmes de Rich a été traduite et publiée dans des revues ou sur internet. Le lecteur ou la lectrice francophone peut ainsi avoir un aperçu de l’oeuvre immense de Rich, mais aucun recueil ne centralise ces traductions[11]. Les quelques poèmes traduits sont disséminés, étant l’oeuvre de plusieurs traducteurs et traductrices différent-e-s, et publiés sur divers supports dont l’accessibilité et le lectorat varient : revues spécialisées comme Europe, anthologies, ou sites internet, en premier lieu le site Poezibao[12] administré par Florence Trocmé. Ces traductions ont été publiées en France, sauf une, parue dans une revue roumaine multilingue de traductologie[13]. Elles émanent de traducteurs et traductrices passionnés de poésie, souvent poètes eux-mêmes (Claire Malroux, Chantal Bizzini) ou éditeurs. Toutes et tous veulent faire découvrir Rich au lectorat francophone par passion pour la poésie, sans forcément que leur projet de traduction soit clairement défini, qu’il ne concerne plus d’un poème, ou qu’il ait pour but une publication au format papier. En effet, certains poèmes sont disponibles uniquement sur internet et n’ont jamais été formellement publiés.

Chantal Bizzini a fait paraître sa traduction de « Diving into the Wreck » dans la revue Rehauts en 2003[14], traduction relayée sur le blog Poezibao. Elle est poète, enseignante et traductrice prolifique de poésie de plusieurs langues : italien, portugais, mais surtout anglais (notamment Ezra Pound, Hart Crane, W. H. Auden, Denise Levertov, John Ashbery, Quincy Troupe). Sa propre poésie est traduite par des auteurs étrangers[15] et publiée dans diverses revues (en France : entre autres, Po&sie, Europe, Rehauts; aux États-Unis, Two Lines,Blue Lyra Review) et sous forme de recueil[16]. Elle a travaillé en collaboration avec Rich à la conception d’un recueil de poèmes traduits en français, qui n’a pas encore été publié à ce jour[17].

Le second traducteur de « Diving into the Wreck » est Olivier Apert, poète, essayiste, dramaturge et traducteur, entre autres, de Mina Loy. Il a traduit six poèmes de Rich, tous parus dans des anthologies de poésie : Changer l’Amérique : anthologie de la poésie protestataire des États-Unis (1980-1995)[18], et Women, une anthologie de la poésie féminine américaine du XXe siècle[19]. Dans Women, il a lui-même réuni et traduit des textes de différentes poétesses états-uniennes. C’est dans ce second recueil que se trouve sa traduction de « Diving into the Wreck ».

L’habitus de ces traducteurs est marqué par ce qu’Antoine Berman nomme « pulsion de traduire[20] ». Chez les traducteurs de Rich, cette « pulsion » consiste en une passion pour la poésie en général, dans toutes les langues. En effet, Bizzini et Apert ont en commun de n’être ni anglicistes ni traducteur ou traductrice de formation. Ce sont des passeur-se-s de poésie qui se placent au carrefour des langues pour accueillir en français des textes en langues étrangères.

Analyse des traductions

Après l’analyse des habitus du traducteur et de la traductrice, vient l’examen de leurs traductions. Selon Enrico Monti, la retraduction implique nécessairement la consultation des précédentes traductions :

le retraducteur peut s’imposer de ne pas regarder cette série [des traductions précédentes] dans un premier temps, pour ne pas être influencé; mais ensuite il a en quelque sorte le devoir de connaître les autres lectures du textes – tout comme les lectures critiques de l’oeuvre – ne serait-ce seulement que pour éviter les fautes de compréhension, qui sont généralement moins tolérables lors d’une retraduction[21].

Cet examen révèle rapidement que les deux traductions de « Diving into the Wreck » sont, dans l’ensemble, littérales. On note peu d’éloignements par rapport à la lettre du texte-source, à commencer par le premier vers, toujours emblématique en poésie : « First having read the book of myths ». La traductrice et le traducteur choisissent : « [a]près avoir lu le livre des mythes ». Cette traduction littérale est accompagnée de l’original dans Women d’Apert, anthologie bilingue. Dans ce cas, la lecture de la traduction peut se faire en suivant l’original vers par vers, ou segment par segment. Cette possibilité de lecture linéaire répond à une fonction bien précise de la traduction, soit l’édition bilingue.

On trouve toutefois la même linéarité dans la lecture des deux traductions : aux vers 79-80, on remarque que Bizzini comme Apert ne traduisent pas le verbe composé « find [...] / back », placé à l’enjambement. Apert fait l’omission de « back » avec « celui qui découvre le chemin / de cette scène ». Bizzini traduit le verbe « find one’s way », puis « back » au vers suivant : « celui qui retrouve son chemin / de retour vers cette scène ». Ainsi, chez les deux traducteur-rice-s, on constate une lecture linéaire, voire mot à mot de l’original, ce qui n’est pas sans rappeler le propos de Berman, reprenant Goethe, sur le mot à mot en traduction : « le premier mode, ou la première époque, est la traduction intra ou juxtalinéaire (mot à mot) visant tout au plus à donner une idée grossière (Goethe dixit) de l’original[22] ». Cette lecture linéaire pourrait donc être une autre caractéristique de l’habitus des traducteur-rice-s et passeur-se-s non spécialistes de l’anglais.

Après la littéralité/linéarité, on peut relever un deuxième mouvement dans leurs traductions. Lorsque celles-ci s’éloignent de la littéralité, elles suivent en effet certaines tendances récurrentes. Dans la traduction d’Apert, « I am having to do this » (v. 8) devient « [j]e dois accomplir cet acte ». Cet exemple réunit plusieurs de ces tendances. D’abord, le syntagme verbal complexe est rationalisé par l’emploi du verbe « accomplir », plus abstrait que le concret « to do », et par l’étoffement du déictique[23] « this » en « cet acte ». Le sens sémantique est rendu, mais la simplicité et l’immédiateté de la formulation sont atténuées. La nominalisation rend la narration de la plongée plus cérébrale, analytique, et moins active, comme dans la traduction par Apert de « and there is no one / to tell me when the ocean / will begin » par « personne n’est là / pour me dire le commencement / de l’océan » : le verbe d’action « begin » est traduit par « le commencement ». Dans la traduction de Bizzini, on peut cependant noter l’ajout du verbe « devenir » dans la traduction de « First the air is blue and then / it is bluer and then green » : « D’abord l’air est bleu et puis / devient plus bleu, puis vert ». Cette explicitation par rapport à l’anglais est certes discrète (et rare dans sa traduction), mais une perte d’immédiateté s’effectue entre « être » et « devenir ».

En français, le niveau de langue est souvent plus élevé que dans le texte-source. Lorsque « I’m blacking out » (v. 36) devient « je suis prise de vertige » (Apert) et « je m’évanouis » (Bizzini), on perd la concrétude et la sobriété de l’original, qui appartient à un registre familier. On perd également le rythme des vers, ponctués par les adjectifs monosyllabiques, ainsi que l’annomination entre l’adjectif de couleur « black » et le verbe « black out ». Il s’agit ici d’une tendance à la rationalisation et à l’ennoblissement[24], en particulier avec la tournure soutenue « je suis prise de vertige ». Cette tendance à l’ennoblissement est plus présente dans la traduction d’Apert que dans celle de Bizzini. Le premier traduit « otherwise » (v.19) par « au demeurant », plus long, plus soutenu, là où la traductrice a choisi « sinon c’est aussi » : des termes simples, un style courant à familier, voire oral, qui correspondent aux caractéristiques de l’original.

Ces tendances systématiques dans la traduction de ce poème résultent d’une dynamique « naturelle » dans le passage de l’anglais au français, la première langue tendant vers la concrétude, la synthèse, et privilégiant le verbe, alors que la seconde, plus analytique, préfère la nominalisation[25]. D’après Berman, nominalisation, ennoblissement et rationalisation sont des « tendances déformantes[26] ». Au sujet de l’ennoblissement dans la traduction de la poésie anglaise en français, Berman cite Alain (Propos de littérature) : « [le traducteur de poésie prendra] donc mesure d’après les règles de la déclamation publique. […] Je n’ai rien contre cet art d’articuler… mais enfin ce n’est plus l’art anglais de dire, si serré et ramassé, brillante, précieuse et forte énigme[27]. » De plus, dans le cas de « Diving into the Wreck », ces tendances vont à l’encontre de la dynamique même du poème, centrée sur la simplicité du style, l’ambiguïté entre la concrétude de l’expérience et le mystère de sa visée.

Ces tendances sont caractéristiques d’une traduction cibliste ou ethnocentrique, qui répond à deux principes : on doit traduire l’oeuvre étrangère de façon à ce que l’on ne « sente » pas la traduction, et on doit traduire de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il avait écrit dans la langue traduisante[28]. L’ethnocentrisme caractérise les traductions « premières », comme l’explique Enrico Monti, reprenant Berman, lorsqu’il définit « l’hypothèse de la retraduction » comme :

[un] mouvement progressif de chaque retraduction vers le texte-source : la première traduction est tendanciellement une traduction-introduction, avec une acclimatation de l’oeuvre à la langue et à la culture de départ, alors que les traductions successives sont généralement plus portées à afficher l’étrangeté du texte[29].

Les tendances déformantes constituent une dynamique d’acclimatation de l’oeuvre source à la langue cible, qui est cependant limitée par le souci du mot à mot caractéristique des traducteur-rice-s et passeur-se-s non spécialistes de l’anglais.

On remarque que la traduction la plus ancienne, celle de Bizzini, contient moins de ces tendances déformantes que la seconde, celle d’Apert (publiée en 2014). Ce constat semble indiquer que le second traducteur n’aurait pas consulté la première traduction. Mais le retraducteur ou la retraductrice sait-il ou sait-elle qu’on l’a précédé-e dans sa tâche? Cela ne semble pas toujours le cas pour les traducteur-rice-s passionné-e-s et non spécialistes de la langue traduite, ce qui, dès lors, pourrait s’ajouter à la définition de leur habitus.

Le texte d’Apert contient également davantage de « fautes de compréhension » propres aux traductions premières, selon Monti[30]. Ces fautes sont caractéristiques de l’habitus de ce traducteur non spécialiste de l’anglais. Prenons, par exemple, la traduction de « we are the half-destroyed instruments / that once held to a course / the water-eaten log / the fouled compass » (v. 69-72) : « nous sommes les instruments à demi-détruits / qui autrefois tenaient à jour / le journal de bord de l’eau-dévoreuse / la boussole viciée ». Le traducteur voit en « the water-eaten log » le complément de « hold a course » (là où Bizzini a lu « les bûches »), et non la suite de l’énumération par parataxe : il interprète l’adjectif « water-eaten » comme un nom composé. On retrouve ici une conséquence de l’indétermination fréquente en poésie dans les rapports syntaxiques entre les différents constituants de la phrase, et l’ambiguïté ou la polysémie qui en découlent.

On peut donc retenir que les traductions de « Diving into the Wreck » disponibles en français répondent à la fonction de traduction-introduction, ou correspondent, selon Meschonnic, à des « traductions-acclimatations », et non à ce que ce dernier nomme des « traductions-textes », qui seraient plus fidèles à l’esprit du texte-source[31]. Les poèmes traduits par les traducteur-rices-passeur-se-s de l’oeuvre de Rich constituent une première étape cruciale dans l’accueil de l’oeuvre au sein du panorama littéraire francophone.

Pistes de retraduction

Avant de proposer notre texte, nous allons tenter de détailler notre habitus : en tant que traductrice spécialiste de l’anglais mais non professionnelle, notre démarche est définie par la connaissance de l’oeuvre et de son contexte de réception en France et en français. Si nous avons ressenti la « pulsion de traduire » décrite par Berman, notre démarche est réflexive : nous nous inscrivons explicitement dans le continuum de la traduction et notre approche est donc moins spontanée que celle des premiers traducteur et traductrice. Notre retraduction se veut une réponse, un complément aux premières traductions. Elle remplit donc une fonction précise et ne s’érige pas en solution, mais se présente précisément comme une nouvelle étape potentielle dans le continuum de la traduction de « Diving Into the Wreck ». Ainsi, l’objectif de notre retraduction serait de dépasser le stade de traduction-introduction, en suggérant des tendances et stratégies qui peuvent être mises en place afin d’atténuer les tendances déformantes du français qui sont contraires à la logique de ce poème.

En premier lieu, nous affirmons le choix non pas de la littéralité mais du littéralisme, tel que Steiner le définit : « le littéralisme n’est pas le mode facile et premier, mais le mode ultime[32] ». Nous tenterons de rétablir le littéralisme là où le texte cible s’est éloigné de l’original par les tendances déformantes. Par exemple, pour traduire « I am having to do this » (v. 8) (« je dois le faire » dans le texte de Bizzini; chez Apert, « je dois accomplir cet acte »), nous proposons « il faut que je le fasse » afin de garder un groupe verbal, connotant l’activité concrète, physique de la persona, et composé, pour conserver la structure marquée et le caractère impérieux de l’original.

Au vers 30 (« I crawl like an insect down the ladder »), nous traduisons « je descends l’échelle comme un insecte », une solution proche de celle de Bizzini, « je descends de l’échelle en rampant comme un insecte », plus longue mais plus complète[33]. Le verbe « crawl » est omis par souci de brièveté, mais il nous semble que cette image est maintenue dans la comparaison « comme un insecte ». La traduction d’Apert donne : « [c]omme un insecte je crawle en bas de l’échelle », avec une inversion qui rappelle l’original, mais une interprétation contestable du verbe « crawl[34] ». À la dernière strophe, « you are » est traduit par Bizzini comme Apert en « vous êtes ». Il nous semble que la deuxième personne du singulier est plus à même de rendre l’immédiateté et l’universalité cruciale dans ce poème, et c’est le choix que nous faisons.

Les vers 34-36, qui décrivent l’accélération de l’expérience, peuvent être traduits grâce à une littéralité rigoureuse à laquelle se conjugue une recréation : « First the air is blue and then / it is bluer and then green and then / black I am blacking out » devient « D’abord l’air est bleu et puis / plus bleu puis vert et puis / noir le trou noir ». Nous optons pour la suppression de « it is » et de la conjonction de coordination au milieu du vers en français, par souci de brièveté dans ces vers au rythme lapidaire. Le verbe « black out » est transformé en groupe nominal, « le trou noir », sans que cela ne perturbe la syntaxe puisqu’elle n’est pas prosaïque ici. « Le trou noir », expression familière souvent utilisée pour décrire la perte de connaissance, fonctionne avec l’enchaînement des adjectifs de couleur qui se termine par une annomination qu’il nous apparaît crucial de ne pas effacer. Cependant, nous supprimons le pronom « I » : il nous semble impossible de concilier la formule « le trou noir », qui maintient en français la paronomase des couleurs dans ces vers, et l’emploi d’un pronom à la première personne du singulier. C’est une perte qui nous paraît justifiée, mais qu’une prochaine traduction pourrait pallier.

La dernière strophe révèle l’importance des pronoms dans la poésie de Rich. Ainsi, chez Apert et Bizzini, l’alternance des pronoms en genre et en nombre est effacée, en particulier l’accord pluriel avec un sujet singulier de « the one who find our way / back to this scene » (v. 79-80). Bizzini traduit ces vers par « celui qui trouve son chemin / de retour vers cette scène » : l’accord au pluriel du verbe « find » et l’article « our » sont mis de côté. La traduction de ces vers se complexifie du fait que, dans l’expression la plus précise pour rendre ce verbe en français, « celui qui retrouve le chemin de cette scène », l’article est défini, et non possessif (révélant le genre du possesseur) comme en anglais. Nous faisons donc le choix moins heureux en français de « […] retrouve notre chemin / vers cette scène » afin d’expliciter le pluriel.

L’enjeu de ce vers est le pronom neutre « one », que le français exige de genrer. Dans le reste du poème, le féminin l’a emporté en français dès la fin de la première strophe avec « seule » pour « alone » chez les deux traducteur-rice-s, car le français impose également un accord genré inévitable ici. Nous choisissons également l’accord marqué au féminin puisque tout le poème met en scène la relecture de l’histoire au féminin. De plus, dans l’original, le féminin est mentionné en première position dans les deux occurrences du poème où le genre est spécifié, « the mermaid / the merman » (v. 72-73) et « I am she : I am he » (v. 77). Ainsi, dans sa monographie sur la traduction de la poésie de Rich, Myriam Diaz-Diocaretz constate que « woman as speaker is the expression and fusion of persona and poet, in a text that proposes itself as feminist. Rich’s effective method of reflection makes it evident that there underlies a politics of ordinary pronouns to unmuffle the muted self[35] ».

Pour traduire « the one », nous faisons le choix du néologisme « cellui », contraction des formes du féminin et du masculin, inspiré des pratiques de l’écriture inclusive chez les militant-e-s LGBTIQ et féministes de quatrième génération[36]. Si les réflexions sur un langage épicène et sur l’écriture inclusive se développent depuis quelques années en France, aucune règle n’est attestée pour l’accord neutre des pronoms « celle/celui ». Le redoublement « celui ou celle » est utilisé dans le langage courant, mais nous souhaitons respecter la brièveté du poème en évitant cette double formulation prosaïque. À défaut d’être neutre comme l’est « the one », notre choix est symbolique puisqu’il associe en un mot le masculin et le féminin que le poème tente de réunir. Il s’agit d’une tentative de compensation qui passe par un effet différent, mais dont la motivation se trouve dans la logique interne du poème. La littéralité s’associe donc ponctuellement à la recréation poétique pour tenter de résoudre des difficultés rencontrées dans la langue cible et d’atteindre le littéralisme prôné par Steiner.

Pourquoi retraduire?

Gambier écrit que « [la retraduction] serait liée à la notion de réactualisation des textes, déterminée par l’évolution des récepteurs, de leurs goûts, de leurs besoins, de leurs compétences...[37] ». Le constat initial concerne le statut ambigu de l’oeuvre de Rich au sein du panorama littéraire francophone en dépit de son fort capital symbolique[38] aux États-Unis. Cela nous questionne, et suscite le désir de (re)traduire. De plus, depuis la fin des années 2000 se développe en Occident une quatrième vague féministe, caractérisée par la mise en avant de l’intersectionnalité et l’usage des nouvelles technologies[39]. En France, publier aujourd’hui des traductions de l’oeuvre de Rich, poète féministe majeure, serait opportun en raison d’un nouveau lectorat féministe. C’est le « kairos » de Berman, « le moment favorable » de la retraduction dans l’histoire d’une culture, celui lors duquel « il devient possible d’inscrire la signifiance d’une oeuvre dans notre espace langagier[40] ».

De plus, si l’on compare la publication de poésie en France et aux États-Unis, force est de constater que la poésie états-unienne jouit d’un dynamisme[41] et d’une popularité bien plus grands que la poésie en France[42]. Efim Etkind semble y faire référence lorsqu’il parle d’une « “crise du vers” qui empêche les traducteurs français de traduire la poésie dans des formes poétiques adéquates, manifestant par là une sorte d’indifférence à toute poésie qui ne serait pas française[43] ». Il s’agit certainement d’une raison pour laquelle la poésie de Rich n’a pas été traduite en français. Mais la poésie en langue étrangère ne permettrait-elle pas, au contraire, de raviver une tradition littéraire?

Si, dans ce contexte, la diffusion de tout poème de Rich traduit en français est bénéfique, l’on peut se poser la question de l’intérêt de la retraduction. Pourquoi ne pas publier à nouveau les traductions déjà parues? Ou alors se contenter de les réviser[44]? C’est l’historicité du traduire qui importe ici, ainsi que des caractéristiques propres à la traduction des poèmes de Rich, soit leur éparpillement, d’une part, et la présence de tendances déformantes, d’autre part. Ainsi, dans l’idéal, concevoir un recueil de traduction des poèmes de Rich en 2017 constituerait une réponse au contexte actuel et rendrait justice à une oeuvre abondante dont l’aspect diachronique est particulièrement important.

Pour atteindre ce constat, la démarche de retraduction a impliqué des lectures scrupuleuses de l’original et des premières traductions. Si la lecture du texte-source incarne une forme de critique littéraire, ou du moins une exégèse privilégiée, la lecture des premières traductions parues donne au retraducteur ou à la retraductrice un recul réflexif sur sa pratique. C’est en lisant les traductions précédentes que l’on peut effectivement viser à améliorer peu à peu la traduction de l’original dans la langue et la culture cibles, et ultimement dépasser l’étape de la traduction-introduction. L’oeuvre d’Adrienne Rich appelle une retraduction afin de sortir de l’entre-deux dans lequel elle se trouve en France : présente, certes, mais de façon infime, éparpillée et difficile d’accès. Oeuvre d’une poétesse majeure, elle exige que de nouvelles traductions soient produites et diffusées auprès d’un nouveau lectorat féministe – et à un public bien plus large – en France et dans l’espace francophone. Comme l’écrit Berman, « c’est seulement aux retraductions qu’il incombe d’atteindre – de temps en temps – l’accompli[45] ».