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Je n’ai pas encore parlé de l’édition. Pourtant, c’est une partie de mon travail que j’ai beaucoup aimée, car elle me permettait de rencontrer des écrivains dont j’appréciais l’oeuvre. J’ai fondé une maison d’édition que j’appelai Les Presses laurentiennes, habitant alors à Notre‑Dame‑des‑Laurentides, petite ville aujourd’hui annexée à la ville de Québec. On m’a souvent dit que c’était un beau nom […]. Malheureusement, pour diverses raisons, parmi lesquelles le hasard fut trop souvent présent, il sera bientôt complètement oublié[1].

On le sait, l’histoire littéraire des femmes nécessite une série d’ajustements des outils d’analyse traditionnels dans le but, d’une part, de rendre compte de la présence active des femmes dans les réseaux et les circuits de production et de diffusion des oeuvres culturelles, et, d’autre part, de repenser notre rapport à la discipline historique et à des méthodes qui ont pendant longtemps reproduit des phénomènes d’exclusion de genre[2]. On sait aussi que l’histoire littéraire des femmes nécessite de s’aventurer en dehors des grands récits nationaux, masculins, blancs et hétéronormatifs. Loin de traquer des phénomènes isolés, elle cherche plutôt à rendre toute leur texture et leur intelligibilité à des actrices de la vie littéraire, à des pratiques et à des discours dont la trace s’est perdue dans les méandres du récit historique et de la mémoire. C’est à peu de choses près ce que dit Valérie Lefebvre‑Faucher de sa posture de « lectrice » dans l’introduction à Promenade sur Marx :

C’est moi cette promeneuse bizarre, émerveillée de trouver des liens de papier entre les gens de chaque époque, chaque paysage. […] Comme promeneuse, j’ai accès à des trésors. Je suis toujours étonnée de croiser ceux qui ne marchent que sur les grands boulevards, qui ne lisent que les majuscules prétentieuses de l’histoire. Tout le monde sait pourtant que pour connaître une ville il faut en arpenter les ruelles[3].

Dans cette perspective, le parcours de Simone Bussières (1918-2019) ainsi que l’apport de cette dernière à la littérature invitent à se tourner vers un territoire périphérique, mais d’une grande richesse pour quiconque s’intéresse à la place des femmes dans la vie culturelle québécoise de la deuxième moitié du xxe siècle. Tour à tour comédienne, enseignante, écrivaine, animatrice à la radio, puis à la télévision, directrice de commission scolaire, éditrice et présidente d’un regroupement d’écrivains et écrivaines, Bussières mène une trajectoire polygraphe hors du commun qui la place, en fait, au centre du champ de la communication littéraire, tant du point de vue de l’écriture, qu’elle pratiquera jusqu’à sa mort, que de celui de la diffusion et la transmission de la littérature dans les secteurs du livre, des médias et de l’enseignement[4].

C’est sur cette figure que je me penche ici, afin d’approfondir notre connaissance d’un monde supposément masculin, celui de l’édition au Québec ; postulat que le cas de Simone Bussières contribue à renverser. Isabelle Boisclair rappelle à juste titre qu’« [à] côté des maisons féministes (Pleine Lune et Remue-Ménage) et des éditrices féministes (comme Anne-Marie Alonzo), il y a aussi de plus en plus de femmes éditrices qui ne font pas entrer en jeu la question du féminin – du moins, pas au premier chef – dans la pratique de leur métier[5] » durant la période 1960-1990. Dans ce paysage marqué par le caractère éphémère et marginal des maisons d’édition fondées et / ou dirigées par des femmes (à l’exception de Pleine Lune et Remue-Ménage), Simone Bussières fait encore une fois figure d’exception. En 1969, elle fonde les Presses laurentiennes dans le but initial d’éditer des recueils de poésie pour enfants. Après une dizaine d’années marquée par une production assez réduite, Bussières diversifie son catalogue en mettant sur pied une collection d’anthologies littéraires : « Le choix de… ». Entre 1981 et 1988, date de la vente des Presses laurentiennes à Guérin éditeur, elle orchestre la publication de 25 anthologies préparées directement par les écrivaines et écrivains sollicités ou, dans le cas d’autrices ou d’auteurs décédés, par des membres de la famille ou des amis et amies intimes. Fort remarquée dans les années 1980, encore disponible sur les rayons des bibliothèques universitaires et utile pour les chercheurs et chercheuses, la collection s’attire les bonnes grâces du milieu académique et de la critique, ainsi qu’en témoigne Jean Royer en 1987 à l’occasion de la parution du Choix de Jacques Blais dans l’oeuvre de Saint-Denys Garneau : « Ces petites anthologies composent un outil irremplaçable pour placer des étudiants et les autres sur le chemin de la lecture de nos “classiques”[6]. » De par leur nature, ces ouvrages sont le fruit d’une collaboration étroite entre les écrivains et écrivaines (ou leurs proches) et l’éditrice elle-même, maîtresse d’oeuvre de la collection et de sa publicisation dans l’espace public. Dans cet article, je me penche sur la nature de cette collaboration entre Bussières et les personnes mises à contribution dans le cadre de la série « Le choix de… ». C’est à partir du fonds d’archives Simone Bussières, et particulièrement de la correspondance avec les écrivains et écrivaines figurant au catalogue de la collection, que je veux comprendre les stratégies éditoriales de Simone Bussières, ainsi que la vision de la littérature québécoise qui s’en dégage. Cette analyse du « discours de l’éditeur[7] » – en l’occurrence ici, de l’éditrice – me permettra de faire émerger en fin de compte une éthique de l’appréciation et de l’amitié qui guide les actions et relations de la présidente des Presses laurentiennes. Pour mieux comprendre cette éthique, et afin de bien saisir l’entreprise de promotion et de patrimonialisation des lettres québécoises que se donne Simone Bussières, je reviendrai d’abord sur les grandes tendances de la collection « Le choix de… », avant de reconstituer l’ampleur de son geste éditorial à partir de l’étude des lettres qu’elle envoie et qu’elle reçoit.

« La mémoire littéraire du Québec » : portrait d’une collection

Au moment où elle inaugure la collection « Le choix de… », Simone Bussières a déjà une feuille de route assez remplie en matière de publication. Active dans les revues et magazines dans les années 1940[8], elle fait paraître en 1951 son premier roman, L’héritier, qui lui vaut à la fois un succès de librairie et une réception critique réprobatrice. Puis, dans les années 1960, profitant de son expérience dans le secteur de l’enseignement, elle publie plusieurs manuels scolaires, dont Je veux lire (1963), Je sais lire (1965) et J’aime lire (1966), qui lui permettent de mettre en pratique la méthode de lecture dite « spontanée » à l’attention d’un large public enseignant. Forte de ce parcours à mi-chemin entre la littérature et l’éducation, et grâce aux considérables revenus générés par la vente de ses manuels au Québec et à l’international[9], Simone Bussières fonde les Presses laurentiennes avec un premier livre qui synthétise ce double souci esthétique et pédagogique : Du soleil sur ton chemin, une anthologie du poète belge pour la jeunesse Maurice Carême[10]. Interrogée par Monique Duval à l’occasion de ce premier essai éditorial, Bussières résume ainsi son projet :

« C’est pour répondre à un besoin, dans le monde de l’enseignement aux tout jeunes enfants, que j’ai décidé de fonder ma propre maison d’édition » […]. Ce besoin concerne la poésie, genre pour lequel, paraît-il, les enfants manifestent beaucoup d’intérêt. Malheureusement, cependant [sic] ne peut guère être satisfait car la production est rare[11].

Dans cet entretien, la nouvelle éditrice précise qu’elle ne se limitera pas au seul domaine de la poésie pour enfants. Effectivement, entre 1970 et 1981, soit avant la constitution de la collection « Le choix de… », le catalogue des Presses laurentiennes se décline grosso modo en deux blocs regroupant une douzaine de titres. On trouve d’abord, répartis dans deux courtes collections (« Le poète et l’enfant », initiée par le recueil de Carême, et « Les diables à quatre », collection de romans d’aventures ne contenant qu’un titre), des textes destinés à la jeunesse, dont certains sont écrits par Simone Bussières. Le second volet a en commun non pas une collection, mais un nom, celui d’Adrienne Choquette. Les oeuvres de la romancière et nouvelliste morte en 1973 sont en effet rééditées ou publiées de façon posthume par les Presses laurentiennes. Cet intérêt appuyé pour l’oeuvre de Choquette découle d’une « belle et grande amitié[12] » entre les deux femmes — c’est Bussières qui devient l’ayant droit de Choquette — mais aussi d’un respect de l’éditrice pour une oeuvre rapidement tombée dans l’oubli[13].

C’est une même attitude, empreinte d’affection et de révérence, qui préside à la création de la collection « Le choix de… ». Les écrivains Robert Choquette, Victor Barbeau, Félix‑Antoine Savard et Roger Duhamel sont à l’honneur dans la première fournée parue au printemps 1981. S’il est difficile de connaître les raisons de ce choix forcément arbitraire, on peut toutefois remarquer quelques liens et points communs qui traduisent les objectifs de la série. Nés entre 1894 (Barbeau) et 1916 (Duhamel), les quatre écrivains appartiennent à une arrière-garde établie dans le milieu littéraire. Leurs oeuvres, publiées principalement dans l’entre-deux-guerres et les années 1940 et 1950, ont été consacrées par des prix et hommages. Cependant, faute de réédition, elles sont relativement peu connues du public, exception faite de Menaud, maître-draveur qui figure au programme des études littéraires collégiales et universitaires. Choquette, Barbeau, Savard et Duhamel sont tous membres de l’Académie canadienne-française, que préside Choquette, ainsi que de la Société des écrivains du Québec, regroupement au sein duquel est active Simone Bussières – elle est présidente de la section de Québec entre 1980 et 1983. Enfin, si l’on ignore tout des relations de l’éditrice avec Barbeau et Duhamel avant 1980, on sait qu’elle est relativement proche de Savard[14]. Quant à Choquette, il est le cousin d’Adrienne Choquette et, à cette occasion, a déjà collaboré aux activités des Presses laurentiennes en préfaçant le volume posthume Je m’appelle Pax en 1974. La collection cherche ainsi, dès ses premiers titres, à rendre accessibles des textes parus pour la plupart avant les années 1960, bien que les auteurs sollicités aient le choix, en fin de compte, de livrer plusieurs extraits parus plus tardivement ou inédits. Quant aux réseaux choisis par Bussières, ce sont surtout les membres de l’Académie canadienne-française qui sont sollicités pour participer à la série, comme semblent d’ailleurs le confirmer Le choix de Simone Routier et Le choix de Rina Lasnier, en chantier au printemps 1981 et qui paraissent quelques semaines après les premiers titres.

Tableau 1

Liste des titres parus dans la collection « Le choix de… » (par ordre chronologique)

Liste des titres parus dans la collection « Le choix de… » (par ordre chronologique)

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Promue comme étant la collection de « la mémoire littéraire du Québec » (figure 1), la série « Le choix de… » s’échelonne de 1981 à 1988, puis est reprise brièvement par Guérin éditeur avec les « choix de » Bertrand Vac et Jean-Éthier Blais[15]. On y trouve deux volets : la série A, la plus importante, contient les anthologies préparées par les soins des autrices et auteurs concernés. À cela s’ajoute la série B, soit huit volumes dans lesquels un ou une proche d’une autrice ou d’un auteur décédé a colligé les textes les plus représentatifs d’une oeuvre. On y retrouve à nouveau Adrienne Choquette en 1982, avec un florilège proposé par Bussières elle-même. Sur les 25 écrivaines et écrivains présents, il faut noter la présence de huit femmes pour 17 hommes, situation loin d’être paritaire, mais qui manifeste assurément un souci de démasculiniser l’image du panthéon littéraire québécois. Qui plus est, à côté d’autrices consacrées comme Gabrielle Roy (anthologie préparée par Marcel Carbotte), Claire Martin et Rina Lasnier, l’éditrice fait appel à d’autres figures plus méconnues du grand public, comme Éva Senécal, Cécile Chabot ou Medjé Vézina (anthologie préparée par Jacqueline Vézina), dont les oeuvres poétiques ou en prose, notamment publiées dans les années 1920 et 1930, demeurent introuvables près d’un demi-siècle plus tard. Du reste, Bussières se tourne a priori vers ses réseaux directs : Chabot est une ancienne collaboratrice des Presses laurentiennes ; Simone Routier, Rina Lasnier, Gustave Lamarche, Ringuet, Marcel Dubé, Clément Marchand et Naïm Kattan sont membres de l’Académie canadienne-française ; Gabrielle Roy et Medjé Vézina sont ou furent des amies intimes[16].

Les anthologies, pour leur part, sont apprêtées dans une toilette similaire qui vient souligner l’effet de série, ainsi que le montre la reprise du titre Le choix de… dans l’oeuvre de…. Chaque volume compte environ 80 pages, ce qui occasionnera des reproches répétés de la part d’Adrien Thério dans les années 1980, le critique estimant que les livres sont trop courts[17]. On y retrouve une diversité de textes choisis permettant de saisir le caractère polygraphe et accompli des écrivains et écrivaines, véritables touche-à-tout de la littérature : poèmes, extraits de romans, nouvelles, scènes de théâtre. En guise d’introduction située avant ou après un portrait photographique, l’écrivain ou écrivaine présente à l’occasion ses choix dans le cadre d’un texte d’une à deux pages. Pareille formule diffère, d’un volume à un autre ; et il arrive qu’aucune introduction ne soit rédigée (Félix Leclerc) ou encore, que ce soit une tierce personne qui procure la préface (Bruno Lafleur dans Le choix de Félix‑Antoine Savard). Dans ce texte, l’auteur ou l’autrice, ou la personne responsable de l’édition, commente sa sélection, tout en témoignant de sa difficulté à faire un choix cohérent et représentatif, à l’image du texte liminaire de Marcel Dubé intitulé « Motivation et justification » :

J’ai quand même fait mon choix. Et il n’est sans doute pas le meilleur mais il est le mien. Je n’ai pas prêté l’oreille aux voix actuelles ni aux cultes nouveaux et passagers, ces derniers faisant désormais office de culture. C’est donc dire que je n’ai pas essayé d’éviter l’anachronisme et l’incongruité mais que j’ai fait, d’abord et avant tout, le choix de textes qui, dans l’exercice de mon métier, jettent de la lumière sur mes premières motivations d’écrivain et témoignent de ma continuité de pensée et d’engagement en tant qu’homme. […] Ayant profité de l’occasion offerte par la maison d’édition Les Presses laurentiennes, je me suis permis un retour sur mes propres pistes et j’invite le lecteur indulgent à m’accompagner un moment[18].

Qu’elle soit rédigée par l’écrivaine ou écrivain concerné, ou par un compilateur ou une compilatrice, l’introduction vient réaffirmer la singularité d’un point de vue sur le monde et la littérature, à l’instar de ce qu’écrit Dubé. L’anthologie permet aussi de révéler un auteur ou une autrice dans toute sa complexité, comme le prétend Bruno Lafleur à propos de Savard, qui est considéré comme l’homme d’un seul roman, Menaud, maître-draveur[19]. Ces textes introductifs font écho aux « résumés » disponibles sur la quatrième de couverture et qui, là encore, jouent la carte du caractère nécessaire et universel d’une oeuvre. Tantôt repris de textes parus ailleurs (un discours à l’Université du Québec pour Félix Leclerc, un extrait de l’Anthologie de la littérature québécoise de François Hébert pour Medjé Vézina), tantôt rédigés par l’éditrice ou par un collaborateur[20], les « résumés » multiplient les références aux oeuvres et aux prix et hommages obtenus par l’individu honoré, tout comme ils usent d’un ton laudatif pour honorer une écriture et un parcours exceptionnels — ce que les communiqués et prospectus vont continuer de faire dans les journaux et revues (figures 1 et 2).

Figure 1

Publicité pour la collection « Le choix de… » des Presses laurentiennes, Le Devoir, 25 mars 1989, p. 7.

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Figure 2

Prospectus pour la collection « Le choix de… » des Presses laurentiennes (circa 1981), fonds d’archives Simone Bussières, BAnQ, P2111,S5,D8

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Tractations épistolaires, hommages et envois de livres : l’éditrice à l’oeuvre

Si le catalogue des Presses laurentiennes permet de remarquer quelques lignes directrices au sein de la collection « Le choix de… », l’accès aux documents personnels et professionnels de sa présidente offre un point de vue complémentaire sur la fabrique des anthologies et les enjeux patrimoniaux et symboliques qui s’y rattachent. Long de quelque 1,6 mètre de documents textuels, le fonds d’archives Simone Bussières (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) est notamment constitué de plusieurs échanges de lettres entre elle, ses amis et amies, et les écrivains et écrivaines qui collaborent avec elle. De prime abord, un aperçu général à cette documentation permet d’attester que Bussières est autant une « femme de téléphone » qu’une « femme de lettres », ces dernières servant principalement à engager la discussion ou à officialiser une entente. Or, bien que l’on n’y trouve que peu de correspondances-fleuves, et si plusieurs lettres manquent à l’appel, il est toutefois possible, par-delà les absences et les silences de l’archive, de reconstruire avec précaution les stratégies éditoriales de Simone Bussières et de concevoir plus précisément ses objectifs en matière de promotion de la littérature québécoise. Il faut préciser que les Presses laurentiennes reposent sur les épaules de leur éditrice ; et si Bussières fait bien appel à quelques amies en vue de diriger des collections (Suzanne Paradis sera en charge de la courte série « Sortilèges », qui regroupe deux titres en 1987), « Le choix de… » est une initiative qui lui est propre et dans laquelle elle s’investit pleinement, depuis les premiers contacts avec l’écrivain ou écrivaine jusqu’au lancement.

Animée elle-même par un certain souci de l’archive, Bussières conserve les copies de plusieurs des lettres qu’elle envoie à ses collaborateurs et collaboratrices, notamment les missives qui invitent l’écrivain ou écrivaine à constituer une anthologie de son choix aux Presses laurentiennes. Ces lettres offrent une perspective intéressante sur le discours de l’éditrice entourant le projet de sa collection, tout comme elles permettent d’apprécier et de resituer dans leur contexte les efforts menés par Bussières en vue d’obtenir le soutien et la contribution d’un écrivain ou une écrivaine. Pour la présidente de la maison d’édition, il s’agit de vendre le projet d’un nouveau livre, de signifier l’importance de la personne à qui elle s’adresse, de lui témoigner son estime et, finalement, de mettre en évidence un terrain commun, une entente symbolique vis-à-vis, d’une part, de l’oeuvre individuelle et, d’autre part, de la littérature québécoise comme objet de discours et de savoir. Car c’est bien de cela qu’il est question : faire de la collection « Le choix de… » un outil essentiel pour l’enseignement de la littérature. C’est en des termes similaires qu’elle présente le projet à Simone Routier : « […] si nous en venons à de gros tirages… Qui sait ? Nous entrerons peut-être dans les Cegeps avec cette formule et alors[21]… ». Généralement, la lettre initiale arrive dans la foulée d’une rencontre téléphonique ou réelle entre Bussières et l’écrivain ou écrivaine : le support épistolaire permet dès lors, dans une perspective toute professionnelle, d’officialiser la demande sur le papier. Cette missive ne vient pas seule, car l’éditrice joint également à son courrier quelques volumes issus de la collection « Le choix de… ». Les six premiers volumes de la série sortent tout juste des ateliers Marquis, à Montmagny, que déjà ils sont acheminés à Félix Leclerc dans un envoi daté du 19 mai 1981 ! D’ailleurs, Bussières ne cache pas sa joie face au poète et chansonnier, et insiste d’entrée de jeu sur le « grand plaisir » et « la fierté[22] » qui sont les siens devant ce premier essai. Cette habitude d’envoyer une copie de chaque anthologie à l’écrivain ou écrivaine ne se perdra pas tout au long de la décennie 1980. Comme le montre le préambule à la première lettre adressée au père Benoît Lacroix, datée du 24 avril 1987, l’éditrice voit ce don comme un hommage augurant la fructueuse contribution de son prochain écrivain à entrer dans le catalogue : « C’est avec un grand plaisir que je vous adresse les dix-neuf ouvrages déjà parus dans la collection “Le choix de…”. Ces exemplaires, vous le devinez, vous sont offerts à titre de “futur membre de la collection” [23]! ». On s’en doute, un tel exercice nécessite de la part de Bussières l’emploi d’une rhétorique de vente basée simultanément sur le panégyrique de son ou sa destinataire, et sur l’extrême modestie de la part de la présidente des Presses laurentiennes. On peut prendre la mesure de cette rhétorique dans la même lettre adressée à Benoît Lacroix : « Ai-je besoin de vous dire ma reconnaissance pour l’honneur que vous faites à ma petite maison en entrant dans cette collection que nous chérissons particulièrement[24] ? » Cette démonstration d’une profonde gratitude est parfois amplifiée, afin de mieux démontrer l’intérêt de Bussières pour l’écrivain ou écrivaine, mais aussi dans le but d’expliciter le poids symbolique que signifierait cet ajout au catalogue. Aussi écrit-elle à Félix Leclerc : « Je suis bien consciente que s’il m’est possible de publier votre choix… dans cette nouvelle collection… je serai l’éditeur le plus envié de la Belle Province[25] ! ». Ces marques d’attention et d’hommage, ajoutées à la promesse d’une publication rapide en vue d’un salon du livre (« Il sera possible, je crois, de présenter “votre choix” au cours du prochain salon du livre de Montréal[26]. ») n’en demeurent pas moins ponctuées de recommandations et d’indications spécifiques entourant l’anthologie sur un plan strictement matériel, et en premier lieu, sur le nombre de pages autorisées :

[…] certains retiennent un peu de tout dans leur oeuvre (Robert Choquette), d’autres limitent leur choix à trois ou quatre extraits (Jacques Ferron). Donc toute liberté vous est donnée… sauf la quantité qui doit respecter le nombre de pages identiques pour chaque ouvrage[27].

Prévoyante, l’éditrice aborde aussi la question des droits d’auteur, de même que celle, tout aussi importante, des droits de reproduction et des transactions à faire auprès des maisons d’édition chez lesquelles les textes originaux sont publiés. Elle s’offre toutefois de régler elle-même ces points administratifs. En somme, Bussières propose à l’écrivain ou écrivaine de s’engager dans un travail spécifiquement littéraire, libre de toute contrainte, tandis qu’elle s’occupe de la production matérielle et des négociations avec les instances éditoriales concernées.

Qu’advient-il par la suite ? Si les archives sont plus rares en ce qui concerne les modalités d’avancement du travail de publication, on peut admettre que Bussières reste fidèle au programme qu’elle se donne, à elle et son illustre collaborateur ou collaboratrice. Le processus d’édition varie d’un individu à l’autre, notamment en termes de temps et de négociation autour de la composition du volume. Si Simone Routier est des plus rapides (elle répond quatre jours seulement après la lettre de Bussières, et son anthologie paraît quelques semaines plus tard), Félix Leclerc, a contrario, laisse passer deux années entre la réception de la lettre du 19 mai 1981 et la publication finale du Choix de Félix Leclerc, au tournant de l’année 1983. Probablement à la suite d’un coup de téléphone de la part de la présidente des Presses laurentiennes, le poète s’excuse brièvement dans un billet rédigé le 9 août 1982 : « Pour notre affaire… Ça s’en vient. Je suis comme les roses… à l’automne je me renferme[28] ! » Le plan final de l’anthologie, rédigé à la main par Leclerc, est finalement soumis en novembre 1983[29]. On comprend que l’éditrice est à la merci du temps que lui accorde l’écrivaine ou écrivain sollicité. Il n’en va pas autrement pour Éva Senécal qui, dans un premier temps, se prête à l’exercice en un mois à peine. Après avoir remercié Bussières pour son invitation et pour l’envoi des volumes déjà parus en juin 1985, elle lui fait parvenir une première sélection de textes avec cette demande explicite : « Si c’était possible, j’aimerais que vous publiiez le tout dans l’ordre où j’ai classé poèmes et nouvelles[30]. » Les délais s’allongent cependant, sans que l’on n’en comprenne le motif, et les échanges de lettres reprennent à l’automne 1987. L’écrivaine tâtonne dans ses choix, hésite à proposer une nouvelle parue dans un journal montréalais des années 1940, se rétracte par rapport à une préface signée par son ancien ami Alfred DesRochers, puis s’en remet au bon jugement de Simone Bussières pour la sélection finale. S’il est difficile d’établir une relation de cause à effet sur ce seul aspect afin d’expliquer les délais plus ou moins longs, il convient de rappeler que l’éditrice traite avec des écrivains et écrivaines d’un certain âge, ce qui peut occasionner quelques retards dans le processus d’édition — la moyenne d’âge des auteurs et autrices de la série A est de 73 ans au moment de la publication de leur anthologie.

Dans la foulée, il faut noter la pleine confiance des auteurs et autrices dans l’avis de leur éditrice. Celle-ci les conseille à l’occasion, offre quelques recommandations plus spécifiquement littéraires, à l’instar de cette remarque formulée dans une lettre à Gustave Lamarche à propos de son anthologie : « Par ailleurs, j’hésite encore sur la décision à prendre de ne publier, dans un premier temps, que de la poésie. […] J’ai peur que l’on n’accepte pas Gustave Lamarche sans sa prose et sans son théâtre[31] […] ». Lamarche reconnaîtra plus tard l’aide de Bussières dans la préparation du manuscrit et le choix de textes dramatiques et en prose — il ne souhaitait au départ publier que ses poèmes[32]. La liberté qui est garantie aux écrivains et aux écrivaines ne s’oppose donc en rien à des tentatives d’accompagnement, ce qui est un gage de l’entente que parvient à mettre en place la présidente. Si Benoît Lacroix entend proposer une anthologie « un peu différente de celles des autres collaborateurs », il précise toutefois que ses aspirations dépendent de l’expertise et des moyens de l’éditrice : « Dites-moi bien simplement votre opinion, vos suggestions, voire vos réticences… Je suis d’un naturel plutôt obéissant[33] ! » Ce travail à quatre mains enchante le père Lacroix, tant et si bien qu’il rendra hommage à la diligence et à la rigueur de son éditrice y compris après la publication de son « choix » :

Comment vous remercier encore une fois d’avoir si bien suggéré, orienté, mené à terme, présenté cette anthologie qui révèle par sa « joyeuse » présentation votre goût et votre devoir du beau livre. Rina Lasnier m’écrit et elle aussi est très heureuse. Donc vous avez fait des heureux ! Soyez-en doublement remerciée et félicitée[34].

Outre son appui aux écrivains et écrivaines, Bussières est des plus actives afin d’entrer en contact avec les maisons d’édition détentrices des droits de reproduction des textes. Néanmoins, il arrive qu’elle se heurte à des fins de non-recevoir. Alors qu’elle prépare un volume sur « le choix de Clément Moisan dans l’oeuvre d’Alain Grandbois », elle écrit à Gaston Miron, en sa qualité de président-directeur général des éditions de l’Hexagone, pour obtenir les droits de reproduction d’une douzaine de poèmes :

[…] je vous serais reconnaissante de bien vouloir m’indiquer quels sont parmi ces poèmes ceux pour lesquels vous ne pouvez, actuellement, céder de droit de reproduction. Du même coup, vous pourriez peut-être, si ce n’est pas abuser, confirmer votre accord pour les conditions relatives aux droits d’auteur (re : copyright l’Hexagone), soit 10 % du prix de vente au prorats du nombre de pages occupées par chacune des maisons ayant des droits réservés sur l’oeuvre d’Alain Grandbois. Il va sans dire que nous vous adresserons un justificatif dès la parution de l’ouvrage, fin d’avril prochain[35].

Le projet est interrompu, sans que l’on n’en sache la raison. Il est toutefois repris en 1987, alors que Bussières s’adresse cette fois à Alain Horic[36], sans succès. Serait en cause la « succession » de Grandbois, ainsi que Clément Moisan s’en désole auprès de l’éditrice :

Je reçois la copie de la réponse de l’Hexagone. Comme vous, je suis déçu et me demande en quoi la succession peut empêcher la maison d’édition d’accorder des droits pour des recueils publiés et des poèmes cent fois reproduits dans de multiples anthologies ? S’il s’agissait d’inédits, on comprendrait ! Enfin[37]

Le volume ne sera jamais publié, probablement à cause de l’impossibilité d’obtenir les droits de reproduction.

L’aventure avortée du Choix de Clément Moisan dans l’oeuvre d’Alain Grandbois n’est pas unique. L’exploration du fonds d’archives permet en effet de constater que si la collection « Le choix de… » réussit à séduire les écrivains et écrivaines, elle est également marquée par des mésaventures, voire des rejets, qui se concluent par un abandon du projet. Dans le cas du livre consacré à Grandbois, les efforts menés auprès de l’Hexagone se butent à plusieurs désaccords qui contrecarrent l’entreprise. Deux autres écrivains, préalablement approchés par Bussières et ayant accepté de collaborer à la collection, ne feront finalement pas partie du catalogue : Ernest Pallascio-Morin et François Hertel (pseudonyme de Rodolphe Dubé). Dans le premier cas, on ignore tout des raisons qui conduisent Bussières et l’écrivain à cesser leur collaboration pourtant bien avancée, Pallascio-Morin ayant même complété son choix au printemps 1981[38]. Quant au second cas, le projet est initié sous d’heureux auspices alors que Bussières, avec la collaboration du frère de l’auteur, le journaliste Raymond Dubé, obtient de l’écrivain une réponse positive au tournant de l’année 1985. Il est toutefois mis sur pause dans un premier temps, après la mort de Hertel à l’automne 1985. L’éditrice ne se décourage pas et cherche à obtenir de la part de Raymond Dubé l’autorisation de poursuivre le travail d’édition du volume, avec l’aide de Marcel Dubé pour la sélection des textes[39]. Malgré une entente verbale confirmée par lettre[40], le tout ne sera jamais concrétisé. Enfin, il arrive que l’éditrice essuie des refus, comme c’est le cas avec Anne Hébert. Un examen des archives montre que les deux femmes ont déjà correspondu en amont des années 1980 : dans une carte postale envoyée en septembre 1976, Hébert accuse réception avec gratitude d’un volume d’Adrienne Choquette réédité par les Presses laurentiennes[41]. Ce respect mutuel ne suffira toutefois pas à convaincre la romancière de participer à la collection « Le choix de… », alors que Bussières lui en fait la demande officielle probablement en 1981[42]. Dans le brouillon de sa lettre de réponse, l’éditrice regrette la décision de Hébert, tout en relançant une nouvelle fois l’invitation :

Vous me trouverez sans doute entêtée, mais je suis convaincue de l’importance pour la littérature au Québec de la collection « Le choix de… » et je ne peux concevoir cette collection sans votre apport. Toutefois je ne veux pas être importune et vous suis reconnaissante de bien vouloir accepter les ouvrages que je vous envoie avec la volonté de vous tenir au courant de l’évolution de cette collection. Vous avez sans nul doute raison de ne pas vouloir morceler votre oeuvre, mais moi je regrette que certains jeunes lecteurs soient privés de cette vue d’ensemble que donne une anthologie. Mais je ne veux pas argumenter, loin de là[43].

On devine dans cet extrait la ténacité de l’éditrice, mais aussi son dévouement pour l’enseignement de la littérature, la collection « Le choix de… » étant surtout envisagée à des fins pédagogiques. On y retrouve aussi un sens de la diplomatie et du professionnalisme : déçue, Bussières n’en demeure pas moins profondément respectueuse, et elle insiste pour que Hébert conserve les sept exemplaires qu’elle lui a envoyés.

L’édition « en coups de coeur » : une éthique

L’examen des archives de Simone Bussières se heurte à des trous et des non-dits, à des horizons de lecture mouvants et en trompe-l’oeil, ce qui nécessite une approche prudente du discours de l’éditrice. Ce constat de « l’inaccessible » et du « vivant[44] », pour reprendre les mots d’Arlette Farge, ne se limite pas au seul cas de la présidente des Presses laurentiennes. En effet, toute étude fondée sur le dépouillement et l’analyse des archives ne saurait être menée et reçue que dans la perspective d’un récit fait de carences et de zones d’ombre qu’il nous faut accepter modestement. Surgit toutefois, au gré des lettres retrouvées, le pouls de deux coeurs battant à l’unisson ; une amitié qui transcende le support épistolaire et la distance que ce dernier cherche à combler, et dont on peut recomposer les élans et les temps forts. D’aucuns diront que le discours de l’amitié constitue un énième topos de l’étude littéraire des correspondances, et pourtant, comme l’écrit Michel Lacroix, « [f]ondée sur la parole et le don, l’amitié serait […] une pratique du langage et de la relation étroitement apparentée à la littérature[45]. » La lecture des lettres qu’envoie et reçoit Bussières aux écrivains et écrivaines dans le cadre de ses activités éditoriales semble justifier l’hypothèse de Lacroix. Qui plus est, cette relation amicale guide les demandes et les tractations auprès des auteurs et autrices, ce qui m’amène à suggérer l’existence d’une éthique éditoriale de l’affection chez la présidente des Presses laurentiennes, comme le montre la citation placée en exergue à ce texte : pour Simone Bussières, éditer, c’est « rencontrer des écrivains dont [elle] appréciai[t] l’oeuvre[46] ».

On peut prendre la mesure de cette éthique, marquée par un profond respect et une tendresse envers les auteurs et autrices, en revenant à une autre activité fondamentale des Presses laurentiennes, soit la réédition des oeuvres d’Adrienne Choquette. Initié quelques mois seulement après le décès de la romancière et nouvelliste, ce processus de remise en circulation d’une oeuvre majeure, mais peu connue est rendu possible grâce au secours de quelques amis et amies évoluant dans le monde de la littérature québécoise. En plus de livrer une étude pour laquelle elle a reçu le soutien financier du Ministère des Affaires culturelles[47], Suzanne Paradis rédige la préface du Temps des villages, dans laquelle elle confie son « émotion » et son « admiration[48] » pour l’écrivaine. Robert Choquette, on l’a dit, signe pour sa part le préambule à Je m’appelle Pax, témoignant à son tour de « la tendresse, la générosité d’Adrienne, sa délicatesse jusqu’à l’extrême nuance et un sens de l’humour si gentil, que même le gros et bon Pax devait l’apprécier[49]. » Cette entreprise de réédition massive (six volumes, auquel s’ajoute l’essai de Paradis) n’est pas conduite en solitaire, mais en collaboration, selon des affinités électives reliant l’écrivaine disparue, son éditrice, et des réseaux littéraires et culturels évoluant en cercles concentriques. Le commerce épistolaire de Bussières permet de prendre le pouls de ce travail commémoratif et collectif, y compris après l’arrêt des activités éditoriales des Presses laurentiennes. Lorsqu’en 1990, Guérin éditeur, à la faveur d’un projet amorcé par Marie Naudin, publie une anthologie des textes d’Adrienne Choquette sous le titre Gerbes liées, l’éditrice désormais à la retraite est encore au coeur des dons de livres et des hommages appuyés[50]. Dans une lettre du 12 décembre 1990, l’ancienne journaliste et sénatrice Renaude Lapointe témoigne de sa surprise et de sa joie devant le livre, puis remercie Bussières pour son envoi, tout en soulignant son « admirable dévotion à Adrienne et son oeuvre[51] ». Clément Marchand, ami de longue date, livre quant à lui une longue lettre dans laquelle il loue le souvenir de la romancière et nouvelliste ressuscité grâce à Gerbes liées, que lui a envoyé sa destinataire, mais également le travail remarquable de cette dernière : « Je dois ajouter en terminant que votre intelligence de découvreuse a probablement sauvé de l’oubli une des oeuvres les plus frémissantes de vie, constructives et de grande portée, de la littérature canadienne-française[52]. » Ainsi les livres de Choquette circulent-ils, grâce à la générosité et au dévouement de son amie la plus proche, depuis Ottawa jusqu’à Paris, comme on l’a vu dans les échanges épistolaires avec Anne Hébert.

Il est permis de penser que la rhétorique de l’admiration et de l’affection qui entoure la publication des textes d’Adrienne Choquette forme un dérivé d’une forme de sociabilité plus ancrée dans les activités des Presses laurentiennes. La précédente remarque de Marchand est révélatrice du respect qui entoure Simone Bussières dans le milieu de la littérature québécoise. Certes, l’éditrice agit en marge de la scène littéraire ; elle s’intéresse surtout aux auteurs et autrices d’hier, auxquels elle cherche à rendre le prestige et la valeur qui leur reviennent selon elle. Une telle indépendance s’explique notamment en regard du capital dont Bussières dispose, et qui lui donne les coudées franches pour mener ses activités de remise en marché de textes peu ou plus lus. N’en demeure pas moins palpable un certain engouement pour les activités des Presses laurentiennes et, en premier lieu, pour leur présidente, véritable femme-orchestre [53]; engouement qui se manifestera, ailleurs, dans la diversité des signatures que réunira Bussières au sein de la collection « Les adieux du Québec à… », série d’hommages publiés à la suite de la mort d’un écrivain, une écrivaine ou un artiste (dont Félix Leclerc et Marguerite Yourcenar)[54]. En fait, il est intéressant de voir que le langage de la transaction et de la gratitude, présent dans les premières lettres qu’adresse Bussières aux écrivains et écrivaines, laisse très rapidement libre cours à un autre discours, plus intime, fondé sur la reconnaissance mutuelle, comme le montre cet extrait d’une lettre de Gustave Lamarche :

Comment vous remercier convenablement de ces obligeances à n’en plus finir ? Venez encore nous voir, et nous vous dirons de vive voix, nous tous vos amis de Joliette, combien nous vous aimons et combien nous apprécions votre travail pour la culture québécoise, qui a sans doute encore besoin de ces secours[55]

C’est une même double logique, celle du partage et de la validation, qui structure les relations épistolaires de Bussières, particulièrement dans le cas de Clément Marchand. Dans cet échange, ce ne sont plus une éditrice et son poète qui discutent ensemble, mais bien deux êtres unis par une profonde amitié. Entre deux commentaires sur sa vie de « maniaque du jardinage[56] », Marchand n’hésite pas à louer le travail de Bussières, à commenter les dernières publications dont elle est responsable, et à honorer son travail en faveur de la littérature québécoise, qu’il compare à celui d’autres maisons d’édition plus importantes, comme Fides : « Votre collection établie d’après un choix judicieux fait déjà pas mal parler d’elle. Vous avez pris la relève des petits “Classiques” de Fides, mais avec plus de caractère et aussi le sourire[57] ». Dans une lettre dans laquelle il s’attriste de la mort de Jacques Ferron (« la mort d’un frère »), il achève de la manière suivante : « Et je ne termine pas sans vous dire que vous êtes la plus adorable des éditrices[58]. » C’est son sens du professionnalisme dans l’édition, son « devoir du beau livre » comme l’écrivait le père Benoît Lacroix, qui honore Bussières, ainsi que sa bienveillance envers ses collaborateurs et collaboratrices. À ce sujet, on ne compte pas le nombre de lettres qui remercient la présidente de sa générosité financière. En plus de donner très librement des livres en grand nombre, Bussières semble effectivement encline à offrir une « rétribution généreuse[59] » aux personnes avec qui elle travaille, selon les mots de Gabrielle Poulin, membre du jury pour le Prix Adrienne-Choquette et qui recevra un chèque pour ce service.

La générosité de Bussières, son attitude révérencieuse envers ses correspondants et correspondantes, ainsi que les petites et grandes attentions qu’elle leur réservent illustrent une éthique professionnelle particulière chez l’éditrice et qui rejaillit dans les relations qu’elle noue avec les écrivains et écrivaines de la collection « Le choix de… ». Cette éthique favorise la constitution d’une posture d’éditrice attentive aux besoins et au prestige de ses auteurs et autrices. Dans l’extrait suivant, alors qu’il commente sévèrement les changements adoptés par Guérin éditeur dans la collection « Le choix de… », Clément Marchand reconnaît amplement ce souci des autres qui oriente les activités et stratégies de Bussières à la tête des Presses laurentiennes :

On ne devient pas un éditeur irréprochable en quelques années. Il y faut du temps et vous le savez, vous qui avez publié tant de belles éditions d’un goût impeccable. C’est une question de coeur et d’esprit, et, ce dernier vous l’avez bien tourné, alors que le premier se remarque chez vous par le sens du don[60]

Cette image de l’éditrice en femme « de coeur et d’esprit » est loin de n’être qu’un motif épistolaire. On la retrouve ailleurs dans le discours médiatique, comme en atteste l’entretien que Bussières accorde à Jean-Paul Soulié pour La Presse en 1985. Intitulé « Simone Bussière [sic] : l’édition en “coups de coeur” », l’article débute par une présentation qui met spécifiquement en lumière le caractère passionné du geste éditorial de Bussières : « Elle hésite à se présenter comme une “missionnaire” de la littérature. Simplement, elle veut “faire quelque chose d’utile dans la vie.” Et elle publie des auteurs qu’elle admire, des textes qu’elle aime, pour faire partager son plaisir[61]. » S’il est possible de voir dans cette description la « marque[62] » de la différence des genres à l’oeuvre dans la vie littéraire et qui attribuerait aux femmes les topoï d’un langage proprement affectif, on peut aussi y voir la construction, depuis le discours intime jusque dans l’espace public, d’une même singularité éditoriale évoluant selon des principes d’affinités littéraires et personnelles. C’est justement ce qui définit le mieux le programme de publication que se donne Bussières : une éthique du partage et de la sollicitude au service de la littérature québécoise et de son rayonnement auprès de tous et toutes.

Située à l’écart des grands boulevards de l’Histoire, pour reprendre les mots de Valérie Lefebvre‑Faucher, la pratique éditoriale de Simone Bussières n’en demeure pas moins nécessaire dans le contexte de l’effort collectif de patrimonialisation que mène le champ littéraire québécois après les années 1960. Cette pratique hérite à la fois d’une vision démocratique de la littérature, d’une longue expérience dans les milieux scolaires, et d’un attachement pour les écrivains et écrivaines ainsi que pour leurs oeuvres. Ceci étant dit, les activités éditoriales de Bussières surprennent a posteriori, surtout en raison de leur longévité (un peu moins de dix ans, on l’a dit). La collection « Le choix de… » est loin d’être un succès de librairie, et ce, même si elle se réserve un accueil enthousiaste de la part de la critique. À titre d’exemple, le rapport de ventes établi le 30 novembre 1983 permet de voir l’écart manifeste entre les lots vendus et les lots restants : 200 exemplaires du Choix de Félix‑Antoine Savard vendus contre 1175 exemplaires en dépôt ; des chiffres faméliques similaires pour Roger Duhamel et Robert Choquette ; seul Le choix de Clémence dans l’oeuvre d’Alfred DesRochers se tire d’affaire, mais rien n’annonce une éventuelle rupture des stocks[63]. Il est difficile, dans ces conditions, d’appréhender la collection d’anthologies par le prisme du retour sur investissement, probablement inexistant pour les Presses laurentiennes ; un constat qu’il conviendrait d’approfondir en croisant les archives de l’écrivaine avec celles des éditions Fides, qui lui assuraient naguère leur réseau de distribution, et celles de Guérin éditeur. Ce n’est donc pas l’appât du gain qui dirige les actions de Bussières, y compris après l’arrêt de ses activités d’éditrice, alors qu’elle sera elle-même responsable d’auto-éditer ses propres volumes. Son geste éditorial semble résister aux contraintes financières et aux stratégies en vigueur dans le champ littéraire. Cette résistance, qu’on pourrait assimiler à une relative indépendance, la rapproche davantage des petites maisons d’édition engagées, et pourtant Bussières ne vise pas les mêmes objectifs politiques que celles-ci. Son rôle en dilettante lui permet d’occuper une position et une posture singulières dans l’espace éditorial des années 1980, soit celle de « redécouvreuse » de talents littéraires, à l’image de cette figure de chercheuse d’or que lui prête Félix Leclerc en 1984 :

Tout le monde cherche de l’eau ou de l’or ou de l’air.
Simone Bussières est là avec son pendule et dit : « Là, là, là, là, fouillez, lisez… »
Et on creuse et on découvre des Rina Lasnier, des Gustave Lamarche, des Claire Martin, des Clément Marchand, des Cécile Chabot, des Alfred DesRochers [,] des Simone Routier et on se frotte les yeux et on dit « C’est de l’or, des mines d’or[64]… »

Or, la « redécouverte » s’accompagne, chez Bussières, d’un dévouement qui forge l’admiration des écrivains et écrivaines avec lesquels elle travaille. À l’image des « petites réunions fraternelles[65] » qui réunissait au tournant des années 1970 Simone Bussières et Adrienne Choquette, mais aussi Gabrielle Roy, Medjé Vézina et Cécile Chabot dans le domaine de Notre‑Dame‑des‑Laurentides, cette éthique de l’appréciation et de l’amitié guide l’éditrice, qui n’aurait certainement pas renié cet ultime principe, énoncé en guise de pirouette rhétorique : il faut aimer beaucoup la littérature, mais surtout ses auteurs et ses autrices pour éditer des livres.