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N’étant pas un spécialiste de littérature, mais un historien qui travaille sur l’histoire de la Bretagne au xxe siècle, en particulier sur l’histoire politique, la problématique des portraits de pays illustrés et la tranche chronologique proposée m’ont amené à l’étude d’une revue, La Bretagne touristique, qui a eu une réelle audience auprès d’un lectorat cultivé durant l’entre‑deux-guerres en Bretagne et au-delà — en région parisienne. Pour ce faire, je vais essayer de répondre à certains questionnements soulevés par Anne Reverseau dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé[1]. Cherchant à faire connaître les paysages, les monuments, mais aussi la création littéraire, artistique et culturelle de la Bretagne, en une série d’études des lieux remarquables qui sont autant de portraits de micropays, appuyés sur une riche iconographie photographique qui renforce l’effet de réel, La Bretagne touristique mérite une analyse des contenus et des objectifs visés.

Mais, auparavant, il convient de présenter brièvement la région, « le pays », qui est la raison d’être de cette revue. Soulignons que ce « pays » de Bretagne, perçu comme tel par ses habitants, est lui-même composé d’une trentaine de micropays ayant leur propre identité qui s’exprime dans plusieurs marqueurs comme le costume paysan, la coiffe des femmes, le parler. Même si la situation évolue après la Grande Guerre, ces particularismes sont encore marqués, surtout en Basse-Bretagne. Découpée en cinq départements en 1790 sur la base de la province d’Ancien Régime, et du duché antérieur au rattachement à la France, la Bretagne comptait près de 3,2 millions d’habitants au recensement de 1921. C’est alors une région, une « petite patrie » parfaitement intégrée à la France et à son État-nation, qui vient de payer un lourd tribut à la grande patrie : 125 000 morts pendant la Grande Guerre.

La Bretagne est une région rurale et maritime, peu industrialisée sauf en Basse-Loire (Nantes‑Saint-Nazaire), comptant néanmoins un dense tissu de petites villes. Région très catholique, ralliée à la République à la fin du xixe siècle, la Bretagne fait figure de terre conservatrice même si la réalité politique est plus complexe[2]. C’est surtout une terre marquée par une forte identité régionale partagée en deux aires linguistiques : la Basse-Bretagne à l’ouest qui parle encore le breton, une langue celtique, tout en étant francophone du fait de la généralisation de l’école primaire à la fin du xixe siècle, et la région gallèse au parler roman, le gallo, dans les campagnes de l’est en Haute-Bretagne. Conçue et fabriquée en terre gallèse, à Saint-Brieuc puis à Rennes, La Bretagne touristique n’a publié que de très rares textes en breton. Depuis 1815 et la venue des premiers voyageurs britanniques, suivis de la plupart des grands écrivains français à partir de 1830-1840, puis de peintres et d’artistes dont ceux de l’école de Pont-Aven dans les années 1885-1900, c’est la Bretagne bretonnante qui attire les premiers touristes en mal de dépaysement et d’exotisme. Avec l’essor du chemin de fer (vers 1860), ils sont suivis des classes aisées en villégiature dans les stations balnéaires[3]. Cette attraction se traduit par la publication de nombreux guides et ouvrages touristiques. Dans ce processus de découverte du pays breton, les années 1920-1930 sont un moment clé, un temps fort dans lequel s’inscrit de manière originale et novatrice La Bretagne touristique, une revue créée par Octave-Louis Aubert en avril 1922. Dans cette étude, je vais d’abord présenter la publication qui prend le titre de Bretagne en 1929, puis j’essaierai de préciser ses orientations et son rapport au pays à un moment où le régionalisme se développe, en indiquant qui y participe, notamment les écrivains, les poètes et les artistes bretons, car elle se veut une revue de haute tenue littéraire. Mais son intérêt réside aussi dans le choix, dès l’origine, d’être une revue illustrée s’appuyant sur la photographie. À ce titre, La Bretagne touristique s’inscrit bien, me semble-t-il, dans le genre phototextuel du portrait de pays, avec ses deux volets complémentaires : le texte (reportages, enquêtes, écrits littéraires) et la dimension visuelle très présente par les photographies (portraits, paysages, monuments, oeuvres d’art, dessins, gravures).

La Bretagne touristique : l’affaire d’un homme?

Le 15 avril 1922 paraît à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord, actuelles Côtes-d’Armor) le premier numéro d’une « revue mensuelle illustrée », puis « revue mensuelle de tous les intérêts bretons », dont le directeur et cheville ouvrière est Octave-Louis Aubert, un homme de 52 ans. Suivront 172 numéros, sortant le 15 du mois (jusqu’en 1929), jusqu’au dernier publié en juin 1939[4]. Chaque numéro comporte un éditorial, irrégulièrement dans les premières années, et plusieurs articles, parfois sous pseudonyme, de son directeur fondateur. Le 1er mai 1929, au numéro 85 (8e année), la revue change de nom à la suite d’un débat sur son contenu et devient Bretagne, sous-titrée « La Bretagne illustrée », Arts, Lettres, Tourisme, couplée à La Saison en Bretagne rassemblant des « monographies, études et essais ». Cette publication se veut un « magnifique album de propagande bretonne », diffusé en France et à l’étranger, qui « sera le meilleur agent de publicité de notre région[5] ». En fait, dès septembre-octobre 1929 (no 87), la nouvelle série devient bimestrielle et est prévue pour être reliée en volume annuel avec une pagination continue[6]. Cette importante modification n’est pas liée à la crise de 1929, car la décision est antérieure à ses effets, mais, semble-t-il, à un changement de ligne éditoriale et peut-être à des difficultés de financement. Elle s’accompagne d’un changement de format : La Bretagne touristique se voulait en 1922 le pendant breton de L’Illustration (grand format, maquette, couverture identiques), Bretagne a un format plus petit de 30 cm sur 20 cm, « plus pratique », mais sans doute aussi moins onéreux, car la pagination se réduit durant les années de la Grande dépression et on sent un certain épuisement éditorial. Au 1er janvier 1935 (no 120, 14e année), Bretagne, dont la pagination augmente, redevient la « revue mensuelle des intérêts bretons intellectuels, économiques et artistiques » et on observe le retour de la couverture des années 1920, celle du vieux paysan breton assis au pied d’un calvaire. Désormais, chaque mois la revue s’ouvre avec un éditorial d’Octave-Louis Aubert. En janvier 1938, le format est de nouveau réduit et l’écrivain Florian Le Roy, qui a donné des textes en 1935, devient rédacteur en chef. En effet, en octobre 1937, Octave-Louis Aubert a décidé de « transformer et moderniser la présentation de Bretagne » à l’heure, selon lui, « du progrès » illustré par « la voiture, l’avion, le sport [et] la TSF ». Mais à la fin de 1938, alors que la guerre se profile, le fondateur fait état de difficultés financières et en appelle au soutien des lecteurs et financeurs, décidant d’alterner un numéro classique de 48 pages avec des monographies consacrées à une ville ou à un thème.

Nous savons peu de choses du tirage, de la diffusion et du lectorat de cette revue sinon qu’elle est destinée « à l’élite bretonne » et diffusée par abonnement et en librairie. C’est d’abord une initiative familiale de la famille Aubert, appuyée sur un petit cercle de proches, surtout de la région briochine. Dans un premier bilan du 15 septembre 1923 (no 23), « À nos amis », qui affirme que « La Bretagne est un TOUT », Aubert annonce que le nombre de lecteurs augmente chaque mois : « Ils sont peut-être 30 000. Ils seront bientôt 100 000. » Comme, selon Aubert, chaque numéro serait lu par cinq ou six lecteurs, cela donnerait une diffusion entre 5 000 et 6 000 exemplaires. En 1927, la seule mention chiffrée indique que certains numéros auraient été tirés à 20 000 exemplaires, ce qui en ferait sans doute la plus importante publication de ce genre en France. Dans les années 1920, le financement est assuré par la publicité de ses « annonciers ». Mais en 1929, sur décision de l’éditeur, on constate un arrêt presque total de la publicité, la revue ayant refusé le financement « d’un grand groupe régional », sans doute pour préserver son indépendance? Toutefois, à partir de 1935, si le siège de la rédaction reste à Saint-Brieuc, l’administration est transférée à Rennes au siège de L’Ouest-Éclair, le grand quotidien régional démocrate-chrétien fondé en 1899 par l’abbé Trochu[7]. Après des années difficiles, ce rapprochement permet une relance de Bretagne, une augmentation de la pagination et un retour limité de la publicité.

Octave-Louis Aubert (1870-1950), directeur fondateur de La Bretagne touristique, personnalité très engagée dans la vie de la cité, peut être considéré comme un « entrepreneur culturel de tourisme[8] ». Breton d’adoption né à Paris, Aubert vient s’installer à Saint-Brieuc en 1893 comme secrétaire de rédaction du Réveil breton, puis lance son journal, L’Avenir des Côtes-du-Nord, au lendemain de la Grande Guerre, tout en étant libraire-éditeur. C’est un entrepreneur et homme de lettres (conférencier, écrivain, homme de théâtre, poète), un notable qui prend des responsabilités politiques (conseiller municipal de Saint-Brieuc de 1919 à 1929 dans une municipalité modérée) et dans le monde économique (secrétaire en 1920, puis président de la Chambre de commerce et d’industrie de Saint-Brieuc en 1930). Dès 1907, il a participé au premier syndicat d’initiative briochin en liaison avec le Touring Club de France, en a été exclu en 1910, car il défendait la conservation du patrimoine des vieux quartiers médiévaux assez insalubres contre des projets de modernisation, puis a soutenu en 1911 une fédération départementale des syndicats d’initiative des villes littorales. En février 1921, Octave‑Louis Aubert, qui veut promouvoir le tourisme en Bretagne en donnant une image positive de la région, est élu président du syndicat d’initiative de Saint-Brieuc et de ses plages, et bientôt vice-président de la fédération régionale. Dans les années 1920, sa revue rend compte du congrès régional annuel des syndicats d’initiative. L’homme effectue parallèlement des travaux de type ethnographique, publiant en 1922 Les costumes bretons, un ouvrage couronné par l’Académie française, repris dans une dizaine de livraisons de Bretagne, de janvier-février 1932 à mai-juin 1934 (no 101 à 116)[9]. Au moment où le port du costume breton traditionnel tend à disparaître, des articles illustrés de croquis et de photos, de 15 à 78, en général d’Émile Hamonic, étudient des micropays bien identifiés de Basse‑Bretagne[10]. En juillet 1906, Aubert a cherché à réactiver ou plutôt à inventer de grandes fêtes druidiques panceltiques à Saint‑Brieuc et il a publié des écrits du grand barde Taldir‑Jaffrennou[11]. En 1934, il organise une grande fête médiévale avec défilé en costume pour le septième centenaire présumé de Saint‑Guillaume, le patron de la cité. Enfin, dans sa résidence Ty Breizh, une galerie d’art expose et vend les oeuvres d’artistes, dont plusieurs collaborent à sa revue, ainsi que de l’artisanat breton (faïences de Quimper, dentelles…).

En 1922, Aubert associe des personnalités briochines au lancement de la revue, dont en premier lieu le photographe Raphaël Binet (1880-1961)[12], cofondateur, ainsi que des photographes régionalistes : Émile Hamonic, cinquième éditeur de cartes postales en France et peintre, et Waron. Signalons aussi la présence du Dr Paul Boyer, médecin hygiéniste, qui donne des conseils de santé aux touristes dans les premiers numéros. Boyer est le modèle du Dr Rébal dans Lamaison du peuple, la première oeuvre qui fait connaître le jeune écrivain briochin Louis Guilloux[13].

Pour Aubert, la création de La Bretagne touristique est l’aboutissement d’une longue évolution reposant sur un objectif exprimé dans le premier numéro : faire connaître le pays de Bretagne dans ses dimensions économique, touristique et culturelle. Il ne s’agit pas moins que de « révéler la Bretagne à elle-même, faire connaître son visage, faire comprendre son âme, la faire aimer au plus grand nombre ». Alors que ses contributeurs affirment se battre pour la modernité, la modernisation et le « Progrès » du « pays », on est frappé par la faible place occupée par les reportages sur les activités économiques, qui n’apparaissent que dans des brèves ou dans la rubrique « Échos »[14]. Il n’y a guère d’articles de fond sur l’agriculture, l’industrie ou la pêche. En revanche, tout ce qui touche aux activités touristiques est développé. Chaque livraison ou presque comporte un ou deux reportages agrémentés de nombreuses photos sur des sites remarquables; ceux des Côtes-du-Nord y occupent une grande place. Le premier numéro porte sur LeFaouët, une petite bourgade du Centre-Bretagne, et non aux deux grandes stations balnéaires consacrées au xixe siècle, Dinard et La Baule, qui apparaissent très peu par la suite[15].

Au début, on note des chroniques hôtelières et des publicités d’hôtels et de restaurants, ainsi qu’une rubrique « La semaine touristique du Morbihan » en 1922 et 1923. En 1923 et 1924, La Bretagne touristique apporte un soutien sans faille à la création ex nihilo, sur un champ de dunes, d’une station balnéaire à Sables-d’Or-les-Pins entre Erquy et le cap Fréhel. Ses deux promoteurs privés veulent concurrencer Dinard en y attirant une riche clientèle étrangère, notamment britannique. À l’été 1923, des autochenilles Citroën de la Croisière jaune viennent faire des démonstrations; un casino suscite une vie mondaine, mais la Grande dépression brise les espoirs, laissant une station inachevée. De même, de 1925 à 1929, la revue se dote d’une rubrique régulière, « L’automobiliste breton », le bulletin officiel des Automobile Clubs de Bretagne, qui participent au financement : elle publie des cartes d’itinéraires, des conseils pratiques servant de guides pour visiter la région. Pour une raison que nous ignorons, cette collaboration s’arrête en mars 1929 lorsque la revue se réoriente vers la littérature et les arts.

La Bretagne touristique : un engagement régionaliste entre tradition et modernité

La représentation de la région permet d’aborder la question du rapport entre l’identité nationale et l’identité régionale. Dès le premier numéro du 15 avril 1922, Charles Le Goffic, écrivain et poète breton né en 1863 près de Perros-Guirec (Côtes-du-Nord/Côtes-d’Armor) sollicité par Octave-Louis Aubert pour tenir une « chronique régulière », annonce la couleur : « nous sommes les fils d’un des plus admirables pays qu’il y ait par le monde » et il s’engage « à batailler pour l’idée bretonne[16] ». Il s’agit bien d’attirer les touristes en Bretagne. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a là « aucune velléité séparatiste […] il n’y a pour moi de Bretagne et d’idée bretonne que dans le cadre même de la nationalité française ». Cette profession de foi n’est guère étonnante sous la plume de cet écrivain qui a lancé la revue littéraire Les Chroniques avec Maurice Barrès en 1886 et a été proche de Charles Maurras et collaborateur de La Revue d’Action française à l’origine (1899-1908). Aubert enfonce le clou en écrivant que la revue « sera obligatoirement régionaliste puisqu’elle défendra les intérêts économiques des cinq départements de l’ancienne province », mais qu’elle ne sera pas pour « cette indépendance autonome [sic] » comparable à celle de la nouvelle Irlande.

Ce positionnement va provoquer les foudres d’une poignée de jeunes militants politiques du mouvement breton qui vont évoluer de l’autonomisme vers un nationalisme séparatiste et qui ont alors pour référence le modèle insurrectionnel irlandais (Pâques 1916). L’architecte Olier (Olivier) Mordrel (le), futur leader du Parti national breton (PNB), dénonce aussitôt : « une sentimentalité biniousesque et botrellesque » dans leur revue BreizAtao (Bretagne toujours)[17]. Or, La Bretagne touristique se veut « un organe de propagande touristique […] un organe de défense et illustration des lettres, arts, sciences, moeurs, rites, costumes, produits naturels et manufacturés, etc., du pays dans lequel il exerce sa propagande. Et surtout, c’est le conservateur par excellence des sites et des monuments[18] ». La revue est implicitement placée sous le patronage d’une personnalité bretonne, Yves Le Troquer, le ministre des Travaux publics et du Tourisme du gouvernement de Raymond Poincaré[19].

Autre parrain prestigieux, Anatole Le Braz, universitaire à Rennes, écrivain républicain laïc engagé chez les Bleus de Bretagne, né à Saint-Servais (Côtes-du-Nord) en 1859, collecteur de contes oraux bretons et auteur des Légendes de la mort, apporte son appui. La Bretagne touristique relate les congrès des associations culturelles bretonnes[20]. La ligne éditoriale régionaliste est précisée en 1925 par Charles Brun, le secrétaire général de la Fédération régionaliste française, qui définit longuement cette « doctrine féconde [qui] n’est pas ennemie du progrès[21] ». Surtout, elle est réaffirmée afin de bien se démarquer de la poignée d’activistes bretons liés au PNB qui vont perpétrer des attentats à partir de 1932. Lors du retour à une périodicité mensuelle de Bretagne, dans son éditorial de janvier 1935 « Bretagne! D’où te vient l’amour de tes enfants? » (no 120), Octave-Louis Aubert insiste sur la spécificité du pays relative à sa position géographique excentrée, sa « nature tourmentée », « l’antériorité de sa race », « les longs siècles d’histoire et de tradition qui l’ont façonnée », affirmant que « plus qu’aucune province française » elle « forme un tout, aussi frappant par son aspect que par le caractère de ces habitants ». Selon lui, « la sensibilité et la loyauté des Bretons » s’expriment aussi dans un « sentiment de solidarité ». Le patriotisme et le sacrifice consenti par ses fils en 1914-1918 le démontrent. « Un pays n’est pas un assemblage plus ou moins pittoresque de villes et de villages. C’est une vie qui se développe d’années en années, de siècles en siècles. » Ne trace-t-il pas là un portrait de pays dans lequel se mêlent imaginaire et réalité, défense des traditions et volonté de modernisation qui s’accélère? Aubert célèbre encore en mai 1935 (no 124) « Le réveil des provinces » : « Chaque petit pays de notre grand pays » doit concilier « les traditions nécessaires avec les formes actuelles et les techniques d’aujourd’hui » pour promouvoir un art populaire et pas seulement « les bretonneries pour touristes ». En octobre 1935 (no 129) dans son éditorial « Vers le régionalisme » critiquant l’État centralisateur, il appelle à faire « l’éducation régionaliste » des élites comme des masses. Et dans ses « Voeux » de janvier 1936 (no 132), parlant « d’apostolat », il écrit que la « revue régionaliste, vulgarisatrice, éducatrice » se doit de « révéler au plus grand nombre le caractère, le visage et l’âme du pays » dont « nous voulons exalter la pittoresque beauté et la grandeur morale[22] ».

En 1935 et 1936, Bretagne s’associe à la campagne lancée par Yann Fouéré et son association Ar Brezhoneg er Skol (le breton à l’école, ABES), qui réclament l’enseignement du breton dans toutes les écoles primaires de Basse-Bretagne et un enseignement facultatif dans le secondaire. Mais, comme le soulignent Mgr Duparc, l’évêque de Quimper, l’association catholique du Bleun Brug (Fleur de bruyère) animée par l’abbé Perrot et l’Union régionaliste bretonne (URB), il ne s’agit nullement de « séparatisme », mais « de parler la langue du pays » qui serait, selon eux, déjà menacée par la francisation.

Comment situer politiquement La Bretagne touristique? Au nom de l’intérêt supérieur de la région, Charles Le Goffic affirme en 1922 son apolitisme, ajoutant « qu’on évitera, comme la peste, toute discussion, voire toute allusion confessionnelle », question hautement inflammable en Bretagne et ligne de partage entre la droite et la gauche, même si l’Union sacrée de 1914 a quelque peu atténué les conflits. Pourtant, en filigrane, une certaine sensibilité catholique affleure au travers des articles ou des brèves consacrées à l’installation des prélats dans les diocèses de la région (Mgr Serrand à Saint-Brieuc en 1923) ou aux nécrologies des disparus (le cardinal Charost à Rennes en 1930 ou Mgr de la Villerabel en 1938). En revanche, les personnalités laïques et de gauche n’apparaissent que rarement. À deux reprises au moins, des prises de position par défaut situent la revue dans le camp de la droite républicaine modérée. Le 18 février 1925 (no 35), un article et une photo rendent compte de « la grande manifestation catholique » de Saint-Brieuc, une des nombreuses manifestations dans l’Ouest, qui aurait rassemblé « plus de 20 000 personnes », chiffre très surestimé, contre la politique du Cartel des gauches d’Édouard Herriot (remise en cause de l’école confessionnelle et introduction de la loi de séparation des Églises et de l’État en Alsace-Moselle). En 1936, Octave-Louis Aubert exprime son soulagement et « la reprise des villégiatures » à l’issue des grandes grèves de mai et juin qui accompagnent la victoire du Front populaire, sans évoquer les accords de Matignon ni les deux semaines de congés payés[23]. Mais, au terme d’un temps d’observation, il se réjouit de la politique en faveur du tourisme du gouvernement de Léon Blum et de ses ministres Jean Zay et Léo Lagrange auquel il ne croyait pas[24]. Mais quel est le contenu de cette revue?

Une revue principalement consacrée aux lettres, aux arts et à la photographie

De même que les photographies donnent une représentation du paysage physique et patrimonial de la région, La Bretagne touristique se veut le vecteur du « pays breton » dans le domaine de la culture et de la création. Dans le bandeau des premiers numéros figurent des citations d’écrivains bretons tels Chateaubriand et Ernest Renan. Le numéro spécial du 15 septembre1923 (no 18) célèbre le centenaire de la naissance de Renan, « l’illustre enfant de Tréguier ». Il est vrai que le 2 septembre, à l’approche des élections législatives, les autorités républicaines, le président du Conseil Raymond Poincaré et le ministre Louis Barthou, ont présidé les cérémonies en présence du sénateur-maire Gustave de Kerguézec (centre-gauche), celui-là même qui avait organisé le 13 septembre1903 l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier, une cérémonie alors perçue comme une provocation par les milieux cléricaux. En présence d’académiciens et de professeurs du Collège de France, on aurait assisté en 1923 à « une fête de réconciliation » permettant d’enterrer la hache de guerre entre les Bleus et les Blancs et d’effacer les violents affrontements de 1903.

Dans les années 1920, Charles Le Goffic et Anatole Le Braz sont les deux écrivains de référence au rayonnement national dont la revue accueille des écrits et des conférences[25]. Quand Anatole Le Braz meurt, La Bretagne touristique lui consacre un important numéro (no 49, 15 avril 1926) : « Anatole Le Braz et son oeuvre » de Charles Le Goffic (20 p.), un hommage d’Octave-Louis Aubert (14 p.), des souvenirs de l’écrivain breton Auguste Dupouy et un texte du disparu. Quatre ans après, le 14 septembre 1930, elle relate l’inauguration à Saint-Brieuc du monument d’Anatole Le Braz, oeuvre du sculpteur Armel Beaufils[26]. Et 10 ans après sa mort, en 1936, les éditions Aubert publient ses oeuvres complètes, pas moins de 8 000 pages en 30 volumes. De même, Charles Le Goffic est choyé : on salue son élection à l’Académie française en 1930, puis la réception sous la Coupole en 1931 de « notre académicien », selon Octave-Louis Aubert[27]. Mais Le Goffic disparaît quelques mois plus tard, le 12 février 1932, ce qui lui vaut un hommage de la poétesse et romancière Marie-Paule Salonne, collaboratrice régulière de la revue tout au long de la période. On publie les discours prononcés lors de ses obsèques par le sénateur-maire de Lannion et le grammairien de la langue bretonne Fañch Gourvil, autre collaborateur.

Bien oubliés aujourd’hui, de nombreux écrivains bretons publient des chroniques, des reportages, des nouvelles, des poèmes, des comptes rendus de lecture. Parmi ces collaborateurs réguliers de l’intelligentsia bretonne de l’entre-deux-guerres, citons les écrivains Charles Chassé, Auguste Dupouy, François Ménez et les poétesses Marie-Paule Salonne qui tient la rubrique « Livres », Mathilde Delaporte, Marie Allo, Jeanne Perdriel‑Vaissière et Annaïck Le Léard. Leurs oeuvres ont pour thèmes les paysages de Bretagne, l’histoire et la vie des Bretons de l’Armor, le pays de la mer, et de l’Argoat, le pays des forêts et des landes. Dans les années 1930, le poète Saint-Pol-Roux, installé dans son manoir sur les hauteurs de Camaret (Finistère), donne quelques poèmes.

On repère aussi furtivement la signature de deux jeunes auteurs briochins appelés à un bel avenir : Jean Grenier qui signe « J. C. Grenier » et Louis Guilloux. Grenier publie trois articles entre septembre 1924 et janvier 1925 : une notice nécrologique de Georges Palante, professeur de philosophie du lycée qui s’est suicidé — c’est le futur modèle du Cripure du Sang noir de Louis Guilloux —, un texte sur le philosophe Jules Lequier et le dernier consacré à « Max Jacob, poète breton ». Louis Guilloux va lui-même publier ses Souvenirs sur Palante chez Aubert en 1931 ainsi qu’un conte dans Bretagne, « L’adjudant Ploche », en février 1936 (no 133). Ses oeuvres Compagnons, Angélina et Le sang noir donnent lieu à des recensions en 1931, 1934 et 1936. Roger Vercel, professeur de lettres à Dinan, apparaît en 1935 lorsqu’il reçoit le prix Goncourt pour Capitaine Conan : il publie un conte, « L’autre vie », puis une monographie, « Saint-Malo et la mer » (no 160, mai 1938), quand la revue décide d’éditer, en tirage séparé, des monographies de villes ou thématiques[28].

De même, au fil des années, de nombreux articles sont consacrés à la présence ou à la venue d’écrivains dans la région[29]. À travers ces évocations, ce sont une histoire et une géographie littéraires du pays qui se dessinent. La revue est aussi un relais pour les artistes et les artisans bretons[30]. Dans le premier numéro de la nouvelle série de Bretagne en 1929, Octave-Louis Aubert a réaffirmé son ambition de faire une revue de « haute tenue littéraire, somptueusement illustrée de documents précieux et de reproductions d’oeuvres des meilleurs artistes », ajoutant : « nous continuerons d’exalter l’âme et de révéler le visage magnifique du pays breton » tout en puisant dans le passé, l’histoire et la tradition. Quel meilleur vecteur alors que la photographie? En outre, « La Bretagne aux salons des peintres » rend compte de l’actualité des Salons, à Rennes comme à Paris. Peintres et graveurs collaborent à la revue ou font l’objet d’articles, tels Julien Lemordant, peintre et décorateur, auteur de fresques, qui a droit à un numéro spécial le 15 juillet 1922 (no 4), ou Xavier de Langlais. Mais, en faisant appel à eux, La Bretagne touristique soutient aussi les jeunes créateurs du groupe des SeizBreur (les Sept frères), en référence aux sept saints bretons. Groupe formé en septembre 1923, se voulant une fraternité d’artistes coopérant entre eux et avec les artisans comme Joseph Savina de Tréguier chargés d’exécuter leurs créations (meubles, céramiques, tissus et toiles imprimées…), « les SeizBreur voulaient créer un art moderne inspiré de l’esprit breton » loin des modes parisiennes et du surréalisme[31]. Ils cherchent à embellir le quotidien et à développer la conscience nationale bretonne et participent à l’Exposition de Paris en 1925. La Bretagne touristique présente régulièrement les créations des fondateurs : Jeanne Malivel, René-Yves Creston. Sont aussi présents, Mathurin Méheut, dessinateur, peintre, graveur sur bois[32], ou encore Ernest Guérin, « un peintre enlumineur », le graveur Louis Garin et Yvonne Jean-Haffen, peintre-graveuse de Dinan. Une place non négligeable est réservée aux sculpteurs[33] et aux compositeurs[34] et musiciens bretons fort connus à l’époque.

Sur le plan artistique, cette revue n’a pas une vision passéiste du pays breton et de ses créateurs dont elle cherche à promouvoir les aspects novateurs. Elle n’en reflète pas moins les contradictions entre une volonté de modernité et une défense des traditions qui s’exprime dans une vision patrimoniale, conservatrice et figée du pays : on voudrait préserver sa beauté et son âme des assauts du monde moderne. Peut-être inconsciente, la démarche est ambivalente. En 1922, Charles Le Goffic parlait d’une « Bretagne, magnifique musée à ciel ouvert, galerie artistique et ethnographique ». Monuments, églises, chapelles, calvaires, costumes dont le port est en voie de disparition[35], pardons, « ces fêtes mystiques de l’âme bretonne » (no 141, octobre 1936), danses bretonnes menacées par les bals et les modes musicales modernes occupent une grande place.

Les centaines de photographies publiées donnent ce sentiment d’un monde figé dont il faudrait protéger la beauté immémoriale. Dans plusieurs livraisons de 1925, la rubrique « Les jolis sites de Bretagne » présente 10 photographies stéréotypées des lieux. Les images de rues et de paysages sont presque toujours vides d’hommes et de femmes et même dans les reportages sur des activités économiques et des entreprises : les photographes montrent rarement les gens au travail et la réalité quotidienne, sauf brièvement en 1935 dans une double page intitulée « Actualités bretonnes ».

L’Exposition universelle de Paris de 1937, dont Octave-Louis Aubert est président du comité régional d’organisation depuis 1935, est un enjeu majeur pour valoriser le pays. La région y dispose d’un pavillon, la « Maison de Ty Breizh », dotée de salles « des techniques et des activités », « des arts appliqués », de « l’artisanat vivant », du tourisme dont une exposition de photos de 40 mètres linéaires, « du livre et de la pensée bretonne » et même un oratoire présentant l’art religieux[36]. On ne doit pas montrer « une Bretagne factice et conventionnelle », mais « florissante et entreprenante », en un mot moderne. La conception de ce pavillon a fait l’objet en 1936 d’affrontements au sein de la commission. Dans une « Lettre ouverte », Aubert a précisé sa conception : ce « ne doit pas être une attraction, encore moins être le cadre d’une foire exposition, d’où la nécessité de bannir le pittoresque inutile, les binouiseries, les paysanneries conventionnelles[37]… ». C’est donc « un pays » vivant et créatif, mais fier de ses traditions, que les 30 millions de visiteurs annoncés sont appelés à découvrir, l’objectif étant d’attirer en Bretagne les touristes plus nombreux grâce aux congés payés. Il y a bien là une tension, sinon une contradiction, entre la tradition à préserver et la modernité à promouvoir, car il s’agit de concilier plusieurs identités contradictoires.

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La Bretagne touristique a joué un rôle important dans la vie culturelle et artistique, tout en promouvant une image positive de la région pour y attirer les touristes et stimuler l’économie. Par-delà les clivages politiques, prônant non sans quelque ambiguïté l’unité de tous les Bretons, elle a valorisé l’identité bretonne en rejetant l’image des « ploucs », ces paysans confits en religion et rétifs au progrès, une perception souvent intériorisée par les Bretons eux‑mêmes et connue comme le fameux « complexe de Bécassine », une perception négative de soi-même. Mais la revue s’adresse à un lectorat cultivé des classes supérieures et moyennes ayant la possibilité de prendre des vacances, de voyager et de visiter des expositions. Pour les enfants des milieux populaires contraints de partir chercher du travail hors de chez eux, maîtriser le français, avoir une formation, ne plus être marqué comme « paysan breton » sont des moyens de s’en sortir. Produisant des représentations contradictoires « du pays », tiraillée entre modernité — la forte utilisation de la photographie — et tradition, la revue d’Octave-Louis Aubert n’en est pas moins, durant l’entre-deux-guerres, un riche vecteur de diffusion des écrivains et des artistes bretons hors des cercles parisiens. Elle transmet un portrait de pays à la fois singulier — une Bretagne immuable avec ses traditions à préserver — et pluriel en raison de la diversité des paysages, de la richesse du patrimoine bâti, notamment religieux, et du labeur de ses hommes. C’est une certaine représentation mentale du pays, perçu comme un tout, c’est-à-dire refusant la dichotomie Basse-Bretagne/Haute-Bretagne qui est pourtant une réalité, inscrite dans le cadre national français. Sans doute l’une des principales publications de ce type en France, La Bretagne touristique a contribué à diffuser une image positive de la région après la saignée de la Première Guerre mondiale et avant les Années noires de l’Occupation[38].