Corps de l’article

I. Introduction

L’accroissement des contacts entre les pays à l’ère de la mondialisation a pour conséquence la multiplication des tâches confiées aux professionnels de la communication. Avec l’essor des pays émergents ou encore l’adhésion à l’Union européenne de nouveaux pays membres dont les langues ne font pas partie des grandes langues de communication, les besoins de traduction vers et à partir de ces langues s’accroissent. Mais la formation des professionnels de la communication n’accompagne pas cette évolution à la même vitesse. On constate en effet un décalage dans le temps entre les besoins et l’arrivée sur le marché de nouveaux interprètes et traducteurs. Inertie qui s’explique, d’une part, par la lenteur avec laquelle s’effectue la prise de conscience des besoins nouveaux, d’autre part, par la durée du processus de formation lui-même, sélectif et exigeant.

Il convient de remarquer également que les échanges culturels, technologiques, économiques ne se font plus seulement à sens unique (des « grandes langues de communication » vers les autres), mais sont de plus en plus réciproques. Les flux ont tendance à s’équilibrer. Or nous savons que, dans la relation entre les « grandes langues de communication » et les « langues rares », s’il existe un grand nombre de traducteurs ayant pour langue B une grande langue de communication, l’inverse n’est pas vrai. Bien que la Chine soit une grande puissance mondiale et que le chinois soit parlé par un nombre de locuteurs infiniment supérieur au nombre de locuteurs français, le chinois, même s’il est enseigné en France dans plusieurs établissements publics (lycées, grandes écoles et universités) – ce qui le rend moins « exotique » que le coréen –, et même s’il existe des interprètes et traducteurs francophones qui ont le chinois dans leur combinaison linguistique, reste encore, en France et dans beaucoup de pays, une « langue rare ». En conséquence, dans les relations entre les pays d’Europe et d’Asie, on trouve beaucoup de traducteurs qui travaillent en B.

La traduction en B se fait donc pendant une période donnée, jusqu’au moment où les traducteurs autochtones qualifiés en « langues rares » arrivent sur le marché. Le chinois et le japonais nous apportent des exemples de cette évolution. Il y a encore quelque temps, la traduction à partir de ces deux langues était assurée par des Chinois et des Japonais, mais aujourd’hui, nous trouvons des traductions littéraires signées par des Français capables de travailler sans l’aide d’autochtones chinois ou japonais. En ce qui concerne le coréen, si le français est une langue étrangère populaire en Corée, l’inverse n’est pas vrai. Ce qui fait que, pour traduire du coréen en français, ce sont les Coréens qui doivent, à quelques exceptions près, assumer la tâche. Dans les pays dont la langue officielle n’est pas une grande langue véhiculaire, et malgré le degré de développement qu’ils auront atteint, les traducteurs devront, encore longtemps, traduire en B.

Il est peu de littératures, aujourd’hui, qui soient inconnues en dehors de l’ère linguistique qui les a produites. La diffusion des littératures nationales se fait, bien évidemment, par la traduction. Lorsque les traducteurs qualifiés, capables de traduire vers leur langue maternelle, n’existent pas, ou pas en assez grand nombre, des procédures de traduction en B doivent être adoptées.

Pour définir la « traduction en B », traduction vers la langue B du traducteur, nous retenons la mise au point de Marianne Lederer dans La traduction aujourd’hui : « S’agissant du processus de la traduction, le fait de parler de langue A ou de langue B a l’avantage sur les termes langue de départ-langue d’arrivée (qui n’indiquent que la langue des textes) de faire référence aux compétences linguistiques du traducteur » (Lederer 1994 : 147).

La langue B est une langue non maternelle, langue acquise et première langue étrangère de travail du traducteur dans laquelle la compréhension et l’expression se font aisément. Mais exprimer, dans une langue étrangère, ses propres idées et réexprimer celles d’un tiers sont deux activités différentes. Cette dernière demande de mobiliser des connaissances supplémentaires, d’accorder une plus grande attention à la forme de l’expression. Le fait de recourir à un mode d’expression différent du sien propre est contraignant pour le traducteur, il exige de lui un très haut niveau de compétence linguistique.

Lorsque la traduction s’effectue vers la langue B du traducteur, la question se pose donc de sa compétence en réexpression. Est-ce qu’il est en mesure de réexprimer le texte dans la langue d’arrivée aussi bien que le traducteur qui travaille vers sa langue maternelle et qui a, par définition, « l’intuition de la langue » ? Or, quand il s’agit de texte littéraire, la qualité de la réexpression est capitale. Nous ne pouvons pas nous contenter de satisfaire aux seuils d’acceptabilité proposés par Rydning (1991). La communication littéraire vise avant tout à procurer au lecteur une émotion puisant sa force dans le message que veut faire passer l’auteur, mais aussi dans la forme dans laquelle ce message est délivré. L’imbrication de la forme dans la construction du sens est telle que, dans le texte traduit, celle-ci doit aussi servir le sens ; cette imbrication doit être restituée. Cette haute exigence implique la nécessité de recourir à un « réviseur » ou « co-traducteur » autochtone, qualifié en matière d’écriture, afin de compenser l’insuffisance du traducteur dans la réexpression. La révision peut aller d’une simple relecture à une véritable réécriture, l’objectif étant de faire que le texte atteigne son public et produise sur lui l’effet recherché. Lorsque le réviseur ignore la langue de départ, sa révision s’apparente à la révision unilingue, telle qu’elle se pratique par exemple pour la correction d’une rédaction. Il va sans dire que le traducteur doit lui soumettre un texte où le contenu cognitif et émotif se trouve exprimé intégralement ; ce n’est qu’à partir de cette base solide que le réviseur peut procéder. Son rôle ne se limite pas à la révision proprement linguistique, comme c’est le cas dans une révision unilingue, mais il participe aussi au transfert du contenu culturel. S’agissant de sa propre culture, il est meilleur juge pour savoir si tel élément peut être compris par le lecteur ou pas.

Une fois la révision effectuée, le traducteur devra à son tour réviser le texte. Par ces allers-retours, le double handicap (du traducteur en matière d’expression en B, du réviseur en compréhension du texte d’origine) peut être compensé. La question se posera, bien entendu, de la validité de ce dispositif par rapport au modèle du traducteur solitaire qui travaille vers sa langue A.

À partir de notre expérience, nous tenterons d’éclairer la mécanique de la traduction en B en présentant les différentes étapes qui nous ont conduite aux solutions que, parmi beaucoup, nous avons retenues.

Nous espérons, également, montrer la dynamique du processus de la traduction, faite d’échanges entre le traducteur et le co-traducteur, dont le rôle, bien au-delà du simple polissage linguistique, est aussi d’interpréter un texte, c’est-à-dire de comprendre et de réexprimer un vouloir-dire. Dans la traduction en B avec co-traducteur ou réviseur, il y a plusieurs allers-retours du texte entre le traducteur et le réviseur, et donc un nécessaire dialogue entre eux. Ce dialogue est peut-être une façon d’extérioriser le dialogue intérieur auquel se livre le traducteur solitaire qui travaille en A. Ainsi, cette traduction atypique pourra-t-elle, en fin de compte, aider à mieux comprendre le travail du traducteur.

II. Le processus de la traduction littéraire en B

1. Les paramètres

En ce qui concerne les aspects pratiques du travail de la traduction en tandem, nous pouvons distinguer deux modalités. La première consiste, pour le couple traducteur-réviseur, à travailler ensemble. Le traducteur rend le texte oralement, phrase par phrase, que le réviseur note. Ce faisant, le traducteur produit une réexpression plus spontanée et plus naturelle, ce qui est important pour un traducteur en B qui court le risque de produire un texte moins fluide. Car le traducteur en B est plus exposé au danger d’une traduction à coups de dictionnaire pour combler ses lacunes linguistiques. Or les dictionnaires, très utiles pour nous éclairer sur la signification d’un mot, d’une expression, ne donnent pas la solution adéquate ou créative aux questions qui se posent sur le plan du discours. Cette modalité semble privilégiée par les couples qui traduisent de la poésie et du théâtre, textes moins longs que ceux qui relèvent du genre romanesque mais nécessitant un travail intense sur la langue elle-même.

Le deuxième type de collaboration recourt à l’écrit, le traducteur et le réviseur échangeant leurs versions écrites et se corrigeant réciproquement. En réalité, beaucoup de traducteurs en B recourent à ce moyen. Pour la traduction de textes d’une longueur importante, ce mode de travail, pour lequel nous avons opté, est plus réaliste. Nous échangeons nos versions jusqu’à ce que nous arrivions à un résultat satisfaisant, qui puisse être raisonnablement proposé à un éditeur. Le texte fait la navette cinq ou six fois s’il s’agit d’un texte littéraire, et le traducteur et le réviseur se réunissent au moins une fois pour résoudre les dernières questions et ambiguïtés et polir la version finale. Pour les passages qui posent des difficultés de compréhension au réviseur, la discussion orale est aussi très utile : le traducteur peut alors lui fournir des explications, des paraphrases, etc.

Il nous faut maintenant définir les paramètres de notre travail avant d’entreprendre la description de notre collaboration.

1.1. Le traducteur

Il a le coréen comme langue A, le français comme langue B. Il s’occupe de la première phase de compréhension à partir de la langue de départ, c’est lui qui est chargé de déverbaliser le texte et de produire la première réexpression. C’est donc lui qui fait l’interface entre les deux langues et les deux cultures. Il faut que le traducteur soit en mesure de produire un texte acceptable sans être aidé d’un réviseur, la révision devant se concentrer sur le rendu du discours plutôt que sur la correction linguistique.

Par convention terminologique, nous appellerons traducteur celui qui effectue le transfert du texte en langue A vers la langue B, réservant le terme de réviseur à son collègue.

Relativement peu d’études sont disponibles dans ce domaine. Il nous a semblé intéressant de nous référer aux travaux de Nida et Taber sur la traduction de la Bible. En théorisant leur expérience de traduction de la Bible, ils abordent la problématique de la traduction en B : la Bible a souvent été traduite en B par des missionnaires avec l’aide de réviseurs autochtones. Nida appelle « spécialiste biblique » celui qui fait le transfert du contenu d’une langue à une autre. Il englobe dans ce terme les religieux ou les théologiens qui participent à la traduction. Appellation qui, on en conviendra, n’est pas appropriée dans notre cas.

La tâche de ce premier traducteur est de rendre fidèlement les informations, aussi bien notionnelles qu’affectives, pour faire connaître au réviseur le texte dans toutes ses dimensions. Et c’est au traducteur que revient aussi la tâche de relire la version révisée pour la comparer avec le texte de départ et vérifier si la réexpression est fidèle à l’original.

Nida décrit ainsi les compétences qu’il attend du « spécialiste » :

  1. Il doit pouvoir proposer à ses collaborateurs autochtones des alternatives valables ;

  2. Il ne doit pas influencer le style de la traduction […] ;

  3. Il doit participer d’une manière personnelle et originale à la traduction.

Taber et Nida 1971 : 94

Nous ne pouvons que souscrire à ces recommandations : le traducteur doit être en mesure de proposer les solutions possibles et faire passer le contenu aussi fidèlement que possible pour que le réviseur puisse « sentir » le texte de départ ; il ne doit pas imposer son interprétation. Il doit s’efforcer de trouver des équivalences de façon originale pour que le réviseur se sente à l’aise pour les retravailler.

1.2. Le réviseur

Il intervient à partir de la première version du traducteur. Nous pourrions le nommer également « relecteur », mais la tâche qu’il assume est beaucoup plus qu’une simple relecture. Comme nous le verrons avec des exemples, il ne se contente pas de corriger les fautes linguistiques, mais il propose un autre enchaînement logique plus approprié à la langue d’arrivée, reformule le texte, bref, dote la version du traducteur de sa dimension littéraire.

Quant à Nida, il appelle « styliste » l’autochtone qui est chargé de l’amélioration stylistique :

Si, par contre, le styliste ne connaît pas la langue source, c’est forcément au spécialiste biblique d’opérer le transfert […] au niveau des noyaux reliés entre eux dans la langue réceptrice. Il essaie de formuler chaque phrase d’une manière aussi neutre et incolore que possible du point de vue stylistique et de rendre tous les éléments essentiels explicitement et sans ambiguïté. C’est à ce point qu’intervient le styliste qui a la tâche de restructurer le texte dans le style appliqué. Dans cette méthode, il est absolument essentiel que le spécialiste ne produise pas une version qui paraisse achevée, car cela aurait pour effet de teindre la liberté du styliste qui doit se sentir vraiment maître de la tâche.

Taber et Nida 1971 : 95

Une version à l’allure « achevée » risque non seulement de porter atteinte à la liberté du réviseur, mais aussi de fausser le sens. Car le traducteur qui a une capacité de réexpression moindre par rapport au réviseur produit un texte dans la limite de sa capacité, réduction préjudiciable à la compréhension intégrale du texte par le réviseur.

Il va de soi que la compétence du réviseur compte beaucoup. Nida recommande qu’il ait les qualités suivantes (dans l’optique de la traduction biblique) :

  1. Il doit être un écrivain compétent.

  2. Il ne doit pas connaître trop bien la Bible.

  3. Il doit être en sympathie avec le message biblique.

Taber et Nida 1971 : 135

Ses recommandations peuvent être appliquées à la traduction littéraire. La deuxième recommandation, qui est une mise en garde contre la pratique d’une traduction stéréotypée, plaide en faveur d’une reformulation plus spontanée.

Bien que nous trouvions beaucoup de ressemblances entre les tâches du « styliste » de Nida et celles du réviseur, nous préférons maintenir notre terminologie, parce que nous considérons que la révision dans notre traduction ne concerne pas seulement le style, mais d’autres éléments comme les faits de culture où le réviseur doit intervenir activement. Dans la traduction des textes littéraires, à la différence de ce qui se passe dans la traduction biblique, les récits littéraires sont généralement originaux, ignorés à priori du réviseur. Chaque texte demande à être compris parfaitement avant d’être révisé, tandis que dans la traduction biblique, le « styliste » peut connaître le contenu par le biais de traductions existantes. Dans ce cas-là, il lui reste à produire une reformulation adaptée dans sa langue maternelle. Le contrôle du contenu n’occupe pas autant de place que dans la traduction littéraire. Tandis que notre réviseur doit mobiliser ses capacités de compréhension activement avant d’entreprendre son travail de révision, lequel va bien au-delà d’un simple polissage stylistique. De ce fait, nous le considérons comme un « co-traducteur ».

Enfin, du fait qu’il partage la langue et la culture du lecteur, il peut juger s’il est nécessaire d’insérer des informations explicatives, voire des notes infrapaginales.

1.3 Le corpus

Il est constitué de nos traductions publiées en France. Nous pouvons expliquer ce qui a guidé nos choix à partir de la première version que nous avons conservée, ce qui nous permettra de voir de façon concrète comment se fait l’élaboration du texte. Le fait que ce soient des textes déjà publiés garantit un seuil de lisibilité approuvé par un éditeur sans que pour autant nous prétendions à la réussite parfaite.

Nos traductions visent un public francophone général auquel nous souhaitons donner accès à des oeuvres littéraires coréennes. Nous n’avons pas eu l’ambition de donner des éditions savantes, étayées de notes et de remarques, mais des textes à lire pour le plaisir. Il s’agit de :

  • Monsieur Han, roman de Hwang Sok-yong, Zulma, 2004.

  • Une averse, recueil de nouvelles de Kim Yu-Jong, Zulma, 2000.

2. L’analyse du processus de traduction

2.1. Aspects théoriques

L’avantage principal de la traduction en B est que la phase de compréhension se fait dans les meilleures conditions possibles, ce qui favorise une meilleure déverbalisation.

La deuxième phase dite de « déverbalisation » consiste à libérer le sens ainsi perçu de son vecteur par l’effacement des formes initiales pour garder en mémoire non pas les structures linguistiques de départ mais ce qui est exprimé par leur truchement. Étape cruciale et délicate d’appropriation de l’idée par le traducteur qui se trouve au même stade préverbal que l’auteur avant la formulation de son message.

Israël 1991 : 110

Lorsque la déverbalisation est bonne, le traducteur se détache plus facilement du texte original. Il jouit, alors, d’une plus grande liberté dans la phase de réexpression, et ce, bien qu’il ne travaille pas dans sa langue maternelle. La réussite de la traduction en B dépendra beaucoup de la capacité du traducteur en B à mettre à profit cet atout qu’il a en mains.

La réexpression est, selon la théorie interprétative

la phase de reverbalisation ou de réexpression, étape à proprement parler linguistique de transfert qui se fonde moins sur le dit que sur l’appréciation du vouloir-dire, en d’autres termes moins sur ce que l’auteur a écrit que sur ce qu’il a voulu exprimer. Comme ce dernier avant lui, le traducteur en possession du sens suit un cheminement onomasiologique et va non pas des mots aux mots mais de la pensée déverbalisée aux mots suivant ce qui advient dans un acte d’expression spontanée unilingue.

Israël 1991 : 110

Le traducteur reformule le sens déverbalisé dans une expression qui devra, idéalement, produire les mêmes effets que le texte de départ en employant tous les moyens dont il dispose.

Dans un premier temps, nous réécrivons sans consulter de dictionnaire, même si cela nous prive de certaines correspondances ponctuelles. Car, traduisant vers une langue dans laquelle nous sommes moins sûre qu’en langue maternelle, nous avons tendance à vouloir trouver des mots ou des expressions sûrs et à croire que ceux qui sont répertoriés dans le dictionnaire sont ceux qu’il nous faut. Mais en nous fiant au dictionnaire, nous risquons de coller aux mots aux dépens du sens : nul n’ignore que le sens global n’est pas la somme des significations des mots. Le recours au dictionnaire ne permet pas de profiter pleinement de la liberté qu’apporte la déverbalisation.

Ce n’est que lors d’une première relecture que nous nous documentons pour trouver d’éventuelles correspondances. Les mots qui font en général l’objet de recherches sont ceux qui relèvent du culturel ou d’un champ terminologique spécifique. Par culturel, nous entendons, par exemple, les fêtes religieuses, les spécificités de l’architecture, les noms des mets, des vêtements, etc. Il s’agit également des correspondances existantes mais qui ne nous viennent pas à l’esprit, ou d’expressions figées, de dictons que nous ignorons mais qui existent vraisemblablement, etc.

Dans la traduction en B, c’est cette étape (le passage de la pensée déverbalisée aux mots) qui fait problème. D’après notre expérience, les faiblesses linguistiques du traducteur peuvent être :

  1. D’ordre grammatical. Par exemple, la maîtrise du temps verbal : en coréen, il n’y a que deux formes de passé, tandis qu’en français, il y en a davantage. Il nous arrive souvent d’hésiter entre le passé simple, le passé composé, l’imparfait, le plus-que-parfait, etc. L’aspect verbal fait aussi problème. Pour le traducteur, il est difficile de faire le bon choix de la forme verbale. Il nous arrive également d’hésiter quant au choix du bon article, de la préposition qui convient, etc.

  2. D’ordre lexical. Difficulté dans le choix du mot propre. Il nous arrive même de ne pas trouver de correspondance.

  3. D’ordre syntaxique. Phrases mal construites, enchaînement de phrases maladroit. Les constructions maladroites gênent la compréhension par le réviseur.

  4. D’ordre stylistique. Le style du traducteur a peu de chances d’être à la hauteur de l’original.

C’est précisément sur ces points que le réviseur va intervenir. Le traducteur en B se trouve parfois dans une impasse : il lui arrive de ne pas être sûr de sa réexpression, ou même de ne pas trouver de solution satisfaisante. C’est alors que le traducteur en B doit se faire une obligation de signaler au réviseur ses défaillances pour que celui-ci propose une solution ou pour que tous deux en cherchent une ensemble. La réexpression du traducteur n’est pas l’étape ultime de sa part de travail. Notre version est la base à partir de laquelle la compréhension du réviseur se fait. De cette façon, on peut dire que la phase de reformulation comporte deux temps : la réexpression pour le réviseur et la réexpression définitive pour le lecteur.

Pour que le texte d’arrivée soit compréhensible pour le réviseur et qu’il puisse se concentrer sur le perfectionnement stylistique, le traducteur doit lui fournir un maximum d’informations métatextuelles, lesquelles lui permettront d’atteindre un degré de compréhension aussi fin que possible. Il est nécessaire de lui signaler à l’avance les passages qui peuvent poser des problèmes de compréhension au réviseur, de l’alerter sur les faits culturels qu’il ignore probablement et de s’assurer qu’il a conscience du caractère très provisoire du texte qui lui est soumis.

L’essentiel est que le vouloir-dire de l’auteur lui soit accessible dans toutes ses finesses. Ainsi avons-nous renoncé à l’ambition de produire un texte bien écrit, éloigné du texte de départ, et avons-nous choisi de produire un texte qui servira de guide au réviseur. C’est dans cet objectif que nous avons pris quelques dispositions destinées à favoriser la compréhension du texte par le réviseur qui n’a pas accès à l’original.

Ces dispositions relèvent de deux catégories : celles qui sont destinées à pallier l’insuffisance du traducteur en matière de réexpression, et celles qui sont destinées à aider la compréhension du réviseur et à favoriser la meilleure reformulation possible. Relèvent de la première catégorie les informations complémentaires ajoutées qui consistent à éclairer le réviseur. Ce sont des éléments que nous n’arrivons pas à rendre clairs. Les explications sont alors données entre crochets et en italique, les crochets permettant ainsi d’isoler ces informations métatextuelles du texte à traduire.

En ce qui concerne la deuxième catégorie, il s’agit d’anticiper ce dont aura besoin le réviseur dans la compréhension. Si jugeant qu’il est nécessaire de faire connaître au réviseur la forme originale d’expressions figées, les jeux de mots, les dictons, l’ensemble des faits discursifs où il y a un travail sur la langue elle-même, nous lui donnons entre crochets la traduction littérale du texte original ; ou, pour lui permettre de choisir, nous lui proposons plusieurs formulations possibles.

2.2. Analyse des exemples

Nous allons maintenant examiner quelques exemples illustrant ces deux catégories d’informations apportées par le traducteur au réviseur.

Dans M. Han, un roman de Hwang Sok-yong, il nous fallait trouver une correspondance pour un alcool chinois très fort et de qualité médiocre. Voici la version du traducteur et celle du réviseur :

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Le mot « tord-boyaux » exprime très bien la réalité de cet alcool. C’était un mot que le traducteur connaissait mais auquel il n’avait pas pensé au moment de la traduction. Cet exemple illustre bien la problématique de la traduction en B. Le traducteur connaît passivement l’expression qui conviendrait mais ne parvient pas à la convoquer spontanément. Le rôle du réviseur est de rendre active et spontanée la connaissance passive du traducteur. Ainsi réussit-il à rendre plus précise l’expression vague et descriptive du traducteur.

Dans certains cas, nous lui donnons aussi la traduction linguistique du passage, s’il y a un travail sur la langue elle-même, comme c’est souvent le cas avec les jeux de mot. Nous lui proposons d’abord une réexpression ; ensuite, entre crochets, nous lui donnons la forme originale pour qu’il l’affine ou en trouve éventuellement une autre. Parfois, nous ne nous limitons pas à une seule proposition. Le traducteur fournit un texte en devenir, non pas un texte considéré comme définitif.

Toutefois, la traduction linguistique d’une expression très coréenne dont l’implicite ou le vouloir-dire est mal perçu peut induire le réviseur en erreur. Erreur qui peut trouver sa source dans une différence culturelle. Lorsqu’un contresens s’est glissé dans le texte révisé, toute la phrase, parfois le passage entier, doit subir une refonte. Nous allons prendre un exemple où l’expression « voile de mariée », traduite mot à mot, a gêné la compréhension du réviseur. Dans le texte de départ, elle désignait un tissu avec lequel on couvre le visage. L’implicite retenu par l’auteur et par le traducteur n’était pas le même que dans la culture du réviseur. Ainsi ce dernier a interprété autrement le récit du narrateur, un mari qui ironise et se moque.

Nous allons analyser successivement la version du traducteur, la première version du réviseur, enfin la version définitive de ce passage de Ma femme.

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Le vouloir-dire du mari, dans l’interprétation du réviseur, était ironique et provocateur : qu’elle essaie donc de se marier ! Cet incident nous a enseigné qu’une traduction linguistique, fidèle à la forme originale, risque de produire une mauvaise compréhension chez le lecteur. Parce que les langues sont pétries de synecdoques, lesquelles explicitent telle ou telle facette d’une réalité ou d’un objet ou d’un concept. L’aspect choisi est différent d’une culture à l’autre. Le traducteur doit tenir compte de cet aspect. Dans le cas du voile de mariée, l’aspect saisi en Occident est évidemment le symbole du mariage, tandis que dans la Corée des années 1930, le voile sert à cacher le visage, y compris celui de la mariée que la tradition de l’époque exigeait de dissimuler aux regards des inconnus. Comme c’est le cas ici, le traducteur en B peut être défaillant dans le choix de l’explicite adéquat si son intuition dans la langue d’arrivée lui fait défaut. Ainsi, il peut ne pas bien mesurer l’effet que la correspondance choisie aura dans la langue d’arrivée.

Ici, nous aimerions nous référer à Marianne Lederer selon laquelle :

Tout texte est un compromis entre un explicite suffisamment court pour ne pas lasser par l’énoncé de choses sues et un implicite suffisamment évident pour ne pas laisser le lecteur dans l’ignorance du sens désigné par l’explicite.

Lederer 1995 : 58

Empruntant le terme de synecdoque à la rhétorique, l’auteure souligne le caractère essentiellement synecdochique du discours, lequel n’explicite qu’une partie du vouloir-dire. Pour exprimer une idée, le coréen et le français ne recourent pas forcément aux mêmes moyens linguistiques. Il faut trouver ce qui sera le plus naturel en français pour exprimer la même idée ; mais le traducteur en B, en traduisant d’une langue qui lui est totalement familière, ne peut pas mesurer précisément jusqu’où il convient d’expliciter la forme linguistique originale. Si le traducteur reprend les éléments linguistiques originaux ou recrée des formes maladroites, le réviseur risque de comprendre autre chose.

En général, les scènes où l’affect ou l’émotion ont une place importante nécessitent une révision minutieuse. En traduisant un roman de Hwang Sok-Yong, nous avons dû affronter la scène de séparation d’une famille, qui figure dans les anthologies de la littérature coréenne moderne. Cette scène se passe pendant la guerre de Corée : les troupes du Nord communiste reculent et de nombreuses familles profitent de la présence de l’armée des Nations Unies pour passer au Sud. Tout le monde se rue vers l’unique pont sur le fleuve Daedong en partie détruit par les bombardements. Les gens grimpent sur la structure métallique du pont au péril de leur vie. Le pont étant pris d’assaut, beaucoup renoncent à passer au Sud. Mais certains risquent leur vie s’ils restent. C’est le cas de M. Han, père de famille et médecin. Il doit impérativement passer au Sud, ne serait-ce que pour quelques jours, afin de fuir les menaces qui pèsent sur lui : il a été condamné à mort par le Parti communiste. Comme sa famille ne peut passer par le pont, ni traverser à la nage le Daedong, il demande à sa femme de rester au Nord et de s’occuper de sa mère malade ; lui partira seul avec son fils aîné. Tout lecteur coréen qui sait que cette séparation allait durer des décennies et qu’elle se poursuit encore aujourd’hui, lit cette scène le coeur serré. Il s’agit d’une des pages les plus poignantes de la littérature coréenne. Il va de soi que la traduction doit être à la hauteur de la réputation de cette page, même si le lecteur francophone ne peut pas être en mesure de partager l’émotion avec la même intensité.

Comparons les différentes versions de cette scène jusqu’à la forme définitive :

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La version du réviseur montre qu’il a interprété le discours littéraire, qu’il s’est imaginé la scène, qu’il a essayé de recréer la même image. Le réviseur ne se contente pas de corriger linguistiquement, mais intervient activement en analysant, en interprétant, en s’appropriant la version du traducteur. Il fait preuve également de créativité, n’étant pas entravé par la syntaxe coréenne qu’il ignore, recherchant les contours plus appropriés.

Il est obligé de procéder à partir d’une « hypothèse de sens ». Dans sa première version, il se peut qu’il y ait des passages qu’il n’est pas certain de comprendre correctement ; il construit un sens virtuel en se basant sur le contexte, le déroulement de l’histoire, ses connaissances socio-culturelles, son bagage cognitif, etc. Il corrige l’écart par rapport à cette hypothèse de sens. Là, où il a des doutes et est obligé de travailler en se basant sur une hypothèse, il l’indique entre parenthèses. Il laisse ensuite le soin au traducteur de vérifier le contenu et le style. Parfois, il pose des questions pour être sûr du sens, ou propose plusieurs possibilités. Ce qui importe ici c’est de savoir jusqu’à quel point l’hypothèse de sens que le réviseur met en avant correspond au sens réel. Si des éléments clés pour la compréhension lui échappent, ou si le traducteur a produit une version qui ne lui permet que des interprétations éloignées, son hypothèse de sens risque de comporter des erreurs. Il fait appel au traducteur pour que ce dernier valide les modifications qu’il propose, d’où la troisième partie de la révision, qui consistera, pour le traducteur, à vérifier le texte révisé en le confrontant avec le texte de départ. Le traducteur corrige les écarts, fait des propositions, répond aux questions du réviseur, etc. Les révisions se multiplient jusqu’à ce que soit atteint un niveau où il ne subsiste plus aucun doute sur le sens et sur l’équivalence de la réexpression. À partir de là, le réviseur retravaille seul la version quasi définitive. Il laisse reposer le texte pendant une certaine durée avant de le relire afin d’y porter un regard neuf. À ce stade, il améliore le style, rend le texte plus naturel, le polit conformément au génie de la langue d’arrivée.

À cause de la spécificité de la traduction en B, l’intervention du réviseur est de grande envergure. Il ne peut pas se contenter d’intervenir ponctuellement, ce qui laisserait un texte inégal dans son effet d’ensemble. Son intervention doit être globale, doit concerner la totalité du texte pour assurer son homogénéité.

III. Conclusion

Nous avons observé jusque-là quelques exemples de collaboration entre un traducteur en B et un réviseur : le travail en tandem peut produire un texte d’arrivée fiable et lisible lorsqu’il se base sur le transfert de sens notionnel et affectif. En renonçant à présenter un texte achevé, le traducteur se concentre sur la production d’une version intermédiaire, compréhensible, dans laquelle des informations sur le texte d’origine sont ajoutées. Le réviseur, libre de toutes formes d’interférence linguistique, peut recréer un texte d’arrivée de qualité littéraire.

À notre avis, si la traduction en B ne parvient pas à produire des chefs-d’oeuvre, ce n’est pas la collaboration entre le traducteur et le réviseur qui doit être mise en cause, mais la compétence de l’un et de l’autre ou encore les modalités de leur travail. Lorsque le réviseur est impliqué profondément dans l’étape de reformulation et procède à la réécriture du texte d’arrivée en se basant sur une version correcte du traducteur, nous pensons que cette pratique est aussi susceptible de produire de bons résultats que toute autre forme de traduction. Dans les cas où nous n’obtenons pas de résultats satisfaisants, nous pouvons en imputer la responsabilité en premier lieu au traducteur qui n’a pas réussi à faire passer le texte de départ. Il est aussi possible qu’un réviseur incompétent soit intervenu passivement : s’il se contente de corriger les fautes linguistiques, il est évident qu’on court à l’échec. Alors que si cette coopération se transforme en traduction double, le traducteur et le réviseur mettant en oeuvre, chacun à son tour, tout l’éventail de leurs compétences, elle peut donner des résultats tout à fait satisfaisants. La traduction peut profiter de la parfaite compréhension du traducteur et bénéficier de la compétence de rédaction du réviseur, lequel a l’avantage de ne pas subir l’influence du texte de départ. Les calques de la langue de départ deviennent impossibles. Il est libre de recréer la forme qui lui semble exprimer le mieux le sens notionnel et émotionnel. Il recrée un texte aussi proche que possible de ce que l’auteur aurait fait s’il l’avait écrit dans la langue d’arrivée. Ce sont les modalités de coopération entre le traducteur et le réviseur qui sont, ici, déterminantes.