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Introduction

La localisation a su rapidement prendre une place dans le monde économique et langagier qui dépassera bientôt, si ce n’est déjà fait, celle de la traduction. Plusieurs leviers concourent à ce phénomène, mais l’un d’entre eux intéressera particulièrement notre propos, celui du marketing, qu’ont mis à profit les promoteurs de la localisation. L’interdépendance qui unit la localisation et la terminologie dope la demande pour cette dernière, qui est au coeur de la mécanique d’adaptation culturelle et linguistique. L’intrusion véloce de la localisation dans la société dénote un recours efficace aux stratégies de commercialisation. Or, ce marketing dérive en bonne partie des connaissances en diffusion des innovations mises de l’avant il y a une quarantaine d’années par Everett M. Rogers. La théorie de la diffusion des innovations s’applique tout à fait à l’étude de la terminologie. Cette dernière génère quotidiennement un nombre impressionnant de nouvelles formes. Ce ne sont pas des nouveautés que l’on pourrait qualifier de techniques ou scientifiques, bien qu’elles doivent nécessairement être nommées, mais elles constituent des innovations terminologiques. De manière générale, mais de façon davantage marquée dans un contexte de langues en concurrence, les terminologues et, dans une perspective plus vaste, les aménageurs linguistiques, sont soucieux de maximiser les possibilités d’ancrage des terminologies qu’ils créent ou choisissent. Dans cette configuration, la théorie de la diffusion des innovations paraît riche d’enseignements applicables au secteur terminologique. Cette piste d’analyse a été peu explorée à ce jour ; notons cependant la contribution d’André Martin et de Christiane Loubier (1993), qui se sont penchés sur le thème il y a une dizaine d’années.

La localisation est d’abord affaire de marketing

Comment la localisation a-t-elle réussi à s’imposer ainsi dans les esprits, aussi rapidement et aussi complètement, au point de générer en ce début de siècle un chiffre d’affaires comparable à celui de l’industrie de la traduction ? Comment a pris naissance la vague localisatrice qui déferle dans les milieux du commerce, de la mercatique, des technologies de l’information, de la traduction ? La localisation s’affirme d’ores et déjà comme une reine de la mise en marché. Il semble qu’une fraction insigne des échanges interlinguistiques ait été transformée depuis l’arrivée de ce nouvel objet à traduire qu’est le texte électronique, et de ce courant relativement récent qu’est la mondialisation. L’entrecroisement de ces deux vecteurs résulte en un thème inédit, qui paraît tout droit sorti de la cuisse de Jupiter, si l’on se fie aux exclamations marchandes. Pourtant, la première catégorie de support informatique qui a occupé la localisation, c’est-à-dire les logiciels, est depuis longtemps la cible de soins particuliers d’intégration – partielle, il faut le dire – à la culture à laquelle elle est destinée. À titre d’exemple, dès la fin des années 1980, les représentants de multiples services linguistiques nationaux d’IBM se réunissaient pour travailler sur les lieux d’un des laboratoires de développement de logiciels de la firme aux États-Unis. Ces rencontres avaient lieu à la fin du cycle de création d’un logiciel, première phase du mécanisme de ce que l’on appelait alors banalement traduction. Ces langagiers discutaient sur place avec les concepteurs du logiciel des modifications à apporter pour que le produit soit favorablement accueilli dans les pays destinataires. On a donc depuis longtemps déjà le souci des largeurs de boîtes de dialogue, des formats de date, de monnaies, par exemple.

Au cours des années subséquentes, la mondialisation a occupé de façon croissante l’avant-scène socioéconomique, ce qui n’a pas été sans conséquence pour plusieurs secteurs d’activité qui brassaient des affaires – ou caressaient l’ambition de le faire – à une échelle élargie. Un nombre imposant de sociétés y ont vu l’occasion de gonfler substantiellement leur chiffre d’affaires, et leurs profits du même coup, et se sont lancées tambour battant à l’assaut de la planète. Parallèlement, on assistait, par un jeu d’achats, de rachats et de fusions, à la création de mégaentreprises transnationales : l’union fait la force, dit l’adage. Car est progressivement apparue la difficulté de vendre globalement en l’absence d’acheteur global. Ce dernier constat, simple en apparence, a été lourd de conséquences pour l’industrie de la localisation. Les sociétés désireuses de se lancer dans l’aventure mondiale ont alors, pour la plupart, cherché à redéfinir leur stratégie de marketing.

Le désir de mieux pénétrer les marchés a mené les entreprises transnationales à reconnaître la spécificité culturelle du consommateur. Convaincues désormais que cette composante intrinsèque du client était une corde sensible par laquelle il était possible de l’attirer, elles devaient « nationaliser » l’article pour plusieurs raisons dont la rentabilité n’est pas la moindre, donner au produit un vernis, faux ou authentique, mais que l’acheteur puisse reconnaître sien, s’appropriant ainsi le prétexte de consommation. Cette particularité culturelle s’exprime notamment par un idiome, ainsi que par les divers référents classiques que sont les valeurs, les conventions sociales et les habitudes de consommation, notamment. La localisation venait de faire son entrée en scène, les entreprises désireuses de percer le marché mondial y ayant recours pour adapter leurs articles et services à la fois linguistiquement et culturellement.

Rappelons que l’adaptation d’un produit ne représente pas en soi une nouveauté ; c’est l’amplitude du mouvement sur les deux axes suivants qui l’est : tout d’abord la quantité de marchandises touchées, ensuite l’ampleur de l’acculturation. L’adaptation textuelle est séculaire, ce n’est certes pas le phénomène de la localisation qui l’a mise au monde. Elle l’a singulièrement revigorée cependant, car il se produit une nette accentuation des modulations d’articles non informatiques. Cette occurrence se vérifie de la même façon sur les deux axes mentionnés : le nombre de documents adaptés et l’étendue de leur intégration. Citons pour exemple des personnages de bande dessinée d’une revue française pour enfants qui font du vélo sans casque, mais qui, dans la version québécoise du même magazine, apparaissent désormais coiffés de cet accessoire. Une autre représentation du désir de voir sa marchandise spontanément acceptée est celle d’un concepteur français d’imageries pour enfants, qui offre depuis peu une version québécoise de sa publication la plus illustre. Voilà de quoi alimenter le débat sur la nature de la localisation, les gardiens de la traduction, qui réfutent la localisation, n’y voyant qu’une nouvelle étiquette à une activité séculaire.

La convergence observée entre la pleine adaptation de documents papier et la localisation de biens électroniques pourrait fusionner encore plus intimement les deux opérations langagières. La définition de la localisation tend d’ailleurs à s’étendre, à se modifier progressivement pour inclure la somme des ordres de produits, informatiques ou non, qui sont matière à une conversion linguistique et culturelle. Cette conversion, qu’on l’appelle adaptation ou localisation, est rentable et le demeurera tant pour les biens informatiques que pour les autres genres d’articles.

En substance, la localisation est une habile mise en marché, une façon astucieuse de faire sonner les tiroirs-caisses, et non seulement ceux des commerçants de biens et de services. Flairant la bonne affaire, d’aucuns langagiers ont à leur tour vu dans la localisation une chance inespérée de faire un bon coup de commercialisation, c’est-à-dire une occasion de mieux vendre (et plus cher !) de la bonne vieille traduction. C’est en partie vrai peut-être, mais la localisation annonce bien davantage qu’un avatar de forme : un de ses mérites, et non des moindres, est une remise en cause des paradigmes de la traduction, comme celui de la préséance du texte de départ (Charron 2002). L’avènement de la localisation dans le monde langagier force la discussion sur la nature même des professions de la traduction : traducteur, terminologue, rédacteur, localisateur, réviseur. Qu’on soit d’accord ou non, il faut avouer que ce n’est pas banal.

Si le marketing semble le moteur de la localisation, on ne parle, en revanche, que fort peu de mise en marché en terminologie. C’est là, pourtant, un aspect fondamental de la localisation. À l’image de celle-ci, l’aménagement terminologique cherche à vendre des produits (terminologies) à des clients (locuteurs) dans des marchés (domaines). Bourdieu, dans son ouvrage sur le thème de l’économie des échanges linguistiques (1982), souligne que le discours est un produit, possédant une valeur. Or, à ce jour, la mise en marché des termes ou des terminologies a relativement peu occupé les esprits.

Une analyse des procédés de marketing auxquels recourt la localisation permet de tirer des enseignements utiles pour l’aménagement terminologique.

Le marketing recourt à un ensemble de principes éprouvés pour faire adopter un produit

Si la localisation est la réaction des entreprises au besoin perçu des acheteurs de se reconnaître dans un article fait sur mesure pour eux, comment prend-on le pouls de ces derniers ? De nombreuses études ont établi des principes largement répandus de mise en marché. Jetons un coup d’oeil rapide sur quelques-uns des plus répandus, soit le comportement d’achat, la décision d’achat, le processus de décision et les types de consommateurs.

Le comportement d’achat

Les éléments du comportement d’achat sont les suivants (Kotler et al. 1998 : 63 et ss.) :

Tableau 1

Variables qui influencent le comportement d’achat

Variables qui influencent le comportement d’achat

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Le Tableau 1 ci-dessus présente deux groupes de variables, soit les variables exogènes, qui réunissent les facteurs culturels et sociaux, et les variables endogènes, qui regroupent les facteurs personnels et psychologiques. Il est intéressant de noter que, de l’avis Kotler et al. (1998 : 64), les facteurs culturels « exercent sur le consommateur l’influence la plus marquante », constat qui conforte l’optique localisatrice. Notons que la globalité des variables de ce tableau a, à un moment ou à un autre, été étudiée par des sociolinguistes, dont le plus éminent est certainement Labov (1976 notamment), pour déterminer les moeurs linguistiques des usagers de la langue. Il paraît tout à fait plausible d’appliquer ces variables aux initiatives d’adoption d’un vocable ou d’une terminologie, dans la vision proposée où on choisit un terme de la même façon qu’on arrête son choix sur une marchandise. Les commerçants peuvent donc faire jouer ces paramètres, en s’adaptant à la clientèle cible de leur article, pour tenter de rejoindre, d’influencer, de convaincre le marché visé. On conviendra que les terminologues se sont à ce jour comparativement peu intéressés à ces paramètres. Il serait péremptoire d’affirmer que la discipline terminologique a pleinement su tirer parti des avancées des domaines de la sociolinguistique et de la mercatique, notamment pour ce qui touche l’acceptation de terminologies. Au demeurant, il est impérieux d’influer sur la manière dont un locuteur perçoit une unité terminologique et y réagit. Idéalement, donc, la recherche terminologique serait appuyée par une étude de marché, qui autoriserait une meilleure connaissance de l’usager type de la spécialité, donnant ainsi l’occasion d’élaborer des terminologies et des stratégies appropriées au « marché cible ».

Un aspect distinct de la conduite des acheteurs fouillé par le marketing est la décision d’achat. La décision d’achat varie selon qu’il s’agit d’un achat de routine, de la résolution d’un problème limité ou encore d’un problème complexe (Kotler et al. 1998 : 78-79).

Tableau 2

Types de décisions d’achat

Types de décisions d’achat

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Dans ce contexte, le choix terminologique relève principalement de l’achat de routine ; les termes sont des « produits » à coût faible, renouvelables régulièrement, qui ne nécessitent pas un examen approfondi de leurs avantages et inconvénients. Ils sont coutumièrement adoptés ou rejetés spontanément par le locuteur lorsqu’il a l’occasion de les utiliser. On notera toutefois que, bien que l’achat de routine semble davantage similaire à l’adoption terminologique, une des caractéristiques propres à la résolution de problèmes d’achats s’applique également à la sélection terminologique : la perception des risques financiers et sociaux (Kotler et al. 1998 : 80-81). Le risque financier concerne la possibilité que l’entérinement terminologique entraîne des conséquences financières malheureuses. Par exemple, la commande par un poissonnier d’une espèce halieutique en recourant à un vocable impropre peut avoir des conséquences indésirables. Le risque social est quant à lui lié à la perception du choix par l’entourage : désir d’acceptation et crainte de rejet par les pairs, la famille, les collègues, etc. suscités par l’élection d’un terme. La connaissance des motifs de préférence terminologiques et des risques perçus par les usagers visés par la mutation paraît à première vue capitale dans la mécanique d’entérinement des unités terminologiques.

Le processus d’adoption d’une innovation

Lorsqu’une entreprise lance un bien de consommation, elle exploite les connaissances véhiculées dans le secteur de la diffusion des innovations. Cette discipline a été le sujet d’approfondissements importants depuis quelques dizaines d’années, qui ont eu un impact marqué dans plusieurs sphères d’activités humaines : « L’intérêt principal de cette théorie [de la diffusion des innovations] est de présenter une problématique de la diffusion sociale des innovations qui peut très adéquatement être appliquée à l’implantation terminologique » (Martin 1993 : 12)[1]. À la source de la procédure, il y a un besoin ou une innovation. Si on se reporte à la situation de l’aménagement terminologique, le besoin de remplacer un terme peut émaner du locuteur, mais, règle générale, l’innovation terminologique est plutôt portée à sa connaissance. Dans un cas comme dans l’autre, le processus d’adoption procède de cinq étapes (Rogers 1983 : 165 ; Martin, 1993 : 34 ; Kotler et al., 1998 : 190) :

Tableau 3

Processus d’adoption d’une innovation

Processus d’adoption d’une innovation

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Il est permis de croire que les éléments mentionnés au Tableau 3 présentent d’importantes similitudes avec ceux des réactions de l’usager devant un choix terminologique. Appliquée au contexte de transformation terminologique planifiée, la prise de conscience est le stade durant lequel le locuteur apprend qu’une nouvelle terminologie est proposée. L’intérêt correspond à la phase où l’usager cherche à s’informer sur la nouveauté, préparant ainsi la période suivante, celle de l’évaluation, où le locuteur porte un jugement sur la terminologie proposée. L’essai correspond à une tentative de s’approprier l’innovation et, s’il se révèle réussi, à la consécration véritable de la nouvelle terminologie.

Notons au passage un usage terminologique commun au marchandisage et à l’aménagement terminologique : le vocable implantation est parfois usité dans les deux sphères d’activité pour désigner l’aboutissement du choix (du terme ou de l’article).

Outre le comportement d’achat du client et le processus de décision, que décalque la terminologie, divers parallèles frappants peuvent être dressés entre les deux, tout d’abord en ce qui touche le cycle de vie typique d’un produit, puis pour ce qui est des types de consommateurs. Examinons tout d’abord le cycle de vie d’un produit, d’après les quatre stades présentés par Kotler et al. (1998 : 191) et Sallenave et D’Astous (1994 : 231) : lancement, croissance, maturité et déclin.

Tableau 4

Cycle de vie d’un produit

Cycle de vie d’un produit

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Encore ici, le parallèle est évident entre terminologie et marketing, entre unité terminologique et produit. Le terme est d’abord mis de l’avant, puis, dans le meilleur des cas, commence à être utilisé ; il gagne ensuite des usagers dont une proportion importante va l’adopter. Finalement, similairement au système linguistique vivant auquel il appartient, le vocable est renouvelé. La durée de vie de certains termes (ex. : chemin de fer, maison, carotte, musique) peut varier considérablement par rapport à certains autres (ex. : bicycle [pour vélo], virage ambulatoire, machine [pour voiture], boubou-macoutes). Mais à tout prendre, il en est de même pour les marques et les biens de consommation, dont certains existent depuis fort longtemps, d’autres disparaissant sitôt arrivés.

Ce rapide tour d’horizon se terminera en comparant les types de consommateurs, tels qu’ils ont été représentés par les spécialistes de la commercialisation, aux locuteurs spécialisés d’un domaine d’activité. Kotler et al. (1998 : 190) distinguent cinq types de consommateurs : les innovateurs, les acheteurs précoces, la majorité précoce, la majorité tardive et les retardataires.

Tableau 5

Types de consommateurs

Types de consommateurs

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Comme on peut le constater, l’analogie produits/unités terminologiques poursuit ici une piste prometteuse, offrant ainsi de mieux cibler, parmi les usagers chez qui l’on cherche à initier une conversion, ceux qui seront supérieurement susceptibles d’adopter la nouvelle terminologie, tout en favorisant la compréhension des mécanismes sous-jacents à cette acceptation. L’Office québécois de la langue française a longtemps misé sur les « agents 101 » pour tenter d’amener l’innovation linguistique dans les entreprises soumises à la francisation. Ces agents étaient des innovateurs dans leur milieu, des locuteurs à l’avant-garde de l’évolution linguistique ; ils étaient proposés comme catalyseurs de la transformation linguistique visée.

Tout bien considéré, il semble possible et opportun d’étudier les parallèles entre marketing et aménagement terminologique. Retenons pour le moment que la mercatique est une machine congrûment huilée au service de la promotion de marchandises, et que l’aménagement terminologique, qui, pour sa part, fait la promotion des termes, présente d’intéressantes analogies avec celui-ci. Ces ressemblances semblent détenir un riche potentiel d’enseignements sur la réception des vocables, de même que sur le groupe des raisons qui influencent cette dernière. La mercatique ouvre en outre des horizons prometteurs quant à la compréhension des motivations de l’usager à faire sienne une terminologie. Le rapprochement facilite la remise en question des préceptes en fonction desquels les qualités linguistico-morphologiques d’un terme sont les éléments décisifs de son enracinement. Ce point de vue peut être remis en cause, car les variables sociales et culturelles, socioterminologiques, ont un poids important. À l’appui de cette idée, il intéresse de mentionner le sort réservé aux tentatives de féminisation des titres en France et au Québec. Selon le point de vue où les qualités terminologiques prévalent, l’ancrage devrait se poursuivre de manière analogue dans l’un et l’autre État, on devrait s’attendre à des implantations comparables. Or, comme on le sait, il n’en est rien : l’accueil réservé aux titres féminisés est davantage favorable à l’ouest qu’à l’est de l’océan Atlantique. Il s’agit pourtant essentiellement des mêmes titres, et leurs qualités morpholinguistiques sont rigoureusement identiques, sauf exceptions. Il doit donc y avoir d’autres raisons pour lesquelles le sort réservé aux formes féminisées n’est pas le même. À la lumière de ce qui vient d’être dit sur les variables qui influencent le comportement d’achat, les types de décisions d’achat, le processus d’adoption d’une innovation, le cycle de vie d’un produit et les types de consommateurs, on comprend le bienfait de rechercher davantage du côté socioterminologique les causes de la fortification ou du rejet d’une terminologie. La théorie de la diffusion des innovations approfondira assurément la compréhension de ce phénomène complexe. On ne peut agir efficacement que sur ce que l’on comprend pertinemment.

La terminologie est elle-même un produit, central en localisation

Selon ce qui a été avancé précédemment, la terminologie se compare à un produit qu’on cherche à promouvoir, à implanter. Dans une telle hypothèse, le marketing peut inspirer les efforts des aménagistes. Par ailleurs, la localisation constitue un point de convergence supplémentaire entre les deux disciplines. C’est qu’en effet, tel qu’il a été dit plus haut, la mise en marché est à la source de la localisation, où la terminologie joue un rôle central, dont il sera maintenant question.

Axes syntagmatique et paradigmatique

Les contrats de localisation se découpent fréquemment par projets. Or, un projet de localisation commence normalement par la phase terminologique. De fait, on s’attache à la terminologie en tout premier lieu ; d’elle découlera la cohérence de la totalité du produit, sous deux aspects principalement, que nous nommerons axes syntagmatique et paradigmatique.

Tableau 6

Axe syntagmatique

Axe syntagmatique

Axe paradigmatique

Axe paradigmatique

Axes syntagmatique et paradigmatique de la terminologie en localisation

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Le premier axe touche le contenu du logiciel, c’est-à-dire sa sphère de spécialisation. Par exemple, dans le cas d’un logiciel destiné, disons, à des entraîneurs de hockey, on devra respecter la terminologie de la spécialité : l’article devra refléter les usages ayant cours dans le sport en question. Autrement dit, le sportif utilisateur du logiciel devrait ordinairement y retrouver les unités terminologiques qu’il fréquente. Cet axe n’est pas nouveau : les traducteurs l’ont toujours exploité. L’axe paradigmatique couvre quant à lui la terminologie de l’ensemble du logiciel et des biens qui lui sont apparentés. Cet axe couvre la terminologie informatique à proprement parler (les commandes des menus et les titres des fenêtres, par exemple, qui doivent demeurer cohérents entre eux et avec l’information présente dans l’aide en ligne). Le terminologue doit en outre s’assurer de la cohérence terminologique du logiciel avec les versions antérieures de l’article (pour une interface de logiciel terminologiquement cohérente, disons, de la version 1.3 à la version 2.0), ainsi qu’avec d’éventuels biens dérivés ou connexes (divers logiciels sportifs de la même entreprise, entre autres). Il ressort de ces deux axes terminologiques qu’ils forment la charpente du produit localisé.

Traitement des variables linguistiques et culturelles

À propos des variables linguistiques et culturelles, dont il a été dit précédemment qu’elles représentent des cordes sensibles par lesquelles le marchand atteint le destinataire, la terminologie en a depuis longtemps intégré le traitement dans ses méthodes de travail. La terminographie classique, onomasiologique, veille à déceler les cas d’allomorphisme, c’est-à-dire de découpage différent de la réalité entre les langues et les cultures. C’est de cette façon que le terminologue peut signaler l’absence totale ou partielle d’une réalité dans un autre idiome, accoler aux unités terminologiques les marques d’usage appropriées, etc. Le traitement des variables linguistiques et culturelles propres à la localisation est donc déjà une seconde nature pour le terminologue, qui s’avère un candidat de premier plan pour déterminer l’adéquation relative d’une marchandise, en tout ou en partie, à une culture d’accueil. Cette approche conceptuelle fonde la terminologie traditionnelle.

Miniaturisation

La miniaturisation est un aspect additionnel qui place la terminologie au centre de la localisation. Les avancées technologiques rendent possible la création de produits électroniques lilliputiens : on mesure maintenant la finesse de gravure des composants de semi-conducteurs en nanomètres, c’est-à-dire en milliardièmes de mètre ! Ces biens électroniques tiennent de plus en plus souvent dans la main, et leur interface se trouve par le fait même elle aussi comprimée. Il en résulte un espace très restreint pour afficher les options, menus, commandes, messages nécessaires à l’utilisateur pour tirer parti de l’article, que ce soit un agenda de poche, un téléavertisseur, un télécopieur, une imprimante. Prenons l’exemple du téléphone cellulaire, dont on estimait qu’il se vendrait à plus d’un demi-milliard d’exemplaires en 2004 (Quirion 2003 : 46) : l’écran de ces appareils fait quelques centimètres carrés. Il en résulte que la localisation des menus de navigation du téléphone tient uniquement de la terminologie. L’absence de texte suivi, de phrases ponctuées, alliée à la nécessaire cohérence, terminologise l’intégralité de l’interface. Tout comme les logiciels, pour l’ensemble de la structure de navigation (ex. : menus, titres de fenêtres), la localisation du micrologiciel qui équipe les appareils électroniques courants relève du terminologue. Dans ces circonstances, l’équation localisation = terminologie est patente et complète.

À la lumière de ce qui précède, localisation et marketing vont de pair, tout comme localisation et terminologie. Qu’en est-il maintenant du troisième axe, celui liant la terminologie et la commercialisation ?

Terminologie et marketing

Certes, on recourt à des degrés divers à des plaquettes, affiches, guides terminologiques, publicités et autres concours pour faire connaître de nouvelles terminologies. Mais il n’en demeure pas moins que, par rapport à la quantité des énergies et des sommes investies dans la recherche et le traitement des données terminologiques, la commercialisation terminologique est réduite à la portion congrue.

Les principes actuels de la terminologie insistent peu sur cet aspect capital des stades d’un aménagement terminologique réussi. D’après Auger (1986 : 48), les six étapes de l’aménagement sont : recherche, normalisation, diffusion, implantation, évaluation et contrôle, et mise à jour. L’accent a jusqu’ici été nettement placé sur les trois premières phases, au détriment des suivantes (Martin 1993 : 11). De surcroît, si on s’intéresse à la période de diffusion, c’est surtout en ce qui touche l’aspect de la gestion des données, qui a connu une forte croissance depuis quinze ans. En effet, les divers supports terminologiques (notamment les banques de données, les logiciels de terminologie intégrés à des environnements de traduction assistée par ordinateur et les publications) concentrent l’essentiel de l’attention des terminologues au stade de la diffusion. Les qualités linguistiques d’un terme, parfois associées à une forme de mise en marché, seront abordées plus loin. Mais il est d’ores et déjà permis d’affirmer que l’aménagement terminologique ne présente pas une palette de règles éprouvées pour faciliter l’ancrage des vocables qu’il avance.

L’implantation terminologique

Dans un panorama d’aménagement, l’implantation terminologique renvoie premièrement à la période de l’aménagement du corpus terminologique où l’on cherche à diffuser une terminologie émanant d’un organisme d’État à vocation linguistique (Gambier 1994 : 212). Il exprime similairement le résultat de cette phase, soit l’utilisation de la terminologie livrée par cet organisme. Il s’agit donc de l’installation, de l’établissement d’un terme (ou d’une terminologie) de façon durable dans l’usage. L’enracinement terminologique a pour but de remplacer dans l’usage certaines terminologies jugées indésirables par d’autres jugées préférables. Comme mentionné antérieurement, l’implantation terminologique se situe à la fin des six phases de l’aménagement terminologique, juste avant l’évaluation et le contrôle. L’aménagement terminologique étant lui-même relativement récent, c’est depuis quelques années seulement que l’on commence à mesurer ses effets et à tenter de répondre à l’interrogation suivante : l’ancrage terminologique est-il réussi ? Cette question trouve réponse dans la terminométrie, ou mesure de l’implantation terminologique, qui constitue justement l’avant-dernier des six stades, celui de l’évaluation et du contrôle.

Principes classiques de la terminologie

L’aménagement terminologique s’est jusqu’ici fait en tenant compte surtout des causes terminologiques et assez peu des agents socioterminologiques. Les facteurs terminologiques sont ceux qui touchent aux qualités intrinsèques de l’unité terminologique à implanter, du type brièveté, motivation, transparence, conformité aux règles de la langue. Les facteurs socioterminologiques touchent quant à eux les paramètres sociaux, culturels, personnels, psychologiques, par exemple.

Relativement récemment, les agents sociaux ont commencé à soutenir l’attention des chercheurs en terminologie. Or, ces explications sont celles-là mêmes que mettent de l’avant les professionnels de la commercialisation lorsqu’il s’agit de déterminer les variables qui influencent le comportement d’achat de l’acheteur, comme il a été vu au Tableau 1. Le comportement de l’acheteur est-il si différent de celui d’élection d’un terme par un locuteur ? Non, si l’on se fie aux quelques études (entre autres, Alloni-Fainberg 1974, Heller et al. 1982 et Daoust 1987 notamment) réalisées sur le sujet. Les conclusions des auteures de ces études quant aux causes des sélections terminologiques présentent des similitudes intéressantes avec les comportements d’achat et le processus de décision évoqués plus haut.

Partant de l’analogie que l’usager « achète » un vocable un peu de la même manière qu’un consommateur achète une marchandise, différents parallèles se dessinent entre aménagement terminologique et marketing. Devant le même produit, les motifs d’achat diffèrent en fonction des ressortissants de divers pays. C’est d’ailleurs ce qu’avance Geneviève Quillard[3], dont une étude révèle que, devant une même voiture, un Français l’achète pour le plaisir qu’il peut en retirer alors que l’Américain l’adopte pour le prestige. À cet égard, les spécialistes de la mercatique (Woods et al. 1985, repris par Usunier 1992 : 170) soutiennent depuis longtemps que les divergences culturelles et psychologiques entre les cultures sont suffisamment importantes pour entraîner des stratégies de mise en marché distinctes. Cela soutient l’hypothèse selon laquelle les explications terminologiques (caractéristiques manifestement perçues de façon similaire par la majorité des locuteurs d’une variété linguistique donnée) ne sont pas les plus importantes. Les variables sociales et culturelles seraient davantage en cause, d’où la nécessité d’évaluer les leviers socioterminologiques d’enracinement.

Si la localisation est l’adaptation linguistique et culturelle d’un produit, alors l’aménagement terminologique est (ou devrait être) l’adaptation linguistique et culturelle d’une terminologie. Autrement dit, la localisation est à un article ce que l’aménagement terminologique est à une terminologie. Les conséquences d’une telle éventualité sont multiples. Il a été dit que la localisation cherche à colorer localement la marchandise, donnant autant que possible l’impression au consommateur qu’elle a été conçue pour lui, au pays, par des compatriotes. La localisation favorise donc le recours à une terminologie régionale. Mais à considérer justement les choses, quels contrecoups pour une discipline qui cherche à uniformiser le vocabulaire par-delà les frontières ? L’aménagement terminologique a pour sa part l’objectif de modifier certains usages dans un État donné. Les décisions terminologiques sont traditionnellement motivées par un désir d’intercompréhension accrue. Préséance est coutumièrement donnée aux termes généralement acceptés dans le groupe des pays partageant la langue de cet État. L’aménagement terminologique favorise donc le recours à une terminologie internationale.

Il semble ici poindre un paradoxe. En premier lieu, une augmentation de la facilité de communication passe par une augmentation de la terminologie localisée. Or, une augmentation de la terminologie localisée entraîne à son tour une diminution de la facilité de communication… Ainsi, quelles antinomies entre la localisation, qui parle le langage propre à chaque culture-région, et la terminologie, qui cherche à uniformiser le vocabulaire dans une région donnée et, idéalement, en harmonie avec l’ensemble des territoires ayant en commun ce système linguistique ? Certes, il faut préciser que la terminologie localisée entraîne une facilité accrue de communication à l’intérieur d’un territoire donné, et une communication entravée entre territoires. Néanmoins, cette contradiction risque-t-elle d’entraîner la conception de terminologies de plus en plus différentes selon les régions, ce qui aurait pour conséquence une intercommunication davantage difficile ?

La réponse à cette interrogation n’est pas simple. On peut cependant tenter un élément de réponse. Le mouvement sera censément lent parce que soumis au degré d’affranchissement lexicographique proposé par Hausmann (1986). En effet, une nation soumise à la variété linguistique d’une autre nation, perçue comme plus prestigieuse, n’adoptera pas du jour au lendemain des biens de consommation mettant en valeur sa terminologie régionale, si cette dernière est moins valorisée. Si les choix linguistiques sont effectués par des langagiers de la culture d’accueil, ils devraient normalement respecter ceux des usagers visés.

Par ailleurs, si un client n’acquiert pas particulièrement de produits « globaux » (Usunier 1992 : 170), ce qu’ont compris ceux qui commercialisent aujourd’hui des articles localisés, peut-on dire du locuteur qu’il se soucie de s’exprimer par des unités terminologiques internationales ou qu’il préfère des termes locaux ? À notre connaissance, aucune étude n’a encore été menée sur ce thème.

En dernier lieu, une question supplétive sera tirée de la riche connexion établie entre localisation et aménagement terminologique, celle-ci portant sur les néologismes. En consommation, la nature de la marchandise a une influence sur le degré d’universalité des besoins. Les produits non durables font davantage appel aux goûts, aux habitudes et aux coutumes nationales dans leur variété et, de ce fait, sont plus dépendants de la culture (Usunier 1992 : 166). Est-ce à dire que les notions à courte durée de vie (gadgets, modes, événements) seraient aisément désignées par des vocables locaux ? Voilà une piste supplémentaire apportée par le marketing. De nombreuses autres s’ouvrent, prometteuses, qui font ressortir l’avantage de la poursuite des recherches pour l’étude des paramètres d’implantation terminologique.

La localisation amorce une réflexion de nature socioculturelle salutaire pour l’exercice de la terminologie en général, et de l’aménagement terminologique en particulier. Son avènement entraîne des recherches terminologiques en nombre important. Si l’on se fie aux chiffres qui tourbillonnent sur l’industrie langagière, constamment revus à la hausse, la localisation est en bonne partie responsable de l’augmentation des demandes de transfert linguistique, ce qui a une incidence directe sur la demande en terminologie. Par ailleurs, la localisation apporte une touche socioculturelle profitable pour l’exercice de la terminologie. L’accent traditionnellement placé sur les caractéristiques linguistiques des terminologies doit catalyser l’intérêt porté aux facettes sociales et culturelles auxquelles s’intéresse déjà la terminologie. Les variables sociolinguistiques, largement étudiées par Labov et d’autres sociolinguistes, peuvent elles aussi inspirer l’étude des variables socioterminologiques. Cette réflexion amorcée par la localisation couplée aux analyses en cours pour expliquer l’ancrage terminologique étaieront tant la théorie que les pratiques terminologiques.

Il faut retenir de ce panorama que si la traduction est appelée à se redéfinir avec l’arrivée de la localisation, la terminologie n’est pas en reste. En effet, au moment même où cette dernière commence à faire le bilan de ses efforts d’aménagement, l’arrivée de la localisation suggère une remise en cause des présupposés terminologiques et une accentuation des recherches sur ses rôles culturels et sociaux. Cet horizon, combiné aux études en cours pour découvrir les paramètres responsables de l’implantation terminologique, devrait revigorer singulièrement la terminologie et ses méthodes de travail.