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1. Introduction : des tensions contradictoires

Il y a peu (fin de la décennie 1990), l’invisibilité du traducteur (Venuti 1995) suscitait des controverses, étayées plus ou moins de faits établis, de preuves : on mêlait alors affichage du nom du traducteur (obligation légale ou pas, appliquée plus ou moins strictement selon les sociétés et les types de traduction) et présence du traducteur dans son travail même, par ses interprétations, ses choix, ses priorités (voir par exemple Folkart 1991) ; on mêlait impartialité et neutralité et enjeux de la médiation (« entre deux », sans être au-dessus des réalités). Peut-on à la fois travailler pour la Banque mondiale et les forums sociaux, pour la Banque centrale européenne et un parti national anti-Union européenne, pour la police et des réfugiés ?

D’aucuns, plus récemment, font mine de (re)découvrir l’« intervention » des traducteurs et interprètes[1], à la suite des réflexions de Niranjana (1992 : 173), allant même jusqu’à plaider pour l’« activisme »[2], pour contrebalancer, défier, interroger ou rejeter l’idéologie dominante, source d’injustices et de conflits dans un monde de plus en plus globalisé. À noter que ces prises de position ne questionnent pas leur lingua franca d’échange, sinon dans un voeu pieux toujours récurrent (de mauvaise conscience ?) que la diversité linguistique soit encouragée, en un mot, ce que bien des analyses de discours ont dégagé dès les années 1970-1980[3] – à savoir que toute prise de parole prend sens dans un rapport de forces entre des acteurs qui n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts – alimente désormais des réflexions en traduction. Que la prise de parole soit un document scientifique, un article de presse, une analyse historique, un texte littéraire, peu importe, elle est un récit construit, un point de vue orienté s’élaborant à partir d’une idéologie, de valeurs et les reproduisant (partiellement ou pas).

Médiateur culturel, le traducteur est également médiateur idéologique au sein de sa propre communauté, chargé de répercuter certains choix, un certain état de la langue aussi (Gambier 2006). Est-il toujours conscient de son rôle paradoxal qui le contraint à être en même temps Hermès (passeur) et Cerbère (gardien de sa tribu) (Gambier 2002 : 217) ? Comme pour bien d’autres professions, on dira ici qu’il travaille toujours dans un contexte de liberté surveillée où les logiques et enjeux économiques, financiers ne sont pas sans effets censoriaux. L’analyse critique et l’autoanalyse sont des moyens pour déjouer les contradictions des fonctions du traducteur, les ruses de l’autocensure et aussi les dogmes et les modes qui traversent les discours traductologiques. D’autres moyens existent, ainsi que le démontrent les réseaux dans nombre de mouvements transnationaux, les organisations non gouvernementales (ONG), etc. En se mettant en réseautage, les traducteurs choisissent de manière transparente, visible, certaines options idéologiques et certaines valeurs – ce que le marché du travail, soumis à des rapports concurrentiels de production, rend très difficile, tant la logique financière et la précarité des emplois, indépendants ou salariés, tendent à s’imposer au détriment de toute autre perspective. À noter que ce recours aux réseaux, facilité bien sûr par la technologie, est parallèle à l’effacement des regroupements institutionnels traditionnels (partis, syndicats, Églises, associations à but non lucratif).

2. De trois sens possibles de « réseau »

La notion de réseau est de fréquence d’emploi variable selon les sociétés. Ainsi réseau (français), network (anglais), red (espagnol), verkko (finnois) n’ont ni la même ancienneté dans leur vocabulaire respectif, ni la même extension sémantique. Ce n’est pas le lieu de faire une analyse comparée de ces usages, mais la remarque suffit ici pour attirer l’attention sur les glissements de sens et les connotations différentes d’une langue à l’autre, ainsi que sur les effets de l’emploi d’un terme unique (network) qui obligerait à penser certains problèmes d’une certaine façon – comme localisation, comme intervention (ci-dessus) au détriment par exemple d’engagement, ou comme communauté, network ne recoupant pas toutes les mêmes réalités, les mêmes expériences, la même mémoire, les mêmes présupposés que réseau. À titre d’exemples spontanés, en deux jours à Montréal (août 2006), j’ai pu relever plus d’une dizaine d’occurrences de réseau, une seule de network, alors qu’en deux jours à Turku, je n’ai rencontré verkko que deux fois. Le terme français semble s’être répandu très tôt, dès le xixe siècle (notamment dans un rapprochement analogique avec « organisme »), tandis que le terme finnois, dérivé de filet (de pêche), ne s’est que récemment métaphorisé pour désigner une interconnexion de circuits. L’internationalisation des échanges impose parfois un vocabulaire (anglais) qui dissimule un mode de pensée – ce qu’Orwell avait déjà signalé en 1948 en mettant en scène le totalitarisme de tout « novlangue ».

On peut considérer au moins trois sens différents de réseau, liés aux métiers de la traduction, ces trois sens ne s’excluant pas l’un l’autre :

  1. Un sens « sociotechnique » ou la mise en commun de ressources, d’outils, de solutions de problèmes, qui met fin à un certain individualisme ou une vision romantique du traducteur. Ce réseau est une réponse à la logique économique et financière dominante, et il est structuré par l’offre technologique. Les listes de diffusion, forums, courriels permettent de faire face aux défis de la délocalisation, de la compétition, de la précarité, aux enchères en ligne, aux appels d’offres internationaux, etc. Ils servent à constituer des « communautés » socioprofessionnelles (virtuelles, en ligne) de free-lances, d’agences, à un moment où tous les échanges sont reconfigurés par le marché, récusant toute entrave à la libre circulation des biens et des informations. Cette socialisation induite par l’Internet peut être mobilisée pour produire des traductions (cf. sens 2) mais aussi pour servir à d’autres fins (cf. sens 3). Le réseau « socio-technique » compenserait (en partie ?) les sentiments d’appartenance en dérive. Les intellectuels précaires (gypsie scholars, aux États-Unis) – chercheurs indépendants sur contrat à durée déterminée, pigistes, enseignants vacataires, webmestres, etc. – connaissent aussi de tels réseaux. Diplômés, avec une activité liée à l’écriture et à la recherche, de statut bancal, avec de faibles revenus plus ou moins réguliers, ils ont souvent pour seul capital un ordinateur, ayant un rapport au temps immédiat et entretenant un réseau qui est à la fois professionnel, alimentaire et personnel. Pour eux, il n’y a plus de distinction entre vie privée et vie professionnelle.

  2. À cette définition explicative, proactive, s’ajoute une définition descriptive : c’est le sens « processuel » de réseau pour marquer une nouvelle division du travail en phase avec la flexibilité du marché et les délais resserrés. Il s’agit de s’intégrer à une chaîne de décisions, à un travail d’équipe où le traducteur est un agent parmi d’autres, et ainsi dépasser les frontières traditionnelles qui séparaient les traducteurs des terminologues, des réviseurs, des experts de domaine, des gestionnaires, des ingénieurs, des chefs de projet, etc. La « communauté » constituée de la sorte peut aussi bien travailler sur des projets commerciaux qu’être basée sur l’utilisation et le partage des technologies de traduction logiciel libre.

  3. Les deux définitions précédentes peuvent être complétées par une troisième, appliquée et proactive : c’est le sens « militant », où réseau est associé à une activité sociale particulière, à un engagement au nom de certaines valeurs. Les projets de type humanitaire participent de ce sens, privilégiant la Pentecôte plutôt que Babel, la solidarité plutôt que la fragmentation, le partage plutôt que la solitude. On pratique sa profession, on met ses compétences de traducteur au service d’une cause explicite.

Ces trois types de réseau instaurent leur propre mode de régulation et, impliquent des interactions pour échanger des idées, des données, des informations, des expériences, pour permettre de s’identifier et de favoriser les complicités. Ce n’est pas sûr que les trois concourent de la même manière à la socialisation (cf. section 5). C’est le sens militant qui va nous intéresser dans ce qui suit. Comment fonctionnent les réseaux de bénévoles ? Selon quelle logique ? Ont-ils des visées et des structures similaires, sous la même désignation ? Connaissent-ils le même type de développement ? Comment sont définies les stratégies et les activités de la communauté ainsi réseautée ?

3. Dix réseaux de traducteurs/interprètes bénévoles

Nombre d’organisations internationales et régionales (ONG, associations caritatives, regroupements privés de volontaires, etc.) se donnent aujourd’hui pour mission d’offrir des services gratuits visant à lutter contre certaines maladies pandémiques ou carences, contre certaines conditions jugées inacceptables (de pauvreté, d’insalubrité, d’habitat, d’exploitation au travail, de destruction de l’environnement, d’invalidité par des armes), contre certains états de fait touchant la situation des femmes, des enfants, des réfugiés, des prisonniers, etc. D’autres interviennent lors de catastrophes (tremblement de terre, tsunami, inondation, éruption volcanique, désastre écologique, etc.). D’autres encore se donnent un programme plus délibérément politique, s’attaquant à la mondialisation libérale, à la logique des multinationales, aux effets des conflits armés, etc.

Toutes, dans leurs efforts pour fonctionner, se faire (re)connaître, collecter des fonds, étendre leur influence, recruter des volontaires, recourent à des documents aussi variés que des bulletins, rapports, articles, communiqués de presse, affiches, sites Web, bilans… qui doivent être traduits, interprétés, révisés, résumés. Pour répondre à ces demandes, il y a toujours eu des volontaires isolés, comme il y a toujours eu des traducteurs bénévoles prêts à aider une entreprise familiale. Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les réseaux de traducteurs/interprètes constitués récemment, profitant à la fois des possibilités de la technologie (Internet) et conscients de la dimension globale des interventions nécessaires. Toutefois, ces réseaux n’ont pas tous été établis à partir des mêmes motivations et ne se donnent pas toutes les mêmes visées, même si tous permettent de souligner le rôle décisif que peuvent jouer désormais les médiateurs dans la circulation des idées, des valeurs.

Nous avons d’abord collecté des informations sur certains réseaux (discours publics qu’ils tiennent sur eux-mêmes), vérifié quelques données auprès de volontaires, puis avons comparé les réseaux (section 4) selon plusieurs critères, afin de dégager justement les orientations (déclarées et implicites) de ces regroupements électroniques. Six des dix réseaux nous étaient familiers, les autres nous ont été signalés au fur et à mesure que les réflexions étaient partagées avec les uns et les autres, ou encore envoyé par courriel par tel ou tel réseau.

a) Translators and Interpreters Peace Network

Deux traducteurs suédois sont à l’origine de ce réseau, lancé peu avant le début de la guerre en Irak (2003). En fait, le réseau a cherché à mobiliser et à regrouper les langagiers à partir d’une pétition « contre la guerre en Irak » et « la politique étrangère agressive de l’administration Bush ». Les signataires éventuels devaient (doivent) indiquer leurs langues de travail et, le cas échéant, leur appartenance à une organisation professionnelle de traducteurs ou d’interprètes. Ils n’offrent pas de service particulier de traduction ; c’est une certaine conscience et une prise de position politique qui les rassemblent. Trois ans plus tard, le site ne semble pas avoir été modifié, mis à jour, affichant toujours et uniquement la pétition en six langues (allemand, anglais, castillan, français, italien, suédois).

b) Tlaxcala, « réseau des traducteurs pour la diversité linguistique »

Fondé en décembre 2005 par des cyberamateurs, le réseau – qui tire son nom d’une ville-État vaincue par l’Empire espagnol – s’est donné une mission très explicite : lutter contre les langues dominantes qui véhiculent une idéologie de supériorité et méprisent les langues qu’elles subordonnent. Les traducteurs de Tlaxcala croient en l’altérité et en un monde multipolaire et multilingue ; ils sont prêts à faire entendre les voix des auteurs, penseurs, dessinateurs, activistes qui s’expriment dans des langues étouffées par la suprématie anglophone ou qui s’expriment en anglais mais sont laissés en marge des circuits de diffusion et donc inaccessibles en d’autres langues. Les textes à traduire par les volontaires, gratuitement, reflètent les valeurs fondamentales de la Déclaration des droits de l’homme. Ainsi, les traducteurs du réseau se déclarent

[…] anti-militaristes, anti-impérialistes et s’opposent à la mondialisation (économique) néolibérale. Ils aspirent à la paix et à l’égalité pour toutes les langues et cultures. Ils ne croient ni au choc des civilisations ni à l’actuelle croisade impériale contre le terrorisme, sont opposés au racisme et à l’édification de toute barrière qui entrave la libre circulation des personnes et le partage entre peuples et langues de la planète. Ils cherchent à promouvoir le respect et la reconnaissance de l’Autre.

Toutes les traductions faites par Tlaxcala sont « copyleft », c’est-à-dire libres de tout droit de reproduction, pour des buts non lucratifs (la source devant néanmoins être citée). Le site Web, inauguré en février 2006, est accessible en huit langues (allemand, anglais, arabe, catalan, espagnol, français, italien, portugais) ; il présente les cinquante derniers textes traduits, avec nom de l’auteur, du traducteur et du réviseur, et offre des chroniques, des fiches (renvoyant à des glossaires, lexiques et cartes), etc. Il propose également des pages de réflexions sur l’Amérique latine et les Caraïbes, la Palestine et Israël, le monde arabe, etc. À noter que le lecteur du site est tutoyé et que rien n’indique comment les traducteurs sont recrutés. La cinquantaine de noms (avec photos) répertoriés sous la rubrique « Qui sommes-nous ? » sont essentiellement de langue romane.

c) Babels

Ce réseau revendique plus de 9000 interprètes et traducteurs volontaires dans le monde, depuis sa création en 2002. Ses principes sont explicites dans son texte de présentation et sa charte. On peut les résumer ainsi : Babels ne fournit pas de « services à bas prix » et ne cherche pas à promouvoir un travail au rabais ; au contraire, son engagement va de pair avec la défense de la réputation des traducteurs et interprètes professionnels. Ses volontaires (professionnels actifs ou à la retraite, non-professionnels, étudiants en traduction, personnes bilingues, etc.) « ne sont pas un simple ornement linguistique ». Ceux-ci sont des « militants » politiques engagés dans le processus même des forums sociaux, notamment pour les « rendre plus ouverts », pour que les langues soient suffisamment représentées grâce à l’interprétation, quel que soit l’espace de l’échange (grande salle de conférence, petits groupes de discussion) et pour contrer la hiérarchisation actuelle des langues. Ainsi, pour le 4e Forum social européen (Athènes, 2006), Babels a mobilisé des spécialistes des Balkans pour offrir des débats en serbo-croate, macédonien, turc (par exemple). Les interprètes ont été sélectionnés en fonction de critères linguistiques, de leur niveau d’expérience, de leur origine géographique, tous faisant néanmoins un acte de solidarité politique et exécutant un travail de qualité. Le réseau se dit sans hiérarchie, sans structure permanente, afin que chacun des bénévoles, là où il peut être compétent (dans une cabine, en élaborant un lexique, en participant à l’organisation de tel ou tel projet), « contribue à la réflexion politique et à expérimenter le militantisme linguistique » : « Babels n’est pas un prestataire de services linguistiques mais un acteur politique » de l’altermondialisme (alternative au marché capitaliste). Son site en quinze langues (dont le croate, le grec, le hongrois, le letton, le polonais, le russe) présente des rapports, des comptes-rendus, offre des tâches (priorité étant donnée à l’interprétation), partage des glossaires, donne des conseils techniques pour faciliter la gratuité des installations, renvoie à une dizaine d’antennes locales. On y trouve également le formulaire d’inscription, avec auto-évaluation des connaissances et capacités du volontaire. Ce dernier, qui doit avoir « du temps libre, de l’assiduité, un accès à Internet et la possibilité de s’exprimer aisément en au moins deux langues », sera sollicité pour être partenaire d’un événement mais a tout loisir de refuser, sans justification et en toute confidentialité. Divers protocoles détaillés précisent comment sont organisés les projets Babels, ceci pour « maximiser la transparence et la responsabilisation » et prévenir que « c’est beaucoup de travail ! ». Enfin, des outils (listes internes de discussion, bases de données, forum virtuel, chats) sont à la disposition de tous les volontaires ou « Babelitos ».

d) ECOS, Traductores e Intérpretes por la Solidaridad

Ce réseau, lancé en 1998, est une association d’étudiants, d’enseignants et de professionnels de la traduction et de l’interprétation de l’Université de Grenade, inspirés par les idées de tolérance, de solidarité et de pacifisme. Membre du forum social Un autre monde est-il possible ? et en collaboration avec Babels, il offre des services de traduction et d’interprétation aux secteurs défavorisés, aux ONG sans moyens, et cherche à dénoncer les injustices actuelles qui trouvent peu d’écho (d’où son nom) dans les grands médias. Les volontaires se joignent donc aux différents forums sociaux européens et mondiaux et aux activités afférentes (constitution de lexiques, de documents pour préparer les interprètes volontaires), et aident les associations (andalouses et de Grenade) de défense des droits de l’homme. Son site (en espagnol) donne des informations sur les activités du réseau et de Babels, propose des articles (aussi en anglais) sur le réseau lui-même et sur les membres, répertorie des documents traduits. ECOS insiste sur le fait que son travail volontaire, en collaboration avec d’autres organisations similaires espagnoles et internationales, comme Traductores sen Fronteiras, Babels, et des associations d’entraide aux immigrants et réfugiés, ne cherche pas à se substituer aux interprètes de communauté dont le travail doit ou devrait être reconnu, continu et rétribué à sa juste valeur. Son objectif n’est pas de créer un pool gris d’interprètes à bas prix qui compenserait les lacunes du service public ou pousserait à sa privatisation. En d’autres termes, le réseau ne suscite pas une concurrence déloyale, en s’adressant aux organisations exclues du marché de la traduction et de l’interprétation professionnelles. Par ailleurs, il enrichit la préparation des volontaires comme futurs professionnels et citoyens, non plus qualifiés pour la seule économie de marché mais aussi aptes à servir la société civile. Le bénévolat a des retombées bénéfiques sur la formation et la pédagogie (par ex. dans le choix des textes à traduire ou à interpréter, sur les réflexions éthiques). Pour chaque mission, une personne assure la distribution et la remise du travail, coordonnant les activités des traducteurs (maîtrisant deux langues étrangères au moins) et des réviseurs (souvent des enseignants).

e) Traduttori per la Pace (TpP) : « Molte lingue, una sola terra »

L’association « de promotion sociale », constituée en 2004, est issue d’un regroupement de traducteurs et interprètes né en 1999 pour répondre « à la déformation des informations opérée par les médias officiels » pendant la guerre en Serbie. Elle « vise à diffuser, dans toutes les langues et par n’importe quel canal, tout message contraire à la guerre », pour « soutenir et faire connaître des expériences de construction de la paix […] et l’activisme non violent ». En outre, elle veut « promouvoir le travail des traducteurs et interprètes » dans leur rôle actif « en faveur de la connaissance, de la paix et du dialogue entre les différentes cultures, langues, ethnies et religions ». Les volontaires du réseau s’engagent donc « à consacrer une partie de leur temps » et « avec tout le sérieux possible » pour alimenter le débat sur les effets de la guerre (coûts humains, environnementaux, sur la démocratie et les droits de l’homme) et « pour favoriser le dialogue » afin de « construire une culture de paix à l’échelle internationale ». Ce volontariat vise surtout les situations (campagnes, rencontres, publications) « où il serait impossible de soutenir des frais de traduction ou d’interprétation » – « en évitant d’influencer de façon négative le marché ». Ce sont essentiellement les membres de l’association qui proposent, par courriel ou liste de diffusion, les projets de traduction, d’interprétation et de diffusion, et non directement les organismes engagés en faveur de la paix. Des domaines d’intervention ont été privilégiés, comme « la démocratie et les droits de l’homme, le désarmement, les conflits, les actions de paix et de non-violence, l’environnement, la justice sociale ». Le site Web de TpP est constitué principalement de la charte, des statuts (14 articles) de l’association dont le siège est à Rome, des directives pour adopter et diffuser les traductions (mises gratuitement à la disposition des médias) et de documents référant par exemple au Soudan, au Darfour, au Liban, etc. L’ensemble n’est qu’en italien, sauf la charte qui est en huit langues (allemand, anglais, catalan, espagnol, français, grec, italien, tagalog). L’association fonctionne de façon assez conventionnelle, avec assemblée, bureau, président… Les membres – militants utilisant leurs compétences – sont partagés entre membres de soutien, traducteurs et interprètes professionnels (chevronnés qui peuvent aussi faire des révisions), et étudiants (débutants qui acceptent d’être guidés dans leur travail bénévole). Si toute nouvelle admission est légitimée par le bureau (trois membres), le passage de débutant à chevronné n’a rien de rigide. Tous les membres qui travaillent sur une base personnelle, volontaire et gratuite, ont le devoir de solidarité et agissent « avec correction, bonne foi, honnêteté, probité et rigueur morale ».

f) Traductores sen Fronteiras (TsF)

L’association, créée en 1995 par des enseignants de traduction et d’interprétation de l’Université de Vigo, est devenue une ONG de Galicie, prête à traduire des documents de travail et à interpréter des sessions, colloques, cours, sans but lucratif, pour d’autres ONG ou associations d’entraide, notamment espagnoles (en Catalogne, au Pays Basque, etc.). Ses autres objectifs déclarés sont de donner une opportunité aux étudiants d’être confrontés à des tâches « réelles », tout en assurant un résultat de qualité, et de promouvoir le galicien. Le travail est habituellement partagé entre un enseignant (réviseur ; coordinateur des interprètes) et un groupe d’étudiants de niveau « licenciatura ». Le site de TsF, en galicien uniquement, inclut une courte description de l’association et de son mode d’action ainsi que sa Constitution en 31 articles (l’association étant organisée de manière conventionnelle avec assemblée, comité directeur, président, etc.).

g) International Conference Volunteers (ICV), ICVolontaires

Cette autre ONG, fondée en 1999, aide les projets à but non lucratif, favorisant « l’émergence d’une société plus équitable, plus solidaire », à trouver, former et coordonner des volontaires, en particulier pour les conférences sociales, humanitaires et écologiques. Elle rassemble 1500 membres de plus de 100 pays, parlant 65 langues. Ces volontaires peuvent participer à l’organisation de rencontres (locales, nationales ou internationales), accueillir les délégués, rédiger et réviser des rapports de séance, des articles, des interviews. Ils peuvent aussi être cybervolontaires, c’est-à-dire partager leurs compétences pour développer des sites Web, des logiciels, pour administrer un réseau. Ou encore se mettre au service du siège à Genève ou des bureaux d’ICV en Afrique du Sud, au Canada, en Espagne, en France, au Mali (comptabilité, maintenance informatique, conseils juridiques, etc.). Tous s’enrichissent personnellement et professionnellement en mettant ainsi leurs connaissances et aptitudes à la disposition du réseau. De la sorte, polyglottes, étudiants en langues ou en interprétation, jeunes professionnels, peuvent acquérir plus d’expérience. Pour être admis, il faut préciser ses compétences, motivations et objectifs professionnels. Un entretien personnel peut suivre parfois cette inscription. En outre, celui qui s’est engagé dans un projet doit suivre une session d’information et de formation. À noter que des entreprises peuvent envoyer de leurs employés pour contribuer au travail d’ICV, qui cherche à promouvoir le volontariat en encourageant l’engagement citoyen et en accompagnant les efforts de diverses entités publiques et privées (associations, communautés, entreprises) pour utiliser connaissances et savoir-faire en fonction des besoins. ICV a adopté en 2005 une nouvelle structure organisationnelle, devenant une fédération internationale de bureaux nationaux et de partenaires associés, avec un conseil d’administration à sa tête et pour chaque bureau national. Aussi, depuis 2005, elle a le statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social des Nations Unies (NU) et a des relations de travail avec plusieurs agences de l’ONU. Enfin, elle suit la Charte de Responsabilité des ONG internationales. Ses partenaires réguliers sont multiples, comme le CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire), le PNUD (Programme des NU pour le développement), l’UNESCO, l’OMS, l’UIT (Union internationale des télécommunications), certains gouvernements (par ex. du Canada, du Sénégal), des fondations et des organisations à but non lucratif (par ex. ATD Fourth World, Defence for Children International, International AIDS Society, Fonds mondial de solidarité numérique), des universités et centres de recherche – telles que l’Agence universitaire de la francophonie, l’Université européenne du volontariat, l’International Association for Universities of the Third Age), ainsi que des entreprises du secteur privé (IBM, Hewlett-Packard, Reuters SA, etc.). De tels partenaires sont parfois des donateurs qui soutiennent certaines activités. Le site d’ICV (en anglais, espagnol et français) décrit le volontariat, les services, les activités, les projets, l’organisation, et précise les conditions pour devenir membre du réseau.

h) Translations for Progress (TfP), Traductions pour le progrès

Ce forum de traductions (et non de traducteurs) en ligne, depuis fin 2005, est destiné à la communauté internationale des ONG, notamment pour remédier aux besoins de deux groupes : les ONG sans fonds nécessaires pour financer leurs traductions, et les étudiants ou professionnels en langue étrangère « désireux d’acquérir de l’expérience en tant que traducteur et/ou correcteur » et d’être ainsi mieux préparés au monde du travail, en leur permettant de « s’investir dans des thèmes sociaux », « en contribuant à une bonne cause ». Initialement, TfP s’adressait aux étudiants en langues, soucieux de servir aux États-Unis les groupes abordant les problèmes d’environnement, de développement et de droits humains. Puis le site Web a étendu ses relations jusqu’à compter aujourd’hui près de 500 traducteurs et 417 langues (y compris des variantes de l’anglais, de l’arabe, etc.). L’accent est mis sur les besoins en traduction, « même si la qualité de ces traductions ne s’avère pas de niveau professionnel » mais « d’un standard raisonnable » : d’une part, mieux vaudrait une traduction « même en partie défectueuse » que pas de traduction ; d’autre part, « la traduction est une excellente façon d’étudier ». Ces deux raisons suffisent à expliquer pourquoi le service est gratuit, c’est-à-dire recrute traducteurs, rédacteurs, organisations et enregistre les tâches à accomplir directement sur le site (après inscription préalable). Il n’existe aucune restriction officielle sur les types d’organisations qui peuvent utiliser le forum, sauf qu’il leur est demandé expressément de ne pas employer les traductions « à des fins commerciales » et d’évaluer ceux qui ont travaillé pour elles, avec des « commentaires constructifs », vu que les volontaires sont des étudiants bénévoles. Ces derniers, « sachant lire la langue source et munis d’un bon dictionnaire », peuvent toujours parcourir le Guide de Bonne Traduction avant de se lancer ; ils peuvent évaluer également les organisations pour lesquelles ils ont travaillé. Dans tous les cas, et quel que soit l’acteur : « Nous faisons tous de notre mieux ! » Le site en cinq langues (anglais, espagnol, français, japonais et russe) définit les missions du forum, sert de mode d’emploi et de lieu d’inscription pour les ONG et les volontaires, et liste des liens renvoyant à des dictionnaires, des cours de langue en ligne et autres ressources linguistiques. Dans les pages FAQ (Frequently asked questions), il est affirmé que le forum est « neutre » et rejette « toute forme de violence » ; certaines réponses concernant les campagnes politiques, les syndicats, les PME, tentés d’utiliser les moyens offerts, laissent à penser que la limite entre bénévolat et commerce n’est pas facile à tracer et que l’autorégulation, grâce aux évaluations, permettra de régler les cas litigieux éventuels.

i) Traducteurs Sans Frontières (TSF)

Créé en 1993 pour aider Médecins Sans Frontières (MSF), TSF s’est tourné peu à peu vers d’autres ONG et associations humanitaires ou luttant pour le respect des droits de l’homme, comme Médecins du Monde, AIDES, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Handicap International, etc. Association à but non lucratif, elle se veut indépendante de toute appartenance politique ou religieuse. Elle est née cependant de la rencontre entre un responsable de MSF et le PDG d’Eurotexte, agence commerciale de traduction fondée en 1986 et située à Paris (dont l’adresse postale sert toujours pour TSF mais sur laquelle aucun lien n’est proposé, dans ces pages en français). Plus d’une centaine de traducteurs et réviseurs professionnels travaillent aujourd’hui, selon leur disponibilité, essentiellement avec le français, l’anglais et l’espagnol, pour servir « des causes généreuses » (touchant l’Afghanistan, la Tchétchénie, les enfants réfugiés, etc.) et dépasser les fractures linguistiques. Le site (en français) est succinct : outre les témoignages, des liens avec les organismes aidés, les rapports mensuels d’activité (en nombre de mots traduits), il sert surtout à lancer un appel aux traducteurs volontaires (sans spécifier de conditions particulières), avec offre de vente d’un T-shirt TSF au bénéfice de MSF. Mais en imprimant en fait TSF, c’est pour Eurotexte indirectement qu’on fait de la publicité.

j) Translators Without Borders (TWB)

Le site de TWB (en anglais) est tout aussi succinct que celui de TSF, les deux partageant d’ailleurs la même adresse. Comme son alter ego francophone, il rappelle les mêmes conditions de lancement (1993 avec MSF/Doctors Without borders), il mentionne (davantage) de sujets traduits, il tisse des liens avec les organismes demandeurs, il offre des citations de bénévoles et des lettres de reconnaissance, il lance un appel pour recruter des professionnels, il signale la vente de T-shirts. Ce qui le distingue, c’est qu’il n’occulte pas sa relation à Eurotexte ; dès le bandeau et la page d’accueil, on affirme que « beaucoup de traducteurs et de membres du personnel d’Eurotexte offrent volontairement de leur temps pour ces importantes tâches de traduction, de sorte que des traductions gratuites peuvent être fournies aux ONG humanitaires ». D’autre part, et surtout, on renvoie à des articles (2001-2005) signés par les co-propriétaires de l’agence et co-fondateurs du réseau, disponibles sur le site d’Eurotexte, soulignant l’idéologie sous-jacente à TSF/TWB éloignée de tout idéalisme : Eurotexte coordonne et gère les demandes de traduction gratuites comme ses commandes commerciales (traduites par des professionnels sélectionnés selon leurs compétences et leurs spécialisations et ne travaillant que vers leur langue maternelle) – ce qui n’exclut pas bien sûr la pression (le personnel d’Eurotexte devenant volontaire[4] une fois que leur charge de travail, rémunéré, est accomplie). On ne dit pas la contradiction entre les textes traduits bénévolement pour des organismes humanitaires et les textes traduits argent comptant pour des entreprises à la source des injustices ou atrocités dénoncées par ces mêmes organismes. Surtout, le bénévolat est considéré comme servant « une bonne cause ». L’agence s’y est lancée parce que c’est du donnant-donnant (elle et ses traducteurs se sentent bien dans cette action et on perçoit l’agence comme une entité qui se soucie du monde comme il va). Aider ne peut être que bénéfique pour les affaires courantes. C’est une valeur ajoutée à l’image de l’agence : « Doing good is good for business ». En 2003, une agence madrilène a contacté Eurotexte pour démarrer Traductores sin Fronteras, en Espagne (à ne pas confondre avec le réseau décrit en f).

4. De la communauté de valeurs à l’alibi

Les réseaux de traducteurs bénévoles sont, on l’a vu, engagés dans leurs activités selon des motivations et ambitions différentes. Un de leurs points de convergence les plus forts est peut-être l’appropriation des nouvelles technologies, mais cela ne suffit pas pour les rassembler sous un label unique (réseau militant). Le traducteur n’est pas condamné au choix simpliste : ou reproduire les idéologies en place, dominantes, ou s’en dissocier, quitte à ne pas traduire. Traduire un document n’implique pas en effet mécaniquement d’être complice de ses auteurs et de leur parti pris. Comme si le constructeur automobile et l’ambulancier étaient complices nécessairement des accidents de la route. Le traducteur d’un ouvrage ou d’un film raciste, sadique, violent, machiste… n’a pas à s’identifier à celui/celle dont on rapporte les gestes, l’existence, des déclarations ou l’analyse, comme il n’a pas à censurer les faits qui le dérangeraient. Il en est de même pour le journaliste ou l’avocat : leur objectivité est dans leur professionnalisme. Il y a divers moyens ou stratégies pour (de)servir une idéologie : la reproduction littérale d’un énoncé ou le refus de le faire sont deux extrêmes. Entre les deux, on peut expliciter, modaliser, accentuer, omettre, recomposer, recontextualiser certaines parties de l’énoncé en question ; on peut ajouter des notes de traducteur pour se distancer du contenu ou souligner une ambiguïté ; on peut sélectionner tels termes plutôt que tels autres. Toute traduction est sélective dans la mesure où le traducteur doit faire des choix, selon des priorités. Il en est de même des associations de bénévoles en ligne. Elles ne reflètent pas automatiquement la même idéologie, comme si le Net imposait une unique orientation. Dans le tableau suivant, on s’est efforcé de faire ressortir des différences entre les dix réseaux analysés, selon sept paramètres.

  1. Les objectifs déclarés.

  2. La politique linguistique délibérée.

  3. La politique traductionnelle :

    1. comment on travaille (on précise les conditions/processus de recrutement et comment se déroule le travail : choix des traducteurs, des textes, révision) ;

    2. contre une concurrence déloyale, explicite que le bénévolat n’est pas pour casser le marché des professionnels.

  4. Le fonctionnement centré sur

    1. le travail : les membres prennent leurs affaires en main ou suivent une démarche explicitement imposée ;

    2. la structure (conventionnelle) : association avec assemblée, bureau, président.

  5. La mission ou activité principale.

  6. La définition des intervenants :

    1. types de volontaires : professionnels, non-professionnels, retraités, étudiants bilingues, etc. ;

    2. types d’organismes aidés : ONG, associations humanitaires, associations d’aide aux migrants/réfugiés, etc.

  7. L’utilisation des outils électroniques :

    1. extensive : listes de diffusion, courriels, chats, archives, liens ;

    2. minimale : site avec divers documents, y compris les textes traduits gratuitement, formulaire d’adhésion, liens (interactivité réduite).

Tableau

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Que tirer de ce tableau synoptique ? Selon les objectifs déclarés, on peut considérer trois tendances distinctes parmi les réseaux :

  • Les réseaux qui ont un engagement politique fort (en faveur de l’altermondialisme, contre certaines décisions politiques, etc.), pour lesquels la traduction et l’interprétation sont des actes possibles servant la résistance, la lutte : ces réseaux (a-d) n’ont rien à acheter ni à vendre, mais des positions à défendre, à promouvoir.

  • Les réseaux d’orientation humanitaire, idéaliste, pour lesquels une « bonne cause » peut aussi aider la formation des futurs traducteurs/interprètes, à la fois comme professionnels et comme citoyens. Ces associations (e-h) explicitent à des degrés divers leurs valeurs – sans qu’on puisse nécessairement parler de communautés de valeurs partagées, tant leurs convictions sont loin d’être toujours précisément définies.

  • Les réseaux à la vision libérale éclairée, pour lesquels le geste charitable est un prétexte à prolongement intéressé (i-j). On notera que malgré la proximité formelle de leurs appellations, e ne ressemble pas à i et j.

Dans cet ensemble, le bénévolat et l’altruisme déclaré servent donc diverses finalités – de contestation, de solidarité ou d’affaires. La gratuité est donc ambiguë dans le système marchand que nous connaissons (Sagot-Duvauroux 2006). Elle peut viser à contrecarrer la logique financière dominante, comme elle peut parfois la renforcer sous différentes formes de charité privée. Cette ambiguïté se retrouve, par exemple, dans les offres de sous-titres ou d’outils de sous-titrage sur le Net. Par ailleurs, la gratuité n’est pas toujours, loin de là, synonyme d’action collective organisée, concertée, sous forme de réseau. Par exemple, des groupes indépendants de presse comme Indymedia, ou la FIDH, font appel à des traducteurs bénévoles individuels – de la même manière que Lionbridge Technology localise le site Web du Well Project (organisme à but non lucratif, pour enrayer la pandémie du sida, en particulier chez les femmes), ou que Google fait appel à des traducteurs volontaires pour traduire ses informations d’aide et ses interfaces de recherche[5].

Pour en revenir au tableau récapitulatif, on remarquera aussi que les réseaux étudiés ne sont pas toujours conséquents ou cohérents, à force de non-dits : peut-on par exemple s’efforcer de promouvoir la traduction et l’interprétation sans aussi se donner une politique linguistique, sans aussi expliciter les démarches et étapes du travail afin de produire des travaux de qualité ? Entre la manipulation d’un dictionnaire (h) et l’exigence de professionnalisme (e, j), il y a de la marge pour donner certaines représentations de la médiation langagière et culturelle. On peut se reporter à ce propos aux arguments parfois dénigrants et sarcastiques de la controverse entre l’AIIC (Association internationale des interprètes de conférence) et Babels – qui révèlent combien les idéologies ne sont jamais latentes – (cf. Pöchhacker 2006 : 201-203).

Enfin, on notera également que la mise en réseau n’implique pas nécessairement un fonctionnement innovant : la plupart des associations reproduisent une structure conventionnelle dans leur organisation même et n’exploitent pas la diversité des moyens offerts par l’Internet, le Web, s’en tenant à un usage minimal (mise en ligne de documents, d’articles, de formulaires) qui limite l’interactivité avec les membres.

À un moment où des murs se dressent ici ou là (grillages, barbelés, clôtures électrifiées, murailles de pierre, techniques de surveillance électronique et numérique) pour séparer, catégoriser, contrôler, le développement de réseaux peut apparaître comme un signe de résistance, favorisant une mondialisation plus solidaire. Entre le déterminisme macro et le psychisme individuel, de telles structures associatives choisies [6] rappellent la notion de « structure de sociabilité » élaborée par des historiens (Agulhon 1988, Thélamon 1988), comme relais de transmission de normes, de valeurs, comme forme de socialisation recherchée, acceptée. De nouvelles questions alors se posent, qui appelleraient à approfondir la thématique et la démarche proposées dans cet article.

Le réseautage règle-t-il ou dépasse-t-il certaines questions d’éthique, comme celle de l’impartialité, et/ou en soulève-t-il de nouvelles ? Il peut satisfaire par exemple l’engagement humanitaire, mais celui-ci peut-il se réduire à une offre de service gratuit ? Le traducteur volontaire d’un réseau contrôle-t-il d’une manière ou d’une autre les orientations de ce réseau ? Ou n’a-t-il que l’alternative : s’y inscrire ou s’en démettre ? Par ailleurs, ces réseaux interfèrent-ils avec les pratiques professionnelles de leurs membres ? En d’autres termes, peut-on à la fois être « entre deux » et partie prenante, sinon de parti pris ?

Le réseautage suffit-il à constituer une communauté de valeurs ou n’en est-il que les prémices ? Connaissant la volatilité des réseaux, on peut en effet s’interroger sur leur force de conviction, sur leurs effets à moyen et long terme. Notamment, sont-ils vraiment une forme de résistance aux logiques dominantes ou une forme de « bonne conscience » dont peut très bien s’accommoder un système qui crée injustices, précarité, fracture sociale, discriminations ?

Enfin, le réseautage peut/pourra/pourrait-il dépasser les contradictions (signalées à la section 1) entre prise de position, présence, intervention, invisibilité et non- ou faible reconnaissance du traducteur ? Ou n’est-il qu’une soupape de sécurité entre professionnalisation et engagement social ? Au moins, avec ces réseaux, les langagiers se distinguent toujours plus des missionnaires, explorateurs, militaires, politiciens, commerciaux… qui soumettent l’autre à leurs besoins et intérêts, manifestant leurs tensions et surtout ( ?) leur volonté de changement dans leur perception d’eux-mêmes, de leur pratique – manière en fait de commencer à transformer le discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes, longtemps si dévalorisant et défaitiste.