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François-René de Chateaubriand (1768-1848) a publié en 1836 sa traduction de Paradise Lost de John Milton (1608-1674). Le volumineux ouvrage recensé ici est tiré d’une thèse de linguistique soutenue à l’Université de Paris IV en 2000 par Marie-Élisabeth Bougeard-Vetö, qui a procédé à une analyse minutieuse de cette traduction et montré son importance dans l’oeuvre de l’écrivain français.

Son corpus est constitué des premières traductions de Chateaubriand, écrites alors qu’il était en exil et de sa traduction de Paradise Lost de 1836. L’auteure décrit comment celui-ci a découvert les oeuvres des écrivains qu’il a traduits. L’anglomanie qui régnait alors en France, ses voyages en Angleterre et son attirance pour la littérature étrangère expliquent en partie sa décision de traduire des oeuvres anglaises. Le choix, plus étonnant, de traduire Milton tient aux affinités que Chateaubriand partageait avec l’auteur anglais sur les plans littéraire et politique ainsi qu’au merveilleux chrétien qui imprègne Paradise Lost. Chateaubriand avait, cependant, quelques réserves par rapport à l’esthétique du poète anglais. Catholique et royaliste, il n’adhérait pas non plus au puritanisme ni à l’attitude antimonarchique de Milton. Ces divergences de vues ressortent des premiers extraits traduits qui ont paru dans le Génie du christianisme. Marie-Élisabeth Bougeard-Vetö a toutefois un point de vue nuancé sur la question et formule quelques réserves sur ce que Chateaubriand prétend avoir fait et sur ce qu’il a fait réellement.

Elle décrit la manière dont le traducteur percevait le chantre d’Éden. En s’appuyant sur divers passages de l’Essai sur la littérature anglaise et d’autres écrits de Chateaubriand, elle montre que le style du traducteur s’est modifié vers la fin de sa vie à la suite de la traduction de Paradise Lost. Elle soutient que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe aurait trouvé chez Milton ce qui lui manquait pour réaliser le poème épique chrétien dont il rêvait. Milton aurait réussi ce que Chateaubriand a été incapable d’accomplir. Toute sa vie, ce dernier a scruté l’oeuvre de Milton.

L’auteure s’interroge ensuite sur l’influence de la traduction de Chateaubriand et remet en question la césure historique entre l’époque des belles infidèles et celle de la traduction littérale, césure qui aurait eu lieu vers 1815 ou 1830. Elle rappelle que nous disposons de peu d’informations précises sur le sujet, que la méthodologie des études historiques en traduction est déficiente, que les renseignements sur lesquels on se fonde pour établir cette césure sont surtout tirés de préfaces d’auteurs et de traités sur la traduction et non des traductions elles-mêmes et, enfin, que la manière de traduire n’était pas homogène, comme le prouve la traduction de Paradise Lost de Chateaubriand. Il reste qu’en histoire, croyons-nous, la périodisation a son utilité et n’indique pas toujours un changement radical ; elle peut servir à marquer l’apparition d’une nouvelle tendance, en l’occurrence une nouvelle façon de traduire, comme ce fut le cas au début du xixe siècle.

En situant la traduction de Chateaubriand dans le temps, l’auteure montre que cette traduction n’a pas été aussi révolutionnaire que son auteur le pensait, lui qui voulait frapper l’imaginaire de ses lecteurs par une version très littérale. Sa traduction a néanmoins connu un large rayonnement, a été le sujet de nombreuses critiques – certaines élogieuses, d’autres vitrioliques –, et tous les traducteurs ultérieurs ont mentionné dans leur préface la traduction de Chateaubriand. Rares, toutefois, sont ceux qui ont commenté autre chose que ses Remarques sur la traduction. Ce qui, par contre, est nouveau dans le cas de Chateaubriand est l’humilité, l’effacement du traducteur devant le texte original. L’auteure de Chateaubriand traducteur a raison de mettre en évidence cet aspect, car son Paradis perdu est tombé dans l’oubli pendant de nombreuses années. Même Antoine Berman (1985/1999) s’est contenté de citer les Remarques sur la traduction sans aller au texte lui-même. Or, l’auteure prouve que plusieurs passages de ces Remarques ne résistent pas à une analyse approfondie. Autrement dit, il y a un écart entre ce que dit Chateaubriand et ce qui se trouve dans sa traduction de Paradise Lost, d’où l’importance de retourner au texte.

En analysant cinq passages représentatifs de Paradise Lost, l’auteure étudie d’abord l’oeuvre dans son ensemble et conclut que Chateaubriand s’est efforcé d’être le plus littéral possible. Il n’ajoute et n’enlève rien au texte, il respecte l’ordre syntaxique, garde les lettres majuscules des mots, conserve les références intertextuelles et préserve les caractéristiques de l’épopée et la vision miltonienne du monde. Lorsque Milton emploie des mots rares, un registre bas ou un ton sobre, le traducteur fait de même. Il suffit de lire la traduction pour constater que Chateaubriand a tout conservé et qu’il a présenté les éléments de Paradise Lost tels qu’ils figurent dans l’original. Il saute aux yeux qu’il n’a pas produit une belle infidèle.

Cela dit, l’auteure n’a pas manqué de relever des entorses à la pure littéralité, si chère à Chateaubriand. En effet, dans le détail, la syntaxe n’est pas toujours respectée, les inversions de mots sont parfois modifiées, la polysémie n’est pas systématiquement conservée puisqu’un sens caché peut disparaître en français, certains termes précis en anglais le sont moins en français, des figures de style perdent de leur force, la syntaxe torturée du texte anglais est simplifiée et, surtout, le remplacement du pentamètre iambique par une version en prose atténue la puissance miltonienne de l’original. Marie-Élisabeth Bougeard-Vetö démontre hors de tout doute que Chateaubriand est resté en deçà de l’idéal de littéralité absolue qu’il cherchait à atteindre. Elle appuie sa thèse sur des statistiques et sa démonstration, très convaincante, est d’une rigueur exemplaire, vérifiable et, donc, scientifique. À la décharge du traducteur, elle reconnaît qu’il est dans l’ordre des choses que les vocabulaires anglais et français ne se recoupent pas parfaitement et qu’un spécifique doive être rendu par un générique en langue d’arrivée ou vice-versa.

En procédant à une analyse lexicale et syntaxique très poussée afin de déterminer à quel point le français est brutalisé dans la traduction, l’auteure affirme que Chateaubriand suit dans l’ensemble les règles du français. Il s’en écarte uniquement lorsque Milton s’écarte lui-même des règles de l’anglais, le plus souvent pour frapper l’esprit de ses lecteurs. Il arrive que Chateaubriand utilise de faux calques en français et qu’il torture cette langue lorsqu’il veut laisser une forte impression chez le lecteur. Par exemple, il traduit grim idol par idole grimée, ce qui est évidemment un calque erroné, mais néanmoins acceptable dans la stratégie de traduction adoptée par Chateaubriand. La preuve en est qu’ailleurs, il a bien traduit grim death par mort effrayante. Selon l’auteure, une lecture attentive du texte montre que la traduction est dans l’ensemble idiomatique, mais que de judicieux calques, des inversions de mots et des phrases un peu lourdes donnent l’impression que le texte est calqué littéralement sur le texte de Milton.

Chateaubriand ne recherche pas toujours la lisibilité et calque Milton volontairement, pour limiter les effets de sa prose. Fidèle à la tradition chrétienne, il est aussi opposé à l’éloquence, ce qui expliquerait qu’il ait conservé délibérément dans sa traduction l’obscurité de certains passages. Il est toutefois permis de douter de la validité de cette hypothèse de l’auteure, d’autant plus que cela ne cadre guère avec la personnalité de Chateaubriand.

Il faut se réjouir qu’une chercheuse ait enfin analysé systématiquement la traduction de Chateaubriand sans se limiter aux Remarques sur la traduction, sur lesquelles elle porte un regard critique. Jusqu’ici, la traduction du maître de la prose qu’est Chateaubriand n’avait donné lieu à aucune étude approfondie. Aucune des traductions de Paradise Lost n’avait été l’objet d’un examen détaillé, à moins de considérer comme telles les analyses sommaires parues dans des préfaces de traduction ou la dissertation du père Bernard Routh (1695-1768) et celle de Claude-François de Constantin de Magny (1692-1764) sur la première traduction de Paradise Lost.

En somme, l’ouvrage Chateaubriand traducteur. De l’exil au « Paradis perdu », propose une analyse aussi rigoureuse que passionnante, appuyée par des données empiriques solides. Marie-Élisabeth Bougeard-Vetö nous amène à découvrir les procédés ingénieux imaginés par Chateaubriand pour rendre le caractère épique du texte de Milton, dont il a su conserver toute l’énergie, malgré le choix d’utiliser la prose pour faire découvrir cette épopée au lecteur de langue française. Chateaubriand était donc un traducteur avant-gardiste.