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« Pythagore, si l’on croit le récit émerveillé d’Héraclide du Pont, se souvenait d’avoir été Pyrrhus, Euphorbe, et avant Euphorbe encore quelque autre mortel ; pour me remémorer d’analogues vicissitudes je puis me dispenser d’avoir recours à la mort, et même à l’imposture. » « Comme tous les hommes de Babylone, j’ai été proconsul ; comme eux tous esclave ; j’ai connu comme eux tous l’omnipotence, l’opprobre, les prisons. […] Toute une année de lune durant, j’ai été déclaré invisible : je criais et on ne me répondait pas, je volais le pain et je n’étais pas décapité. » « J’ai connu ce qu’ignorent les Grecs : l’incertitude. »

Borges 1955/1974 : 85

Le lecteur aura peut-être reconnu dans ces lignes quelques-unes des premières phrases de la Loterie à Babylone, de Jorge Luis Borges. Dans le recueil où figure cette nouvelle, les traductologues se sont plutôt intéressés aux exploits discrets de Pierre Ménard, pour y explorer parallèles – et bifurcations – avec la traduction. Nous pensons qu’il est temps d’étendre cette perspective : ne pourrait-on pas estimer que nous aussi, traducteurs, pouvons nous souvenir d’avoir été tel ou tel personnage, auteur ou destinataire, chaque fois par procuration, mais toujours en nous dispensant d’avoir recours à la mort, à défaut de l’imposture ; qu’il nous arrive de toucher du doigt l’omnipotence, de subir l’opprobre, et pour certains, ne les oublions pas, les prisons ; que nous sommes, méritons, devons ou regrettons d’être, ou encore d’avoir été invisibles ; que comme tel traducteur cleptomane (Kosztolànyi 1994), il nous arrive de dérober sans encourir nulle punition ? Qui pourrait nier, enfin, que nous tutoyons l’incertitude ? Si d’ailleurs les Grecs de l’Antiquité l’ignoraient, au dire de Borges, ne serait-ce pas aussi parce que leur civilisation est réputée avoir fort peu traduit ? Babylonienne incertitude, donc, liée à l’aléa d’un coup de dés, contre raison grecque, avec comme postérité ce que l’on nomme l’Occident. Mais restons modestes : où en sommes-nous, aujourd’hui, de cette opposition et de cette thématique dans le champ de la traduction et de la traductologie ?

En pleine incertitude, de prime abord. Celle-ci se manifeste par rapport au contenu du texte. L’ambiguïté est un paramètre intrinsèque de toute traduction – et à vrai dire de toute activité de communication. Il suffit ainsi de s’attarder un tant soit peu sur n’importe quel passage pour que celui-ci, de transparent, en devienne incertain… C’est le cas relativement aux hapax ou à l’ironie chez les auteurs éloignés de nous dans le temps. Que faire en présence d’un mot ou d’une expression qui n’apparaît qu’une unique fois dans la totalité du corpus disponible, ou lorsque Platon ou Thucydide lance une pique, cruelle ou désopilante à son époque, contre tel adversaire illustre alors et dont on ne sait plus rien aujourd’hui : mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ! ? C’est un problème classique des textes anciens, et a fortiori rédigés dans une langue morte : impossible d’aller questionner l’auteur, ou simplement d’en appeler à un locuteur… Symétriquement, il en va de même de nos jours avec les néologismes et les situations culturelles émergentes. Ancien traducteur professionnel, nous nous souvenons d’avoir été fort décontenancé par l’apparition, sans aucune notation explicative, du mot karaoké dans un texte à traduire du Far Eastern Economic Review. C’était il est vrai en 1991 et avant la généralisation d’Internet, qui nous eût facilité la tâche. Mais il faut aussi dire que, entre l’ancien et le nouveau, les erreurs typographiques sont une autre admirable et productive source d’hapax, et donc d’incertitude… Autre cas banal et pratique : comment agir devant un usage inhabituel de tel énoncé ou expression, lorsque ni dictionnaire, ni corpus, ni, à vrai dire, rien de connu à partir de quoi tenter un raisonnement par analogie, ne sont à même de nous orienter ? Le mot m’est connu ; le sens m’échappe… On pourrait estimer que c’est précisément ici que le traducteur peut et doit déployer au mieux ses compétences.

Elle s’observe également, cette incertitude, par rapport à la nature de la demande : à quoi va servir le texte qu’on m’a confié ; quels seront ses destinataires ; dans quelle suite d’échanges et de débats vient-il s’insérer ? Quel est le degré de confiance entre les parties prenantes ? Sur quels points la discussion achoppe-t-elle ? Bien sûr, la traduction a toutes les chances de varier – c’est même souhaitable – selon ces paramètres. Autre histoire vécue : la traduction de 14 versions successives d’un accord de garantie bancaire portant sur un achat transfrontalier d’électricité, soit un nombre conséquent de térawatts-heure, correspondant en gros à la production d’une centrale nucléaire. Pourquoi 14 versions ? Entre autres pour être absolument certain, côté français, que l’accord, rédigé en allemand mais négocié avec des partenaires slovaques, n’offrait aucune échappatoire juridique à la mise en oeuvre de la garantie.

On la décèle par rapport à la nature même de la traduction : quoi de commun entre les définitions du dictionnaire (Traduire : « Formuler dans une autre langue (langue cible) ce qui l’était dans la langue de départ (langue source) sans en changer le sens » ; Trésor de la langue française informatisé[1]), celle de Catford (1965 : 20) : « the replacement of textual material in one language (SL) by equivalent textual material in another language (TL) » ; Vinay et Darbelnet (1958/1972 : 20) : « passage d’une langue A à une langue B, pour exprimer une même réalité X » ; Jakobson (1959/1992 : 146) : « translation from one language […] into another involves two equivalent messages in two different codes » ; Gouadec (2005 : 16) : « toute forme de traitement d’un déséquilibre entre langues et cultures » ; ou encore Vermeer (1996 : 13) : « information offered in a language z of culture Z which imitates information offered in language a of culture A so as to fulfill the desired function », pour ne citer que celles-là ?

Cette incertitude définitoire en recouvre une autre, professionnelle, sur ce qu’englobe, aujourd’hui, la profession de traducteur, hyperonyme de ce que l’on appelle de plus en plus les métiers de la traduction, et donc sur les compétences à réunir pour exercer ceux-ci, et par là même la possibilité de proposer une certification qui rende justice à cette évolutivité. Où placer les limites ? Lorsque se crée en 2005 en France l’Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction[2], celle-ci englobe dans son champ la rédaction technique, mais exclut le traitement automatique du langage et reste indécise, jusqu’en 2010, sur la traduction littéraire. Tous ces choix ont leurs justifications, mais sont aussi et ipso facto ouverts à la contestation.

Et les choses ne sont pas plus claires en traductologie. On en aura la démonstration par exemple dans les tentatives de description du champ par différents auteurs. À l’horizontale, tout le monde s’accorde certes globalement sur l’existence d’un continuum dont les extrêmes ont été bornés par Cicéron, saint Jérôme ou Schleiermacher. Mais là où les choses se corsent, c’est dans la détermination du cas général, du centre de gravité à partir duquel il sera possible d’embrasser mutatis mutandis, c’est-à-dire finalement par anamorphose, la totalité des phénomènes. Ainsi, lors d’une conférence récente donnée à Paris dans le cadre du séminaire Traduction et interdisciplinarité du Centre d’études de la traduction, Marianne Lederer[3] posait que la déverbalisation, concept central, on le sait, de la théorie interprétative, est le socle commun à partir duquel toute réflexion traductologique était naturellement possible. Il y a quelque temps, Steiner, Berman ou Meschonnic, de leur collectif côté, affirmaient que la théorisation se devait de procéder des « grands textes », alors que Vermeer voyait dans la traduction littéraire un sous-domaine de la traduction communicative : « It might be said that the postulate of ‘fidelity’ to the source text requires that e.g. a news item should be translated ‘as it was in the original’. But this too is a goal in itself. Indeed it is by definition probably the goal that most literary translators traditionally set themselves » (Vermeer, 1989 : 179-180). Trois formes de certitude antinomiques – et respectables – pour un même objet : superposons-les et notre signifié devient des plus flous.

Lieux communs que tout cela. Il n’est sans doute pas mauvais de les rappeler pour jeter les fondations de notre sujet, mais si ce numéro thématique se bornait à l’horizon d’incertitude dessiné jusqu’ici, il y aurait lieu de s’interroger sur la validité de l’exercice.

Non : il y a plus à trouver dans l’incertitude, et notamment beaucoup de choses positives. Il faut d’abord observer que cette incertitude est plus fortement ressentie par les traducteurs que par les autres types de lecteurs. Comme l’écrit, dans un article pénétrant, Didier Samain, « Il arrive à tout lecteur de se demander : que veut dire Un Tel, en employant tel mot ? Et de ne pouvoir y répondre. Le problème est que le traducteur, lui, n’a pas le choix, il lui faut savoir s’il a ou non affaire à un terme, à défaut s’il s’agit du moins d’un concept en attente de terminologie. Ou de notions qu’il suppose en voie de conceptualisation. Que lui suppose telles, plus rarement l’auteur lui-même » (Samain 2014 : 184). Certes, sur le plan textuel, notre tâche de traducteurs est de la faire reculer autant que possible, pour faire que le texte d’arrivée rende raison à l’original, en intégrant les paramètres de communication idoines (ou en inversant ces deux priorités, selon l’école théorique dans laquelle on choisira de se situer). Mais d’abord, doit-elle porter sur l’adéquation au document initial (sur l’équivalence) ou uniquement sur la conviction du destinataire qu’il a sous les yeux un texte valide (sur l’efficacité rhétorique) ? Et quand bien même, s’il n’y avait, dans l’une ou l’autre de ces opérations, que des certitudes quant aux moyens à mettre en oeuvre et au résultat, il n’y aurait plus besoin ni de traducteurs ni de traductologues : la vie de tout un chacun s’en trouverait simplifiée – parfois radicalement. Ce monde, qui est notamment celui de la science-fiction, a été admirablement métaphorisé, sur ce point, par Douglas Adams avec le Babelfish de son Guide du voyageur intergalactique (Adams 1979/1982) : un problème narratif et logistique de réglé… À ce sujet, l’écrivain américain Thomas Pynchon écrivait en 1984 que l’un des attraits de la science-fiction était de nous faire oublier pour un temps que nous sommes mortels :

I suspect one of the reasons that fantasy and science fiction appeal so much to younger readers is that, when the space and time have been altered to allow characters to travel easily anywhere through the continuum and thus escape physical dangers and timepiece inevitabilities, mortality is so seldom an issue.

Pynchon 1984/1985 : 7

On pourrait élargir sa remarque : ne peut-on dire que ce genre littéraire, plus généralement, a pour intérêt de nous affranchir provisoirement de l’idée même de limite… Et que c’est précisément une de ses limites qui nous fait toucher du doigt l’incertitude dans laquelle nous demeurons, ne serait-ce que par rapport à la possibilité d’une communication un tant soit peu efficace entre êtres humains.

C’est là tout l’intérêt, à la fois professionnel et scientifique, de la traduction : celle-ci, malgré tous nos efforts, continue dans une large mesure de nous échapper. C’est un peu le boson de Higgs des activités langagières. Depuis toujours, elle est captivante parce que, justement, elle cherche dans une très large mesure à faire rendre gorge à l’incertitude, tout en n’étant elle-même que lorsque cette démarche d’exposition et de clarification se retourne en son inverse. Et l’on rejoint ici la très élaborée définition que donne Barbara Cassin des intraduisibles dans le dictionnaire qui leur a été consacré sous sa direction : « Les intraduisibles, c’est ce que l’on ne cesse pas de (ne pas) traduire » (Cassin 2004 : 17) : l’échec comme condition même de la répétition la plus productive… Cette forme incertaine de l’incertitude est ainsi voisine de l’admirable injonction de Beckett, dont on ne sait pas vraiment si elle pourrait mieux définir le pessimisme ou l’optimisme : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » (Beckett 1983/1991 : 8). Si la certitude s’installait, cette sempiternelle et salutaire entreprise perdrait beaucoup de son sens, et la densité de l’expérience humaine avec elle.

Accessoirement, l’incertitude, en situation professionnelle, est certes dangereuse lorsqu’elle nous affaiblit dans le rapport de force avec nos clients et experts. Mais son inverse – la certitude – n’est pas non plus sans risque, par exemple quand nous sommes tellement certains d’avoir mieux compris que l’auteur, ou que nous finissons par considérer qu’une lecture approfondie est inutile avant de commencer à traduire, ou encore qu’une relecture minutieuse l’est après. La certitude nous endort ; l’incertitude nous maintient aux aguets. Elle ne doit pas pour autant nous empêcher de dormir : comme toujours, en traduction, tout est affaire de posologie.

Cette positivité de l’incertitude possède ainsi une évidente composante sociologique. On peut en effet tenter d’appliquer certains des travaux de Michel Crozier (1961, notamment) à notre domaine, pour estimer que l’organisation des activités traduisantes, au sens large, engage des acteurs animés par des motivations distinctes, disposant chacun d’une sphère de compétences qu’il maîtrise mieux que les autres, et qu’il peut utiliser pour préserver ou accroître sa marge de liberté, son pouvoir de négociation – et donc sa rémunération ou sa reconnaissance symbolique. Après tout, si l’on fait appel à nous, c’est de toute évidence parce que nous savons faire quelque chose de nécessaire que les autres ignorent… Ce qui permet à la profession de préserver son autonomie ou tout simplement son existence, c’est donc bien cette ignorance, par autrui, des processus que nous maîtrisons. C’est peut-être d’ailleurs sur un tel raisonnement que reposait la peur, aujourd’hui largement dissipée, de beaucoup de traducteurs professionnels relativement à l’informatisation de leur activité : se voir remplacés par des algorithmes capables de faire (presque) aussi bien qu’eux pour (beaucoup) moins cher. En d’autres termes, la crainte de voir percée à jour leur zone d’incertitude, et d’être ainsi expulsés de leur biotope. L’incertitude comme moyen de protection contre un monde sans traducteurs ni incertitudes… À l’heure actuelle, néanmoins, la seule certitude dont on dispose en traduction automatique, c’est que ses résultats demeurent largement incertains. D’où d’ailleurs le développement rapide de la postédition.

Mais là encore, l’actualité de la profession produit d’intéressants effets de miroir avec son passé. Ce désir de protection par une forme d’opacité, c’est peut-être aussi ce que cherchaient, sans le formuler de cette manière, au moment où émergeait ce qui ne s’appelait pas encore la traductologie, ces traducteurs arc-boutés contre l’idée que l’on puisse théoriser sur leur activité, présentée par eux comme un art ou, à défaut, comme un artisanat. Les choses, là aussi, ont changé, et en bien : la profession de traducteur, aujourd’hui, a pignon sur rue ; on y accède désormais majoritairement par des formations spécialisées ; elle a gagné en visibilité ; elle est appuyée par des associations représentatives, audibles et efficaces ; ses membres sont de plus en plus nombreux à vouloir conforter leurs pratiques par l’exposition à une réflexion théorique. On le voit par exemple dans beaucoup de colloques, journées d’étude, séminaires estivaux ou sessions de formation. L’incertitude, pour autant, demeure ; elle s’est simplement déplacée. Il était temps d’en traiter.

Telles sont les réflexions qui nous ont conduit au présent numéro thématique de Meta, issu lui-même du colloque Des zones d’incertitudes en traduction[4], coorganisé par Christian Balliu, Lance Hewson et Nicolas Froeliger, à Bruxelles, Genève et Paris au titre de la sixième édition de la Traductologie de plein champ[5]. Devant un sujet assez peu abordé de manière frontale en traductologie, nous avons ainsi raisonné sur une double hypothèse de travail :

  • d’une part, parce que le traducteur a naturellement tendance à s’entourer, contre l’incertitude, de garanties de toutes natures – une formation adéquate, la recherche documentaire et terminologique, une relecture poussée, une forte insistance sur la cohérence interne et l’efficacité rhétorique des textes traduits… –, le produit d’arrivée aura toutes les chances d’être ou en tout cas de paraître moins incertain que celui de départ, quand bien même il marquerait davantage de distance avec le référent. Avec comme limite le risque de céder au paradoxe soulevé par le romancier serbe Svetislav Basara : « La différence entre matériaux documentaires et matériaux fictifs est d’ordre purement formel et en outre à l’avantage des fictifs, ceux-ci étant plus vraisemblables et certainement plus proches de la vérité » (Basara 1992/2008 : 33) ;

  • d’autre part, il n’est pas interdit de penser que ce qui fait finalement tenir les textes et les sociétés ensemble, ce ne sont pas tant les blocs de certitude – qu’il s’agisse des segments alignés dans les mémoires de traduction, des compétences que se doivent de réunir les traducteurs ou des façons de procéder – que les interstices où viennent se couler la subjectivité, la nouveauté, la divergence, la créativité : en un mot, l’incertitude, mais une incertitude qui permette au texte d’atteindre son destinataire de la manière adéquate. Et ce sont ici les paroles de Leonard Cohen qui se proposent à nous : « There is a crack in everything/That’s how the light gets in[6]. »

Et l’on observe très vite que, devant cette problématique de l’incertitude, il n’y a pas une approche, mais une assez grande variété de points d’accès. Ce qui se constate aussi dans les pays d’exercice des auteurs et des responsables de ce numéro thématique : Allemagne, Australie, Belgique, Espagne, France, Canada, Roumanie, Royaume-Uni, Suisse, soit pas moins de neuf pays pour douze contributions.

Au final, donc, il y a des choses « que l’on commence à comprendre », comme l’écrit Lance Hewson (« Les incertitudes du traduire »), par ailleurs codirecteur, avec Christian Balliu, de ce numéro thématique, dans une approche qui montre que chaque étape du processus, chaque intervenant (auteur, donneur d’ordre, évidemment traducteur, mais aussi réviseur, et même au-delà, jusqu’aux destinataires, réels ou postulés) apporte son lot d’incertitudes, mais qu’il n’y a pas là, bien au contraire, de raison de désespérer : oui, l’incertitude mérite des éloges, en particulier lorsqu’on la met en balance avec les dangers de son contraire.

Autre figure bien connue de la traductologie contemporaine, Christiane Nord (« Skopos and (un)certainty : How functional translators deal with doubt ») aborde la même question dans un sens plus prescriptif, pour s’attacher à montrer comment une application raisonnée des théories fonctionnalistes, également abordées par Lance Hewson, quoique sous un regard plus critique, permet bel et bien de faire reculer cette même incertitude. Le traducteur doit ainsi opérer une série de choix qui s’inscrivent dans une approche descendante bornée, au sommet, par le cahier des charges, et à la base par les éventuelles préférences personnelles du traducteur.

Ces deux jalons traductologiques étant posés, il nous a semblé judicieux – c’est une autre habitude de la série de la traductologie de plein champ – de poursuivre l’éclairage conceptuel de notre thématique par des apports venus de disciplines voisines et appliqués à la traduction. C’est tout d’abord Michèle Leclerc-Olive (« Traduire les sciences humaines. Auteur, traducteur et incertitudes ») qui aborde sous l’angle épistémologique la question des textes relevant des sciences humaines et sociales, ainsi que de la philosophie, thématique complexe liée à la résistance des concepts relativement à la migration d’une langue à l’autre. L’auteure en vient ainsi à proposer, à partir d’exemples tirés de son expérience, une posture de traduction que l’on pourrait résumer par une formule simple : pas de culpabilité, mais une responsabilité du traducteur se heurtant à la notion de faute.

C’est ensuite Véronique Duché (« “Ce que je ne doute” : traduire à la Renaissance »), qui va revenir en historienne sur la manière dont les changements de paradigmes survenus avec la Renaissance ont bouleversé la façon de faire et de concevoir la traduction. À cette époque de grands bouleversements et de multiples traductions, le modèle de la carte fait ainsi place à celui de la liste, à mesure que l’on passe de la translation à la traduction, et peu à peu, c’est la vision moderne du sujet qui nous intéresse que l’on voit commencer de poindre.

Une deuxième série de contributions s’inscrit dans une perspective alliant résolument formation, terminologie et observation du monde professionnel. Joëlle Popineau (« (Re)penser l’enseignement de la traduction professionnelle dans un master français : l’exemple des zones d’incertitudes en traduction médicale ») nous rappelle ainsi, en s’attachant à la question de la traduction des notices de médicaments, que l’étudiant lui non plus n’aime pas le doute, sentiment qu’il va chercher à tempérer par son traitement de l’incertitude. Elle nous montre alors, exemples à l’appui, comment il est possible de réduire celle-ci par l’application successive de trois tamis traductologiques et méthodologiques, d’abord ceux encore enseignés dans les cursus classiques en France, et de nature essentiellement littéraire. Mais les mailles en sont trop larges. Vient ensuite la théorie contrastive, qui permet d’éliminer davantage de grains d’incertitude. C’est néanmoins au fonctionnaliste qu’il revient de retenir les éléments restants, et qui sont de nature pragmatique et non plus linguistique. De manière exemplaire pour le type de documents considérés, c’est en effet le but qui compte, en fonction d’un public, en l’occurrence d’une zone géographique, plutôt que d’une langue. Le tournant culturel a bel et bien eu lieu, en traduction pragmatique aussi. On se trouve finalement, avec cet article, dans une problématique très proche de la communication technique, et en particulier de ses impératifs de communication claire.

Michel Rochard (« La capacité d’assertion garantie ou la fin (provisoire) de l’incertitude ») se place de son côté légèrement en aval : non plus chez les apprentis traducteurs, mais chez les professionnels aux prises en l’occurrence avec les difficultés que pose la rédaction, fréquemment fautive, des textes de départ. Il s’attache ici à l’analyse pas à pas d’un problème à la fois terminologique en apparence et traductionnel en réalité tiré de son expérience à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Quels outils pratiques (recherche documentaire) et conceptuels mettre en oeuvre ? Cette interrogation lui fournit l’occasion de revenir sur les apports de la théorie interprétative, mais aussi sur ce que cette théorie ne dit pas, ou plus exactement, aux yeux de l’auteur, pas encore. Et de proposer de compléter cette approche interprétative par la démarche de l’enquête telle que définie, en particulier, par John Dewey. Bon moyen de montrer qu’une théorie vivante est une théorie capable d’évoluer et de s’enrichir d’apports extérieurs.

Le problème soulevé par Michel Rochard était partiellement terminologique. Celui traité par Esperanza Alarcón-Navío, Clara Inés López-Rodríguez et Maribel Tercedor-Sánchez (« Variation dénominative et familiarité en tant que source d’incertitude en traduction médicale ») l’est entièrement, tout en visant une application en traduction. Que faire relativement à la variation dénominative, ou variation terminologique ? Qu’y comprendre, comment réexprimer, et qu’en pensera le destinataire ? C’est l’occasion, pour les auteures de cet article, de présenter une base de données terminologiques conçue pour répondre à ces interrogations. Leur contribution s’appuie également sur une étude de la perception cognitive de la familiarité lexicale chez des étudiants en traduction, les résultats de cette expérience servant en quelque sorte de variable de contrôle pour mieux orienter les choix lexicaux des traducteurs.

Mais ces traducteurs, justement, qui sont-ils, et que peut-on dire de statistiquement étayé sur leur perception du doute et de la négociation en situation professionnelle ? C’est le sujet auquel s’attelle Isabelle Collombat (« Doute et négociation : la perception des traducteurs professionnels »), en s’appuyant sur un sondage réalisé auprès de traductrices et traducteurs francophones exerçant au Canada. Et qu’il serait incidemment fort intéressant d’élargir à d’autres parties du monde, tant cette profession demeure méconnue, y compris d’elle-même, de ceux qui y préparent et de ceux qui y consacrent leur recherche. Isabelle Collombat montre ainsi à quel point il est fructueux d’intégrer les aspects émotionnels à la traductologie. Ceux-ci, centrés, nous l’avons vu, sur la gestion du doute et de la négociation, sont envisagés selon plusieurs paramètres : le genre (masculin ou féminin), le nombre d’années d’exercice, le ou les domaines de spécialité et enfin le contexte professionnel. Là aussi, on voit les premiers éléments d’un courant de recherche émergent à orientation sociologique qui s’annonce fort prometteur.

Devant un phénomène qui se dérobe, au moins en partie – et l’incertitude a trait par essence à ce qui se dérobe –, on peut être tenté d’en appeler à une démarche plurielle, à croiser les outils d’investigation, pour arriver à une prise un peu plus assurée. Le lecteur – la lectrice – retrouvera dans les trois contributions suivantes un tel désir d’hybridation des démarches.

Ainsi, Ineke Wallaert (« Hermeneutic Uncertainty and Prejudice ») se fixe d’emblée le salutaire objectif de permettre de vivre avec l’incertitude sans le stress. Elle a pour cela recours à la théorie herméneutique, appliquée dans une perspective pratique et consciente du rôle social de la traduction et de ceux qui la pratiquent. Belle application de cette théorie ailleurs qu’en traduction littéraire, où elle reste généralement cantonnée. Cette contribution en appelle ainsi à Heidegger et Gadamer pour montrer comment le concept de « préjugé herméneutique » peut aider, notamment sur le plan pédagogique, à surmonter maintes difficultés. Et d’opérer un tour d’écrou supplémentaire en appliquant ces principes aux traductions publiées, en français et en anglais, de La tâche du traducteur, de Walter Benjamin.

La même théorie herméneutique est davantage battue en brèche chez Muguras Constantinescu (« Quelques certitudes sur la préservation de l’incertitude dans le texte traduit »), qui s’attache pour sa part à la littérature d’avant-garde et à la question de la désambiguïsation : est-elle une bonne ou une mauvaise chose ? Une mauvaise, nous dit-elle : il faut, en poésie et en art, préserver l’ambiguïté. La lecture doit rester plurielle. Il faut donc se méfier de l’herméneutique, toute la difficulté consistant alors à préserver la pluralité des sens tout en la transposant. On rejoint ici la dimension éthique de la traduction, dirait Berman, dans une situation où la traduction littérale ou l’exhumation de virtualités linguistiques oubliées rejoignent paradoxalement la création la plus hardie. Là encore, un riche corpus d’exemples est convoqué et examiné : Mallarmé, Valéry, Tzara du français en roumain, ainsi que des autotraductions du roumain en français par Luca.

Hybridation encore, cette fois non dénuée d’une forme d’ironie postmoderne, Silvia Kadiu (« Des zones d’indécidabilité dans la traduction automatique et dans la traduction humaine ») s’appuie sur Derrida pour faire se rejoindre le plus mécanique – la traduction automatique – et le plus fluide et labile – l’approche de la traduction par Henri Meschonnic. Qu’est-ce qu’une pratique où n’interviendrait pas une part d’indécidable, c’est-à-dire de non encore décidé ? Avec un nouveau tour d’écrou, donné par la traduction-machine d’un passage de Meschonnic sur ce que ne saurait être une pratique. La question devient alors celle de la sédimentation des décisions passées pour constituer une opération aujourd’hui purement mécanique. Nous en arrivons ainsi à l’idée, non plus d’une opposition, mais d’une symbiose entre biotraduction et traduction automatique : cette dernière ne peut pas subsister sans la traduction humaine, on le sait, mais elle conduit en même temps à amplifier et à redéfinir celle-ci. D’où l’intérêt de la voir enseignée, dans ses potentialités, ses limites et ses conditions éthiques. Où est le sens, alors ? Pas dans le texte, peut-être avant, peut-être après, ou autour… en tout cas à imaginer. Avec comme intérêt et comme difficulté – comme incertitude, donc – le surgissement de la nouveauté dans le langage qui est le propre de l’écriture littéraire.

Et bien sûr, l’incertitude joue à plein dans la relation à l’autre. À l’échelle individuelle, c’est une évidence, mais aussi et plus encore, à celle des cultures, qui ne se constituent et ne se reconnaissent comme telles que par référence à un autre, quand bien même celui-ci serait dans une large mesure fantasmé ou construit à partir de matériaux ad hoc. On aura reconnu dans cette incertitude identitaire et créative des civilisations les idées d’Edward Saïd, et de son ouvrage majeur : L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (selon le titre de la traduction française, 1978/1980), rédigé en anglais et paru initialement aux États-Unis. Qu’en est-il, alors, lorsque cette problématique se voit transplantée dans le monde arabe par la traduction ? Encore une hybridation, encore un tour d’écrou – le troisième et dernier de ce numéro thématique. C’est Fayza El Qasem (« La réception ambivalente de L’Orientalisme d’Edward Saïd dans le monde arabe : une question de traduction ? ») qui pose cette question à travers non pas un, mais deux textes cibles, parus à une vingtaine d’années de distance l’un de l’autre : belle problématique qui fonctionne au demeurant à rebours du schéma classique de la retraduction. En général, on le sait, la première tentative tend vers l’acclimatation, tandis que la deuxième a plutôt pour effet de restituer davantage l’extranéité de l’original. Ici, c’est l’inverse : le premier texte traduit était de nature à plonger ses destinataires dans la plus grande incertitude – y compris au regard de ce qu’avait initialement écrit et voulu dire l’auteur.

Nous avons ainsi réuni des approches très conceptuelles et d’autres très concrètes. Certaines se nourrissent d’apports extérieurs à la traductologie, d’autres affichent une orientation résolument professionnelle. D’un auteur à l’autre, et parfois dans le même article, certaines écoles de pensée y sont louées ou critiquées. Considérés dans leur globalité, ces onze articles se caractérisent donc par la multiplicité de leurs approches, ce qui n’est que justice, devant un problème aussi incertain que l’incertitude. Ils se rejoignent néanmoins dans l’optimisme dont chacun fait preuve, à sa manière, dans le traitement de ce problème.

Qu’est-ce qui fait, alors, l’unité de toute cette diversité ? Nous serions tenté de dire que celle-ci se trouve dans le fait social marquant que constitue la montée et la reconnaissance croissante de la traduction et du traducteur, tâche à laquelle il nous incombe de travailler ensemble, que nous soyons chercheurs, enseignants, professionnels ou étudiants. La traduction et ses métiers ont évolué et sont en pleine évolution. Aujourd’hui, le changement de paradigme, ce sont aussi l’émergence et le développement de métiers et de disciplines connexes, qui viennent à leur tour enrichir et diversifier notre appréhension, toujours incertaine, certes, de la traduction. Les problématiques de l’incertitude évoluent avec elle : que l’on pense à celles qui procèdent de la langue des signes, sujet lui aussi renaissant et en plein devenir. Vaste et passionnant programme, qui mêle l’émergence d’une langue en devenir, sa localisation entre traduction et interprétation, le problème lié à l’accession d’une minorité à l’ensemble des domaines du savoir – ce qui ne se conçoit pas sans une dimension militante. Mais nous voilà déjà à esquisser d’autres travaux…

Où tous ces éléments et approches nous mènent-ils, en attendant ? Si nous écrivions ici que nous le savons, nous ne serions plus dans l’incertitude. Sur le plan théorique, néanmoins, nous constatons que nos hypothèses de départ n’ont pas été invalidées, ce qui est déjà rassurant, et que nous avons avancé et contribué à mieux explorer – sous forme de carte ou de liste – ce vaste et incertain domaine, et que peut-être une autre idée, là encore paradoxale, commence de transparaître sur la certitude. Celle que la dissimulation n’est peut-être pas une si mauvaise chose. Pour qu’opère la dialectique de la règle de l’exception, il faut en effet que demeure une part d’incertain, d’inexpliqué, analogue à ce que Freud a appelé « l’ombilic du rêve » (Freud 1889/1999 : 116[7]), qui résiste à l’interprétation. À la certitude.

Peut-être est-il finalement dans l’intérêt de tous que quelque chose, dans ce qui est traduit ou dans la manière dont c’est traduit, demeure caché. Certes, la dissimulation n’a pas toujours très bonne presse. Et pourtant, n’est-elle pas indispensable à l’équilibre de l’individu comme au fonctionnement des sociétés ? Ne faut-il pas rappeler que les sociétés dans lesquelles rien ne serait dissimulé (comme y fait penser le sobriquet du Missouri : The Show Me State) sont les sociétés totalitaires…