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Traducteur indépendant depuis 20 ans, enseignant, conférencier et spécialiste de la traduction juridique, Frédéric Houbert a publié en 2015, après son Dictionnaire des difficultés de l’anglais des contrats (2000) et le Guide pratique de la traduction juridique (2005), un dictionnaire de terminologie juridique à la fois généreux comme un dictionnaire ou un glossaire, et précis comme un vocabulaire terminologique.

Dans son avant-propos, l’auteur souligne la contribution des dictionnaires dans la compréhension du langage du droit. Même si cette affirmation est traditionnellement moins vraie des dictionnaires bilingues, qui tendent à recenser le plus grand nombre de correspondances et d’équivalences (sans description des sens), le dictionnaire de terminologie juridique montre, à l’instar de récents ouvrages spécialisés, que les impératifs de compréhension des notions doivent pour la traduction s’affranchir des obstacles linguistiques. Non seulement l’auteur propose-t-il des traductions variées et circonstanciées des termes juridiques, mais il nous invite aussi à saisir bien plus que leurs traductions et à nous approprier leurs notions sous-jacentes et les particularités sémantiques des termes et expressions des langues et systèmes anglophones (Royaume-Uni et États-Unis) et français (dans son sens restreint, c.-à-d. limités à la France et à l’Europe).

Malgré cette limitation des traductions en français européen (à laquelle nous revenons plus loin), le nouveau dictionnaire spécialisé offre une nomenclature importante et une large couverture du langage du droit de la common law, principalement en Angleterre et aux États-Unis. À titre d’exemple, la lettre « F » compte environ 78 articles, lesquels comptent un nombre variable de sous-entrées (celle de « Forum » en compte quatre), chacune de celles-ci pouvant proposer plusieurs traductions suivies d’exemples qui proposent des énoncés traduits dans lesquels on trouve le terme en rubrique. Pour donner une idée très générale de la richesse relative de la couverture, la lettre « F » de la huitième édition du Black’s Law Dictionary sous la direction de Garner (2004) (qui a tendance à multiplier les renvois de même que les entrées avec renvoi seulement) compterait, par approximation, environ 1615 articles. La lettre « F » de la deuxième édition du Dictionnaire de la comptabilité et de la gestion financière sous la direction de Louis Ménard (2004) compterait approximativement 860 entrées. La lettre « F » de la troisième édition du Dictionnaire de droit québécois et canadien d’Hubert Reid (2004) compterait 120 articles (pour une nomenclature en français et non pas en anglais), auxquels on doit ajouter de nombreuses sous-entrées qui, techniquement, ne font pas partie de la nomenclature de l’ouvrage et qui semblent plus nombreuses que les sous-entrées hors nomenclature du Dictionnaire de terminologie juridique. Le Vocabulaire des relations professionnelles de Micheline Lapointe-Giguère (2009) compte 34 entrées anglaises et 30 entrées françaises dans ses deux index mais 13 fiches françaises (numérotées) dans le corps de l’ouvrage sous la lettre « F ». Et les Nouvelles difficultés du langage du droit au Canada de Jean-Claude Gémar et Vo Ho-Thuy (2016) comptent onze entrées à la même lettre (tout de même réparties sur 22 pages, comme quoi la valeur n’attend point le nombre des entrées !). La comparaison[1] du nombre d’éléments en nomenclature est évidemment bancale puisqu’elle ne tient pas compte du contenu des articles. Toutefois, ce type de comparaison permet aux lecteurs qui n’ont pas l’ouvrage entre les mains de se faire une idée approximative de l’étendue de la nomenclature.

Cette confirmation de la richesse (relative) de la nomenclature de l’ouvrage de Frédéric Houbert ajoute à la crédibilité de l’auteur lorsqu’il annonce en quatrième de couverture : « il couvre non seulement les termes récurrents du vocabulaire juridique anglais […] mais aussi des termes et expressions qui sont absents de la plupart des ressources existantes ». On doit saluer l’honnêteté de l’auteur qui présente en avant-propos les principales sources qu’il a consultées pour la constitution de son dictionnaire, aussi bien les ouvrages lexicographiques et terminologiques que les ouvrages spécialisés en droit. N’hésitant pas à signaler plus loin que les traductions en contexte (les exemples d’emploi de termes traduits dans des phrases complètes) proviennent de ses archives personnelles, l’auteur confirme par là qu’il est avant tout un praticien de la traduction, une donnée non négligeable à l’appui de la fiabilité des traductions proposées. Un auteur de dictionnaire bilingue qui n’est pas traducteur pourrait avoir la main moins heureuse.

Sur un autre plan, cet ouvrage participe à ce qu’on pourrait appeler le mouvement de l’encyclopédisme lexicographique dans les ouvrages bilingues spécialisés, une tendance qu’il vient même renforcer. Cet encyclopédisme, qui existe depuis longtemps en lexicographie unilingue, se manifeste par la multiplication des notes explicatives, encyclopédiques et terminographiques en bas d’article, comme nous avons eu l’occasion de le signaler dans des comptes rendus récents (Poirier 2009, 2010 et 2015). Dans son avant-propos (p. 6), l’auteur souscrit à cette vocation en voulant donner l’occasion au traducteur « d’approfondir ses connaissances et d’enrichir sa culture juridique dans un contexte bilingue ». Cette reconnaissance de l’importance de la culture juridique montre que l’encyclopédisme lexicographique découle d’une exigence intellectuelle qui s’impose aux traducteurs spécialisés, tenus de comprendre en fin de compte les notions pour bien les traduire, en plus de bien savoir les nommer en langue cible et les distinguer dans les deux langues. Les nombreuses et très longues (souvent plus longues que l’article) notes (marquées par l’abréviation N. B.) fournissent des explications et des compléments d’information utiles sur l’évolution de ce type de peine, comme le montre la note encyclopédique explicative sur l’expression During Her Majesty’s pleasure (UK) en entrée, soit en français pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté (p. 106) :

N. B. : La detention during Her Majesty’s pleasure est la peine à laquelle est susceptible d’être condamné tout mineur âgé de 10 à 18 ans qui a commis un meurtre. « D’origine jurisprudentielle, cette peine fut d’abord, au long du xixe siècle, destinée à punir les délinquants souffrant de troubles mentaux […]. Elle fut étendue à la punition des mineurs meurtriers par le Children Act 1908. […] Comme son nom l’indique, il s’agit d’une peine d’emprisonnement à temps mais dont le terme n’est pas fixé par la juridiction, le soin étant laissé à la Couronne (en pratique, au secrétaire d’État à l’Intérieur) de décider de remettre le mineur en liberté. » (Olivier Cahn, La justice pénale des mineurs en Grande-Bretagne, Archives de politique criminelle, 2008/1 (30), Éditions A. Pédone). Les modalités de cette peine ont évolué au début des années 2000 à la suite de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire T. c. Royaume-Uni (la durée de la période de sûreté (tariff) doit désormais être fixée par la juridiction au moment de la condamnation).

On remarque ci-dessus que la note dépasse, et de loin, l’information bilingue fournie dans l’entrée. On observe aussi le soin apporté à l’exactitude notionnelle appuyée dans ce cas-ci de la citation d’un spécialiste et d’un arrêt. Dans la mise en oeuvre de cette vocation encyclopédique, Frédéric Houbert propose une trentaine d’encadrés ou d’encarts qui s’étendent sur une page ou deux et qui servent en somme de synthèse pour la compréhension d’une notion et de ses termes apparentés. Ci-dessous l’encart sur le terme Design (p. 95).

Les « dessins et modèles » (designs) concernent ce que l’on appelle dans la langue courante le « design », autrement dit l’apparence des produits : « Le dessin ou modèle est constitué par l’apparence d’un produit ou d’une partie de produit caractérisée en particulier par ses lignes, ses contours, ses couleurs, sa forme, sa texture ou ses matériaux » (article L. 511-1 du Code de la propriété intellectuelle). En droit américain comme en droit français, le dessin ou modèle (un seul mot en anglais, design), pour pouvoir être protégé, ne doit pas être fonctionnel, seul l’aspect esthétique de l’objet est concerné et non ses caractéristiques techniques : « Ne sauraient bénéficier de la protection par dessin ou modèle, dans la mesure où leur réalisation a été uniquement commandée par la fonction assignée à l’objet : un modèle de bouchon destiné au bouchage de boissons gazeuses ou un modèle de poignée amovible pour ustensiles de cuisine. Dans ce cas, seule une protection par le droit des brevets d’invention peut être envisagée si les conditions de brevetabilité sont réunies. » (www.irpi.ccip.fr/)

Aux États-Unis, les designs peuvent être protégés à la fois par une catégorie spéciale de brevet (design patent), par le droit des marques (on parle alors de trade dress et non de trademark) et/ou par un copyright. En France, les dessins et modèles ont également un statut hybride puisqu’ils sont protégés à la fois par la propriété littéraire et artistique et par la propriété industrielle. Cette double protection est consacrée par la directive européenne du 13 octobre 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles (Directive 98/71/EC on the legal protection of designs). Le « dessin » se distingue du « modèle » par l’aspect dimensionnel : le dessin comporte deux dimensions (ex. assemblage de traits ou de couleurs) tandis que le modèle est tridimensionnel (ex. boîtier pour un produit cosmétique). Selon le Code de la propriété intellectuelle, la protection du dessin ou modèle est soumise à deux conditions : le dessin ou modèle doit être nouveau (Art. L. 511-3), et le dessin ou modèle doit avoir un caractère propre (Art. L. 511-4). Ces deux principes sont repris dans la directive citée plus haut, à l’article 4 (Novelty, Nouveauté) et à l’article 5 (Individual Character, Caractère individuel).

Comme l’illustrent bien les citations précédentes, la prolifération des notes encyclopédiques et des encadrés dans les ouvrages de terminologie leur octroie une valeur ajoutée pour la compréhension des notions à traduire en donnant un espace métalinguistique aux auteurs, où ils peuvent justifier et expliquer les difficultés inhérentes aux correspondances fournies et aux équivalences toujours imparfaites entre les deux langues. Dans le cas de design, cité en exemple, on y apprend entre autres que ce terme se traduit en français par « dessin et modèle », lesquels sont tous les deux nécessaires parce qu’ils se distinguent et se complètent par leur aspect dimensionnel.

Dans les encadrés de l’ouvrage de Frédéric Houbert, on trouve aussi des méthodes de traduction complémentaires aux traductions littérales ou aux équivalences conventionnelles fournies dans l’ouvrage. Par exemple, dans l’encadré intitulé Insolvency (trop long pour être cité ici), l’auteur explique qu’il existe un grand nombre de types de procédure d’insolvabilité en vigueur dans les systèmes anglais, américain, européen et français. Devant l’obligation de ne rien omettre dans les documents juridiques, le droit anglais et anglophone a tendance à procéder à l’énumération de ces types de procédure, une situation que résout différemment le droit français. Le traducteur et lexicographe propose aux traducteurs de faire abstraction des longues énumérations du droit anglais. Il recommande de recourir en français à une formulation en compréhension en indiquant la procédure du droit français équivalente, puis en ajoutant l’expression « toute procédure analogue » (p. 165), ce qui permettrait de couvrir « tous les cas de figure possibles » (p. 165). En pratique, ce type de conseil ou de méthode de traduction reconnaît aux traducteurs spécialisés le droit et même l’obligation d’adapter une dimension du texte source spécialisé aux impératifs discursifs de la langue cible, une modalité de traduction que l’on réserve trop souvent en traduction spécialisée aux spécialistes du domaine.

Dans sa recension des notions de droit anglais, l’auteur s’intéresse principalement aux droits anglais et américain, deux pays incontournables dans le domaine de la traduction juridique de l’anglais au français. De fait, ce choix des usages diatopiques en langue source s’impose autant pour la pratique de la traduction en France et en Europe que pour la pratique de la traduction au Canada et au Québec. Pour la langue cible, et ses variétés terminologiques européenne et canadienne, même s’il n’y a pas toujours lieu de différencier les traductions en fonction de leurs usages géographiques, il semble cependant que l’on ait accordé une faible représentation (dans ce que nous avons pu lire) des traductions, termes et expressions en usage ou recommandés au Canada ou au Québec[2]. En outre, lorsqu’on retrouve des attestations d’emploi au Canada, celles-ci restent assez stéréotypées et témoignent du fait que la France et l’Europe d’une part, le Québec et le Canada d’autre part, divergent aussi dans leur façon de traduire le droit anglais. C’est le cas des traductions proposées du binôme « last will and testament ». L’auteur privilégie le terme simple « Testament » en français, par comparaison avec la traduction littérale « Dernières volontés et testament » qu’il attribue au « Lexique fédéral d’Ottawa » (il aurait été indiqué de préciser ici lequel, sans doute un oubli de la part de l’auteur), qu’il juge non pas mauvaise, mais non conforme aux usages du droit français (au sens national et non pas linguistique). Il faut dire que ces considérations ne font pas partie de l’article last will and testament mais de l’encadré qui y est associé.

Ces différences s’expliquent aussi par une cohabitation différente des systèmes juridiques en Europe et en Amérique du Nord. Si on peut reprocher aux traductions eurocentristes une préférence pour l’adaptation des termes à un système civiliste, force est de constater que le Canada et le Québec, historiquement et dans une moindre mesure avec le bijuridisme, se retrouvent le plus souvent à traduire littéralement des termes de la common law en français plutôt qu’à les adapter à un système civiliste. Bref, l’unification des traductions française, canadienne-française et d’ailleurs en francophonie reste à faire, et cette lacune se fait tout particulièrement sentir lorsqu’il s’agit d’utiliser dans d’autres contextes linguistiques un ouvrage spécialisé produit dans un espace francophone bien délimité.

Au-delà de ces difficultés de traitement et de reconnaissance des variétés terminologiques, mais peut-être aussi à cause de cette démarche adaptative en traduction qui lui est propre, l’ouvrage de Frédéric Houbert accorde une large place au jugement et aux connaissances spécialisées des traducteurs dans un univers (le langage du droit) qui est par ailleurs réputé pour son hermétisme et son opacité terminologique. En ce sens, son ouvrage inspire à tous les traducteurs anglais-français une démarche intellectuelle responsable qui met sur le même pied le professionnalisme des langagiers et des traducteurs avec celui des juristes et des spécialistes du droit. Le caractère encyclopédique de l’ouvrage participe à la reconnaissance en lexicographie bilingue et en traduction d’un partage des compétences entre les spécialistes de la traduction et de la langue, et les spécialistes du droit ou d’autres domaines dans la production des textes traduits et la normalisation des termes en usage dans ces domaines de spécialisation.