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Que sont les « sciences de gestion » ? Peut-on parler de sciences ? Que faisons-nous - nous les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » – quand nous écrivons un livre ou un article pour une revue, présentons une communication dans un congrès, donnons un cours ? C’est sur cette dernière question (indissociable des deux précédentes), interrogation dont la naïveté pourrait surprendre, que porte notre contribution.

Postulant que le travail d’enseignement et de recherche consiste, d’une manière générale, à élaborer et à raconter des histoires, nous proposons d’interroger celles que les enseignants et chercheurs en question bâtissent, répètent, répandent sur la terre. Notre étude met en lumière une relation significative entre « sciences de gestion » et totalitarisme.

Des histoires liberticides pour le bien de l’humanité

Par « sciences de gestion », nous désignons ici les cours et publications des enseignants et chercheurs travaillant, intervenant, dans des institutions universitaires spécialisées dans la formation des cadres et dirigeants des entreprises. La dénomination que nous retenons – « sciences de gestion » – est discutable. Nous nous limiterons à indiquer que si nous n’employons pas le mot management, si nous croyons nécessaire de refuser les expressions « sciences du management » et « école de management », c’est parce que (comme nous le verrons) il nous semble que ce langage fait partie du problème que ces enseignements et recherches constituent.

Nous appelons histoire (récit, narration) une série d’événements que l’on relie, un ensemble de faits que l’on articule, des anecdotes que l’on rapproche, afin d’introduire une idée ou de défendre un concept. La méthode des cas en pédagogie et l’étude qualitative de cas en recherche sont parmi les manifestations les plus visibles des histoires qui composent les « sciences de gestion ».

Pour étudier ces histoires, nous avons adopté la démarche prônée par Max Weber (1992) qui suppose l’élaboration d’un idéal-type du phénomène étudié. Les malentendus et contresens continuant à être nombreux, rappelons que, pour le sociologue allemand, un idéal-type n’est pas une synthèse d’observations ou une représentation simplifiée de la réalité étudiée; il s’agit d’un « tableau de pensée » (c’est son image) que le chercheur construit avec son imagination – « tableau » à partir duquel il observe et étudie la réalité. On peut, souligne Weber, construire des idéal-types très différents d’un même phénomène.

L’exploration des histoires que les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » racontent, révèle, pour commencer, que les humains mis en scène sont, pour l’essentiel, ceux qui travaillent dans les entreprises, les dirigent, les possèdent, les créent, les achètent, les vendent, les ferment, les restructurent, les évaluent (ouvriers, employés, cadres, dirigeants, actionnaires, investisseurs, traders, consultants ), sans oublier ceux (les consommateurs, les clients) qui achètent les marchandises (appelées « biens » et « services ») inventées, produites et commercialisées par les entreprises.

Quelles sont les composantes fondamentales (explicites ou implicites) des histoires qui imprègnent, le plus, les enseignements et recherches en « sciences de gestion » ? Le « tableau » auquel nous sommes arrivé, comporte une dizaine de traits (fortement liés) que nous présentons de manière extrêmement synthétique :

  • Les humains mis en scène sont « réalistes ». Ils acceptent la réalité, essentielle selon ces histoires : « la réalité économique ». Voilà pourquoi, les humains campés (aussi bien des ouvriers que des dirigeants d’entreprise) cherchent à s’adapter à cette réalité, présentée comme une contrainte s’imposant à tous.

  • Selon ces histoires, cette « réalité économique » est caractéristique de l’« économie de marché » – économie supposée la plus efficace car fondée sur la concurrence, la compétition (deux mots positifs dans ces histoires).

  • Cette « réalité économique » est portée et diffusée par l’entreprise, considérée par ces histoires comme l’organisation la plus rationnelle et par conséquent la plus efficace jamais inventée dans l’histoire humaine. Aussi, ces histoires font-elles de l’entreprise l’organisation modèle pour les autres organisations humaines (administration, hôpitaux publics, associations humanitaires, etc.).

  • Le modèle n’est pas la petite entreprise locale, l’entreprise familiale. C’est la société anonyme, la grande entreprise multinationale. Dans ces narrations, l’internationalisation des entreprises est un phénomène inéluctable, nécessaire, positif.

  • Un mot est très présent dans ces histoires (y compris aujourd’hui en France), celui de management. Ce terme désigne la capacité de certains humains (les dirigeants et les cadres, appelés managers) à manager d’autres humains (appelés « personnel », « collaborateurs »). Le verbe manager signifie maîtriser : on raconte comment les managers s’y prennent pour que les humains qu’ils managent aient les comportements, préoccupations et mots qui les arrangent, eux, les managers. Ces narrations servent à démontrer l’efficacité de méthodes, techniques et pratiques (de motivation, notamment) pour obtenir la « servitude volontaire » (pour reprendre la célèbre formule de La Boétie) qu’implique l’entreprise. Ainsi qu’en témoigne l’expression « bonnes pratiques » (best practices) qui lui est accolée, le mot management suppose la croyance en l’existence de la bonne manière de diriger, de gérer, des humains – cela quelle que soit l’organisation humaine. L’universalisme qu’exprime le singulier de management est atténué par les singularités « culturelles », notamment nationales, que ces histoires pointent.

  • A travers le mot management, ces histoires légitiment une inégalité fondamentale : d’une part les dirigeants (managers, leaders), d’autre part les dirigés (managed, led). Selon ces narrations, cette hiérarchie est normale, nécessaire, naturelle.

  • On dépeint des humains très préoccupés par l’argent. Il est question de « création de valeur » (profit, bénéfice), de « retour sur investissement », de « parts de marché », de salaires et d’« incitations financières » (primes, bonus, stock options), de cours de bourse, etc. On baigne à ce point dans la soif d’argent que l’on en arrive à démontrer (chiffres à l’appui) que « l’éthique est rentable », à justifier l’indécente cupidité de dirigeants, de cadres, de traders.

  • Les humains présentés sont des individus. Prédominent chez eux, le désir de liberté individuelle et l’égoïsme. Ces histoires font très peu de place à l’intérêt général, au bien public, à la solidarité, aux comportements désintéressés (« gratuits »). Elles décrivent des humains qui sont en concurrence (pour trouver un travail ou le conserver, pour une promotion, etc.), qui sont en « guerre économique » sur toute la planète pratiquement. Etant des individus, ces humains ne se font pas confiance; d’où, par exemple, la multiplication des systèmes de contrôle dans les entreprises et des contrats écrits. Se concevoir et se comporter comme un individu est, pour ces histoires, la manière normale de vivre pour un humain.

  • S’inscrivant dans un temps très court, se concentrant sur le présent et l’avenir immédiat, ces histoires sont un vecteur de diffusion des « modes managériales », qu’il s’agisse de slogans (« développement durable », « responsabilité sociale de l’entreprise ») ou de « bonnes pratiques » (benchmarking, coaching).

  • La perspective historique étant absente ou limitée, ces histoires appréhendent, le plus souvent, la « mondialisation » (globalization) comme un processus très récent, présenté comme inéluctable, nécessaire et globalement positif pour le sort de l’humanité.

Paradoxalement, bien qu’elles fassent l’apologie de la liberté individuelle et de la « liberté d’entreprendre » (qui fonde l’entreprise), ces histoires mettent en scène des humains qui ne sont pas libres. Ils sont prisonniers : de la réalité économique, de l’économie de marché, de la relation dirigeant/dirigé, de comportements naturels (l’égoïsme en particulier), de l’internationalisation des entreprises, de la « mondialisation », de la concurrence appelée « guerre économique ». On parle d’humains réduits à exploiter des « marges de liberté », à tirer parti de « marges de manoeuvres ». Marge de liberté signifiant liberté marginale, l’atmosphère est liberticide. Ces histoires disent à l’humanité que cette absence de liberté est positive : nous sommes prisonniers du monde existant (caractérisé par l’économie de marché) mais il vaut mieux l’accepter car il est, sinon le meilleur des mondes possibles, assurément le moins mauvais.

Ce « tableau » est une hypothèse que nous soumettons au débat. Il mériterait d’être précisé, il faudrait l’affiner en ajoutant des traits. En outre, il conviendrait d’identifier les auteurs auxquels enseignants et chercheurs se réfèrent habituellement pour justifier les idées, présupposés, postulats, raisonnements, convictions sur lesquels s’appuient leurs histoires. Ainsi, pour tenter de donner consistance à la croyance que les humains sont naturellement égoïstes, le réflexe peut être de citer des passages de la Richesse des nations d’Adam Smith (1991, p. 82). Concernant la notion de management, on peut utiliser la définition de H.A. Simon (1983) : « l’art de faire faire les choses ». Afin de conférer de l’autorité à la conviction que l’entreprise est l’organisation la plus rationnelle et la plus efficace dans l’histoire humaine, on peut renvoyer à Max Weber (1995).

Tous les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » ne se reconnaîtront pas dans ce « tableau » (même affiné). Certains feront remarquer, à juste titre, que leurs enseignements et recherches sont critiques par rapport aux histoires que notre idéal-type met en avant. D’autres, sans doute bien plus nombreux, refuseront d’admettre que leurs cours et publications sont construits sur les composantes que notre « tableau » met en lumière.

Notre hypothèse est, d’une part que les divers enseignements (les cours de marketing aussi bien que ceux de gestion des ressources humaines ou de finance) ainsi que la plupart des recherches sont bâtis sur ces histoires liberticides et, d’autre part, que ce qui est commun à ces histoires que l’on raconte ici et là sur la planète (en France, au Québec, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Argentine, en Chine) l’emporte sur les différences entre pays. N’avons-nous pas affaire à des histoires, plus que jamais, planétaires ?

Elaboration d’une autre conception de l’homme à partir de la théorie de l’évolution

Quelle attitude, un enseignant ou chercheur en « sciences de gestion » peut-il avoir à l’égard de ces histoires ? Si l’on accepte que « décider c’est exercer sa liberté » (Solé, 2007), l’interrogation devient : que fait-il de sa liberté face à ces histoires liberticides ?

Il peut, les jugeant pertinentes et nécessaires, les répandre avec conviction. Il peut apporter sa contribution à leur production et diffusion, mais parce qu’il a peur : soucieux de trouver un emploi ou d’être publié, craignant pour sa titularisation ou sa promotion, il choisit d’accompagner le mouvement dominant (le mainstream). Il peut donner des « cours mainstream » tout en menant des recherches critiques. Dans ses cours et recherches, il peut prendre des distances avec ces histoires. Que se passe-t-il s’il les refuse globalement ?

De plus en plus mal à l’aise – intellectuellement et moralement – avec ces histoires, un long cheminement personnel nous a amené à travailler sur la question suivante : quelle conception de l’humain peut-on opposer à celle qui sous-tend ces narrations (celle qui pose notamment que les humains sont, naturellement, égoïstes) ?

Nous sommes conscients du risque que nous prenons en exposant (qui plus est, de manière forcément schématique) la théorie de l’homme qui colore désormais nos enseignements et publications – théorie que nous avons, peu à peu, bâtie à partir de travaux issus, plus particulièrement, de l’histoire, de l’ethnologie, de la philosophie et de la théorie de l’évolution. Bien entendu, la bonne théorie de l’homme n’existe pas. Nous souhaitons simplement stimuler un débat, jusqu’ici refoulé : quelle conception de l’homme l’enseignant et chercheur en « sciences de gestion » diffuse-t-il avec les histoires qu’il raconte ?

Notre approche est résolument historique, notre perspective celle de la très longue durée. L’homme est histoire, l’humanité est une histoire. Quelle est cette histoire ? La théorie de l’homme que nous défendons procède de ce postulat et de l’interrogation qu’il appelle.

L’actuel regain du « créationnisme », y compris parmi les scientifiques (Picq, 2007), oblige à revenir sur un débat que l’on aurait pu croire caduc dans le monde « moderne » : l’homme est-il une création surnaturelle ou le résultat d’un processus naturel ?

Contre les thèses créationnistes (qui affirment que l’homme est l’oeuvre de Dieu, d’une intelligence supérieure, d’un « dessein intelligent »), nous posons que l’homme est un animal – que nous appelons « animal-homme » -, fruit d’une histoire nommée « évolution ». La persistante confusion entre le darwinisme (les idées trop souvent attribuées au fondateur de la théorie de l’évolution) et la pensée de Charles Darwin justifie quelques rappels.

Pour Darwin, « évolution » (mot qu’il n’utilise pas dans L’origine des espèces) signifie « descendance avec modification », les modifications en question résultant de mutations – aléatoires, imprévisibles - internes aux organismes. Auteur d’une contribution majeure se voulant fidèle à la pensée de Darwin, Stephen Jay Gould (2004 b) souligne que le choix du mot « évolution » a introduit un grave malentendu : alors que, stricto sensu, il signifie « déroulement dans le temps d’une séquence prédictible ou préprogrammée selon un mode intrinsèquement progressif ou du moins directionnel », Darwin se réfère à un processus contingent, non directionnel et imprédictible. L’évolution n’est pas « finaliste », nous avons affaire à une histoire sans but :

Aucun but final n’est requis pour expliquer l’évolution. Au contraire, même, toute la force du darwinisme repose sur le fait que la transformation des espèces s’établit de façon aveugle, sans que rien ni personne n’en détermine a priori la direction. L’Evolution est aveugle.

Lestel, 2003, pp. 27, 38

Quand il qualifie des groupes d’animaux de « plus aptes », Darwin entend « mieux adaptés à de nouveaux environnements locaux », et non pas supérieurs d’une façon générale sur le plan de l’organisation anatomique (Gould, 1991, p. 396). Cette adaptation n’est pas le fruit de la volonté ou de l’intelligence. C’est, par hasard, que les modifications aléatoires affectant un organisme s’avèrent plus ou moins adaptées au milieu et climat.

L’apparition de l’homme est une contingence. Nous ne sommes pas le but de l’évolution du vivant, l’apparition de l’animal-homme était imprévisible. Si l’on re-déroulait le film de l’histoire de la vie, il n’y aurait aucune chance que cet événement se reproduise : « Homo sapiens ( ) est une famille minuscule, émergée depuis hier à peine sur un arbre de vie extrêmement luxuriant, qui ne redonnerait jamais les mêmes branches si on replantait la graine dont il est issu. » (Gould, 1997, p. 43).

Evolution ne signifie aucunement progrès. L’homme n’est pas l’ultime étape d’une complexification du vivant, il n’est point l’acmé d’un développement de l’intelligence de la vie. Nous faisons totalement nôtre la réflexion suivante de Gould (1991, p. 384) : « Certains trouvent une telle perspective déprimante. Je l’ai toujours considérée comme vivifiante, à la fois source de liberté et de responsabilité morale conséquente. »

Le surprenant oubli du vivant

Même lorsque nous acceptons intellectuellement la théorie de l’évolution, adhérons-nous pleinement à l’idée que l’homme est un animal ? Notre réflexe n’est-il pas de nous convaincre que nous sommes un animal ayant réussi à transcender l’animalité ?

Nous essayons de définir une « barrière d’or », un critère solide séparant d’un vide infranchissable la mentalité et le comportement des humains de ceux de toutes les autres créatures. Peut-être nous sommes-nous développés à partir de ces créatures, mais, à un certain point de notre progression, nous avons franchi un Rubicon inaccessible à toute autre espèce.

Gould, 2004 a, p. 253

Des scientifiques ont soutenu que l’homme est le seul animal à concevoir et utiliser des outils, à posséder le langage et la conscience, à être capable d’abstraction, à ressentir des émotions, à pratiquer la coopération, à avoir du « sens moral », etc.

Ces « barrières d’or » ont toutes été, progressivement, mises à bas. Des chercheurs ont découvert que des chimpanzés et même des oiseaux inventent et fabriquent des outils. Les expériences réalisées par Allan et Béatrice Gardner et leur élève Roger Fouts (1998) ont révélé que les chimpanzés sont capables d’apprendre et d’utiliser un langage créé par l’homme (celui des sourds-muets). Comment, suite aux travaux de Jane Goodall, ne pas attribuer aux gorilles une conscience, des émotions, des sentiments (peur, joie, jalousie ) ? Des études témoignent des capacités cognitives supérieures des chimpanzés (catégorisation, établissement de relations complexes entre des évènements, etc.). Frans de Waal (1997, 2005) repère chez eux des « stratégies de pouvoir » (créations de coalitions, retournements d’alliances), des comportements d’altruisme, de solidarité et de compassion, et même des attitudes morales. Se référant également à des observations, Christophe Boesch émet l’hypothèse que les chimpanzés ont conscience de la mort (dans Picq et Coppens, 2001).

Une vaste enquête rassemblant des observations de longue durée de chimpanzés (réalisées sur différents sites par plusieurs équipes de chercheurs) a permis d’identifier une quarantaine de pratiques et de rituels inventés, transmis, appris. Les différences existant entre les groupes observés conduisent les chercheurs à conclure que le chimpanzé crée de la culture :

Le cassage des noix avec des marteaux n’a été observé que dans deux populations, mais la danse de la pluie a été notée pour six populations, la pêche aux termites pour une (…) Ainsi, le profil comportemental de chaque population s’avère si différencié qu’il est aisé de déterminer l’origine précise d’un individu en répertoriant simplement ses comportements. De ce point de vue, le chimpanzé est donc bien un animal culturel.

Christophe Boesch dans Picq, Coppens, 2001, p. 193

La distinction nature/culture est donc remise en cause (Gould, 2004a, p. 254) :

Le développement de la « culture » - définie comme un comportement distinct et complexe prenant naissance chez des populations locales et transmis par apprentissage, et non par prédisposition génétique -, qui a longtemps été le candidat favori pour former une « barrière d’or » séparant les humains des animaux, doit aujourd’hui être rejeté lui aussi.

Animalisation de l’homme d’une part, humanisation des anthropoïdes (en particulier des chimpanzés) d’autre part. C’est en ces termes qu’Albert et Jacqueline Ducros formulent le double mouvement des recherches actuelles (Picq et Coppens, 2001, p. 73). Dominique Lestel (2003) insiste sur le refus de la « coupure théologique » homme/animal, justifié par la « révolution » que l’éthologie (l’étude scientifique des comportements des animaux) a connue au cours des trente cinq dernières années. Il n’y a pas, d’un côté les animaux prisonniers de la nature, et de l’autre l’homme qui serait le seul animal culturel. Les animaux, et pas seulement les grands singes, sont des « sujets (Lestel, 2003, p. 10) :

Peu de gens réalisent à quel point nos représentations de l’animal ont été bouleversées en trente ans, y compris parmi les éthologues eux-mêmes. (…) l’animal est devenu un sujet, non parce que nos projections populaires et affectives nous les font voir ainsi, mais parce que les travaux scientifiques les plus modernes ne nous laissent plus le choix.

Notons que « sujet » veut dire capable d’établir des normes et de s’en écarter. Comme d’autres chercheurs, Lestel est convaincu que, plus l’on observera les comportements des animaux sur de longues durées, plus l’on découvrira de comportements culturels.

La critique de la distinction nature/culture est également entreprise par des ethnologues. Dans son livre Par-delà nature et culture, Philippe Descola (2005, p. 23) remarque que le monde « indien » d’Amazonie qu’il étudie (les Achuar, une composante des célèbres Jivaro) n’oppose pas les animaux et les hommes : « Dans la mesure où la catégorie des « personnes » englobe des esprits, des plantes et des animaux, tous dotés d’une âme, cette cosmologie ne discrimine pas entre les humains et les non-humains. »

Le dualisme nature/culture est une « absolue singularité » dans l’histoire humaine. C’est avec la « vision du monde » chrétienne que les humains s’inventent comme des êtres extérieurs et supérieurs à la nature :

Il (l’Homme) n’a donc pas sa place dans la nature comme un élément parmi d’autres, il n’est pas « par nature » comme les plantes et les animaux, il est devenu transcendant au monde physique; son essence et son devenir relèvent désormais de la grâce, qui est au-delà de la nature. De cette origine surnaturelle, l’homme tire le droit et la mission d’administrer la terre, Dieu l’ayant formé au dernier jour de la genèse pour qu’il exerce son contrôle sur la Création, pour qu’il l’organise et l’aménage selon ses besoins.

Descola, 2005, p. 103

Autre étape décisive dans la création de notre distinction nature/culture, le XVIIe siècle européen avec les écrits de Bacon et Descartes. Notre dualisme, l’ethnologue ne cherche pas à l’expliquer; il s’agit d’une contingence historique, précise-t-il (Descola, 2005, p. 135).

Que signifient ces remises en cause (émanant de primatologues, d’éthologues, d’ethnologues) de la distinction nature/culture ? Elles nous rappellent – n’est-ce pas une évidence trop souvent oubliée par les sciences humaines et les « sciences de gestion » ? – que les humains appartiennent à l’ordre du vivant. Or, comme on le sait, le vivant est caractérisé par l’incertitude, l’imprévisibilité. Ce rappel ne remet-il pas en cause radicalement l’idée de management, la croyance que des humains sont capables de maîtriser d’autres humains – et finalement les « sciences de gestion » ?

Les travaux que nous avons évoqués appellent une conception modeste de nous-mêmes qui suppose d’accepter l’idée déjà formulée dans La filiation de l’homme par Charles Darwin (2000, p. 214) : « Néanmoins, la différence de l’esprit de l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de degré et non de nature. » A la question réflexe « Qu’est-ce qui distingue les humains des animaux ? », Philippe Descola (2005, p. 249) oppose l’interrogation suivante : qu’est-ce qui fait de l’homme un animal particulier ? Nous reformulons et précisons : quelle est la différence de degré qui constitue la singularité de l’animal-homme ?

Une histoire toujours ouverte, constamment imprévisible

Il y a bien des manières d’appréhender l’histoire humaine, celle qui commence avec l’apparition (contingente donc), il y a près de cent cinquante mille ans semble-t-il, de notre espèce – Homo Sapiens.

Cette histoire, nous proposons de l’aborder comme une succession de créations et de disparitions de mondes. Naquirent puis disparurent : les mondes premiers, le monde celte, le monde grec, le monde romain, le monde dit du Moyen Âge, le monde aztèque, le monde inca, le monde soviétique, etc. Qu’est-ce que l’homme ? L’ensemble des mondes que les humains ont créés jusqu’ici ainsi que tous ceux – imprévisibles – qu’ils inventeront demain et après-demain. Les humains (même lorsqu’ils ont la sensation de vivre dans une cage de fer éternelle) ne sont jamais prisonniers du monde existant, ils sont toujours en mesure d’en construire un autre. N’est-ce pas ce que nous enseigne l’exploration de l’histoire humaine ?

Un monde est un ensemble humain unique. Même s’il emprunte des règles, des croyances, des pratiques, des institutions ou encore son esthétique architecturale à d’autres mondes passés ou présents, un monde est une singularité : considéré globalement, un monde constitue une création originale dans l’histoire humaine. Un monde ne résulte pas d’une évolution, d’un développement, c’est-à-dire d’une succession de changements graduels orientés; c’est une discontinuité dans l’histoire humaine. Singularité et discontinuité sont indissociables.

A propos de l’histoire de l’Europe, l’historien David S. Landes (2000, p. 55) remarque :

Personne, regardant le monde il y a, disons, mille ans, n’aurait prédit quoi que ce fût de grand pour cet isthme occidental du continent eurasien. Pour employer une terminologie chère aujourd’hui aux nouveaux historiens-économistes, la probabilité à cette époque pour l’Europe de jouer un rôle dominant au niveau mondial était quasiment nulle. Cinq siècles plus tard, elle était proche de un.

L’historien relève qu’au Xe siècle - étant donné, alors, la faiblesse démographique, économique et technique de l’Europe ainsi que sa désorganisation politique – la domination que ce petit bout de terre exercera plus tard sur la planète est un événement totalement imprévisible. Cette imprévisibilité atteste d’une discontinuité, celle entre deux mondes : celui de l’Europe du Xe siècle et celui de l’Europe du XVe siècle. Cette imprévisibilité ne témoigne-t-elle pas de la contingence des mondes ?

Comme le dit si bien Paul Veyne (1983), le risque pour le chercheur est d’être un « prophète à rebours ». Dans le cas de l’histoire de l’Europe, le raisonnement consiste à remonter le temps à partir du constat de la domination de ce continent en recherchant des événements qui annoncent, préparent et expliquent cette suprématie. En justifiant, rétrospectivement, l’événement étudié, cette démarche réduit, voire nie, la liberté humaine.

Ainsi que l’écrit le philosophe Marcel Conche (1991, p. 236), en se référant aux fragments de l’oeuvre d’Anaximandre qui nous sont parvenus : « En définitive, expliquer ce Monde n’est autre que le rattacher à la puissance génératrice, et comprendre qu’il n’y a ce Monde que par la même raison qu’il y en a et peut toujours y en avoir d’autres. » Un monde est une création imprévisible, une invention collective inexplicable (« sans raisons »). Accepter la contingence de notre monde, c’est admettre qu’aujourd’hui il pourrait y en avoir un tout autre à sa place, impossible à imaginer. Pour bien des chercheurs en sciences humaines, ce regard sur notre monde, sur l’histoire humaine, est irrecevable.

L’incommensurabilité des mondes est une autre idée difficilement acceptable. Si un monde ne peut pas être comparé à un autre, c’est parce que, pour pouvoir établir des comparaisons, il faudrait disposer d’un étalon (d’un « système de valeurs ») universel – applicable aux innombrables systèmes économiques, organisations politiques, croyances religieuses, architectures, esthétiques vestimentaires, techniques, outils, langues, inventés par les humains.

Les soi-disant valeurs universelles affichées aujourd’hui par notre monde – développement (durable), démocratie, liberté, droits de l’homme –, ne sont-elles pas des impératifs propres à notre monde, que celui-ci cherche à transmettre, à imposer, à l’ensemble de l’humanité (Solé, 2004) ? Si l’incommensurabilité des mondes est une idée qui dérange, c’est parce qu’elle s’oppose à celle de progrès. Notre monde n’est ni supérieur, ni inférieur aux autres mondes; il est différent.

Nous vivons un événement gigantesque, sans précédent : un monde – le nôtre – finit, semble-t-il, de s’emparer de l’humanité. Parti, il y a des siècles, à la conquête du globe, tout se passe comme s’il s’était fixé comme mission d’éliminer tous les autres mondes sur terre. L’histoire est-elle écrite, le genre humain est-il condamné à un monde, le nôtre ?

L’exploration de l’histoire humaine nous apprend que tout monde est éphémère. Comme le monde romain ou le monde aztèque, le nôtre disparaîtra mais nous ne pouvons pas savoir quand et comment il finira : Explosera-t-il dans une gigantesque révolution ? Sera-t-il conquis et anéanti par un autre monde ? Succombera-t-il par « écocide » (Diamond, 2006) ?

Apparurent puis disparurent d’innombrables mondes. Ce processus de créations et de disparitions de mondes a-t-il une fin, une finalité, un sens, une signification ? Dans la Cité de Dieu, saint Augustin (1994) distingue deux cités, la cité terrestre et la cité de Dieu. D’une part, l’histoire des hommes (une suite d’événements contingents dans laquelle prend place, par exemple, la disparition de Rome); d’autre part, l’histoire des relations des hommes avec Dieu (la foi, la vérité). Bien que ces deux histoires soient entrelacées, l’histoire vraie est celle de la cité de Dieu. Pour saint Augustin, pour la conception chrétienne de l’homme, l’histoire humaine a une orientation, une signification, une fin : le « jugement final ». Pour tous ceux qui l’auront méritée, ce sera la cité de Dieu, la félicité éternelle. Seul Dieu, parce qu’il voit la véritable histoire, peut juger.

Pour Karl Marx également, l’histoire humaine a un sens, une finalité, une signification. Au bout, c’est la destination et la dernière étape de l’histoire, il y a la société communiste : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » (Marx et Engels, 2006, p. 48). L’horizon de l’histoire humaine est une société sans classes, composée d’hommes libres et égaux. La grande révolution à venir permettra de passer (la formule est de Marx dans la Critique du programme de Gotha) « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Règne de la liberté et de l’abondance, le communisme est la fin et le but de l’histoire. Sa conception déterministe de l’histoire humaine, pousse Marx à soutenir que le « capitalisme » est une étape historique nécessaire vers le communisme. Bien qu’il critique férocement la société capitaliste, qu’il appelle les « prolétaires » à l’abattre pour mettre un terme à leur « exploitation », il explique que le « mode de production capitaliste » (parce qu’il permet une augmentation gigantesque « des forces productives » de l’humanité) est une condition à l’avènement de la société d’abondance qu’est le communisme : « Le mode de production capitaliste se présente donc comme une nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social; mais entre les mains du capital, cette socialisation du travail n’en augmente les forces productives que pour l’exploiter avec plus de profit. » (Marx 1965, p. 874).

Dans La fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama (1992, p. 13) soutient, contre Marx, que la « démocratie libérale » est l’indépassable horizon de l’humanité : « ( ) est-il raisonnable pour nous, en cette fin de XXe siècle, de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j’arrive est positive ( ) » Cette orientation de l’histoire humaine serait dictée par le développement des sciences physiques qui induit l’industrialisation et l’urbanisation de la société.

Deux grandes thèses s’affrontent. A tous les déterminismes, à toutes les théories philosophiques, politiques, économiques, à toutes les prophéties religieuses ou encore techniques qui se rejoignent pour prédire l’avenir, et rétrospectivement le passé, de l’aventure humaine (celles, entre autres, de saint Augustin, Hegel, Marx, Fukuyama), n’est-on pas en droit d’opposer la perspective d’un processus de créations et de disparitions de mondes sans fin, sans finalité et sans signification ? C’est penser l’histoire humaine comme toujours ouverte, constamment imprévisible.

L’imagination créatrice de monde

Quelle est, dans cette perspective, la différence de degré qui fait de l’animal-homme un animal singulier ?

L’observation spontanée des animaux, note Jacob von Uexküll (dont les travaux constituent une référence majeure en éthologie), est trompeuse : « grenouilles, souris, escargots et vers, semblent se mouvoir librement dans la nature. Cette impression est trompeuse. En vérité, chacun des animaux (…) est relié à un monde qui est sa demeure et dont il appartient à l’écologue de déterminer les limites. » (Von Uexküll, 2004, p. 93). Autrement dit, un animal ne vit pas dans la nature; il vit dans son monde; un animal est « un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. » (Von Uexküll, 2004, p. 19).

Comme le constatent les propriétaires de chats, de chiens, de chevaux, des différences significatives de comportement et de « caractère » existent entre individus d’une même espèce. Cependant, ces différences s’avèrent mineures au regard des comportements, réactions, pratiques et relations communs à l’espèce. C’est pourquoi, il paraît raisonnable de soutenir que le monde d’un animal est le monde de son espèce – qu’il y a le monde du chat, le monde du cheval, etc.

Cette remarque générale doit être atténuée puisque de récentes études révèlent l’existence, parmi les chimpanzés, de différences « culturelles ». Sans doute, n’est-ce pas un hasard si cette diversité « culturelle », interne à l’espèce, est le fait de l’animal le plus proche de l’homme. Peut-on émettre l’hypothèse que les chimpanzés ont inventé des mondes ?

Pour l’homme, le pluriel s’impose. Ce qui frappe chez cet animal, ce qui le distingue nettement (y compris des chimpanzés), c’est l’extraordinaire diversité des règles, normes, pratiques, relations, institutions, croyances, langues, outils créés par les humains au cours de leur histoire. Des mondes croient en l’existence d’un au-delà, d’autres non. Notre monde demeure patriarcal, il a existé des mondes matriarcaux. Vivre dans notre monde, c’est désirer la nouveauté; des mondes se sont organisés contre le changement. Même le temps n’est pas commun à l’homme : notre temps (celui de notre monde) est une flèche orientée vers l’avenir pour d’autres mondes, le temps est circulaire ou encore cyclique.

Contrairement à ce que laissent entendre (voire soutiennent) les histoires que racontent les « sciences de gestion », la relation dirigeant/dirigé (l’inégalité fondamentale qu’induit cette hiérarchie) n’est pas naturelle, c’est-à-dire inhérente à une supposée nature humaine : notre monde est céphale, des ethnologues (Clastres, 1972; Evans-Pritchard, 1994) ont trouvé des mondes acéphales dans l’histoire humaine.

Notre hypothèse est que ce qui caractérise l’homme – que la différence de degré qui fait de l’homme un animal singulier - est sa « capacité créatrice de monde ». Nous résumons en qualifiant les humains de « créateurs de mondes », une manière de souligner que l’homme est l’animal le plus ouvert. Cette singulière capacité créatrice de monde, cette remarquable ouverture, nous l’interprétons comme la manifestation d’une imagination considérablement plus développée chez l’animal-homme.

Le mot imagination est problématique. Imaginer, c’est se représenter par une image un objet absent, un événement. Selon cette définition, imaginer est la faculté à copier, à reproduire le réel dans l’esprit. Imaginer, c’est aussi créer, inventer de toutes pièces. D’où la distinction : imagination « reproductrice » / imagination « créatrice ». Alors que le réflexe est d’opposer imagination à réalité, cette seconde imagination (celle que nous mettons en avant) crée la réalité, produit de nouvelles réalités.

Sur ce point, nos travaux rejoignent ceux de Paul Veyne et de Cornélius Castoriadis. Pour Veyne (1983, p. 130), qui parle d’« imagination constituante », une civilisation est un palais construit par l’imagination humaine :

Notre hypothèse peut également s’énoncer ainsi : à chaque moment, rien n’existe, ni agit à l’extérieur de ces palais de l’imagination (…) Ces palais ne s’élèvent donc pas dans l’espace; ils sont le seul espace disponible; ils font surgir un espace, le leur, quand ils s’élèvent; il n’y a pas, autour d’eux, une négativité refoulée qui chercherait à entrer. Il n’existe donc que ce que l’imagination, qui a fait surgir le palais, a constitué.

L’imagination que Veyne qualifie de « constituante » est la capacité de créer sans modèle (issu de la réalité, de l’expérience, de la pratique). Cornélius Castoriadis (1997) parle, lui, d’« imaginaire instituant ». A l’imagination reproductrice qu’il appelle « seconde » (qui reproduit, imite et combine des images existantes), il oppose l’imagination « première », celle qui nous intéresse ici, qu’il qualifie de « radicale ». En créant, ex nihilo, des images mais aussi et surtout des formes (de nouvelles formes de pensée en particulier), l’imagination radicale « est ce qui rend possible pour tout être pour soi (…) de se créer pour soi un monde propre « dans » lequel il se pose aussi lui-même ». Comme nous, Castoriadis souligne que cette imagination précède et construit la réalité : « c’est parce qu’il y a imagination radicale et imaginaire instituant qu’il y a pour nous « réalité » tout court et telle réalité. » Cette imagination, nous la qualifions, pour notre part, de « réatrice de monde ».

L’homme est caractérisé non par la raison, mais par cette imagination – première, radicale. Nous aimons la sobre et belle phrase de Paul Valéry : « Nous sommes des êtres imagineurs ». Nous parlons d’une imagination sans bornes, incontrôlable.

Ouverture, imprévisibilité, imagination créatrice de monde : ces mots et expressions parlent de liberté. Notre théorie de l’homme est une théorie de la liberté humaine.

Qu’est-ce qui tient des humains ensemble ?

Le concept de monde (que nous préférons à « société » ou encore « culture ») est central dans notre théorie de l’homme. Qu’est-ce qu’un monde ? Notre approche articule trois idées.

La première, nous l’empruntons à l’ethnologie. Une société est un « univers artificiel », insiste Claude Lévi-Strauss (dans Charbonnier, 1961, p. 24). Cette pensée, nous la reformulons de la manière suivante : un monde est un ensemble singulier de conventions. Plus l’on voyage dans l’histoire humaine, plus l’on explore de mondes, plus ressort le caractère conventionnel des langues, croyances, règles, normes, systèmes politiques, institutions, outils, relations entre humains qui constituent un monde. Qu’est-ce qu’une convention ? Une contrainte inventée, arbitraire, collectivement acceptée.

Cette idée, les habitants d’un monde l’acceptent volontiers quand il s’agit des autres mais très difficilement pour eux-mêmes. Les règles, normes, croyances, organisations politiques et économiques des autres ne nous apparaissent-elles pas comme des exotismes, des bizarreries, voire des folies collectives ? Les nôtres ne sont-elles pas à nos yeux, au contraire, rationnelles ? Rappelons que Max Weber, et après lui bien des sociologues, des économistes et des historiens, lient modernité et rationalité.

Les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » racontent des histoires qui supposent que l’entreprise est l’organisation la plus rationnelle et la plus efficace. N’est-ce pas faire fi de l’histoire humaine ? Par exemple, l’organisation mise au point par les Inuit, grâce à laquelle des humains réussissent à vivre dans un « environnement » aussi difficile pour notre espèce, ne s’avère-t-elle pas extrêmement rationnelle et efficace (Malaurie, 1989) ? Les critères de rationalité et d’efficacité ne sont pas universels, chaque monde possède les siens, tout monde se pense comme le plus rationnel et le plus efficace. C’est seulement aux yeux de notre monde que l’entreprise est l’organisation la plus rationnelle et la plus efficace.

Nous avons insisté sur l’importance de la « réalité économique » dans les histoires qui font les « sciences de gestion ». Que signifie, pour nous, «réalité » ? Une contrainte extérieure. Or, quand nous employons l’expression « réalité économique », nous parlons d’un ensemble de règles (par exemple la soi-disant « loi de l’offre et de la demande »), de normes, d’institutions, de relations humaines, qui sont autant de conventions propres à notre monde. C’est parce que nous les acceptons, que ces règles, normes, institutions, relations humaines – totalement arbitraires – sont nos contraintes. Autrement dit, la « réalité économique » n’est pas une réalité.

L’imagination créatrice de monde est la fascinante faculté des humains à inventer et à s’imposer des conventions.

La seconde idée procède de notre lecture de l’oeuvre du philosophe fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl. Son livre La phénoménologie de la perception, s’ouvre sur ce commentaire : « Le monde est déjà toujours « déjà-là » avant la réflexion. » (Husserl, 1945, p. 1). Qu’est-ce qui précède la réflexion, la pensée, le jugement ? Nos présupposés, nos évidences, avons-nous commencé par répondre. Ne réfléchissons-nous pas à partir de nos présupposés, ne pensons-nous pas à l’intérieur de nos évidences ? Notre monde n’est-il pas construit par nos présupposés et évidences ?

Finalement, nos travaux nous ont conduit à soutenir que les présupposés et les évidences qui forment et tiennent un monde sont les possibles, impossibles, non-impossibles que se créent des humains (Solé, 2000a).

En guise d’illustration, nous évoquerons notre rencontre à Paris avec deux représentants d’un monde précolombien qui tente de survivre dans la Sierra de Santa Marta, en Colombie : les Kogi. Pour la première fois de leur vie, ce chaman et son assistant avaient pris l’avion et atterri à Bruxelles quelques jours auparavant, puis utilisé le train pour rejoindre Paris où devait se tenir la rencontre.

« Qu’est-ce qui vous a le plus surpris depuis que vous êtes chez nous, en Europe ? ». A notre question, ils ne répondirent pas : l’avion, le train, la télévision, les hautes tours dans les villes, etc. Leur réaction fut : « les tunnels » (ils se référaient à ceux qu’ils avaient empruntés en train et en métro). Pour les Kogi, il est impossible – inconcevable, fou – de faire des trous dans la Terre, pour eux la Mère nourricière.

« Qu’est-ce que vous avez fait ce soir, dans cet appartement, que jamais vous ne feriez chez vous ? » La réponse à notre seconde question fut encore plus déconcertante : « Changer de chaise ». Après avoir attendu le moment de dîner, assis dans le canapé du salon, ils s’étaient attablés au milieu des hôtes dans la cuisine puis étaient revenus s’installer dans le canapé pour dialoguer avec les personnes venues les rencontrer. Pour un Kogi, il est impossible qu’il n’y ait pas une place, attitrée une fois pour toutes, à chaque Kogi et à chaque chose; impossible – inimaginable – pour un Kogi, de désirer changer de place.

Le monde kogi est construit, notamment, par les deux impossibles et le non-impossible que les réponses à ces deux questions permettent d’identifier.

Quels possibles, impossibles, non-impossibles caractérisent le nôtre ? Par exemple, impossible qu’il n’y ait pas des dirigeants et des dirigés. Ce non-impossible n’est-il pas omniprésent dans les histoires que racontent enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » ?

Résumons cette seconde idée. Un monde est les possibles, impossibles, non-impossibles que se créent des humains, qui les relient et tiennent ensemble. Nos possibles, impossibles, non-impossibles sont le fruit de notre imagination créatrice de monde : un impossible est un inimaginable (un événement inconcevable, indicible à la limite); un possible est un événement imaginable (concevable, envisageable); un non-impossible est un événement que l’on n’imagine pas, ne pas se produire (on le tient pour certain, nécessaire, obligatoire, naturel). Les possibles, impossibles, non-impossibles que se créent les humains construisent ce qu’ils appellent « la réalité » – leur réalité, en fait. Dans notre monde, il est très difficile d’admettre que la « réalité économique » est le fruit de notre imagination (Solé, 2000a, pp. 132-145).

Les possibles, impossibles, non-impossibles – donc la réalité – des autres mondes sont des exotismes, des bizarreries, des mythes, des fantasmes, voire de la barbarie. Par contre, nos possibles, impossibles, non-impossibles – notre réalité – sont nos évidences. Ce qui veut dire que nous ne les interrogeons pas ou très peu.

La troisième idée qui entre dans notre approche du concept de monde est celle de bonheur (Solé, 2006a). Même si nos réflexions ont été stimulées par l’étude de textes philosophiques, notre démarche n’est pas celle propre au philosophe. Platon, Aristote, Cicéron, saint Augustin ou encore Pascal se demandent : Qu’est-ce que le bonheur ? Comment atteindre le bonheur ? Leur point de vue étant métaphysique, anhistorique donc, ils pensent au singulier : ils tentent de dire le bonheur. Ainsi, Epictète (2003) soutient que le bonheur consiste à ne pas désirer :

Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession que tu auras même inquiétude, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre.

Notre démarche est doublement différente. Notre point de vue est historique, en outre notre interrogation est tout autre puisque nous nous demandons : qu’est-ce qui tient ensemble des humains, de telle sorte qu’il y ait monde ? Une conception du bonheur, telle est notre hypothèse.

Autrement dit, le bonheur n’existe pas. Les humains ont inventé des bonheurs, chaque nouveau monde est une réinvention du bonheur, l’histoire humaine est une succession de créations et de disparitions de bonheurs.

Nous appelons bonheur la bonne manière de vivre selon des humains (les Kogi, les Aztèques, les Romains, nous, etc.), en prenant le verbe vivre dans son sens le plus large : vivre pour un humain, c’est parler, manger, s’habiller, saluer, faire l’amour, croire, rêver, s’organiser, etc. Dans notre langage, le mot bonheur désigne la bonne manière de parler, de saluer, de croire, de s’habiller, de s’organiser, de manger, de se laver, de faire l’amour, etc. selon les Kogi, les Aztèques, les Romains, nous, etc. C’est l’invention d’une conception – arbitraire – de la bonne manière de parler, de saluer, etc. qui, tenant ensemble des humains, crée un monde.

Les humains ont inventé d’innombrables bonnes manières de vivre. Ainsi, pour nous, la bonne manière de saluer consiste à serrer la main droite de l’autre en le regardant; dans tel autre monde, on tire la langue. Pour nous, la bonne manière de s’organiser (pour travailler, pour faire la guerre, etc.) implique une relation dirigeant/dirigé; il y a eu des mondes pour lesquels la bonne manière de s’organiser est d’empêcher cette hiérarchie.

Les trois idées exposées s’articulent et se complètent : la conception du bonheur qui tient ensemble des humains de telle sorte qu’ils forment un monde est un ensemble de conventions que ceux-ci s’inventent et s’imposent ; conventions qui manifestent les possibles, impossibles, non-impossibles qu’ils se créent. Pour un monde, sa conception de la bonne manière de vivre, ses conventions, ses possibles, impossibles, non-impossibles, constituent son évidence fondamentale.

Notre totalitarisme

Quel est ce monde, le nôtre ? Etant donné la perspective adoptée, l’interrogation devient : quel est notre bonheur, celui qui nous singularise dans l’histoire humaine ? Plus précisément, quelle est la bonne manière de vivre – en France, en Espagne, en Catalogne, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Québec, en Australie, au Mexique, en Russie, en Egypte, au Maroc, en Chine désormais, etc., puisque nous supposons que, malgré d’indéniables « différences culturelles », les habitants de ces pays appartiennent toujours plus à un même monde ?

Comment voir et penser son monde puisque le bonheur qui le caractérise est l’évidence fondamentale dans laquelle l’on est pris ? Ayant opté pour la méthode du « détour anthropologique », notre démarche consiste à contraster notre monde à d’autres mondes, très différents du nôtre et entre eux (des mondes premiers, le monde grec ou encore le monde chrétien, trop souvent encore appelé Moyen Âge). Contraster n’est pas comparer. Il s’agit de situer notre monde par différence.

Procéder de la sorte, c’est se rendre compte que, pour nous, vivre c’est essentiellement travailler; que la bonne manière de vivre, c’est d’abord d’avoir un travail – un travail salarié; que nous associons bonheur et travail. Notre monde est un monde de travail, un monde de salariés : aujourd’hui, près de 90 % de la population active française est salariée, près de 80 % des salariés français travaillent dans des entreprises (privées). Ne pas avoir un travail salarié, c’est être exclu de ce monde. Pourquoi travaillons-nous ? Pour gagner de l’argent, même si le travail ne saurait être réduit à cette nécessité. Appelé salaire, cet argent nous l’utilisons pour acheter des marchandises (des « biens » et des « services ») afin de satisfaire nos besoins – qui évoluent constamment (aujourd’hui, la bonne manière de vivre ne suppose-t-elle pas d’avoir besoin d’un téléphone portable ou encore d’un téléviseur à écran plat ?). Nous travaillons pour tenter d’améliorer notre « bien-être », mais nous sommes constamment frustrés puisque nous avons toujours de nouveaux besoins et qu’un besoin est, par définition, un manque. La bonne manière de vivre dans notre monde, c’est désirer être un individu : un être unique, autonome, pensant par lui-même, libre. Notre désir de « démocratie », n’exprime-t-il pas surtout un désir de liberté individuelle ? La bonne manière de vivre selon notre monde, c’est croire que ce qui est nouveau est supérieur. C’est croire également en la nécessité, voire au caractère naturel, de la relation dirigeant/dirigé. Tels sont quelques-uns des traits qui caractérisent un bonheur qui tient notamment sur deux non-impossibles, indissociables (justifiés aussi bien par Adam Smith que Karl Marx) : impossible que le travail ne soit pas le fondement de la société, impossible que les humains ne cherchent pas à toujours mieux satisfaire leurs besoins.

Les habitants de notre monde n’adhèrent pas tous à ce bonheur, certains le rejettent, convaincus que cette manière de vivre n’est absolument pas la bonne. Ainsi qu’en témoignent les documentaires Attention danger travail ! Et Volem rien foutre al païs (réalisés par Pierre Carles, Christophe Coelleo et Stéphane Goxe), des Français refusent le travail salarié. La critique, sans doute la plus radicale adressée aujourd’hui à ce bonheur, est celle que contient l’impératif de « décroissance » tel qu’il est défendu par les économistes Nicholas Georgescu-Roegen (2006) et Serge Latouche (2006). Décroissance signifiant décroissance des besoins, notre monde peut-il survivre sans création permanente de nouveaux besoins ?

Si ce monde tient, perdure, n’est-ce pas parce que – malgré les frustrations, peurs, malheurs engendrés par la recherche de ce bonheur – la plupart d’entre nous n’imaginent pas une autre manière (désirable, acceptable) de vivre. C’est, par exemple, le chômeur de longue durée qui continue à espérer trouver un travail salarié.

L’évidence que ce bonheur représente aux yeux de la plupart d’entre nous, n’est nullement une évidence replacée dans l’histoire humaine. Par exemple, un Grec du temps de Périclès – un humain pour qui le travail est réservé aux esclaves - ne serait-il pas enclin à voir, dans notre relation bonheur-travail, l’expression d’une folie collective ? L’idée que l’homme est un « être de besoins » est, pour nous, une telle évidence qu’il faut rappeler que vivent encore sur notre planète, ici et là, des poignées de descendants de mondes dans lesquels les humains n’ont pas de besoins :

Nous sommes un peuple heureux : nous avons de la nourriture, nous avons suffisamment d’eau, nous avons aussi de l’amour et la liberté (…) Ma vie me plaît. Je suis fier d’être Bushman, je suis heureux de faire partie de cette famille et de ce peuple (…) Mais, bien sûr, oui j’ai peur qu’un jour les Blancs – les gens qui travaillent – viennent et prennent nos terres.

Réactions de Bushmen dans le documentaire A la sueur de ton front, réalisé par José Maldavsky et Frédéric Tonolli, une production de la Cinquième/V.M. Group, 2001

L’Eglise condamne le travail salarié lorsque, à partir du XIIIe siècle, il se répand en Europe, qualifiant ceux qui travaillent pour de l’argent de mercenaires (Le Goff, 1977, p. 94). Dans le monde chrétien, toute nouveauté est suspecte, tout changement constitue une menace. Les historiens rappellent encore que, dans ce monde, l’individu n’existe pas (Le Goff, 1964, pp. 258-259). Surtout, pour ce monde, le bonheur sur terre est une chimère (folie que d’être attaché aux « biens terrestres », tonne saint Augustin (1994)), la « vraie félicité » ne peut être atteinte que dans l’au-delà, dans le Royaume de Dieu. Notre monde a substitué l’utopie d’un bonheur terrestre éphémère (le « bien-être » engendré par la satisfaction de ses besoins) à la promesse d’un bonheur céleste éternel.

Notre conception du bonheur émerge, selon nos travaux, en Europe au XIe siècle. Aujourd’hui, la Chine bascule, des centaines de millions d’humains rejoignent notre bonheur. N’est-ce pas le rivage de ce bonheur que des Africains tentent chaque jour d’atteindre, au péril de leur vie ?

Comment notre monde parvient-il à produire, reproduire, stimuler et diffuser le bonheur qui nous relie et nous tient ? Notre réponse est résumée par un mot : entreprise.

Plus un pays est dit moderne ou développé, plus la proportion d’humains qui, pour vivre, travaillent en tant que salariés dans des entreprises, est élevée. Le mode de vie dans les pays « modernes » est créé, pour l’essentiel, par les entreprises. Prêter attention à ce que nous mangeons, à ce que nous portons, à la manière dont nous nous déplaçons, à nos habitations, à nos loisirs, etc., c’est remarquer que ce sont les entreprises qui inventent, fabriquent, commercialisent l’essentiel des marchandises (des « biens » et « services ») que nous achetons pour satisfaire nos besoins. Même les rêves dont nous avons besoin, que nous allons chercher au cinéma ou en regardant la télévision, sont des marchandises produites par des entreprises. Ce sont les entreprises qui, grâce au marketing et à la publicité, créent nos besoins (celui de téléphone portable, par exemple), s’efforcent de nous faire croire que ce qui est nouveau est supérieur, cela afin d’entretenir une formidable frustration - celle nécessaire à ce monde puisqu’elle pousse ses habitants à acheter aux entreprises et par conséquent à travailler. Bref, l’entreprise est une « machine à insatisfaire » (Solé, 2000b). L’entreprise n’est-elle pas une organisation qui fabrique des individus égoïstes, en concurrence ? Joseph Schumpeter définit le capitalisme comme un processus de « destruction créatrice », une manière de dire que l’entreprise est un processus de changement permanent qui affecte la société dans son ensemble. Qu’est-ce qu’une entreprise ? Une hiérarchie – un rapport maître/serviteur (master/servant) – répond le « prix Nobel » d’économie Ronald Coase (2005).

Elle-même une marchandise, l’entreprise produit bien davantage que des marchandises. Elle fabrique un type de bonheur - celui qui tient notre monde, qui s’empare de l’humanité. Processus de production et de diffusion de notre bonheur, l’entreprise est également la machine à créer le malheur propre à notre monde : chômage, pauvreté, exclusion ou encore frustration (provoquée par l’impossibilité d’acheter les marchandises désirées).

C’est pourquoi, notre monde, celui qui couvre désormais presque toute la planète, nous proposons de l’appeler « Entreprise-Monde » – expression par laquelle nous voulons signifier qu’il s’agit d’un monde organisé, essentiellement, par et pour l’entreprise. Reprenant à notre compte l’argument, défendu en particulier par Coase (2005), selon lequel l’entreprise et le marché sont deux organisations économiques alternatives, nous soutenons que la « force organisatrice » de notre monde est, non pas le marché, mais l’entreprise (Solé, 2006b).

Les travaux de Coase aident à identifier la confusion majeure que répandent la plupart des enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » : ils confondent marché et entreprise, leurs histoires parlent d’une économie d’entreprise, pas d’une économie de marché.

Nous appelons « Entreprisation du Monde », le processus historique qui voit l’entreprise s’étendre de plus en plus sur la planète (que l’on pense à ce qui se passe aujourd’hui en Chine), augmenter toujours plus son emprise sur la société (que l’on pense au mouvement de privatisation qui, à partir des années 1980, a affecté, à quelques exceptions près, tous les pays), imprégner toujours davantage nos relations, notre temps, nos rêves et nos peurs.

Dans l’état actuel de nos investigations, notre hypothèse est que l’entreprise apparaît, en Europe, bien plus tôt que ce que l’on croit généralement. Emergeant dès le XIe siècle, elle est une invention de la « société féodale ».

Contrairement à ce que racontent les histoires prédominantes des « sciences de gestion », la « mondialisation » n’est pas un phénomène récent : nous vivons un moment marquant d’une histoire millénaire, celle de l’Entreprisation du Monde.

L’adoption d’une perspective historique de longue durée permet d’identifier un processus anthropologique (économique, politique, social, culturel, cognitif) qui démarre au XIe siècle, inconnu dans l’histoire humaine, gigantesque, inouï : une organisation humaine - l’entreprise - s’empare, progressivement, des activités et relations humaines; partant de l’Europe, elle se répand sur la planète, finissant par devenir le modèle obligé de toutes les organisations humaines, partout ou presque sur la terre. Le bonheur et le malheur produits et répandus par l’entreprise ne sont-ils pas en train de devenir universels ? L’universalisme du mot management n’est-il pas lié à l’universalisation de l’entreprise ?

Ayant conquis la presque totalité de l’humanité, n’est-on pas en droit de qualifier l’entreprise d’organisation totalitaire ? Le totalitarisme que nous vivons (que dans notre langage nous appelons Entreprisation du Monde), comment se fait-il que les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » n’en parlent pas, ou de manière si exceptionnelle, dans les histoires qu’ils racontent ? Ne le voient-ils pas ou ne veulent-ils pas le voir ?

Le voyage comme libération

A partir d’un essai d’exploration des histoires que les enseignants et chercheurs racontent, nous avons essayé de montrer que ce qui est en question, en dernière analyse, c’est notre conception de l’humain, que le débat porte en particulier sur la question de la liberté.

Les histoires dominantes dans les « sciences de gestion » sont liberticides, elles insistent sur les contraintes (la « réalité économique » en particulier) qui pèsent sur les humains. Réduire, voire nier, la liberté, n’est-ce pas limiter, voire supprimer, la responsabilité ? Bref, le débat concerne, plus précisément, les relations entre liberté, réalité et responsabilité. Chaque enseignant et chercheur est confronté à sa responsabilité personnelle. Est-il responsable de produire et de diffuser des histoires qui favorisent et justifient l’« a-responsabilité » des cadres et dirigeants des entreprises – attitude qui consiste à dégager sa responsabilité en expliquant que l’on ne peut pas faire autrement étant donné les contraintes de la « réalité » (l’environnement, le marché, la concurrence, la mondialisation, la crise, etc. ?) (Solé, 1997) Est-il responsable de répandre des histoires qui stimulent et légitiment un totalitarisme ?

En révélant que la « réalité économique » n’est pas une « réalité » (une contrainte extérieure), que l’histoire humaine est constamment ouverte, en augmentant par conséquent la liberté des humains, la conception de l’humain que nous défendons dans nos enseignements et recherches accroît notre responsabilité. N’est-ce pas des responsables (d’entreprise, d’usines, de services, de projet ) que la société attend que nous formions ?

Dans notre démarche d’enseignant et chercheur, liberté et responsabilité sont indissociables de voyage. Nous essayons, en effet, de raconter des histoires qui invitent (les étudiants, en particulier) à voyager dans des textes de philosophes, d’historiens, d’ethnologues ou encore de spécialistes de la théorie de l’évolution.

Afin d’illustrer un minimum cette démarche, revenons sur la question de la concurrence et de l’égoïsme. Pour justifier la « guerre économique » (une compétition entre humains créée par les entreprises, une concurrence de plus en plus intense et étendue sur la planète), nombreux sont les enseignants et chercheurs en « sciences de gestion » qui laissent entendre, voire expliquent, qu’il s’agit d’un phénomène naturel. Comme l’on n’hésite pas à associer son nom à l’idée de struggle for life, il faut impérativement lire et faire lire les textes de Darwin. Les explorer, c’est découvrir que sa conception de l’homme s’oppose au « darwinisme social » (que, trop souvent, on lui prête), qu’il caractérise l’humain, non pas par la concurrence et l’égoïsme, mais par la « sympathie » (Darwin, 2000, p. 43) :

L’aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l’essentiel une conséquence inhérente de l’instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite, de la manière dont nous l’avons antérieurement indiqué, rendu plus délicat et étendu plus largement.

Les relations entre humains, nous dit Darwin, sont caractérisées par l’instinct de solidarité, engendré par l’évolution. Voyager dans ses écrits, c’est découvrir que plus l’on insiste (dans une salle de cours, dans une publication) sur la nécessité et les bienfaits de la concurrence planétaire entre humains organisée par les entreprises, plus l’on glorifie la composante la moins humaine des humains. Voyager et faire voyager donc.

Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.

Marcel Proust