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Dans leurs analyses du développement endogène[2], les chercheurs s’arrêtent le plus souvent à la capacité générale des régions à développer des synergies capables de stimuler la créativité et finalement le dynamisme régional ou pour soutenir cette dernière. Ils dissèquent rarement les territoires étudiés pour en voir les parties en retard et peu innovantes. C’est vrai aussi bien dans les régions rurales que dans le cas du développement des villes (Jean, 1997; Huriot, 1998), notamment des métropoles qui constituent des ensembles profitant en plus d’importantes économies d’agglomération (Camagny, 1992).

Cette capacité passe en particulier par la multiplication des PME dont une bonne partie ne fait que répondre aux besoins démographiques en reproduisant ce qui se fait ailleurs et en demeurant le plus souvent petites (Davidsson, 1991), alors que d’autres sont très innovatrices et vendent à l’extérieur du territoire. Quelques-unes croissent même rapidement et ont des effets multiplicateurs favorisant particulièrement la créativité du territoire (Nolan, 2003; Parker, Storey et van Witteloostuijn, 2005). Puisque l’on sait que les PME continuent à être les premières créatrices d’emploi (OCDE, 2005) et la source de l’amélioration de la compétitivité des territoires (Conway, 2005) et de l’innovation (Nooteboom, 2006).

Cet entrepreneuriat territorial créatif requiert une culture entrepreneuriale favorable, du capital social important et des réseaux informationnels riches et profite des différents types de proximités facilitant les échanges et l’apprentissage collectif menant à la créativité et, finalement, à la distinction et au développement de ces firmes particulières, notamment celles appelées gazelles[3]. Un tel dynamisme créatif finit par attirer des entrepreneurs venant de l’extérieur assurant le développement (Planque, 1983).

Une telle approche généralisant les comportements territoriaux est fort valable parce qu’elle permet de bien marquer les différences avec les anciennes analyses comme celles des places centrales ou de la convergence dont les limites ont été bien démontrées (Polèse et Shearmur, 2005). Cette généralisation est aussi bien expliquée par Kuhn (1970) ou Lakakos (1970) pour tout paradigme relativement nouveau; elle permet de définir des comportements généraux pour mieux asseoir ce dernier. Pourtant, il n’est pas assuré que le dynamisme interne d’un territoire touche de la même manière toutes ses parties, puisque l’on voit souvent à côté de zones particulièrement créatives des poches plus ou moins grandes de pauvreté, des secteurs en déclin plus ou moins cachés ou des zones qui participent peu ou qui profitent mal de ce dernier. Ou en d’autres mots, la multiplication des PME innovantes dans un territoire ne se fait pas nécessairement de façon homogène dans toutes ses parties et suppose des avancées ou des retards dans certaines d’entre elles.

C’est ce sur quoi nous allons discuter dans une note de recherche pour ce numéro thématique sur la créativité de grandes métropoles comme Barcelone et Montréal. Pour ce faire, nous allons montrer que dans ce dernier cas, on trouve des arrondissements comme LaSalle qui peinent à suivre le développement général. Nous allons, d’abord, définir les principaux concepts qui favorisent l’entrepreneuriat endogène et la créativité territoriale. Par la suite, après avoir situé l’arrondissement et expliqué notre méthode d’analyse, nous allons montrer pourquoi ces concepts ne semblent pas s’y appliquer. Enfin, nous terminerons par quelques questions non résolues et la nécessité de mieux pénétrer à travers les territoires pour montrer que tout développement ne se fait pas nécessairement de façon homogène non seulement entre les régions mais à l’intérieur de ces dernières et qu’il est important, maintenant que le paradigme est bien établi, de pénétrer à l’intérieur même des régions dynamiques[4].

1. Les quatre concepts clefs de l’entrepreneuriat endogène innovant

L’entrepreneuriat endogène innovant, du point de vue de la multiplication et de la croissance des PME, notamment celles innovantes et à forte croissance, requiert la présence d’entrepreneurs locaux innovateurs capables de surmonter l’incertitude inhérente à toute économie et un environnement particulièrement favorable fournissant des réseaux riches et du capital social, le tout stimulé par la proximité aidant à dépasser cette incertitude. Commençons cette analyse par discuter du comportement des entrepreneurs.

1.1 Le comportement des entrepreneurs ou la rationalité collective

Derrière la multiplication des nouvelles entreprises et de l’innovation dans celles plus anciennes sur un territoire, on trouve nécessairement des entrepreneurs qui risquent leurs investissements et ceux empruntés dans une aventure de production de biens ou de services malgré l’incertitude inhérente à toute économie. Hors, à l’encontre de la théorie néo-classique économique, les raisons pour ces derniers de s’exprimer ainsi malgré cette incertitude relèvent d’une rationalité collective ou partagée, comme l’explique Habermas (1987) en critiquant fortement l’analyse de Max Weber[5]. Pour ce philosophe, cette rationalité[6] ne peut être que subjective; elle relève de l’atavisme, des influences familiales et des amis, de l’école, des rencontres diverses et du vouloir, soit de l’inné, de l’acquis et du construit. Elle est donc fortement influencée par les besoins, les connaissances et les comportements de ceux qui les entourent. C’est à travers un apprentissage collectif que tout individu ou les entrepreneurs effectuent cette rationalisation des images du monde et de l’économie, apprentissage qui sert à estomper justement cette incertitude ou à répondre à l’ambiguïté informationnelle et, finalement, à soutenir l’action entrepreneuriale innovante plus risquée. Ce sont donc l’expérience et les contacts qui font que les futurs entrepreneurs surmontent leur aversion naturelle au risque pour se lancer dans l’aventure d’une entreprise, créée ou achetée, et pour innover plus ou moins systématiquement alors que l’incertitude persiste. Comme le rappelle Hodgson (1988), en se référant à Veblen, cette rationalisation devient un construit social qui favorise ou non la multiplication des entreprises nouvelles et innovantes.

En d’autres mots, à l’encontre du positivisme économique, le monde des affaires fonctionne avant tout par contacts le plus souvent personnels et en face à face (Fann et Meltzer, 1989; Arcy et Guissany, 1996; O’Connell, et coll., 2002, contacts qui soutiennent et favorisent les transactions et, surtout, multiplient l’information tacite qui recombinée avec l’information explicite et l’imagination génère des idées nouvelles (Rogers, 2005), mais aussi rassurent par les normes partagées ou les conventions sociales pour les appliquer sur le marché (Billaudot, 2001).

1.2 Le rôle clef des réseaux

Ces contacts, notamment les créatifs, passent par divers réseaux développés avant l’entrée de l’entrepreneur en affaires ou intégrés par la suite[7]. Toute entreprise est au moins reliée aux réseaux personnels du dirigeant et de ses cadres et à des réseaux d’affaires en amont, pour ses fournitures et ses équipements, ou en aval, pour le transport et la distribution. De plus, elle recourt à des réseaux informationnels pour améliorer les routines de son organisation, lui indiquer les occasions d’affaires, orienter sa stratégie et soutenir l’innovation. Enfin, l’entreprise bien encastrée dans sa région est reliée à des réseaux sociaux facilitant son insertion dans la communauté (Aldrich et Zimmer, 1986; Carsrud et Johnson, 1989; Uzzi, 1996) et ainsi l’apprentissage collectif dont nous venons de parler (Maskell et Malmberg (1999)..

Les réseaux personnels servent avant tout à conforter ou, parfois, à critiquer le dirigeant dans ses décisions importantes, mais aussi à faire le lien entre des réseaux plus complexes, lorsque nécessaires (Julien, 2005). Ils sont porteurs de signaux forts, facilement compris, si l’on adapte la théorie sociologique des liens forts et faibles de Granovetter (1973; 1985) aux études sur l’information socio-économique, par exemple, de Choo (1998), ou encore aux besoins informationnels de l’organisation discutés par Weick (1979) ou Daft et Lengel (1986). La force de ces signaux s’explique par la connaissance mutuelle des interlocuteurs, connaissance établie souvent de longue date et suffisamment sagace pour aller rapidement aux points essentiels du développement de l’entreprise sans avoir besoin de longues explications (Krackhardt, 1992). L’importance de ces signaux provient de la tendance de tous et chacun et donc aussi des dirigeants à favoriser les apports complétant ou nuançant les idées développées.

Les sociologues des réseaux sociaux ont toutefois montré que le changement ou l’innovation provenaient rarement de ces liens ou signaux forts dans un groupe, puisqu’ils servent le plus souvent à rappeler aux interlocuteurs qu’ils ont raison de continuer ainsi ou de poursuivre sur la trajectoire passée. Le dicton ne dit-il pas « qui se ressemble s’assemble » ? Pour innover, il faut aussi être reliés à des réseaux à signaux faibles contestant les idées arrêtées et apportant de nouvelles idées pour les dépasser (Rueff, 2002; Julien et coll., 2004). En d’autres mots, pour ce faire, il faut généralement quatre conditions : d’abord, le contact avec des gens différents contestant les réponses connues et apportant des idées nouvelles; ensuite, que ces derniers soient acceptés par le groupe; puis, que ce groupe ou quelques-uns des membres soient ouverts au changement et, encore mieux, en alerte par rapport à ce dernier (Caron-Faisan, 2001); enfin, il faut que la nouveauté ne soit pas trop radicale (Rogers, 1995).

Les réseaux, du point de vue de l’entrepreneur, évoluent avec l’expérience. Au départ, ils sont le plus souvent unidirectionnels et relativement simples pour se complexifier graduellement et devenir bidirectionnels ou multidirectionnels (Larson et Starr, 1999; Hite, 2005). Finalement, ils se spécialisent. Ainsi, Watson (2007) a montré qu’il existerait une courbe un U inversée entre le nombre de réseaux et l’expérience de l’entreprise, comme on peut le voir au graphique 1; cette expérience permet d’abord d’augmenter et d’élargir le nombre de réseaux pour atteindre une asymptote et finalement régresser jusqu’à un minimum avec lequel on a retenu les réseaux les plus efficaces, les plus bidirectionnels tout en étant suffisamment variés et riches pour soutenir l’innovation et les opportunités, plutôt que de se disperser dans trop de sources.

Figure 1

Évolution du nombre de réseaux avec l’expérience de l’entreprise

Évolution du nombre de réseaux avec l’expérience de l’entreprise

Adapté de Watson (2006).

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1.3 Le capital social

Les réseaux fournissent en particulier dans un territoire le capital social, facilitant ainsi la création et le développement des entreprises et l’application de l’innovation[8]. Ce capital est souvent aussi important que le capital financier pour soutenir notamment le démarrage (Dégenne et Fossé, 1994; Houard et Jacquemain, 2006). Le capital social se trouve à l’intersection du comportement des entreprises et de celui de la société en général. Il favorise l’accès à différentes ressources matérielles et immatérielles rapidement et à prix avantageux, y compris l’information, les valeurs (institutionnelles et symboliques) et les conventions actuelles ou potentielles. Il permet à l’entrepreneur de mobiliser ces ressources pour réussir son projet de création d’entreprise ou d’innovation. Le capital social est intrinsèque aux réseaux de reconnaissance mutuelle mis à la disposition des entrepreneurs (Bourdieu, 1980; Burt, 1982; Coleman, 1990).

Ce capital social constitue un stock de relations différent pour chaque individu. Il peut susciter l’enthousiasme devant l’action nouvelle à réaliser et refléter rapidement le succès anticipé qui permet de dynamiser la culture entrepreneuriale ou l’atmosphère industrielle particulièrement porteuse d’entrepreneuriat dont parlait déjà Marshall en 1890. Il constitue aussi le flux d’échanges sociaux à l’origine de la formation des réseaux et de leurs interactions (Cooke et Will, 1999). Par son aspect structurel, il peut ainsi s’apparenter à une colle renforçant les relations à l’intérieur d’un groupe social (Anderson et Jack, 2002), mais aussi à un lubrifiant qui y accélère les interrelations en instaurant un climat de confiance et de probité et aussi des règles qui aident ce groupe à multiplier les échanges pour bloquer ou au contraire favoriser l’innovation (Nooteboom, 1996). Lorsque les interrelations procurent de l’information riche, explicite, mais surtout implicite, aux membres de réseaux à signaux faibles, cela facilite la production de sens, car les connaissances sont partagées de façon plus ou moins diffuse. Dans ce cas, le milieu devient un mécanisme très efficace d’interprétation et d’apprentissage partagé et d’innovation dans les entreprises (Vaggagini, 1991).

Ce capital social, s’il est important, permet ainsi aux acteurs socioéconomiques de mieux être dans le coup, de savoir ce qui n’est écrit nulle part, même pas dans la presse locale, de connaître les conventions en usage, d’avoir une certaine confiance, par exemple en connaissant par avance la réputation des fournisseurs et des clients. Pour un entrepreneur, cette capacité collective de jugement qu’il s’approprie lui permet de distinguer plus rapidement le positif du négatif et de soupeser les risques, peut être cruciale (Yli-Renko, Autio et Sapienza, 2001). Mais il peut être infiniment plus difficile pour l’entrepreneur isolé, débutant et socialement enclavé d’arriver à cette qualité de jugement (Veltz, 2002).

Le graphique 2 illustre le fonctionnement du capital social constitué d’actifs collectifs comprenant notamment la confiance et les normes ou conventions. Ces actifs facilitent l’accès des entrepreneurs à diverses ressources matérielles et immatérielles. Le capital social génère divers bénéfices, tels qu’un prix généralement plus bas que sur le marché libre pour diverses ressources et aides, mais aussi le statut social, des relations d’autorité ou de subordination et la réputation, sans compter le climat de confiance sinon d’enthousiasme que crée la mobilisation des forces vives d’un territoire, surtout lorsque cette dernière est particulièrement dynamique. Ce graphique montre en outre que les actifs sont inégaux selon les territoires. Cette capitalisation sociale inégale explique pourquoi certaines d’entre elles font preuve d’un dynamisme beaucoup plus grand que d’autres et sont plus innovatrices.

Figure 2

Le fonctionnement du capital social

Le fonctionnement du capital social

Adapté de Lin (1999).

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Comme tout capital investi, le capital social demande un retour sur investissement, une sorte d’intérêt social. L’entrepreneur et l’entreprise qui profitent de l’apport non marchand du milieu se doivent d’en remettre de façon responsable une partie au territoire, c’est-à-dire d’établir des rapports de réciprocité entre le milieu et eux. En d’autres mots, l’entrepreneur se doit de rembourser[9]jusqu’à un certain point et graduellement les ressources et appuis obtenus hors du système marchand ou à bas prix comme il le fait pour le capital financier.

Le capital social est souvent crucial pour le succès des futurs entrepreneurs : il ouvre des portes, il diminue les coûts d’information et des ressources par la suite, et il offre diverses formes d’assurance en cas de coup dur comme une innovation manquée (Tsai et Ghosthal, 1998). Il constitue ainsi le sucre lent de la compétitivité sur le territoire, en lui apportant le complément en ressources de toutes sortes nécessaire à son démarrage et à son développement (Suire, 2002). Il est aussi le catalyseur qui permet de créer de la synergie et de stimuler les échanges (Cohen et Fields, 1999). Il devient un réducteur d’euphorie lorsqu’il empêche l’enthousiasme d’être trop fort puis de s’essouffler rapidement, dans l’attente des résultats qui tardent toujours à venir. Il est finalement un réservoir de savoirs, tant pour offrir des opportunités de créer des entreprises que pour produire de façon concurrentielle. Il est donc un opérateur collectif et le lieu de l’invention collective naissant de la circulation des idées et des échanges de toutes sortes. Bref, il est l’élément de base du tissu industriel local créatif, une sorte de matière organique territoriale stimulant l’innovation des entreprises dans le territoire.

1.4 La proximité

Finalement, ce tissu industriel créatif que soutient la culture entrepreneuriale, liée aux signaux faibles et au capital social facilitateur et ainsi à la rationalité collective stimulant l’innovation, fonctionne le plus souvent par des relations de proximité, élément distinctif de la dynamique des PME (Torrès, 2003).

Il existe cinq types de proximité sociale : 1) celle cognitive, c’est-à-dire expliquant le partage de connaissances de base, d’expertise et de références communes, tels les métiers régionaux parfois hérités de l’histoire comme dans le cas de plusieurs districts industriels (Braudel, 1979). Cette proximité facilite ainsi les échanges d’employés, l’absorption des idées et des technologies nouvelles et l’apprentissage; 2) la proximité organisationnelle, et ainsi une référence spatiale commune qui favorise l’intensité et la qualité des relations internes (et des transactions) entre les organisations, ou externes entre les réseaux; 3) la proximité socioculturelle, soit l’encastrement dans un tissu structuré de relations personnelles. Cet enracinement se fonde le plus souvent sur une histoire commune et le partage de valeurs, de normes et de conventions qui permettent de comprendre et de renforcer les relations. C’est pour cette raison que la plupart des entrepreneurs d’origine étrangère ont tendance à travailler avec des personnes de leur culture, et c’est pour cela que l’importance des réseaux économiques et culturels est si grande, du moins durant les premières années d’existence des firmes; 4) la proximité institutionnelle, c’est-à-dire les lois et les normes institutionnelles, donc les règles du jeu imposées par l’État ou portées par la communauté[10]. Cette proximité peut comprendre aussi les liens sociaux et donc les différentes façons de faire habituelles. Enfin, on trouve 5) la proximité géographique, probablement la moins importante pour soutenir l’innovation, mais qui facilite les rencontres non officielles pour obtenir d’autres ressources de base, notamment les relations en face à face dont nous avons parlé plus haut quant aux comportements des entrepreneurs. Elle est donc particulièrement utile pour les PME qui n’ont pas les ressources des grandes entreprises (Gallaud et Torre, 2001). Elle peut donner plus de poids aux autres types de proximité et évidemment favoriser les échanges de nouvelles idées à base d’information tacite (Rallet et Torre, 1999) dont nous avons parlé plus haut.

Généralement, la distance sociale du milieu est reliée à la distance géographique : il est difficile díinteragir avec des agents éloignés à moins que cette interaction ne soit répétée. À líinverse, la faible distance géographique facilite les échanges sociaux que scelle la faible distance socioculturelle. Lundvall (1988) a ainsi montré que les échanges díinnovation peuvent être plus efficaces au sein díune culture nationale. La proximité cognitive et la proximité organisationnelle sont facilitées par líinteraction sociale et la faible distance socioculturelle (Akerlof, 1997), soutenues par le capital social. Le marché ne peut síaffranchir des contraintes de ces types de proximité et en profite même en síaménageant des créneaux (White, 2001) ou en síattachant des clients grâce aux réseaux de relations faisant partie du capital social (Burt, 1982).

Toutefois, la proximité peut devenir aussi un obstacle au changement et à l’innovation si elle entraîne du conformisme sinon un blocage institutionnel, comme dans certains milieux bourgeois, essayant par divers moyens de protéger leurs privilèges. Par exemple, la proximité cognitive peut être un frein à la nouveauté technologique, comme ce fut le cas avec les corporations au moyen âge[11], car elle limite la capacité d’absorption de techniques nouvelles ou même réduit le potentiel de nouvelles techniques. Cette proximité peut même favoriser la recherche du profit à tout prix et avec elle la collusion[12] ou la corruption, très fréquente dans les pays en développement ou dans les anciens pays socialistes, si ce n’est pas du banditisme mafieux, comme le rappelle Baumol (1990). La proximité organisationnelle, surtout si elle est hiérarchique, obscurcit les idées nouvelles par l’asymétrie informationnelle et la rigidité[13]. La proximité socioculturelle ralentit le changement si elle est trop émotive ou si elle se contente de complaisance sinon de la médiocrité. La proximité institutionnelle peut créer un blocage ou une forte inertie qui limite l’entrepreneuriat ou oblige les entrepreneurs à user de subterfuges là où la corruption est bien installée (Rehn et Taalas, 2004). Ainsi, certaines lois ou un système de brevets trop rigide peuvent bloquer l’innovation et le changement technologique. Enfin, la proximité géographique et une trop forte spécialisation risquent également de restreindre l’innovation. La spécialisation comme la proximité doivent être optimales, pas trop grande, mais assez. C’est ce que représente la courbe de Boschma, Lambooy et Schutjens (2002) adapté de Uzzi (1997), d’abord ascendante puis descendante, qui indique l’augmentation de la performance innovatrice, puis sa diminution. Nous y avons ajouté une deuxième courbe en U renversée plus à droite lorsque le territoire réussit à profiter des différentes proximités et de l’encastrement pour favoriser encore l’innovation et ainsi le dynamisme économique.

Figure 3

Relation entre le niveau d’encastrement ou la force des proximités et la performance des firmes en matière d’innovation

Relation entre le niveau d’encastrement ou la force des proximités et la performance des firmes en matière d’innovation

Adapté de R.A. Bochma, J.G. Lambooy et V. Schutjens (2002)

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2. Application à un arrondissement en périphérie du coeur métropolitain

Comme nous l’avons dit, si cette analyse a été vérifiée dans de nombreux cas, elle ne s’applique pas uniformément dans tout le territoire. C’est ce que nous allons discuter maintenant avec le cas de l’arrondissement LaSalle, en proche périphérie du centre-ville de Montréal, mais profitant peu des économies d’agglomération malgré son industrialisation ancienne.

2.1 Description du cas

Cet arrondissement, situé au sud-ouest de l’île de Montréal, à l’extrémité du canal Lachine qui permettait de contourner les premiers rapides sur le Saint-Laurent au XIXe siècle, a été intégré au grand Montréal en 2001 et compte près de 75 000 habitants, soit 4 % de l’agglomération. C’est toutefois une population vieillissante, moins instruite que la moyenne montréalaise (notamment au plan des diplômes universitaires) et à croissance lente, soutenue en bonne partie par l’immigration anglophile, comme on peut le voir aux graphiques 4 et 5[14].

Figure 4 et 5

Évolution de la population et pyramide des âges de l’arrondissement de LaSalle

Figure 4

Source : Données compilées par le Conseil local de développement de LaSalle

Figure 5

Source : Données compilées par le Conseil local de développement de LaSalle

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Ce territoire est d’industrialisation relativement ancienne (autour de 1925), des grandes entreprises ayant choisi ce dernier à cause des terrains peu chers et facilement disponibles aux portes de Montréal et à la proximité du canal[15]. Cette industrialisation s’est axée sur l’alimentation (distillerie Seagram, brasserie Labatt, levures Fleichman et alimentation Kraft, cette dernière ayant fermé tout récemment), les matériaux de construction (EMCO), le papier (Kruger), la chimie (Delmar) et l’imprimerie de Quebecor World, offrant avec les commerces et les services 23 000 emplois, soit 2,3 % de l’emploi montréalais. Au total, on trouve à LaSalle près de 300 entreprises manufacturières, dont une trentaine de créations relativement récentes. Il demeure que les derniers grands investissements industriels remontent aux années avant 1970 et les grandes firmes restantes se retrouvent avant tout dans les secteurs traditionnels ou matures, à moyenne-faible technologie et donc à faible savoir et à croissance lente sinon en décroissance. De plus, les nouveaux investissements sont avant tout domiciliaires ou commerciaux, comme on peut le voir au graphique 6[16].

Malgré son histoire industrielle, LaSalle ressemble ainsi plus à une banlieue, avec ses maisons coquettes autour de plans d’eau et de parcs, qu’à un territoire économiquement dynamique. Ses dirigeants veulent toutefois changer les tendances avec un troisième plan de développement (2008-2011) basé cette fois-ci sur la conviction que ce développement ne peut plus provenir de la force d’attraction de grands investissements extérieurs; d’autant plus que les autres causes expliquant leur arrivée au siècle dernier, tels les faibles salaires ou encore une localisation au confluent de grands axes de transports, n’existent plus ou sont en concurrence avec des dizaines d’autres localisations.

2.2 La méthodologie

Notre analyse est fondée sur une dizaine d’entrevues auprès d’intervenants anciens ou nouveaux de l’arrondissement et de responsables de ce plan d’action et sur les discussions au cours de quatre rencontres d’une quarantaine de leaders locaux pour préparer ce plan. Ces discussions ont été enrichies par l’analyse de divers documents fournis par l’arrondissement dont en particulier ceux ayant servi à bâtir le document final (PALÉE, 2008). La grille d’entrevues portait sur l’histoire ancienne et récente du développement du territoire, sur ses forces et faiblesses actuelles, sur les acteurs clefs et leur rôle et surtout sur la capacité des chefs de file locaux à changer le paradigme traditionnel de développement pour celui de l’entrepreneuriat endogène. Enfin, nous avons consulté différents documents sur le développement de Montréal pour situer la dynamique de l’arrondissement dans celle plus générale de la métropole (CMM, 2006; Polèse et Shearmur, 2002). La recherche a été effectuée de juin 2007 à mai 2008. On peut donc définir ce travail comme une recherche-intervention, puisque l’auteur a participé directement à la définition des enjeux et des objectifs du nouveau plan.

Figure 6

Évolution des investissements dans l’arrondissement de LaSalle de 1995 à 2006.

Évolution des investissements dans l’arrondissement de LaSalle de 1995 à 2006.
Source : Ibidem.

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2.3 Les résultats

L’analyse s’est effectuée chemin faisant (Avenier et Schmitt, 2007) à mesure que l’information arrivait pour permettre de préciser la grille pour les entrevues et de conseiller par la suite les responsables du nouveau plan de développement pour les étapes subséquentes afin d’orienter les actions mobilisatrices. Elle a permis de préciser les forces et faiblesses en fonction des quatre concepts précisés à la section 2.

Le premier problème de LaSalle est que les principaux entrepreneurs ne proviennent pas et n’habitent pas le territoire ou oeuvrent dans des filiales de grandes entreprises avec une rationalité traditionnelle basée sur le profit maximal et peu intéressées à soutenir le tissu industriel territorial à moins que cela leur profite directement. Ce qui explique que leurs réseaux sont en grande partie externes alors que les forces de proximité agissent peu ou prou. Mais, même pour les réseaux internes, la plupart sont orientés vers le centre ville de Montréal sans que des efforts aient été faits pour leur donner un pied à terre dans l’arrondissement ou pour les interrelier à ceux existants; ils sont donc peu disponibles pour les entrepreneurs endogènes pour faciliter leur insertion et le développement de leur entreprise. Par exemple, il n’existe à peu près pas de liens formels sinon informels entre les chercheurs ou les entres de recherche des quatre grandes universités montréalaises et les entreprises locales, petites ou grandes ou encore avec les firmes-conseils.

La faiblesse des réseaux fait en sorte que le capital social est pauvre, notamment à cause d’un tissu industriel déclinant. Par exemple, dans l’arrondissement il existe très peu de capital financier de proximité pour les nouveaux projets en moyenne ou en haute technologie ou pour favoriser la mutation de certaines productions. On peut constater indirectement cela avec le peu de retombées sportives ou artistiques soutenues par le mécénat lasallois pour compenser les avantages du capital social, bien que cela tende à changer dans les dernières années. De plus, les immigrants qui devraient apporter de nouvelles idées sont peu intégrés et sont le plus souvent reliés à des réseaux hors arrondissement ou à leur communauté plus importante dans d’autres arrondissements montréalais. Ajoutons à ce manque de liens le fait que les grandes firmes encore implantées sur le territoire relèvent de stratégies internationales pouvant entraîner leur disparition n’importe quand. De plus, LaSalle souffre d’un manque de terrains industriels et de bâtiments propices aux nouvelles entreprises requérant beaucoup d’espaces.

Le résultat est que, par exemple, nous n’avons pu mesurer le nombre et l’influence des gazelles dans l’arrondissement malgré une enquête à ce propos auprès des décideurs[17].

Bref, les différentes proximités sont finalement détournées vers l’extérieur plutôt que de profiter au territoire, un peu comme l’illustre le graphique 7, montrant les flux informationnels et ses sources poussés par les forces centrifuges. Les réseaux, qui devraient normalement stimuler les entreprises et l’innovation à LaSalle, sont finalement orientés plutôt vers le coeur de la métropole sinon ailleurs. En d’autres mots, ces derniers et ainsi le capital social ne jouent pas leur rôle de renforcer certaines complicités pour soutenir l’innovation dans les firmes et faciliter le développement de nouvelles entreprises, notamment celles proactives et à forte croissance.

Figure 7

Orientation des forces de renouvellement ne stimulant pas le milieu lasallois

Orientation des forces de renouvellement ne stimulant pas le milieu lasallois

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3. Conclusion

Est-il possible de changer ces forces centrifuges pour LaSalle sans un effort particulier du politique, soutenu par quelques chefs de file locaux capables de réorienter les synergies en faveur du développement local ? C’est à quoi veut s’attaquer le plan du Conseil de développement économique de LaSalle avec l’objectif de long terme (horizon de 15 ans) de réorienter justement les liens de proximités pour soutenir le développement endogène.

LaSalle possède différentes forces qui pourraient être mises à contribution, telles une population en bonne partie bilingue, la proximité de nombreux centres de recherche à utiliser, une structure industrielle relativement diversifiée, une forte présence des PME pouvant servir de modèle pour de nouvelles créations, comme l’a montré l’étude de Kangasharju (2000), et des possibilités de nouveaux créneaux technologiques.

Par exemple, dans ce cas, on trouve le Centre collégial de transfert technologique en optique-photonique (CCTT Optech) du Cégep André-Laurendeau, l’Institut international de logistique de Montréal (IILM) et le Centre intégré en mécanique, métallurgie et électricité (CIMME). Ces centres pourraient mieux tisser des liens entre les universités métropolitaines et même celles de l’extérieur[18] et les entrepreneurs pour tirer partie de leurs savoirs et s’étendre graduellement aux firmes-conseils pour améliorer leurs interventions dans les entreprises.

De même, l’environnement naturel et donc le paysage particulièrement riche avec les trois plans d’eau (le canal Lachine, le canal pour l’approvisionnement en eau de Montréal et le fleuve[19]) et avec les 40 parcs et jardins accessibles au public pourraient favoriser l’arrivée d’autres centres de recherche ou d’entreprises de haute technologie avec du personnel recherchant un environnement particulièrement « vert », tout en étant à portée de tous les avantages de la métropole.

Est-ce possible de changer ces forces centrifuges ou est-ce souhaitable pour Montréal ? Certains pourraient répondre non ou même contester une telle analyse en rappelant que les forces de convergence vont finir par rattraper cette zone; ou encore, il n’y a rien à faire puisque la migration des travailleurs qui pourrait rééquilibrer les forces économiques ne joue pas avec des emplois à la porte de grand Montréal.

Pourtant, la force d’une métropole est le plus souvent la conséquence de la vigueur de ses quartiers ou de ses arrondissements, comme une chaîne dont la résistance est fonction du maillon le plus faible.

La réponse aux forces centrifuges qui limitent le développement de l’arrondissement de LaSalle ne peut être qu’à long terme. Elle repose sur quatre éléments, soit 1°) le développement et l’appropriation graduelle d’une image distinctive de l’arrondissement à base des parcs, des plans d’eau et des sites patrimoniaux, notamment par des leaders d’opinion de l’arrondissement, 2°) le développement de réseaux spécifiques axés d’abord sur quelques forces présentes, telles celles reliées au secteur de l’optique-photonique, mais aussi sur des liens universitaires en « jouant » avec certaines forces montréalaises pour les réorienter vers l’arrondissement, 3°) la mise en place de sources de capitaux de proximité pour les nouvelles entreprises ou celles en reconversion, notamment du capital de risque, et le développement du capital social, et enfin, 4°) la multiplication de lieux de rencontres tant économiques que sociales et culturelles pour favoriser les proximités et le développement réticulaire.

Bref, il faut recréer un tissu économique plus dense et plus technologique fait de complémentarités dynamiques mieux orientées vers l’innovation et la créativité en multipliant et renfonçant les noyaux durs de l’arrondissement et en tablant sur la capacité des citoyens et des entrepreneurs à changer.

De telles actions sont jouables, d’autant plus que l’intégration de LaSalle dans Montréal est récente. En particulier, il faut savoir profiter des forces culturelles et technologiques de Montréal en créant de l’attraction et une saine concurrence à d’autres zones de la métropole, en marquant les différences et en réorientant certains réseaux d’innovation en relation avec de la formation spécifique dans les écoles et le cégep. En d’autres mots, il faut recréer une atmosphère des affaires nouvelle et différentiée à LaSalle, retrouvant ainsi le dynamisme que l’on connaît du Cavalier LaSalle[20] à l’origine de son nom, et surtout être patient, puisque tout cela demande du temps et de la constance.