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Varioptic[1], PME lyonnaise fondée en 2002, développe, fabrique et commercialise des optiques miniatures à commande électrique en coopération. Pour développer son projet d'innovation, Varioptic a fait appel à des partenaires techniques (Visionix, entreprise privée, et l'Université Joseph Fourier), industriel (Samsung) et à des organismes financiers (OSEO, Créalys, la région Rhône-Alpes et le CIC), créant ainsi un réseau d'innovation qui peut être représenté comme suit (cf. schéma 1) :

Figure 1

Structure du réseau d’innovation de Varioptic

Structure du réseau d’innovation de Varioptic

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Varioptic a instauré des relations avec ces sept organisations indépendantes et hétérogènes, tant publiques que privées. Comment Varioptic se coordonne-t-elle avec chacune des organisations pour faire avancer son projet d’innovation ? Comment s’opère la répartition des résultats et de la propriété industrielle ? Quelles sont les garanties à prendre pour éviter les comportements opportunistes ? Comment résoudre les conflits éventuels ? Le pivot de Varioptic peut/doit-il faire confiance à ses partenaires ? etc. Toutes ces questions, cruciales[2], n’ont commencé à être traitées qu’assez récemment par la littérature sur les réseaux inter- organisationnels développant un projet d’innovation (e.g. Dhanaraj et Parkhe, 2006).

Or, de part le fort degré d’incertitude et l’output stratégique pour les membres, l’analyse des modes de coordination au sein des réseaux d’innovation revêt un intérêt tout particulier. Réussir l’orchestration d’une multitude d’organisations n’est pas chose simple, notamment du fait de la diversité des membres d’un réseau et de leurs objectifs largement divergents. Mettre en place les modes de coordination adéquats permet de préserver un système incitatif et d’appréhender ex ante la régulation de l’échange entre le pivot et les membres. Cet article vise précisément à comprendre le fonctionnement des modes de coordination à l’oeuvre au sein d’un projet d’innovation. La littérature ne permet pas de répondre aux questions qui se posent dans un réseau en matière de coordination. En effet, soit les cadres conceptuels sont très complexes (cadre conceptuel « intégrateur ») soit restreints à l’étude d’un seul mode de coordination. Les premiers souffrent ainsi d’une grande difficulté à être opérationnalisés (Grandori et Soda, 1995), tandis que les seconds ne permettent pas d’appréhender les interrelations entre modes de coordination (Luo, 2002). Cette recherche vise à combler partiellement ces insuffisances en réalisant une étude empirique du fonctionnement des principaux modes de coordination au sein de réseaux d’innovation.

Dans une première partie, nous définissons le réseau d’innovation et présentons les spécificités de notre objet d’étude, le réseau d’innovation centré. La deuxième partie présente trois études de cas conduites pour explorer les modes de coordination mis en oeuvre au sein de ces réseaux d’innovation. Leur analyse conduit à élaborer quatre configurations, qui mettent en avant les interactions entre les cinq modes de coordination[3] et les deux variables contextuelles : le degré de dépendance du pivot et l’existence (ou non) de relations antérieures.

Réseaux d’innovation et modes de coordination

Après avoir positionné et défini notre objet d’étude, le réseau d’innovation centré autour d’un pivot, nous analysons les principaux modes de coordination identifiés par la littérature.

Les réseaux d’innovation centrés

Parmi les multiples formes de réseau interorganisationnel, nous nous focalisons sur les réseaux d’innovation, souvent considérés comme un cas particulier de collaborations technologiques. Dans la lignée de Dhanaraj et Parkhe (2006), le réseau d’innovation est vu comme un ensemble de liens avec différentes organisations permettant de développer une innovation. Cette définition accorde une place prépondérante au projet d’innovation, le réseau étant créé et ayant pour objectif premier de mener à bien ce projet incertain, difficile à planifier, et dont les retombées sont soumises à de nombreux aléas (technologiques, financiers, humains, juridiques, organisationnels, commerciaux, etc.). La gestion d’un projet d’innovation, complexe, nécessite de multiples ressources et compétences qu’une entreprise seule ne peut posséder en interne. La définition retenue met aussi l’accent sur le fait que les liens au sein de ces réseaux peuvent être de nature diverse, plus ou moins formels, de la simple mise en relation à la coopération.

Le réseau d’innovation offre un cadre structurel suffisamment stable pour fédérer les connexions entre membres, et suffisamment flexible pour que ces relations ne soient pas figées à l’avance. Ce cadre mouvant a d’ailleurs une conséquence directe sur la manière dont les relations vont être organisées en son sein. Nombreux sont les auteurs ayant étudié la « coordination », la « gouvernance » ou le « contrôle » des organisations au sein de réseaux interorganisationnels (e.g. Grandori et Soda, 1995). Toutefois, ces recherches ne sont que partiellement transférables aux réseaux d’innovation. En effet, un projet d’innovation se prête difficilement à une planification contractuelle ex ante de son fonctionnement et de ses résultats (Fréchet, 2007). Les organisations membres continuent, en dehors du projet commun, de mener leurs propres stratégies. Celles-ci peuvent différer, menant à un désaccord, voire à une sortie du réseau. Le contrat est donc fortement incomplet dans le cadre de réseaux d’innovation, et prévoir d’autres modes de coordination afin d’assurer le développement du projet devient indispensable. Par exemple, afin d’anticiper la sortie d’un partenaire, des garanties peuvent être prévues pour rendre sa sortie coûteuse. De même, afin d’éviter que des conflits ne mettent en péril le projet, anticiper la manière dont ils peuvent être résolus semble indispensable. La manière de se coordonner revêt donc une importance particulière. Nous nous focalisons, dans le sillage de Dhanaraj et Parkhe (2006), sur les réseaux d’innovation centrés, pilotés par un pivot (hub firm). Dans les cas étudiés, le pivot est le porteur du projet, le réseau étant constitué dans le but de valoriser l’invention de ce dernier. L’enjeu devient alors, pour le pivot, de coordonner efficacement les relations entre les membres de son réseau (Loubaresse, 2008). L’enjeu premier du pivot est de permettre la mise sur le marché de son invention.

Les modes de coordination au sein de réseaux d’innovation 

Les modes de coordination sont vus comme des arrangements entre unités économiques qui régissent la manière dont ces unités peuvent coopérer (Grandori et Soda, 1995). Cette définition a l’avantage de se focaliser sur les interactions au niveau stratégique - et non au niveau opérationnel (comme la répartition des tâches ou les moyens de communication). Pour chacun des modes de coordination (répartition des résultats, garanties, résolution de conflits, formalisation de l’échange et confiance interorganisationnelle), nous identifions les modalités de mise en oeuvre, c’est à dire les formes particulières qu’il peut revêtir (cf. tableau 2).

La répartition des résultats

Un des éléments essentiels d’une relation entre deux parties est la définition d’une règle de partage des résultats. Dans le cadre de réseaux d’innovation, deux principaux types de résultats sont à répartir (Karlsson, 1997) :

  • L’exploitation des brevets et/ou dessins et modèles. Cette question ne se pose que dans les projets de recherche fondamentale (comme c’est le cas, par exemple, dans certains consortia en R&D européens ou pôles de compétitivité). Les cas étudiés portant sur des projets de recherche appliquée, voire de développement, les droits de propriété ne sont pas à répartir, l’inventeur (souvent le pivot) les ayant déjà déposés;

  • Les résultats financiers potentiels générés par la mise sur le marché : le pivot propose en général une rémunération sous forme de redevances récurrentes, à échéance mensuelle/trimestrielle, le plus souvent calculées en fonction du chiffre d’affaires réalisé. Contrairement à d’autres types de réseaux, de franchise par exemple, les redevances forfaitaires semblent rarement utilisées dans les réseaux d’innovation.

Le type de répartition dépend des normes de justice, qui varient d’une organisation à une autre. La répartition équitable des résultats est souvent perçue comme une incitation à l’effort pour les membres du projet. Lors d’une répartition égalitaire, les membres du réseau d’innovation obtiennent une part équivalente des résultats, quelles que soient les ressources et compétences apportées au projet. Ce type de répartition s’avère risqué lorsque les membres contribuent au projet d’innovation dans des proportions différentes, le mépris des diversités créant des injustices pouvant altérer le bon déroulement du projet.

Les garanties

Les systèmes de garantie, encore appelés « mécanismes de surveillance » (Brousseau, 1993) ou « contrôles » pour parer les comportements opportunistes (Fréry, 1997), instituent une protection pour le lésé potentiel en rendant coûteuse la sortie du (ou des) membre(s) opportuniste(s). Différents modes de garantie ont été mis en lumière : outre l’intégration financière, Fréry (1997) envisage, pour garantir la loyauté des membres, l’intégration logistique (maîtrise du capital circulant d’un membre) ou médiatique (promouvoir une marque qui sera spontanément reconnue par tous les futurs clients). Les futures opportunités d’affaires sont aussi considérées comme un mode de garantie, le membre opportuniste pouvant voir le nombre de ses futures affaires diminuer. Le tableau 1 récapitule ces modes de garantie en distinguant les garanties immédiates (modes directs, répercussions en n) des garanties différées (modes indirects, répercussions en n+1).

Tableau 1

Modes de garantie

Modes de garantie

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La résolution de conflits 

La littérature sur la gestion des conflits (e.g. Mohr et Spekman, 1994) identifie plusieurs stratégies de résolution de conflit mais se limite à une analyse dyadique. Or, dans un réseau d’innovation, il est essentiel de considérer l’ensemble des interactions : deux à deux, un versus plusieurs, ou plusieurs versus plusieurs. Par exemple, lors d’un conflit entre deux partenaires techniques, un autre membre du réseau peut intervenir. Les modes de résolution de conflit sont rendus encore plus complexes dans le cadre d’un réseau d’innovation car, non seulement un projet d’innovation est, par nature, incertain et ne permet pas d’avoir de visibilité à moyen terme, mais, de surcroît, le niveau d’engagement des membres est très hétérogène (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006). Nous retenons cinq modes de résolution[4] (Mohr et Spekman, 1994) : (1) la résolution conjointe; (2) la persuasion; (3) la coercition; (4) la sanction (l’exclusion); (5) faire appel à un tiers (arbitre ou tribunal).

Le type d’échange ou degré de formalisme

Que ce soit de manière formelle ou informelle, les membres d’un réseau d’innovation doivent fixer les comportements acceptables, la manière de répartir les résultats, les modes de résolution de conflits, etc. (Poppo et Zenger, 2002). Les modes formels, explicites et écrits, comprennent les procédures normalisées, les rapports techniques, les systèmes de comptabilité analytique, de budget et de planification, et les contrats et accords de confidentialité (Karlsson, 1997). Les modes informels, implicites et verbaux, regroupent la mise en place d’équipes communes (Grandori et Soda, 1995), de séminaires, de réunions, de transferts de personnel et de mécanismes pour la prise de décision. Ces modes informels permettent d’accroître la flexibilité stratégique et de réduire les risques de conflit (Nooteboom et Gilsing, 2006). Cependant, leur temps de mise en place sont longs (Das et Teng, 1998). Or, dans un réseau d’innovation, tout retard de mise sur le marché peut rendre le produit obsolète.

La confiance interorganisationelle

Différentes hypothèses théoriques et méthodes co-existent sur le rôle de la confiance dans les échanges. Les recherches comportementales critiquent les modèles économiques qui supposent que les partenaires sont intrinsèquement non dignes de confiance et que les échanges reposent sur des comportements opportunistes. La théorie économique suppose en effet la maximisation des satisfactions et laisse peu de place à la confiance. Pour les économistes, la confiance n’émergerait dans la relation d’échange que lorsque les parties érigent des protections contractuelles et légales. Ceci induit Williamson (1993) à reconnaître l’utilité de la confiance (dite « calculée ») dans les relations économiques. Nous adoptons une approche plus nuancée dans la lignée de McAllister (1995) et des chercheurs ayant reconnu l’influence de la confiance sur la coordination et le contrôle au niveau institutionnel, interpersonnel et organisationnel (Granovetter, 1985). L’action économique étant encastrée dans les relations sociales (Granovetter, 1985), la recherche de l’efficacité nécessite des systèmes de coordination complexes qui permettent aux acteurs de travailler efficacement ensemble.

L’adoption d’une définition consensuelle pose problème, tant les recherches sur ce concept sont nombreuses, que ce soit en sociologie, psychologie, économie ou management stratégique. Nous retenons celle de Bidault (1998, p. 34) qui permet d’intégrer une grande partie des caractéristiques de la confiance : « présomption que, en situation d’incertitude, l’autre partie va, y compris face à des circonstances imprévues, agir en fonction de règles de comportement que nous trouvons acceptables ». Dans la lignée de Zaheer, McEvily et Perrone (1998) qui ont, les premiers, établi une distinction entre confiances interpersonnelle et interorganisationnelle, nous estimons que ce ne sont pas les organisations qui font confiance, mais les membres de ladite organisation qui, collectivement, ont une attitude de confiance envers l’autre organisation. Trois types de confiance sont individualisés (Sako, 1991) :

  • La confiance « contractuelle » : confiance mutuelle que chacun adhère à des accords spécifiques, écrits ou oraux, et sur laquelle repose l’exécution de toute transaction;

Les deux autres types de confiance impliquent l’absence de comportement opportuniste :

  • La confiance de « compétence » : c’est l’attente que le partenaire assurera son rôle de manière compétente;

  • La confiance « de bon vouloir » (goodwill) : d’une nature plus diffuse, elle se réfère aux attentes mutuelles d’engagement ouvert. Les partenaires s’engagent à exploiter de nouvelles opportunités qui dépassent ce qui a été explicitement promis. Ce type de confiance se construit suite à des interactions fréquentes entre partenaires.

La confiance est souvent considérée comme un mode privilégié de coordination qui permet de minimiser l’incertitude inhérente à tout projet d’innovation. Elle est cruciale dans la compréhension du fonctionnement interne d’une coopération (Johnston, McCutcheon, Stuart et Kerwood, 2004), et souvent considérée comme ayant une influence directe sur son succès (Morgan et Hunt, 1994). Dans l’environnement incertain d’un projet d’innovation, la confiance permettrait de prédire le comportement des membres, ce fort degré d’incertitude ne pouvant qu’être difficilement anticipé dans les contrats.

Nous appréhendons donc la confiance comme un mode de coordination à part entière[5] permettant de réduire les risques perçus et d’accroître l’engagement pour la réussite du projet d’innovation, ainsi que comme un état d’esprit allant au-delà du simple calcul opportuniste. Le tableau 2, qui récapitule les modes de coordination étudiés, servira de grille de lecture pour discuter les trois études de cas.

Tableau 2

Grille de lecture des modes de coordination au sein d’un réseau d’innovation

Grille de lecture des modes de coordination au sein d’un réseau d’innovation

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Par ailleurs, en filigrane d’un certain nombre de travaux (cf. tableau 3), émerge l’idée d’une nécessaire prise en compte de variables contextuelles pour étudier le lien entre modes de coordination et projet d’innovation.

Tableau 3

Variables contextuelles dans les recherches sur les modes de coordination

Variables contextuelles dans les recherches sur les modes de coordination

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Ces variables, susceptibles d’influencer la manière de coordonner un projet au sein d’un réseau d’innovation, font l’objet d’une attention particulière dans l’étude exploratoire de trois cas.

L’impact clé de deux variables sur les modes de coordination

Méthodologie de l’étude des trois réseaux d’innovation

Cette recherche vise à décrire et à rendre compte des modalités de coordination favorables à la conduite d’un projet mené au sein d’un réseau d’innovation. Notre propos est d’enrichir la grille de lecture (tableau 2) et d’identifier les variables influençant ces modalités de coordination (tableau 3). Cette démarche d’exploration hybride s’appuie sur une méthodologie qualitative d’études de cas afin de faire émerger ces variables contextuelles clés.

La population théorique et l’échantillon choisi des trois réseaux d’innovation

Les réseaux d’innovation étudiés sont pilotés par des PME. Les recherches privilégient souvent les réseaux centrés autour de grandes entreprises dans les secteurs des biotechnologies et des nouvelles technologies (Nooteboom et Gilsing, 2006). Pourtant, les PME innovent également, et dans de nombreux secteurs. En 1999, on compte 1408 PME parmi les déposants de brevets par la voie nationale (dépôts publiés), soit 51 % des personnes morales françaises déposantes (OSEO[6], 2004). La construction d’un réseau d’innovation est perçue, par un pivot de petite taille, comme une solution (souvent la seule, compte-tenu du manque de ressources financières, organisationnelles et matérielles des PME) pour parvenir à mettre sa nouvelle technologie sur le marché. Nous proposons en Annexe 1 une description détaillée des cas Motorisation, Pièces Transfert et Protect[7].

Les études de cas multisites impliquent la constitution d’un échantillon théorique avec des caractéristiques communes. Dans les trois cas, le réseau est dirigé par une entreprise pivot PME et est composé d’au moins trois organisations (publiques ou privées) indépendantes. Le projet est basé sur une recherche appliquée et a pour objectif de développer l’invention technologique du pivot. Si la population théorique doit être homogène, elle doit aussi présenter une certaine variété pour mieux comprendre l’impact des variables contextuelles sur les modes de coordination. Nous reprenons les principales variables de la littérature (cf. tableau 3) : taille du réseau, étendue géographique (majorité de membres locaux, nationaux ou internationaux), secteur d’activité, taille du pivot, importance stratégique (mesurée par la part de l’effectif de l’entreprise dans le projet), envergure du projet, expériences de conduite de projet d’innovation en coopération, et nature des ressources et compétences (plutôt techniques ou commerciales) possédées par le pivot. Nous avons donc sélectionné trois cas qui diffèrent sur ces aspects afin de comprendre leur influence sur les modes de coordination mis en oeuvre (cf. tableau 4).

Tableau 4

Présentation des trois réseaux d’innovation étudiés

Présentation des trois réseaux d’innovation étudiés
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Ce faible nombre de contrats, proportionnellement à la taille du réseau, s’explique par l’utilisation d’une trame contractuelle identique pour plusieurs membres.

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Le travail de recueil de données secondaires est facilité car ce travail a déjà été réalisé par ces pivots et leur sert de « vitrine aux projets » ou de « book ».

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Recueil des données

Dans un souci de triangulation des données, les trois études reposent sur trois outils de recueil d’informations : les entretiens, l’observation directe et l’analyse de données secondaires. Trente entretiens (cf. tableau 4) ont été réalisés entre janvier 2006 et janvier 2007 auprès des membres des trois réseaux. Nous avons notamment rencontré, durant 12 mois, au moins une fois tous les deux mois, chaque porteur de projet (12 entretiens sur 30). Nous avons également interrogé des membres financiers (4), techniques (7), industriels (2), commerciaux (2) et juridiques, i.e. des organismes de conseil en propriété industrielle (3). Ces entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne d’une heure et demie, avaient pour objet de comprendre l’histoire du réseau d’innovation, les différents modes de coordination à l’oeuvre, les difficultés rencontrées et leurs répercussions sur le projet. Cette recherche a aussi été réalisée grâce à des données secondaires internes (35 courriels échangés entre les membres des trois projets, 3 notes internes réalisées par les trois pivots à l’occasion de la présentation des avancements de projet, les 3 business plans, 23 contrats) et externe (les 3 sites Internet, 101 extraits de presse et coupures de journaux). Pour compléter ce dispositif, une observation passive a été réalisée (présence régulière d’une journée tous les deux mois durant 12 mois) dans les bureaux des trois porteurs de projet pour capter leur environnement immédiat et l’ambiance de travail (tensions ou, au contraire, périodes d’euphorie liées à tout projet d’innovation).

Analyse des données

Chaque entretien a donné lieu à un compte-rendu qui a systématiquement été validé par les répondants. Chaque entretien a également fait l’objet de codages (Miles et Huberman, 2003), progressivement affinés au cours de la recherche. L’annexe 2 fournit un exemple de codage.

Cette démarche a été réalisée le plus tôt possible après chaque entretien et a servi de base à la préparation des entretiens ultérieurs. Nous avons aussi effectué une triangulation entre les données primaires et secondaires. Chaque fois que nous estimions qu’il existait un degré suffisant de saturation et de complétude des données, nous passions à l’étape suivante. Pour chaque cas, nous avons étudié une diversité de relations, notamment avec les membres techniques, financiers, industriels, commerciaux et juridiques. Au total, nous avons étudié une centaine[8] de relations.

L’influence prépondérante de la dépendance et des relations antérieures

Nous présentons les résultats issus des trois études de cas en deux temps[9]. Tout d’abord, nous mettons en exergue le rôle clé de la dépendance du pivot pour comprendre les modes de coordination mis en oeuvre. Nous montrons ensuite qu’il est également nécessaire de tenir compte des relations antérieures d’affaires du pivot avec certains membres, qui ont un impact sur l’existence préalable d’une confiance entre les parties.

Les variables contextuelles sources de dépendance du pivot

Certaines variables identifiées pour la constitution de l’échantillon ont une influence sur les modes de coordination utilisés, mais il s’avère que cet impact est indirect. En fait, que ce soit la taille du pivot, l’importance stratégique, l’envergure du projet, les expériences de projet d’innovation coopératif ou les ressources et compétences possédées, ces variables apparaissent comme étant des sources de dépendance du pivot. Si la notion de dépendance, liée à celle de pouvoir de négociation, a déjà été largement traitée dans la littérature[10] (eg. Tinlot et Mothe, 2005), nous ne l’avions pas envisagée initialement. En effet, aucune recherche, que ce soit sur les modes de coordination ou sur les réseaux d’innovation, n’a, à notre connaissance, pris en compte l’impact de la dépendance du pivot. La majorité des recherches traitant de ces questions de dépendance ou de pouvoir portent en effet sur les alliances asymétriques (eg. Delerue et Simon, 2005; Tinlot et Mothe, 2005). Nous synthétisons dans le tableau 5 l’impact des variables contextuelles utilisées pour la phase d’échantillonnage. Deux autres variables sont également apparues, au cours des trois études de cas, comme des sources de dépendance de pivot : le type de produit développé et la nature de l’environnement.

Tableau 5

Impact des variables utilisées pour l’échantillonnage et émergentes

Impact des variables utilisées pour l’échantillonnage et émergentes

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Dans nos trois cas, le pivot est une PME. Son incapacité à être autosuffisant, liée à sa petite taille, le met inévitablement en situation de dépendance envers certains des membres de son réseau. Les sources de dépendance observées sont nombreuses. La dépendance du pivot apparaît donc comme cruciale pour comprendre la manière dont le pivot peut coordonner les membres et se prémunir du risque d’opportunisme et d’éventuels aléas liés à l’incertitude du projet. Quelle que soit l’origine de la dépendance du pivot, celui-ci se retrouve en situation de vulnérabilité vis-à-vis des membres dont il dépend, ce qui l’oblige à adapter les modalités de coordination mises en oeuvre, que nous analysons à présent :

Répartition des résultats. Dans les trois cas, lorsque le pivot est en situation de dépendance, la répartition équitable est privilégiée, ce mode étant estimé comme plus juste. Par exemple, le pivot du projet Motorisation a prévu, avec les partenaires techniques dont il est dépendant, de répartir les résultats sous la forme d’une rétribution financière (avec le partenaire industriel, il s’agit d’un transfert de savoir-faire). Il y a alors moins de relations conflictuelles concernant la répartition des résultats :

« J’ai apporté une brique indispensable à X (le pivot), donc il me semble normal d’être rémunéré en conséquence. A l’époque, X ne pouvait pas me rémunérer financièrement. C’est pour cette raison que nous avions conclu ce transfert de technologie » (partenaire commercial, Pièces Transfert, le 21/09/2006)

En l’absence de dépendance, et à condition que le membre ait intégré le projet dès sa genèse et que sa participation soit équivalente à celle du pivot, la répartition égalitaire est utilisée. Dans le cas Protect, le partenaire technique présent depuis la genèse du projet contribue à son développement dans les mêmes proportions que le pivot. Il s’agit presque d’un co-développement; toutefois, les droits de propriété appartiennent au seul pivot :

« L’entreprise X nous accompagne depuis le début de l’aventure. Même si les droits de propriété nous appartiennent, nous travaillons main dans la main et cela me semble normal que nous partagions les bénéfices du projet dans des proportions équivalentes » (pivot Protect, le 05/07/2006)

Garanties. Les modes de garantie directs et indirects sont souvent utilisés de manière combinée au sein de réseaux d’innovation, notamment pour se prémunir d’un risque d’opportunisme particulièrement élevé. Dans Motorisation, Protect et Pièces Transfert, les droits de propriété sont possédés par le seul pivot. Cette situation peut favoriser le risque d’opportunisme des membres qui pourraient avoir intérêt à faire échouer le projet, donc à faire « couler » le pivot si le projet est stratégique pour sa survie - afin de pouvoir racheter à bon prix les droits de propriété. Le pivot doit alors prendre des garanties importantes afin de ne pas risquer de perdre ses droits de propriété. Dans Pièces Transfert, le pivot n’avait pas suffisamment pris de garanties avec son partenaire commercial - qui était important pour le projet car présent depuis le début du projet – car il pensait qu’une relation de confiance était suffisante. Ce manque de protection a permis au partenaire commercial de déposer un brevet complémentaire au sien (le brevet du pivot concerne les solides et les liquides et celui du partenaire, les poudres). Le pivot dépendant se prémunit du risque d’opportunisme en prenant des garanties directes qui engendreront des coûts élevés pour les membres dont il dépend en cas de sortie de ces derniers :

« Dans le contrat, nous avons indiqué qu’il devait investir dans des machines spécialisées et que nous le règlerions trois mois après la livraison. Au moins, s’il y a des défauts, on a le temps de les voir et de se retourner. Et il a des pénalités s’il ne nous livre pas en temps et en heure » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

Inversement, moins le pivot est dépendant, moins les garanties directes sont utilisées. En effet, celles-ci sont généralement plus longues à mettre en oeuvre (investissement dans des actifs spécifiques, garanties financières nécessitant la signature de contrats), plus coûteuses pour le pivot, donc moins intéressantes par rapport au risque encouru :

« Nous avons plusieurs partenaires techniques et leurs compétences sont certes importantes mais beaucoup d’entreprises de la région les possèdent, donc avec eux, on ne perd pas trop de temps à prendre des garanties financières » (pivot Pièces Transfert, le 27/07/2006)

Résolution de conflits. Lorsque le pivot est dépendant et qu’il n’a pas une légitimité suffisante, les faisabilités technique et commerciale n’ayant pas été démontrées, c’est le membre ayant le pouvoir qui essaiera de persuader le pivot d’adopter la solution qu’il préfère. Dans Protect, c’est souvent le partenaire technique qui tranche en cas de désaccord quant à la solution technique à privilégier car il possède davantage d’expérience. Le pivot, du fait de sa dépendance, ne peut imposer sa solution et doit souvent se résoudre à accepter les choix d’autres membres sous peine de voir le projet échouer :

« Quand vous travaillez avec PSA vous n’avez pas toujours le choix quant aux choix techniques. Si leurs ingénieurs décident que telle ou telle solution est préférable, vous avez plutôt intérêt à accepter si vous ne voulez pas risquer de perdre ce partenaire » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

Dans le cas où le pivot n’est pas dépendant, la sortie du membre sera privilégiée pour mettre un terme au désaccord. S’il est substituable, le pivot préfère changer rapidement de partenaire, avant que d’importants transferts de savoirs ne soient réalisés vers ledit partenaire - auquel cas la sortie pourrait s’avérer coûteuse pour le pivot, la sélection d’un remplaçant engendrant de surcroît une perte de temps pour le projet :

« On ne va pas mettre en péril notre projet pour des membres que l’on peut facilement remplacer. Si on passe la moitié de notre temps à essayer de satisfaire tout le monde, notre projet n’avance plus. Donc, maintenant, soit ils sont OK avec notre manière de conduire notre projet, soit ils sortent. On est une petite entreprise et on n’a pas de temps à perdre » (pivot Protect, le 05/07/2006)

Degré de formalisation. Le pivot doit également définir le degré de formalisation de l’échange. Alors que les échanges formels définissent les engagements réciproques, les échanges informels (réunions, RDV téléphoniques, etc.) sont plus adaptés pour la circulation de l’information et le transfert de connaissances. En situation de dépendance, le seul recours à des échanges informels est risqué, car le membre dominant peut éventuellement s’approprier des savoirs clés du projet :

« Avec des partenaires indispensables au projet, le contrat est encore plus important qu’avec les autres, car il permet de définir ses engagements. Même si le contrat ne définit qu’une partie des engagements, c’est une base de protection » (pivot Protect, le 05/07/2006)

Inversement, lorsque le pivot n’est pas dépendant, le recours à des modes formels n’est pas systématique, et dépend de l’existence (ou non) de relations antérieures (cf. section suivante). Dans Motorisation, avec les partenaires techniques dont il n’est pas dépendant, le pivot contractualise l’échange en début de relation - s’il n’a jamais collaboré avec le membre. Ensuite, il a davantage recours aux réunions et rendez-vous téléphoniques, relations informelles qui permettent des échanges plus rapides.

Confiance. Lorsque les acteurs parlent de confiance, ils font généralement référence à la confiance de nature sociopsychologique, en général liée à des relations antérieures (cf. plus loin). La confiance en tant que mode de coordination est de nature intangible, mais elle a un impact sur les autres modes de coordination. Ce mode est observé lorsque le pivot est dépendant. Il se manifeste par l’existence soit de confiance soit de méfiance :

« Avec notre partenaire technique [dont le pivot est dépendant], on a confiance à 100 %. C’est lui qui nous a mis le pied à l’étrier et qui nous a montré à maintes reprises son engagement pour notre projet. Par contre, avec notre partenaire financier [dont le pivot est dépendant], on reste sur nos gardes car rien ne nous dit que, demain, il continuera l’aventure avec nous » (pivot Protect, le 01/08/2006)

A contrario, si le pivot n’est pas en situation de dépendance, comme c’est généralement le cas envers les prestataires (avec un contrat et un cahier des charges définissant les missions à réaliser), ce mode de coordination est absent dans la régulation de l’échange (absence de confiance ou de méfiance). Par exemple, dans Protect, les prestataires sont facilement substituables et le pivot n’est dépendant d’aucun d’entre eux :

« Pour nous, c’est un prestataire lambda à qui on ne fait pas confiance car on ne le connaît pas bien, mais qui n’a pas non plus la possibilité de nous faire un coup tordu puisqu’il est un simple prestataire » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

Relations antérieures d’affaires

Outre le rôle de la dépendance du pivot, le fait d’avoir eu (ou pas) des relations antérieures avec certains membres a un impact sur quatre des cinq modes de coordination (sauf sur la résolution de conflits). Nos résultats indiquent que la confiance émane de relations d’affaires répétées - mais seulement si celles-ci sont positives. Dans le cas contraire, la confiance semble se transformer en méfiance, le pivot se retrouvant alors dans une situation similaire à celle rencontrée lorsqu’il n’a pas eu de relation avec le membre[11]. Les relations antérieures positives favorisent la mise en place d’une régulation informelle de l’échange et de dispositifs d’incitation et de sanction (garanties) indirects. Lors de la sélection des membres, outre les ressources et compétences possédées par ceux-ci, le pivot privilégie les membres avec lesquels il (relation antérieure directe) ou l’un de ses partenaires (relation antérieure indirecte) a déjà coopéré. Les trois cas étudiés mettent donc en avant que, selon l’existence ou non de relations antérieures, les modes de coordination mis en oeuvre mis en oeuvre par le pivot diffèrent :

Répartition des résultats. Lorsque le pivot n’a jamais eu de relation antérieure d’affaires avec le membre, l’engagement du membre pour le projet n’est pas assuré : la répartition équitable est alors privilégiée. Une répartition égalitaire s’avère en effet risquée et peut être source de conflit :

« Si vous n’avez jamais travaillé avec le partenaire, comment voulez-vous être certain qu’il va respecter les engagements fixés ? Ce n’est pas possible donc même si une répartition égalitaire peut être une source non négligeable de motivation, elle est beaucoup trop risquée » (pivot Pièces Transfert, le 27/07/2006)

En revanche, si le pivot a déjà eu des relations d’affaires jugées satisfaisantes avec un membre (qui se traduit par une confiance ex ante), et si celui-ci est présent depuis les prémices du projet, la répartition égalitaire peut être choisie :

« J’accepterais de partager les bénéfices dans des proportions équivalentes si je connais très bien l’entreprise partenaire et que je lui fais confiance » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

Dans la mesure où ces deux conditions ne sont pas réunies, cette répartition égalitaire peut paraître injuste, auquel cas on revient à une répartition de nature équitable. En effet, dans Protect, l’un des partenaires techniques (arrivé au stade 2) n’a pas bénéficié d’une répartition égalitaire, malgré sa forte implication dans le projet. Une telle répartition aurait été perçue comme injuste par l’autre partenaire technique qui, lui, était présent depuis le début du projet.

Garanties. Le pivot n’ayant jamais coopéré avec un membre prend des garanties directes (financières, actifs spécifiques) afin de pouvoir sanctionner immédiatement le comportement opportuniste de celui-ci. La seule protection par des garanties indirectes (image, opportunités d’affaires) s’avère non seulement risquée mais est aussi souvent difficile à mettre en oeuvre :

« Je n’avais jamais travaillé avec ce laboratoire et j’aurais du prendre plus de garanties car, là, je ne peux pas l’obliger à me rendre le travail en temps et en heure » (pivot Pièces Transfert, le 27/07/2006)

A l’inverse, si le pivot a eu des relations antérieures positives, alors les garanties indirectes peuvent être efficaces, le pivot pouvant facilement nuire à la réputation du membre ou lui retirer de futures opportunités d’affaires, que ce soit avec lui-même, avec d’autres membres du réseau ou, plus généralement, au sein de son industrie. Cette mise en place de garanties indirectes est rendue possible par le fait que le pivot connaît le membre et le milieu dans lequel il évolue. Il peut d’ailleurs se faire aider d’autres membres de son réseau pour lui retirer de futures opportunités d’affaires : c’est par exemple le cas pour Protect :

« Je réunis chaque année mes partenaires donc, depuis le temps, on commence à se connaître et, si l’un d’entre eux me lâche, je pense et espère que les autres me soutiendront » (pivot Pièces Transfert, le 27/07/2006)

Degré de formalisation. En cas de relations antérieures positives entre le pivot et un membre, le degré de formalisation est moindre. Du fait de cette connaissance préalable, le pivot peut plus facilement prévoir le comportement du membre. Le contrat psychologique, vu comme l’ensemble des croyances développées dans le cadre d’un accord d’échange avec une autre organisation, est alors favorisé :

« On se connaît bien. Cela fait longtemps que nous travaillons ensemble. Je pense vraiment qu’il est honnête et qu’il respectera ses engagements. Donc on ne va pas perdre du temps à rédiger des contrats de 50 pages » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

Si le pivot n’a pas eu de relations préalables, la formalisation de l’échange est privilégiée, les principaux modes de coordination (garanties, résolution de conflits, etc.) étant alors définis par écrit dans un contrat signé entre les deux parties. Lors d’un projet antérieur à Protect, le pivot avait connu un échec. Malgré la faisabilité technique et l’existence d’un marché potentiel, la non formalisation des missions de chacun a entraîné des conflits et l’arrêt du projet. Depuis, le pivot formalise les relations d’échange lorsqu’il ne connaît pas les membres avec lesquels il collabore :

« Avec les partenaires que je connais bien, une simple clause de confidentialité suffit. Par contre, avec les autres, je préfère rédiger un contrat de partenariat pour que je sois certain que nous sommes OK sur les missions à réaliser. Cela évite pas mal de quiproquos » (pivot Pièces Transfert, le 27/07/2006)

Confiance. On observe dans les cas qu’une confiance ex ante entre le pivot et un membre ne supprime pas systématiquement le recours à la confiance (donc à une possible méfiance) comme mode de coordination. En effet, beaucoup d’autres facteurs interagissent et font que, même si une confiance pré-existe, le pivot, lorsqu’il est en situation de dépendance, va avoir recours à la confiance en tant que mode de coordination, i.e. s’appuyer sur cette confiance ou, au contraire, se méfier. Ce dernier cas peut se produire dans de multiples situations : changement d’interlocuteur, évolution stratégique de la part de l’une ou de l’autre organisation, réseau différent, intervention de tiers dans la relation bilatérale, etc.

« Cela fait longtemps que nous travaillons avec monsieur X (partenaire technique), j’ai confiance en lui. Mais on ne peut pas savoir de quoi demain sera fait donc c’est important de rester vigilant » (pivot Protect, le 05/07/2006)

Cette confiance ex ante, de nature relationnelle, est difficilement envisageable lors d’une première coopération. Cependant, le membre peut bénéficier d’une bonne réputation, qui pourrait engendrer, de la part du pivot, une confiance a priori, proche de la confiance de compétence (Sako, 1991). Le membre est connu pour détenir une compétence spécifique et le pivot est supposé pouvoir lui faire confiance dans la réalisation de sa mission. Lorsqu’il n’y a pas eu de relation antérieure, une telle confiance a priori existe – ou pas. Toutefois, cela ne semble pas avoir d’influence sur la confiance en tant que mode de coordination et le pivot se méfiera s’il est dépendant :

« Je sais que PSA est une très bonne entreprise. Mais ce n’est pas pour ça que je lui fais confiance car je ne suis pas certain de ses intentions quant au projet » (pivot Motorisation, le 29/06/2006)

En résumé, deux variables contextuelles émergent du terrain : la dépendance du pivot et les relations antérieures d’affaires. Quelle que soit l’origine de la dépendance du pivot, celui-ci devient vulnérable par rapport à certains membres du projet, ce qui fait varier les cinq modes de coordination mis en oeuvre. L’existence ou non de relations antérieures d’affaires doit également être considérée pour étudier les modes de coordination puisqu’elle a un impact sur quatre des cinq modes de coordination (en dehors de la résolution de conflits).

Discussion des résultats

Notre discussion des résultats se décompose en deux phases :

  • Dans un premier temps, nous discutons les principaux apports de cette recherche par rapport aux travaux antérieurs. Nous choisissons de nous focaliser sur deux des cinq modes (la résolution de conflits et le degré de formalisme), la confiance étant discutée dans la section suivante. En effet, les résultats obtenus sur les deux autres modes de coordination (garanties et répartition des résultats) vont dans le sens des précédentes recherches. Ainsi, par exemple, malgré l’incertitude inhérente à tout réseau d’innovation, il ressort de nos études de cas qu’il est préférable de définir ex ante les règles de répartition des résultats - sans pour autant les figer. Par ailleurs, lorsque les membres se connaissant et évoluant dans la même industrie, le pivot peut plus facilement sanctionner les comportements opportunistes d’un membre en lui bloquant l’accès à de nouvelles opportunités ou en nuisant à sa réputation (Nooteboom et Gilsing, 2006);

  • Dans un second temps, nous présentons ce qui constitue à nos yeux le principal apport de ce travail. Ayant souligné la nécessaire prise en compte de deux variables contextuelles pour étudier les modes de coordination, nous élaborons des configurations mettant en lumière la manière dont les relations antérieures d’affaires et la dépendance du pivot interagissent avec les modes de coordination. Nous montrons notamment le lien entre les relations antérieures et la confiance ex ante entre le pivot et certains membres, et discutons de l’impact de cette confiance sur le choix réalisé par le pivot des modalités de coordination.

Le degré de dépendance du pivot, variable clé pour le choix des modes de coordination

Résolution de conflits. Malgré l’instauration de précautions (modes incitatifs et de sanction), les relations que le pivot entretient avec chacun des membres peuvent, dans certains cas, aboutir à des conflits. Les conflits sont considérés comme inévitables au sein des réseaux d’innovation. Nos résultats empiriques indiquent que la résolution des conflits varie en fonction du type de conflit. Si le conflit est lié à la conduite du projet d’innovation, la discussion ou la persuasion est privilégiée. La pression temporelle inhérente à tout projet d’innovation, ressentie par tous les membres, amoindrit l’importance des revendications, accélère les concessions et permet d’aboutir plus rapidement à un accord. Une situation conflictuelle durable pourrait entraîner les membres dans une « spirale » (Fréchet, 2007) néfaste à l’aboutissement du projet, les discussions longues n’aboutissant d’ailleurs que rarement. Afin d’éviter l’instauration d’un cercle vicieux engendré par la dégradation des discussions, la persuasion est alors privilégiée afin de mettre un terme au débat. A contrario, si le conflit est lié à la relation de coopération, la coercition, la sanction ou le recours à un tiers (tribunal ou arbitre) seront les modalités les plus fréquentes.

Le « laisser-faire » est l’un des modes identifié par la littérature permettant de résoudre les conflits (Turnley et Feldman, 1999). Or, dans les cas analysés, ce mode de résolution n’est que très rarement utilisé. En effet, comme nous l’avons souligné, les réseaux d’innovation ont la particularité de subir de très fortes contraintes en termes de temps, un projet prenant du retard pouvant être synonyme d’échec. Par ailleurs, plus le conflit est dommageable pour le pivot (cas où il est dépendant du membre dont la sortie mettrait en péril le projet), plus l’incitation à trouver une solution pour résoudre ce conflit avec ce membre est forte.

Degré de formalisme. Les modes informels au sein des réseaux d’innovation étudiés se développent grâce aux interactions fréquentes entre les organisations. Leur temps de mise en place étant long (Das et Teng, 1998), ces modes informels ne sont pas toujours favorables à la coopération, tout retard du délai de mise sur le marché d’un pouvant rendre le produit obsolète. Si le pivot n’a pas de relation antérieure d’affaires et qu’il est dépendant, il opte pour des modes formels. Même si certains travaux (e.g. Poppo et Zenger, 2002) soulignent une corrélation entre degré de formalisme et confiance, celle-ci n’est pas systématique. Pour les réseaux étudiés, la confiance n’exclut pas la signature d’un contrat, allant ainsi dans le sens des résultats d’autres recherches qui envisagent la coexistence de ces deux modes de coordination. En revanche, du fait de l’existence d’une confiance ex ante, les clauses contractuelles et le nombre d’aller-retour avant la signature peuvent être moins nombreux. Nous montrons donc que le pivot n’opte pas souvent pour des modes informels, liés à la confiance ex ante, au sein de réseaux d’innovation – alors que les recherches actuelles mettent plutôt l’accent sur l’intérêt de telles modalités de fonctionnement au sein de réseaux interorganisationnels.

Quatre configurations de modes de coordination

Nous avons élaboré (cf. schéma 2) une représentation simplifiée des modes de coordination à l’oeuvre au sein de réseaux d’innovation. A cet effet, nous croisons les deux variables contextuelles clés : le degré de dépendance du pivot et l’existence (ou non) de relations antérieures. Nous discutons de l’impact de la prise en considération d’une confiance ex ante, qui pré-existe donc au réseau d’innovation, lorsque le pivot a eu des relations antérieures satisfaisantes avec un (ou des) membre(s).

Figure 2

Quatre configurations de coordination

Quatre configurations de coordination

-> Voir la liste des figures

Nos résultats indiquent que la confiance en tant que mode de coordination n’est utilisée que lorsque le pivot n’a pas eu de relation antérieure positive avec le membre. Si le pivot a déjà coopéré avec lui, et qu’il est satisfait des précédentes relations, alors une confiance ex ante reposant sur l’affect (McAllister, 1995) pré-existe, sur laquelle le pivot s’appuie pour définir les autres modes de coordination. Ainsi, les échanges seront plus informels et les garanties moins fortes que dans le cas où aucune relation antérieure positive n’avait été nouée, l’informel et les garanties indirectes prédominant lorsque le pivot n’est pas en situation de dépendance.

En revanche, si les deux parties ne se connaissent pas, et hormis la possible existence d’une confiance basée sur la réputation, le degré de dépendance du pivot permet d’expliquer l’utilisation de la confiance comme mode de coordination. Le degré de confiance à instaurer entre les membres est un dosage difficile à maîtriser. Une trop faible (ou trop forte) confiance peut aboutir à un transfert de ressources et compétences inférieur à ce qui est nécessaire au projet, ou sans lien direct avec celui-ci. Dans les deux cas, les risques sont importants, que ce soit pour le projet ou pour l’entreprise. Lorsque le pivot n’est pas dépendant, le risque encouru par le pivot est faible puisque la défection du membre ne met pas en péril le projet. Aussi ce dosage dépend-il du degré de dépendance. Cette dépendance peut d’ailleurs être associée au risque, parfois considéré comme le miroir de la confiance. Une dépendance forte du pivot a tendance à favoriser les comportements opportunistes de la part des membres. Le pivot aura par conséquent intérêt à se méfier (Provan et Skinner, 1989) pour tenter de diminuer son degré de dépendance. Il le fait en donnant moins d’informations stratégiques, en optant pour des échanges formels, pour des garanties fortes, etc.

Nos résultats font donc coexister deux natures différentes de confiance : mode de coordination d’une part, « état psychologique » (Rousseau, Sitkin, Burt et Camerer, 1998, p. 398[12]) d’autre part. Il s’agit alors d’une confiance ex ante qui a émergé au cours de précédentes relations. L’existence de cette « confiance-état » influe sur le degré de formalisation, le type de répartition et les garanties instaurées, et sur l’« utilisation » de la confiance comme mode de coordination. Qu’il y ait confiance ou pas, le pivot aura recours à la confiance en tant que mode de coordination lorsqu’il est dépendant : il se méfiera s’il n’a jamais travaillé avec le membre dont il dépend. Dans le cas d’une confiance ex ante entre les parties, le pivot fera confiance ou se méfiera, selon un ensemble de facteurs (cf. ci-dessus) : la structure du réseau, l’environnement et le contexte dans lequel le projet se réalise, les éventuels changements subis par les parties, etc. Un pivot en situation de dépendance n’a pas toujours intérêt à « faire confiance », dans la mesure où les risques encourus sont trop importants pour lui. La confiance repose alors sur un calcul d’intérêt, qualifié de confiance « calculée » (Williamson, 1993) ou « contractuelle » (Sako, 1991).

Si le lien entre confiance et degré de formalisation a fait l’objet de nombreuses recherches (e.g. Grey et Garsten, 2001), la littérature est, à notre connaissance, restée muette quant au lien avec le type de répartition et avec les garanties. Or, la répartition égalitaire n’est utilisée que lorsqu’une confiance ex ante (liée à des relations antérieures positives) existe. De même, si le pivot fait confiance au membre, il utilisera moins de garanties que dans le cas contraire. En effet, les modes de garantie ont un rôle de punition interne : ils permettent d’infliger des représailles en cas de comportements opportunistes.

Conclusion

Nous avons étudié les principaux modes de coordination à l’oeuvre au sein d’un réseau d’innovation. Notre cadre conceptuel permet de recenser plus clairement les modalités susceptibles d’être mises en place par le pivot, et plus spécifiquement dans les réseaux d’innovation. Les modes de coordination, en réduisant l’incertitude et les comportements opportunistes, sont essentiels au sein des réseaux d’innovation, forme de réseau particulièrement propice à l’échange d’informations et à la transmission de savoir-faire, donc de comportements opportunistes. En outre, le caractère souvent tacite du savoir et le faible degré de prévisibilité des résultats engendrent une incertitude élevée. L’analyse de trois réseaux d’innovation montre que :

  • Les modes de coordination (confiance, degré de formalisme, répartition des résultats, garanties contre les comportements opportunistes et résolution des conflits) varient tous en fonction du degré de dépendance du pivot;

  • Quatre modes sont influencés par l’existence (ou non) de relations antérieures positives. Seuls les modes de résolution de conflits ne sont pas affectés par les relations antérieures mais par le type de conflit;

  • Cette recherche montre le double statut de la confiance. Elle peut être un mode de coordination et, dans ce cas, s’apparente à la confiance calculée. Elle peut être de nature relationnelle et, dans ce cas, ne se décrète pas, évoluant au fur et à mesure des relations. Il s’agit alors d’un état psychologique qui pré-existe et sur laquelle le pivot peut s’appuyer, ou pas, pour définir les autres modes de coordination.

D’un point de vue managérial, cette recherche offre aux porteurs de projet et aux organismes accompagnateurs des représentations simplifiées des principales configurations. Ils ont vocation à aider ces acteurs à apprécier les enjeux qui se cachent derrière l’instauration des différents modes de coordination. Par exemple, en se référant au schéma 2, un pivot dépendant du membre avec qui il coopère a intérêt à instaurer des modes de garantie directs, à signer un contrat et à tenter de résoudre le conflit par la discussion afin d’éviter une sortie du membre qui pourrait mettre en péril le projet. En revanche, si le pivot n’est pas dépendant, il choisira plutôt des modes de garanties indirectes, minimisera le degré de formalisation de l’échange et sanctionnera le membre en cas de conflit afin de ne pas instaurer un système de coordination coûteux et long à instaurer, qui pourrait ralentir l’avancement du projet.

Cette recherche propose une analyse relativement statique, au démarrage d’un projet, des modes de coordination à l’oeuvre au sein de réseaux d’innovation. Toutefois, le schéma 2 permet d’avoir une lecture plus dynamique des modes de coordination, avec l’évolution de la confiance et de la dépendance du pivot. Par exemple, au début du projet, le pivot Protect a fait appel à un membre technique dont il connaissait les compétences en calcul d’algorithmes. Toutefois, il n’avait jamais travaillé avec lui mais était dépendant de ce membre, indispensable à la phase de R&D (configuration 2). Durant le projet, les deux entreprises ont appris à travailler ensemble, une confiance relationnelle s’installant progressivement entre elles. Cette confiance de bon vouloir (Sako, 1991) a conduit à l’utilisation de la confiance comme mode de coordination et au recours ultérieur à des échanges plus informels et à des garanties moindres, uniquement directes (passage de la configuration 2 à la configuration 4).

Nous n’avons pas considéré l’impact potentiel d’autres variables, comme la personnalité du dirigeant. Or, son rôle primordial dans le fonctionnement de la PME (Julien, 2000) laisse à penser que les modes de coordination peuvent être influencés par sa personnalité. Par exemple, si son niveau d’aversion au risque est fort, il est probable qu’il mette en oeuvre de nombreuses garanties. De plus, selon certains chercheurs (Julien, 2000), étudier les coopérations de la PME revient à s’intéresser au réseau personnel de son dirigeant. S’il sélectionne les membres parmi son réseau personnel, la confiance et les échanges informels seront probablement les modes privilégiés. Nous nous sommes également limités aux relations antérieures d’affaires, sans tenir compte des relations personnelles. Par ailleurs, nous n’avons pas distingué le degré d’intensité de l’innovation : incrémentale/radicale, exploitation/exploration. Compte tenu du fait que le degré d’incertitude croît avec le degré de nouveauté, il est probable que les modalités de coordination varient selon le type d’innovation. Enfin, nous avons adopté une vision quelque peu schématique (dépendance/absence de dépendance; relations antérieures/aucune relation antérieure), alors que la réalité étudiée est beaucoup plus complexe.

Des recherches futures pourraient également porter sur d’autres types de pivots. Dans les réseaux d’innovation étudiés, le pivot est une PME. Sa difficulté, compte-tenu de sa taille, à être autosuffisant en ce qui concerne les ressources et compétences critiques pour le projet (Park, Chen et Gallagher, 2002) le rend dépendant des autres membres. Qu’en serait-il pour un pivot de grande taille ? Les modes de coordination pourraient alors être différents. Par exemple, au niveau du degré de formalisation, une PME tente de réduire le nombre d’aller-retour lors de la signature d’un contrat, l’absence en interne de service juridique les obligeant à faire appel à un membre extérieur qui facture son travail. A contrario, une grande entreprise possède son propre service juridique lui permettant un plus fort degré de contractualisation. Au niveau des garanties, la notoriété plus importante des grandes entreprises leur permet plus facilement de sanctionner les comportements opportunistes en bloquant les futures opportunités d’affaires du membre défaillant. Enfin, de futures recherches pourraient tenter de transposer la présente grille de lecture aux réseaux dont la coordination n’est pas confiée à un acteur unique, comme pour certains consortia en R&D ou pôles de compétitivité.