Corps de l’article

La question du système de brevets et de ses effets sur l’innovation se pose régulièrement. Les débats ont toutefois récemment pris une ampleur sans précédent, du fait sans doute de la combinaison de deux phénomènes indépendants : l’émergence d’une communauté du logiciel libre proposant un modèle alternatif crédible en termes d’efficacité (et d’une manière plus générale de modes plus collaboratifs de production du savoir – Cassier et Foray, 2002) et un souci croissant pour les aspects éthiques soulevé par les brevets, lui-même largement issus du secteur des sciences du vivant (brevets portant sur le génome humain- voir par exemple Heller et Eisenberg, 1998 -, restriction à l’utilisation de médicaments dans certaines zones du monde dues à des brevets – Smith, 2003 -…). Dans ce cadre, il nous a semblé intéressant de poser le problème sous l’angle des relations entre le brevet et la liberté. Le but est à la fois d’alimenter ces débats de société en utilisant des connaissances issues du champ du management (alors que le débat se joue habituellement entre économistes, juristes et, dans une moindre mesure sociologues) et de contribuer aux réflexions sur la responsabilité sociale des entreprises.

Pourquoi le prisme de ses relations avec la liberté ? Parce qu’il s’agit d’un droit d’interdire, donc de limiter la liberté d’autres acteurs économiques. « C’est un droit d’interdire aux autres de faire ce que vous avez revendiqué » nous rappelle un praticien interrogé. S’il serait trop long de revenir ici sur toutes les nuances applicables au terme de liberté, certaines caractéristiques reviennent dans la plupart des définitions :

  • La capacité de mouvement. Le terme de liberté s’oppose ainsi à la captivité. C’est aussi : « le pouvoir d’agir ou de n’agir pas » (Littré, p.3832). Pour des entreprises, il s’agira alors de voir si le brevet est susceptible de leur interdire certaines voies stratégiques.

  • L’absence de contrainte. Même sans interdire le mouvement, le brevet est potentiellement source de contraintes dans les projets de développement de nouveaux produits et procédés.

  • La capacité à penser : « Liberté naturelle, pouvoir que l’homme a naturellement d’employer ses facultés comme il lui convient. » (Littré, p.3831). Il s’agira à ce niveau d’explorer les liens entre brevet et créativité.

Or, dès que l’on explore les utilisations effectives du brevet dans les entreprises, ses effets sur ces trois dimensions deviennent plus nuancés. C’est ce que nous proposons de faire ici.

Il est important de noter d’emblée que cet apport se veut complémentaire des travaux, notamment économiques, visant à mesurer les effets (positifs et négatifs) des brevets mais sans se placer au même niveau. Il s’agit de montrer, à travers le prisme des relations du brevet avec la liberté, que ses effets au niveau des entreprises (nous ne chercherons pas à en mesurer les effets globaux au niveau macroéconomique) s’avèrent plus complexes que certains modèles le laissent entendre.

Tout d’abord, le brevet peut être analysé comme un outil stratégique (Hufker et Alpert, 1994; Nickerson et Silverman, 1998; Reitzig, 2004a; Tao et al., 2005; Corbel, 2007). On s’aperçoit alors rapidement que la stratégie consistant à utiliser le brevet comme outil d’exclusion des concurrents est loin d’être la seule, les secteurs des technologies de l’information et de la communication étant par exemple coutumiers de stratégies ouvertes de propriété intellectuelle (Grindley et Teece, 1997; Shapiro et Varian, 1999). Qui dit droit d’interdire dit aussi droit de ne pas interdire, généralement en échange d’une contrepartie qui elle-même peut se traduire par un surcroît de liberté.

Ensuite, le brevet a aussi un certain nombre de rôles internes à l’entreprise, qui, bien que peu développés dans la littérature spécialisée, n’en sont pas moins présents dans le discours des praticiens. Le brevet est utilisé comme indicateur de performance et comme outil de motivation, directement et par association à des systèmes de primes. C’est aussi un outil de formalisation de certains types de connaissances et un vecteur d’information technique dans l’entreprise. Dès lors, le brevet peut aussi être analysé comme un outil de gestion. On voit que la question des relations entre brevet et liberté est beaucoup plus complexe qu’il pourrait y paraître au départ.

Le but de cet article est d’explorer ces relations en montrant qu’elles sont souvent paradoxales. Nous nous appuyons pour cela sur la littérature disponible sur les stratégies de propriété intellectuelle mais surtout sur l’étude du discours des praticiens sur ces sujets. La première partie montre le décalage entre la manière dont le brevet est appréhendé dans le cadre des débats de société qu’il soulève et certains apports récents de la littérature spécialisée. Dans une deuxième partie, nous complétons ces derniers par les résultats de deux études empiriques complémentaires. Enfin, dans une troisième partie, nous synthétisons les apports de ces différentes sources pour tenter d’aboutir à une image certes plus complexe, mais aussi plus fidèle, des relations entre brevet et liberté.

Un décalage croissant entre conception classique du brevet et littérature spécialisée

Le brevet a longtemps été appréhendé dans la littérature spécialisée (essentiellement économique et juridique) principalement comme un instrument au service d’une stratégie bien identifiée : la recherche d’une forme de monopole sur un produit ou une caractéristique spécifique de ce dernier, ou encore sur un procédé de fabrication. Le but de cette partie est de montrer que les buts stratégiques du brevet sont beaucoup plus diversifiés, ce qui modifie en profondeur l’appréhension des liens entre brevet et liberté.

L’approche classique du brevet

« Le droit du brevet s’exerce sur une invention. Il confère à son titulaire un monopole sur celle-ci. » (Vivant, 1997, p.79). C’est un droit de contrôle sur la disponibilité d’un produit - et donc sur les forces du marché - destiné à générer une rente économique (Lea, 2006). Tel est le rôle fondamental du brevet. Difficile dans ces conditions de nier le caractère liberticide du brevet, fut-ce pour de bonnes raisons (l’incitation à l’innovation) : « Ces restrictions posent des problèmes liés à la liberté personnelle qui ne s’appliquent pas lorsque nous parlons de propriété non intellectuelle. » (Lea, 2006, p.586)[1].

C’est sur une telle approche que s’est développé l’essentiel de la littérature sur le brevet. Les problématiques que pose une telle conception du brevet sont en effet :

  • pour les autorités de trouver le juste équilibre entre le brevet comme incitateur à l’innovation (qui implique d’avoir un système de PI suffisamment fort) et le brevet comme vecteur de diffusion de la technologie (qui implique de limiter la portée et la durée des brevets et d’assurer un niveau de qualité suffisant des brevets accordés à travers le processus de délivrance - Lallement, 2008) – voir par exemple Mazzoleni et Nelson (1998) pour une approche économique ou Lea (2006) pour une approche plus philosophique. L’effet des droits de la propriété intellectuelle sur l’innovation et la croissance est alors parfois comparé à celui des autres droits de propriété. Bessen et Meurer (2008) ont proposé récemment une comparaison de ce type – assez défavorable au brevet, en l’occurrence.

  • pour les entreprises d’évaluer l’efficacité du brevet comme outil permettant de s’approprier les bénéfices de l’innovation, dans l’absolu (voir par exemple Mansfield et al., 1981) ou en comparaison avec des moyens complémentaires ou alternatifs (avantages liés à une présence précoce sur le marché, secret, complexité, protection sur le design – dessins et modèles) – voir par exemple Brouwer et Kleinknecht (1999), Arundel (2001) ou Cohen et al. (2002).

Pourtant, la plupart de ces auteurs citent (voire étudient dans le dernier cas) d’autres rôles du brevet.

Le brevet : un outil multifacettes

Dans un ouvrage qui fait référence dans le champ, Granstrand (1999, p.210-213) justifiait le dépôt de brevets par les avantages suivants : protection de la technologie, ce qui correspond à la vision traditionnelle présentée ci-dessus, mais aussi : effet de dissuasion (« retaliatory power ») et course aux armements, possibilité d’accorder des licences en échange de redevances, accords de licences croisées, coopération en R&D, établissement de standards, image de l’entreprise, et avantages internes (brevet comme outil de mesure, et système de sanction / récompense associé), ces derniers étant toutefois considérés comme secondaires. Reprenons ces différents éléments en tenant compte des apports plus récents de la littérature.

Le plus proche de l’approche classique du brevet est sans doute la recherche de redevances à travers des licences. Celle-ci a fait l’objet de publications soulignant la trop faible exploitation du potentiel du portefeuille de brevets de la majorité des entreprises (Rivette et Kline, 2000). Elle n’est pas fondamentalement différente sur le plan conceptuel puisque dans les deux cas il s’agit de dégager des rentes de monopole pour rentabiliser ses investissements en R&D. On peut même considérer qu’il existe un dilemme entre les gains financiers directs liés aux redevances et le supplément de marge que procurerait le maintien du monopole (Fosfuri, 2006). Du point de vue du lien entre brevet et liberté, toutefois, la problématique est un peu différente puisque les entreprises qui choisissent une stratégie centrée sur les redevances ne vont pas chercher à empêcher leurs concurrents d’utiliser leurs technologies, mais vont au contraire pousser à une diffusion la plus large possible.

Les aspects « course aux armements », « accords de licences croisées » et « établissements de standards » ont pour point commun de faire du brevet avant tout un instrument de négociation. Dans tous ces cas, le lien traditionnel entre brevet et liberté est remis en cause. L’effet de dissuasion est en effet un moyen de conserver sa liberté d’exploitation. La détention d’un important portefeuille de brevets donne un pouvoir de réplique en cas d’attaque de la part d’un concurrent et constitue donc une protection relative contre les procès. Une étude de Lanjouw et Schankerman (2001) montre ainsi que la probabilité de subir une attaque en contrefaçon diminue lorsque la taille du portefeuille de brevets détenu augmente. De même, les accords de licences croisées sont abondamment utilisés dans les industries utilisant des technologies complexes (Reitzig, 2004b), impliquant une forte interdépendance technologique entre les acteurs (Grindley et Teece, 1997). Les entreprises sont alors amenées à déposer un grand nombre de brevets avant tout pour avoir accès aux technologies de leurs concurrents, ce qui explique partiellement la course aux dépôts constatée dans des secteurs où le brevet est pourtant considéré comme peu efficace pour lutter contre l’imitation, comme l’électronique et les semi-conducteurs (Hall et Ziedonis, 2001). Enfin, les problématiques de standards industriels amènent souvent les entreprises à mener des stratégies de propriété intellectuelle plus ouvertes (Hill, 1997, Shapiro et Varian, 1999), donc à accorder des licences d’exploitation à des concurrents, que ce soit directement ou à travers des consortiums (« patent pools »).

Notons que si ces multiples possibilités d’échanges sont de nature à redonner des marges de liberté aux acteurs qui y participent (en permettant de prendre des décisions technologiques sans risques juridiques trop élevés, en évitant la contrainte de contacter chaque détenteur de brevets pour obtenir des licences), cela ne s’applique qu’à ceux qui ont effectivement des moyens d’échange. Pour les autres, cela constitue une barrière à l’entrée (Lévêque et Menière, 2003; Corbel, 2005).

Les aspects « partenariats de R&D » et « image de l’entreprise » se rapprochent dans la mesure où dans les deux cas le brevet peut être considéré comme un « signal de compétences » (Pénin, 2005). La détention d’un portefeuille de brevets est souvent considéré comme une forme de mesure de la capacité de l’entreprise à innover et montre une certaine expertise dans les domaines couverts. Il est donc susceptible d’attirer des partenaires industriels et financiers (Mazzoleni et Nelson, 1998) au même titre que d’influencer l’image de l’entreprise auprès des consommateurs (même si cet effet, n’a, à notre connaissance, jamais été mesuré empiriquement).

Ces derniers rôles peuvent apparaître comme neutres du point de vue des relations entre brevet et liberté. En les combinant aux possibilités offertes d’accorder des licences, ils peuvent toutefois faire du brevet le fondement d’accords proches des systèmes d’open-source utilisés dans le monde des logiciels (Pénin et Wack, 2008). Il est alors utilisé pour accorder des licences – payantes ou non, dès lors que les redevances réclamées sont raisonnables – qui contiennent des clauses de réciprocité : le licencié s’engage à faire bénéficier les autres membres de la communauté ainsi créée de ses propres inventions. Les auteurs citent le cas du projet BIOS – Biological Innovation for Open Society – qui fonctionne selon ce principe.

Décalage confirmé par deux études empiriques

Nous avons mené deux études empiriques différentes mais complémentaires, susceptibles de compléter la vision que nous pouvons avoir du brevet et de son utilisation dans les entreprises.

Une première étude sur les rôles du brevet auprès de responsables Propriété Intellectuelle (PI)

Le but principal de cette première étude était d’explorer la diversité des rôles du brevet et de la mettre en relation avec des éléments du contexte interne (place de la PI dans la stratégie, interactions entre les différents droits de la propriété intellectuelle) et externe (environnement de l’entreprise). Elle a été menée auprès de responsables propriété intellectuelle et brevets (18 entretiens d’une moyenne d’un peu moins d’une heure trente, dans 16 entreprises différentes). Nous avons veillé à construire un échantillon suffisamment diversifié pour prendre en compte les principaux facteurs identifiés dans la littérature comme influençant les stratégies liées au brevet. Il s’agit notamment de la taille des entreprises – de moins de 10 salariés à 200 000, mais avec un biais en faveur des grandes entreprises : 6 de plus de 10 000 salariés pour 3 de moins de 100 salariés -, de leur secteur d’activité – il était par exemple nécessaire d’avoir l’avis de spécialistes PI de secteurs très « typés » comme la pharmacie ou les télécommunications et celui de secteurs « intermédiaires » (automobile par exemple) - et du type de technologies utilisées (la distinction entre technologies « discrètes » et « complexes » s’avérant particulièrement discriminante à cet égard – voir Reitzig, 2004b). En revanche, toutes les entreprises sont françaises (même si beaucoup ont des implantations dans de nombreux pays). Or, des études ont montré des différences d’un pays à l’autre dans l’utilisation des brevets (voir par exemple Cohen et al., 2002). Ces différences portent toutefois sur la pondération des différents rôles et non sur leur existence même. Il ne s’agit donc pas d’une limite rédhibitoire pour instruire la question qui nous intéresse ici. Les entretiens ont été quasi-intégralement enregistrés et retranscrits et ils ont fait l’objet d’une analyse structurée autour des trois grands thèmes des entretiens : activité du département brevets/PI, rôles du brevet et articulation avec la stratégie. Ce sont surtout les contenus portant sur les rôles du brevet qui ont été utilisés ici. L’analyse a consisté à relever ces rôles, les hiérarchiser entreprise par entreprise et extraire des citations illustratives. Une synthèse a été établie à partir de ces entretiens et transmise à tous les responsables PI qui avaient participé à l’étude en leur demandant de relever d’éventuels oublis ou erreurs d’interprétation. Quatre d’entre eux ont réagi, soit pour souligner l’intérêt de la synthèse, soit pour faire des remarques sur la forme[2]. Aucun n’a relevé un biais d’interprétation.

Par souci de concision, nous présentons les principaux résultats dans le tableau 1 en partant des rôles identifiés par Grandstrand.

Les résultats de cette étude vont donc largement dans le sens de la littérature récente sur le brevet. Elle apporte toutefois quelques compléments : le rôle du brevet dans le cadre des marchés publics, l’activité de « déminage », mais aussi le fait que ce que Grandstrand appelle les « avantages internes » n’est peut-être pas aussi négligeable qu’il y paraît. Nous reviendrons dans la troisième partie sur les implications de ces résultats sur l’appréhension des relations entre brevet et liberté, mais il nous a semblé intéressant, compte tenu de l’insistance de certains responsables sur les effets internes, d’approfondir cette question, qui a fort peu capté l’attention des chercheurs jusqu’ici.

Une deuxième étude explorant l’utilisation du brevet comme outil d’animation et de motivation chez PSA Peugeot-Citroën[3]

Ce projet de recherche a été mené sous la forme d’une étude de cas approfondie au sein des bureaux d’études de l’entreprise PSA Peugeot-Citroën sur la base d’une quinzaine d’entretiens (un peu moins d’une heure en moyenne) enregistrés et intégralement retranscrits pour la plupart[4], d’une enquête par questionnaire (181 réponses) et d’une demi-journée d’observation participante.

La première phase a consisté à réaliser une série d’entretiens semi-directifs auprès d’ingénieurs et techniciens d’études et de responsables de services choisis de manière à représenter une forte disparité de comportements vis-à-vis des brevets : individus (ou services) fortement déposants, ayant procédé à quelques dépôts, non déposants. Le choix a été réalisé à partir des statistiques réalisées par le service brevet. In fine, l’échantillon s’est révélé légèrement biaisé, les personnes ayant réalisé beaucoup de dépôts ayant réagi plus favorablement à nos demandes que les personnes n’en ayant pas déposé. Les quelques personnes dans ce cas qui ont tout de même pu être interrogées avaient des projets de dépôt en cours ou en vue. Cette série d’entretiens nous a toutefois permis d’avoir un panorama assez complet en termes de statut et de positionnement dans le cycle de développement d’un produit (de la recherche amont aux projets de développement de véhicules). Ces personnes ont été interrogées à la fois sur leur position dans l’entreprise, leur point de vue général sur le brevet et les liens entre brevet et motivation. Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse en deux temps : première analyse sur la base des notes prises lors des 10 premiers entretiens par l’un des chercheurs, puis analyse thématique des retranscriptions intégrales par l’autre chercheur. Les deux analyses se sont révélées pour l’essentiel convergentes.

Entre-temps, un questionnaire avait été élaboré sur les mêmes grands thèmes. Il a été adressé à tout le personnel de la direction de la recherche et de l’innovation automobile (DRIA). Les 181 réponses (taux de réponse de l’ordre de 30 %) souffrent du même biais que celle des entretiens : la proportion de personnes ayant déjà déposé au moins un brevet y est supérieure à celle de la population mère. De plus, n’ayant pas eu accès aux résultats bruts de certaines questions, nous n’avons pas pu effectuer tous les traitements statistiques qui auraient pu permettre de tester certaines propositions issues de l’étude qualitative (le questionnaire a été adressé aux salariés par la direction de la communication de PSA). Nous avons donc dû nous contenter d’utiliser les statistiques descriptives simples issues de l’étude à des fins de triangulation, le matériau empirique principal demeurant les entretiens. L’accès à des données statistiques internes et la participation à une demi-journée de jury du « Trophée des inventeurs » ont complété nos ressources empiriques.

Tableau 1

-> Voir la liste des tableaux

Un rapport a été remis au département propriété industrielle de PSA en mars 2008 et a fait l’objet d’une présentation à ses responsables.

Les résultats de cette étude peuvent alimenter nos réflexions sur les relations entre brevet et liberté sur trois axes : les liens avec la formalisation des connaissances, avec la créativité et avec la motivation, à travers notamment les relations hiérarchiques.

Le brevet est en effet un moyen pour l’entreprise de s’approprier une partie du savoir d’un salarié. Il agit comme une incitation (un système de primes, auquel s’ajoutent parfois d’autres formes de reconnaissances, est en effet associé au brevet) à formaliser ses idées et à les communiquer : « Je pense que c’est évident que ça pousse à formaliser les idées qu’on aurait eues. Quand il y a des idées qui me viennent, là, je note sur mon cahier ou ailleurs. Et puis, bon, après, il faut que ça mûrisse un peu. C’est vrai que là, ça pousse à concrétiser son idée. »

On peut alors interpréter cette fonction, dans une tradition qui remonte au moins à Taylor (1971[1909]), comme un moyen de réduire la dépendance de l’entreprise vis-à-vis de ses salariés, donc d’augmenter son niveau de liberté (par exemple en réduisant l’impact négatif de licenciements) au détriment de celle de ses employés (qui se trouvent dans une situation d’autant plus asymétrique).

Il convient toutefois de nuancer une telle interprétation. D’abord, le brevet ne fait que fournir une incitation (pas une obligation) à formaliser ses idées et à les communiquer. Les inventions de mission appartiennent d’ailleurs à l’employeur qu’elles aient été brevetées ou non. Ensuite, un brevet porte sur une invention, donc sur une parcelle de savoir bien déterminée : il ne s’agit pas d’un outil cherchant à formaliser les modes de raisonnement d’un salarié, comme cela peut être le cas des systèmes experts, par exemple. Enfin, le dépôt de brevets peut également contribuer à valoriser le CV du salarié, donc à accroître ses possibilités d’intéresser un autre employeur.

Chez PSA Peugeot-Citroën, il n’était d’ailleurs pas ressenti de manière négative par les salariés : « Chaque brevet a pour moi des raisons d’être différentes. La première, c’était de protéger l’idée qu’on pense géniale ! […] Après, les autres brevets, c’est toujours la même vision, on va dire toujours ça : au départ, on pense qu’il y a un potentiel important et qu’on se doit d’en faire bénéficier son employeur […]. »

Si nous nous mettons maintenant à la place de l’inventeur potentiel qui cherche une solution possible à un problème, le brevet peut être perçu comme restreignant sa liberté de choix puisqu’il bloque certaines voies technologiques. Cela est particulièrement vrai si certaines entreprises font usage de tactiques de type « champs de mines » (Breesé, 2002), c’est-à-dire déposent un très grand nombre de brevets dans un domaine donné dans le but de bloquer le maximum de voies technologiques et ainsi décourager ses concurrents. L’existence de brevets rend alors plus complexe la conception des produits, conduisant en principe à réaliser des études de liberté d’exploitation et, lorsqu’elles ne sont pas faites ou qu’elles sont incomplètes, à des risques de contrefaçon involontaire.

Il semble toutefois que dans l’immense majorité des cas, les brevets des concurrents ne constituent pas des barrières absolues : ils peuvent le plus souvent être contournés. Cela nous amène à un autre effet paradoxal du brevet. Cette volonté de contourner les solutions techniques brevetées par des concurrents peut en effet conduire sur la piste d’autres solutions innovantes. La citation suivante illustre bien ce type d’approche :

si la voie n’est pas libre, si il y a un brevet gênant, et bien [il s’agit] de faire une conception suffisamment pointue, suffisamment précise, pour pouvoir en déposer un parallèle qui nous permettra de le contourner parce que plus précis, plus… enfin légèrement différent, avec un sous-système particulier qui va nous donner une autorisation donc de produire ce concept.

L’effet du brevet est donc, là encore, complexe : d’un côté, il peut bloquer certaines voies technologiques; de l’autre, il véhicule une information technique permettant aux différents acteurs d’un domaine technologique de voir quelles voies sont suivies par les concurrents, évitant ainsi (c’est son but premier) une déperdition d’énergie liée à la poursuite d’impasses (le brevet donne des indications sur les voies qui semblent aboutir plus vite ou mieux que d’autres) et fournit une base pour trouver de nouvelles solutions techniques innovantes (certaines méthodes de créativité, comme la méthode TRIZ, ont d’ailleurs été construites à partir de l’analyse de brevets).

Examinons pour terminer ce qui était le thème principale de l’étude menée chez PSA Peugeot-Citroën : la motivation. Celle-ci a montré que le brevet était considéré comme un moyen de se valoriser par beaucoup de salariés travaillant dans les bureaux d’études. Les inventeurs y sont explicitement identifiés, ce qui peut être important, notamment lorsque l’on travaille sur des travaux confidentiels[6]. C’est un moyen de concrétiser la fin d’un projet pour ceux qui travaillent dans la recherche amont, comme en témoigne le commentaire suivant :

Et bien, c’est finalement la satisfaction d’avoir mené son travail jusqu’au bout, d’avoir mené techniquement son projet et d’avoir exploré également tout ce qui est un petit peu annexe. Justement, [c’est] cet aspect brevet qui va finalement faire que nos travaux, ils ont, comment dire, ils sont un petit peu uniques finalement.

Beaucoup d’entreprises – c’est le cas de PSA – vont encore accentuer ces effets par des mesures spécifiques : concours, publication dans les journaux internes et sur l’Intranet, prise en compte des dépôts de brevets dans l’identification d’ « experts » par domaines, etc.

Ce qui est intéressant dans le cadre de la relation avec la liberté, c’est que ce processus se déroule – complètement chez PSA, au moins en partie dans d’autres entreprises – en-dehors de la ligne hiérarchique. Les décisions concernant les dépôts de brevets, puis leur extension à d’autres pays[7] sont généralement prises par le département brevets ou par un groupe constitué d’experts brevets, R&D, marketing, etc. – souvent appelés « comités brevets » – (voir Ayerbe et Mitkova, 2008), rarement directement par le supérieur hiérarchique de l’inventeur (même si son avis peut être sollicité)[8].

Même si PSA met tout en oeuvre pour inciter les salariés à communiquer le plus possible de propositions de brevets, cela reste un acte volontaire. Le supérieur hiérarchique peut certes jouer un rôle important : un responsable peu convaincu de l’utilité du brevet va considérer la rédaction (souvent longue) du mémoire d’invention comme une perte de temps, un détournement des buts essentiels de son service tandis que les responsables « pro-brevets » vont essayer de libérer un peu de temps aux salariés impliqués dans une telle rédaction, vont prendre en compte les brevets dans leurs critères d’évaluation, voire vont fixer des objectifs individuels de dépôts de brevets.

Il y a deux types de mesures susceptibles de réduire la liberté des salariés en la matière : d’un côté l’impossibilité de rédiger les propositions sur le temps de travail, de l’autre l’obligation de déposer liée aux objectifs annuels : « Donc certaines personnes ont des quotas dans l’année. Bon voilà, c’est vu comme une contrainte. »

Ces deux contraintes semblent toutefois avoir un effet limité. Plusieurs ingénieurs interrogés nous ont clairement indiqué qu’ils avaient consacré du temps en dehors de leurs heures de travail pour rédiger les propositions de brevets. Et c’est d’autant moins considéré comme illégitime que le processus aboutira, si le brevet est effectivement déposé, à une prime venant s’ajouter à sa rémunération normale. Quant aux objectifs de dépôts, ils semblent appliqués avec une certaine flexibilité. En effet, comme l’indique un ingénieur d’études interrogé : « […] les idées, enfin, ça ne vient pas sur commande, en fait. Ca ne vient pas sur commande et du coup, enfin, moi ce que je trouve un peu débile dans nos objectifs aussi, c’est un objectif personnel, on doit rédiger X propositions d’invention, […], ça [ne] vient pas comme ça, quoi. » Or, les responsables de service en sont conscients : personne n’a évoqué de sanctions liées à la non réalisation d’un objectif de ce type…

Implications pour les relations entre brevet et liberté

Force est de constater que le croisement entre la littérature récente et nos deux études empiriques dresse un panorama beaucoup plus complexe des relations entre brevet et liberté qu’il pourrait y paraître a priori. Cela est vrai aussi bien du point de vue des relations entre une entreprise et son environnement que d’un point de vue interne.

La complexité introduite dans les relations entre l’entreprise et son environnement

Il apparaît clairement que le brevet n’est pas seulement l’instrument de protection destiné à empêcher ses concurrents d’exploiter ses inventions. Ce rôle reste très présent et demeure le plus important pour la plupart des responsables PI interrogés. Mais, du fait sans doute d’une pression accrue pour montrer les bénéfices liés à la propriété intellectuelle, traditionnellement considérée comme un centre de coût, l’activité de « licensing » s’est développée dans plusieurs entreprises, devenant, dans des cas toutefois minoritaires, l’objectif majeur ou l’un des objectifs majeurs de la stratégie de PI, conduisant à modifier l’organisation en conséquence (Ayerbe et Mitkova, 2008). Mais ces stratégies souvent qualifiées d’offensives conduisent de fait à une diffusion plus large des technologies, donc à de moindres restrictions de liberté, même si cette diffusion est encadrée contractuellement.

Cela rejoint les limites de la protection par le brevet souvent soulignées aussi bien par la littérature que par les professionnels. Il contraint certes l’activité des inventeurs potentiels dans les entreprises en fermant certaines voies technologiques. Mais son effet sur la créativité n’est pas à sens unique puisque, la plupart des inventions étant contournables, les brevets des concurrents peuvent aussi servir de support pour gagner en créativité. D’un côté, il impose effectivement des contraintes dans le développement de produits ou de procédés, mais de l’autre, il peut permettre d’ouvrir des voies technologiques qu’il aurait été plus difficile d’imaginer sans son aide.

Cette relation est encore complexifiée dès lors que certains responsables indiquent clairement utiliser les brevets comme moyen de préserver leur liberté d’exploitation. Et il s’agit souvent d’un rôle considéré comme important, quand il n’est pas le premier. Le dépôt de brevets peut alimenter la liberté d’exploitation de trois manières : le dépôt de brevets avant ses concurrents pour les empêcher de déposer des brevets gênants en limitant leur portée (« déminage »), l’effet de dissuasion du fait du risque de réplique accru lorsque l’on attaque un concurrent qui dispose d’un portefeuille important et les accords de licences croisées qui peuvent servir à résoudre ou à prévenir (mise en commun de brevets dans les « patent pools ») les litiges.

Déminage, dissuasion, accords de licences croisées viennent donc complexifier singulièrement la relation entre brevet et liberté. D’autant que, même si certaines entreprises utilisent principalement le brevet pour assurer leur liberté d’exploitation, elles ne sont amenées à le faire que parce d’autres sont supposées les menacer avec leurs propres brevets. De plus, l’existence de nombreux accords de licences croisées ne signifie en rien que les portefeuilles de brevets détenus par les acteurs d’un marché ne constituent pas une barrière à l’entrée du marché. Pour s’intégrer à ces réseaux d’échanges de technologies, il faut soi-même avoir quelque chose à proposer (Lévêque et Menière, 2003; Corbel, 2005).

La complexité introduite en interne

Le brevet peut tout d’abord être interprété comme un moyen permettant de formaliser une partie du savoir technique des salariés et donc à l’entreprise de se l’approprier. Il s’agirait alors d’augmenter la liberté de l’entreprise (ou de ses dirigeants si on veut éviter de la réifier) au détriment des salariés concernés. La réalité est toutefois plus nuancée dans la mesure où le dépôt d’un mémoire d’invention (première étape avant le dépôt d’un brevet) reste un acte volontaire et où le dépôt de brevets est aussi un moyen de valorisation pour le salarié, augmentant son « employabilité » à l’extérieur de l’entreprise en question.

Enfin, le brevet peut être un moyen de valorisation de soi passant en-dehors des lignes hiérarchiques. Même si le supérieur hiérarchique peut être amené à participer aux décisions clés concernant le brevet (dépôt, extensions, abandon) et s’il peut faciliter ou non la rédaction de brevets dans le cadre du service, il joue en général un rôle assez secondaire dans le processus, ce qui laisse des espaces d’autonomie aux salariés.

Implications

La prise en compte de ces différents éléments rend naturellement plus difficiles, moins manichéens, les débats actuels autour du brevet. Pénin (2005) avait déjà mené une analyse de l’impact de l’intégration de la diversité des rôles du brevet dans les relations de l’entreprise avec son environnement sur le choix des méthodes de récompense des innovateurs (monopole d’exploitation versus récompense financière de l’inventeur). Les rôles internes n’y étaient néanmoins pas pris en compte. De plus, le prisme des relations du brevet et de la liberté permet de sortir du seul débat de l’efficacité du brevet comme moyen de récompenser l’inventeur pour se positionner sur un plan plus large, rendu nécessaire par des problématiques éthiques telles que la diffusion de médicaments brevetés pour lutter contre des maladies graves dans les pays pauvres. Prôner l’interdiction des brevets sur les médicaments ou les logiciels, par exemple, implique la suppression d’un outil qui joue de multiples rôles et pas seulement celui de protéger l’innovateur de l’imitation. Cela ne clôt pas le débat, loin de là, mais fournit des éléments complémentaires qui doivent être pris en compte. Du fait de la complexité de ces relations entre brevets et liberté, cela doit pour le moins conduire à une certaine prudence et à éviter les prises de position tranchées sans connaissance approfondie du contexte.

Du point de vue des entreprises, la prise en compte de la multiplicité de ces rôles ouvre la voie à une réflexion beaucoup plus riche sur la stratégie brevet. Le choix de privilégier tel ou tel rôle a en effet des conséquences potentiellement importantes en matière d’organisation (Ayerbe et Mitkova, 2008) ou encore en termes de priorités budgétaires (Corbel et al., 2007). Cela rappelle également que l’éthique doit occuper toute sa place dans ces décisions stratégiques, ce qui signifie que les stratégies de propriété intellectuelle doivent occuper toute leur place dans les réflexions sur la responsabilité sociale des entreprises.

Conclusion

Le brevet est généralement considéré comme un outil de restriction des libertés par nature. Les débats portent sur la question de savoir si les bénéfices qu’il engendre comme outil d’incitation à l’innovation compensent ces restrictions. Par exemple, l’un des arguments fondamentaux de Lea (2006) dans sa critique des effets des brevets (et du droit d’auteur) dans le domaine des logiciels est que les effets restrictifs sont accrus par la problématique de l’interopérabilité, qui pousse à la mise en place de monopoles durables, tandis que les effets incitateurs y sont, selon lui, plus faibles qu’ailleurs (coûts de R&D inférieurs à des secteurs comme la pharmacie, existence de la communauté du logiciel libre).

Cet article, fondé sur le croisement de plusieurs études qualitatives, montre que la réalité est plus complexe. Par ses effets de « déminage », de dissuasion et par les possibilités d’échanges qu’il offre, le brevet est aussi un outil qui peut être mis au service de la liberté d’exploitation. Outil de formalisation des idées d’invention et donc de transfert de savoir du salarié vers l’entreprise, source de contraintes dans le processus d’innovation en fermant certaines voies technologiques, il est en même temps un outil de créativité et un moyen pour les salariés de se valoriser en-dehors de la ligne hiérarchique. La question de la relation du brevet et de la liberté s’avère donc plus complexe que la présentation qui en est souvent faite. Un outil censé être liberticide comme le brevet peut aussi être créateur de liberté. Comme l’a indiqué l’un des responsables PI interviewés : « Mais, avec les effets indirects, finalement, ce droit d’interdire se transforme en quelque chose qui est une absence de droit d’interdire, et donc, la préservation de sa liberté. »

Cela nous rappelle un constat simple (mais souvent oublié) : l’impact d’un outil dépend avant tout de ce qu’on en fait. De nombreuses études l’ont montré dans le cas des technologies (voir par exemple Coriat, 1990 pour les technologies de production ou Orlikowski, 2000 pour les technologies de l’information). L’effet des outils de gestion, qu’ils aient un fort contenu technologique ou non, n’est donc pas prédéterminé. Cela redonne toute sa place au choix humain dans l’organisation, souvent couvert dans les sciences sociales par une forme de déterminisme (Solé, 2000). Une telle conception, plus ouverte, accroît la gamme des « possibles » pour le manager, augmentant simultanément (mais l’un peut-il aller sans l’autre ?[9]) sa liberté de choix et sa responsabilité. On peut donc s’attendre à ce que les questions de droits de la propriété intellectuelle, et notamment de brevets, occupent une place importante dans les débats sur la responsabilité sociétale des entreprises (voir par exemple le cas de l’accès aux médicaments de traitement du SIDA en Afrique du Sud résumé par Smith, 2003).

Notre contribution comporte des limites évidentes, en particulier dans le cas de l’analyse des effets internes, puisque nos données empiriques ne reposent alors que sur une étude de cas unique et demandent donc à être confirmées dans d’autres contextes. Sa convergence avec les résultats d’autres recherches menées dans ce domaine avec des méthodes différentes nous conduit toutefois à considérer ses bases comme suffisamment solides pour alimenter un débat qui souffre parfois de simplifications excessives. Nos conclusions rejoignent ainsi largement celles de Pénin et Wack (2008) qui concluent ainsi une étude de l’utilisation du brevet dans le domaine des biotechnologies : « En conclusion, ce papier a montré que les brevets étaient des instruments très complexes qui ne peuvent être réduits simplement à des outils d’exclusion. »[10] (Pénin et Wack, 2008, p. 1919). Nous espérons avoir contribué à marquer un pas supplémentaire dans l’appréhension de cette complexité, ce qui nous paraît particulièrement important au moment où le brevet prend une place croissante dans les débats publics comme dans la stratégie des entreprises.