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Les marchés et les entreprises qui les composent ont une double fonction qu’ils partagent : l’allocation des ressources existantes et la création de richesses. Il est souvent convenu dans la littérature que le marché excelle dans la première de ces fonctions. Pourtant, c’est sans doute dans la deuxième que l’économie de marché est vraiment efficace si l’on veut bien se souvenir que cette économie a comme vertu principale d’être une économie porteuse de changements technologiques et de croissance. Aussi, ce qui est en jeu, ce sont moins les conditions d’un usage optimal d’informations préexistantes quoique distribuées inégalement, que les conditions de production et de partage des connaissances. Or, quand il s’agit de produire des connaissances, les relations entre acteurs – l’interaction sociale – prime sur leurs fonctions d’utilité individuelle (Coase 1978). La connaissance procédurale l’emporte sur la connaissance déclarative (Kogut et Zander 1992 p. 384). Alors que cette dernière qualifie un état subordonné à des incitations individuelles, la première est le résultat d’un mécanisme de coordination qui commande les incitations et se déroule le long d’un chemin sans retour. La difficulté de se coordonner, dans l’entreprise comme entre les entreprises, tient avant tout au délai de gestation des décisions d’innover et au coût irrévocable qui s’y rapporte. Les choix de management doivent répondre à cette difficulté.

La suite de l’article est organisée comme suit. La section 2 distingue entre le traitement d’une information existante et la création de connaissance. La section 3 établit le rôle des communautés de connaissances en tant que forme d’organisation des entreprises appropriées à une stratégie d’innovation. La section 4 établit le rôle des connexions de marché constitutives de formes résiliaires d’organisation de l’industrie, rendues nécessaires pour rendre viables les processus d’innovation. La section 5 conclut en soulignant les limites d’une analyse et d’une pratique du management qui seraient uniquement fondées sur les incitations individuelles sans considérer le besoin de coordination dans l’entreprise comme entre les entreprises.

Du traitement de l’information à la création de connaissance

L’économie de marché est traditionnellement analysée sous l’angle de sa capacité d’allouer des ressources rares entre des besoins alternatifs. Les mécanismes analysés et promus concernent aussi bien le fonctionnement des marchés eux-mêmes que l’organisation interne des entreprises. Les uns et les autres obéissent à des schémas incitatifs de même nature qui visent à extraire les informations disponibles mais éventuellement cachées ou inégalement distribuées.

Dans l’entreprise, l’état de l’information structure la nature et le résultat de l’action des différents échelons de la hiérarchie. Les règles hiérarchiques assurent la compatibilité des actions de chacun des niveaux, mais pas nécessairement leur optimalité en raison des asymétries d’information et des comportements opportunistes qu’elles engendrent. L’entreprise, comme le marché, se présente alors comme un noeud de contrats dont l’objet est de garantir le meilleur usage de ressources données, y compris de ressources informationnelles (Jensen et Meckling 1976).

Les contrats constitutifs de l’entreprise sont des constructions normatives conçues pour répondre à des asymétries ou incomplétudes d’information concernant les différentes composantes de cette entreprise, managers, employés, actionnaires, divisions ou établissements. L’objet des contrats n’est pas de créer de la connaissance, mais de favoriser la révélation d’informations existantes nécessaires à la bonne marche de l’entreprise. Il s’agit notamment de répondre à l’occurrence d’aléas de moralité ou de sélection adverse. La multitude de contrats bilatéraux dans une organisation aussi complexe qu’une entreprise et l’opportunité de constitution de coalitions diverses rendent délicate la définition de ces contrats (Cremer et Riordan 1987). Au point d’ailleurs que se pose la question pour le management de créer les conditions d’une information (ou connaissance) commune à ses membres (Cremer 1990). De tous les contrats, celui qui lie la direction de l’entreprise à ses actionnaires est considéré comme le plus important. Les actionnaires sont les créanciers résiduels, ceux qui sont censés assumer le risque et donc les mieux à même de dicter les bonnes décisions, quand les autres intervenants sont censés être rémunérés sur la base de leur contribution productive.

Sur le marché, l’information, quelle que soit sa nature, est inégalement partagée entre les entreprises et préexiste aux transactions. Elle les structure, de même que les structurent les technologies et les préférences (Stiglitz 1987). Il est alors possible de décrire une variété infinie de situations concrètes censées correspondre chacune à une structure d’information particulière et de proposer les correctifs nécessaires qui ont tous la même particularité de concerner les choix individuels.

Les mécanismes incitatifs mis en oeuvre ne sont pas des mécanismes cognitifs dans le sens d’accroître le potentiel existant de connaissances. Ils relèvent davantage de la révélation et du transfert d’information que de la cognition. Il n’y a plus rien à apprendre et il est possible de former des anticipations rationnelles, où la connaissance du mode de fonctionnement de l’industrie inclut celle de la structure d’information notamment l’existence d’asymétries.

Cette représentation de l’économie de marché et de la manière de la faire vivre dans les meilleures conditions est pour partie inexacte quand on sait que la vraie performance de cette économie réside dans sa capacité de produire de nouvelles connaissances et de créer de nouvelles ressources.

La création de connaissances procède d’une logique procédurale qui se substitue à une logique de choix individuels entre des opportunités répertoriées. Loin d’être réduite à des avancées scientifiques et technologiques (et aux incitations qui sont supposées les déterminer), elle apparaît comme le résultat d’un processus d’investissement en capital physique et humain dont les caractéristiques et l’issue ne peuvent pas être connues à l’avance (Van de Ven et Johnson 2006).

Ce processus est avant tout un processus de recherche et d’apprentissage qui a pour conséquence l’apparition de nouvelles options productives et la transformation de l’environnement lui-même (Amendola et Gaffard, 1988, 1998, 2006, Amendola et Bruno 1990). La difficulté est d’abord une difficulté de production, autrement dit une difficulté de maîtriser le temps nécessaire à la construction des nouvelles capacités dans un environnement qui reste et doit rester un environnement concurrentiel. La connaissance est le fruit d’un processus économique qui prend du temps : le temps nécessaire pour construire la base de connaissances, un temps non programmable à l’avance, un temps qui peut parfois justifier le recours à d’autres générateurs de connaissances que ceux internes à l’entreprise (Weinstein 2010). Ce temps de construction et de codification est porteur de coûts irrévocables. Il n’y a pas un principal et un agent où le principal n’a pas d’information sur la qualité de l’agent, mais des acteurs qui ont en commun de ne pas avoir d’information sur ce que peuvent faire les autres. Cela crée une exigence d’engagement mutuel, de confiance réciproque (Granovetter 1985). Les entreprises ne connaissent ni la technologie qui va s’imposer, ni les conditions de marché qui se construisent en chemin comme résultat de l’interaction sociale. Pour s’engager elles doivent avoir l’assurance que les investissements effectués en capital physique comme en capital humain sont cohérents entre eux pour éviter de devoir faire des dépenses qui ne seront jamais récupérées.

De fait, « quand les organisations innovent, elles ne traitent pas seulement une information extérieure afin de résoudre les problèmes existants et de s’adapter à un environnement changeant. Elles créent véritablement de nouvelles connaissances et de l’information en interne afin de redéfinir problèmes et solutions et, dans le cours du processus, recréer leur environnement » (Nonaka et Takeuchi 1995, p. 56).

L’entreprise devient ici un dépositaire de compétences, de connaissances et de créativité « telles que déterminées par la connaissance sociale encastrée dans des relations individuelles durables structurées par des principes organisationnels » (Kogut et Zander 1992 p.383). Elle devient un processeur de connaissances plutôt qu’un processeur d’information (Fransman 1994). Elle n’est plus un noeud de contrats qui doit solutionner des difficultés liées à des comportements individuels opportunistes. Elle est « une communauté sociale d’actions volontairement structurées par des principes organisationnels qui ne sont pas réductibles à l’échelle des individus » (Kogut et Zander 1992 p. 384). La production et la diffusion de la connaissance apparaissent ainsi davantage encastrées dans des contextes et dans des structures informelles, de sorte que l’un des rôles majeurs de l’entreprise est de rendre cohérentes les interactions entre les différentes communautés qui la composent. L’entreprise est « une collection de communautés, pas simplement d’individus, dans lesquelles les expériences actées sont légitimées et les perspectives d’une communauté particulière peuvent être amplifiées par les échanges entre communautés. De la confrontation entre des idées concurrentes peut venir la sorte d’étincelles impromptues nécessaires pour initier l’innovation organisationnelle » (Brown et Duguid 1991 p. 53).

La production et la diffusion de la connaissance s’inscrivent également dans le processus de marché et la façon dont la concurrence s’exerce entre les entreprises. « La connaissance ne s’accumule pas hors d’un contexte ou sans considération du passage du temps. La plupart de la connaissance économique résulte de la conduite du processus de marché quand offreurs et clients interagissent et apprennent quoi produire et à qui acheter » (Metcalfe 2001 pp 570-71). La concurrence n’a pas simplement pour objet d’égaliser l’offre et la demande sur un marché et dans un environnement technologique donné, « elle doit aussi adapter à la fois technologie et structure aux opportunités nouvelles créées par des marchés en expansion » (Richardson 1975, p. 353). Ce faisant, loin d’être une interaction entre des acteurs qui resteraient anonymes, elle est constitutive d’un réseau social obéissant à des règles spécifiques et connues.

La mise en oeuvre de la connaissance repose sur l’existence d’un langage et de représentations communs. L’accumulation et le traitement de connaissances se font « naturellement », sans une nécessité absolue de recourir à des mécanismes d’incitation individuelle, mais en procédant de l’installation de réseaux sociaux qui sont le véritable moyen de faire pièce aux comportements individuels déviants. « Loin d’obéir à de pures motivations économiques, des relations économiques continues finissent souvent par être subordonnées à un environnement social qui porte à être fortement confiant dans le futur et à s’abstenir de comportements opportunistes » (Granovetter, 1985 p. 490).

L’incitation à investir n’est plus rapportée au dommage individuel que causerait la décision de faire ou de ne pas faire. Elle s’inscrit dans la mise en place d’un réseau social qui garantit la cohérence des engagements des différentes parties prenantes (Granovetter 1985). Le réseau est dédié à écrire des codes, une grammaire des usages partagés pour acquérir un potentiel économique. Il en existe de deux types : un réseau entre entreprises qui doivent disposer des moyens de construire des marchés à travers différentes connexions; un réseau au sein des entreprises qui doivent s’organiser pour créer des compétences et recourent à des communautés de pratique ou, plus généralement, des communautés de connaissances.

Les communautés de connaissance

L’entreprise est certes une structure de gouvernance conçue pour gérer des problèmes informationnels, mais elle est aussi un lieu de coordination d’une activité d’innovation. Cette perspective « rejoint l’observation de Smith sur l’apprentissage dérivé de l’expérience à travers la division du travail comme posant à la fois un problème statique de coordination aussi bien que de détermination des sentiers dynamiques d’acquisition de connaissance » (Kogut 2000 pp 407-408). L’entreprise est un lieu où sont partagés langage et représentation, un réseau qui peut prendre la forme d’un collectif de communautés dont l’architecture a pour caractéristique fondamentale « de maintenir l’engagement social (…) avec comme résultat de stimuler l’apprentissage » (Amin et Cohendet 2004 p. 115). Les engagements ne sont pas guidés par la lettre des contrats, mais par le respect des normes sociales propres à la communauté. La réputation et la confiance ne sont plus rapportées à des situations individuelles, mais à un réseau social. Elles sont moins attachées à l’individu qu’à son appartenance à un réseau.

Les communautés de connaissance sont des groupes informels ainsi caractérisés : le comportement de leurs membres se caractérise par l’engagement volontaire dans la construction, l’échange et le partage d’un répertoire de ressources cognitives communes; à travers leur pratique et leurs échanges répétés, les membres d’une communauté donnée construisent progressivement une identité commune; le ciment de la communauté de savoir est assuré par le respect de normes sociales propres à la communauté.

Les communautés de connaissance sont constituées par un groupe d’agents engagés dans la même pratique, et communiquant régulièrement entre eux sur ce domaine de connaissance (Lave et Wenger, 1991; Wenger et al., 2002; Dahlander et alii, 2008; Schultz et Wagner, 2008)). Une telle communauté peut être considérée comme un dispositif de coordination permettant à ses membres d’améliorer leurs compétences individuelles, à travers l’échange et le partage d’un répertoire commun de ressources qui se construisent en même temps que se développe la pratique de la communauté. Ce sont des structures de gouvernance permettant la recombinaison, la synthèse et la création de connaissances. En franchissant les frontières de l’entreprise et plus largement toutes les formes de barrières institutionnelles, elles permettent de faire circuler les connaissances librement, facilitant ainsi l’absorption de connaissances extérieures par les organisations et les systèmes d’innovation.

L’avantage prêté aux communautés de connaissance tient dans leur capacité à conduire le processus d’acquisition des connaissances. Le temps nécessaire pour construire une base de connaissances donnée, n’est pas programmable à l’avance. La construction d’une nouvelle parcelle de connaissance exige des dépenses non immédiatement couvertes, souvent élevées, associées à l’élaboration de modèles, de langages, de codes, de règles ou de classifications spécifiques qui doivent être partagés avant que le potentiel économique des découvertes puisse être exploité. Elle s’inscrit dans un processus collectif. Cette construction sociale de la connaissance est un passage obligé pour aboutir à sa mise éventuelle en marché, une fois le domaine de connaissances stabilisé.

Les communautés de connaissance en produisant des codes communs permettent de stabiliser les engagements individuels dans un univers incertain, de les rendre mutuellement crédibles et de donner des garanties sur le résultat. C’est pourquoi elles permettent de prendre en charge des dépenses non immédiatement recouvrables. Les individus restent attentifs aux spécificités des situations et peuvent par conséquent actualiser les formes de leur engagement coopératif. La construction du sens dans une communauté est essentiellement une démarche procédurale. « La communauté fournit le support interprétatif nécessaire pour donner sens à son héritage » (Lave et Wenger 1991, p. 98). Les communautés sont pourvoyeuses de sens et de croyances collectives pour les acteurs : elles jouent ainsi un rôle central de coordination dans l’organisation. Le sens construit correspond de ce fait à une rationalité fortement située dans la mesure où le contexte influence la sélection des signaux et leur interprétation (Cyert et March, 1963; Daft et Weick, 1984). Le cadre communautaire fournit le contexte dans lequel se construisent les croyances collectives et les représentations structurant les choix individuels. Sachant que la création des connaissances se réalise essentiellement dans des contextes d’action, et que l’action est toujours collective, le niveau intermédiaire des communautés est nécessaire à l’apprentissage (Dupouët et Laguecir, 2001). Ces communautés constituent un outil de management des connaissances dont l’objectif est d’initier et de développer, en fait de rendre possible voire plausible de nouvelles options productives dont l’efficacité n’apparaîtra qu’avec le temps.

La constitution progressive d’un capital cognitif commun constitué à partir de la circulation et de la comparaison des pratiques individuelles de chacun des membres de la communauté est l’investissement spécifique qui fonde le ciment de la communauté et la base des « normes sociales » qui guident le comportement des acteurs (Brousseau, 2000). Naturellement, la logique de coopération n’est pas stable. Les acteurs doivent échanger en permanence des signaux sur leur volonté de continuer à adopter un comportement coopératif suivant une logique non opportuniste. Au fur et à mesure que se développe le processus coopératif, l’accroissement du capital cognitif commun contribue à rendre l’échange de signaux de moins en moins coûteux. Les comportements opportunistes sont peu vraisemblables. D’une part, parce que la fréquence des interactions qui tend à s’intensifier au sein de la communauté renforce la création de normes sociales et de routines partagées et contribue à réduire les risques de hold-up et les problèmes de hasard moral. D’autre part, parce que les mécanismes incitatifs dans les communautés reposent sur des phénomènes de réputation, mais dans un contexte caractérisé par l’absence d’anonymat et l’adhésion volontaire ou les formes de récompense sont très variés (Cohendet et al., 2002, p. 10).

Dans un contexte d’innovation permanente, le découpage modulaire caractéristique de la « nouvelle économie » (Langlois, 2002) correspond à un véritable processus de codification permettant à des communautés hétérogènes de se coordonner. L’enjeu de ce processus de codification et de la plateforme commune qui en résulte est de fournir la grammaire « minimale », le méta - langage permettant à des groupes utilisant des jargons spécifiques de trouver une cohérence dans leur projet de création, ainsi que les standards d’interface associés. La structure modulaire, en établissant une « grammaire technique » pour la communication, a aidé à créer des conventions sociales autour desquelles les différentes communautés et groupes de personnels qualifiés travaillant sur un projet industriel coordonnent leurs activités, tout en conservant une large autonomie (Argyres 1999). Dans un tel contexte, les interfaces standardisées jouent le rôle de véritables « feux de circulation » : tant qu’une communauté donnée respecte les interfaces standardisées, elle peut procéder à des simulations de différents types sur le composant qu’elle doit produire, et explorer toutes les options innovantes qu’elle souhaite pouvoir tester. La grammaire technique a permis d’améliorer significativement la gouvernance de l’ensemble du projet. Le coût irrévocable d’un tel processus de codification et de constitution de cette grammaire commune est à rapporter aux gains que procure l’usage de la modularité cognitive. La phase de construction de la grammaire commune pouvant être longue, il n’y aura avantage organisationnel dans la création de produit que si les gains de temps de coordination, une fois la grammaire définie, sont suffisants pour compenser le temps passé à la construction de la grammaire commune. Une fois la plateforme modulaire en place, « chaque contractant peut être confiant dans le fait que des actions opportunistes des autres seront automatiquement prévenues. Ce qui peut être interprété comme une amélioration de la dimension contractuelle de l’information » (Argyres, 1999, p. 173). Il n’a pas été nécessaire d’élaborer une structure centrale (de type bureaucratique ou hiérarchique) pour piloter et contrôler les différentes communautés impliquées dans le projet : la hiérarchie est cachée dans les standards d’interface et remplacée par des conventions sociales. Le problème des asymétries d’information (et des mesures contractuelles associées) est non seulement évacué, mais quasiment « retourné ». En effet, une des leçons principales qu’il faudrait tirer d’un projet complexe géré à partir d’une plateforme modulaire, c’est qu’il est possible de mener un projet innovant en mettant en place une structure de communications entre communautés qui de facto engendre des asymétries « volontaires » d’informations : on ne veut pas savoir ce que fait telle communauté dans la mesure où elle respecte les standards d’interface associés à la structure modulaire.

Les communautés de connaissance ne sont pas seulement l’apanage des industries à architecture modulaire. Elles constituent aussi le véritable moteur des industries qualifiées de créatives dont la caractéristique est de mixer technologie et culture (Caves, 2000). Dans ces industries, la plupart des entreprises très innovantes, n’ont ni centres de recherche significatifs, ni de contrats majeurs avec des centres de recherche universitaires. Le coeur de la production de connaissances nouvelles et de créativité est délégué à des communautés de connaissance (communautés des « game designers », ou des graphistes, ou des « sound designers », ou des programmeurs de logiciels, etc.) (Cohendet et Simon 2007). Le propre de ces industries est que les membres d’une communauté donnée, même quand ils sont assignés à un projet spécifique dans l’entreprise, restent connectés en permanence à leur communauté. Ils échangent quotidiennement avec leurs pairs, situés aussi bien dans l’entreprise qu’à l’extérieur de l’entreprise, y compris avec des pairs travaillant dans des entreprises concurrentes. De ces échanges incessants et très riches naissent les nouvelles idées, émergent les nouvelles tendances, sont testés les nouveaux styles et l’intérêt des scénarios futurs. En grande partie, ce travail cognitif fondamental pour la création n’est pas contrôlé par les structures formelles de l’entreprise. Les travaux des communautés ne sont pas nécessairement alignés sur les buts de l’entreprise et sur sa stratégie. Ils sont aussi quelque peu déconnectés de la pression quotidienne de produire efficacement pour un but du marché spécifié. Ces communautés contribuent à la formation d’une redondance créative qui est le coeur du potentiel innovateur de l’entreprise. Cette redondance créative est distribuée en partie dans la base de connaissance formalisée de l’entreprise, en partie dans le fonctionnement cognitif des communautés de connaissance. Cette redondance créative n’est autre que la redondance organisationnelle au sens de Penrose (1959) qui suggère que les entreprises pour croître ont toujours besoin de disposer d’un stock de ressources sous-utilisées qui s’accumulent au sein des équipes managériales au cours du développement, de la production ou de la commercialisation de n’importe quel produit donné ou service. Le coût de ces ressources sans contrepartie immédiate en termes de résultat est justifié par leur contribution à la capacité de croissance de l’entreprise.

Les communautés de pratique ou de connaissance ne constituent pas une forme optimale d’organisation qui viendrait se substituer à la forme hiérarchique ou qui supplanterait le marché. Les pratiques organisationnelles sont autrement plus complexes. Il peut exister une forme hiérarchique au sein d’une communauté, une forme de contrôle et d’exclusion de la communauté. Il peut exister des mécanismes individuels d’incitation au sein de la communauté : la recherche de réputation est un mécanisme interne aux communautés permettant, entre autres, la reconnaissance individuelle d’un membre par d’autres communautés : l’individu atteint alors le statut d’expert (Lerner et Tirole 2002). En outre, la communauté a ses risques de défaillances graves, en particulier le risque d’un manque d’ouverture à la diversité, de « renfermement paroissial », de discrimination ou de vengeance sur d’autres communautés, ou d’autisme ou d’incompatibilité avec la nécessité de fonctionnement hiérarchique des organisations (Bowles et Gintis, 2000). Enfin, il ne faut pas négliger le fait que l’existence de ces communautés interfère avec les conditions de concurrence et la nécessité pour les entreprises de protéger la propriété intellectuelle. C’est la raison pour laquelle, la coordination par les communautés, ne peut être envisagée qu’en étroite complémentarité avec une coordination hiérarchique.

La difficulté majeure pour la hiérarchie est qu’elle ne peut pas influencer directement le fonctionnement d’une communauté : la « surveillance par intrusion » est vouée à l’échec. Ce qui peut être fait par la hiérarchie pour favoriser le développement de communautés en son sein, ce sont tout d’abord des actions indirectes : nourrir et favoriser l’émergence et la croissance des communautés dans l’organisation (« préparer la fertilité du sol » selon l’expression de Wenger et al., 2002) en laissant par exemple à disposition des outils adéquats, en structurant la spontanéité (Brown and Duguid, 1991), en activant la mobilité et la socialisation au sein de l’organisation, etc. Au-delà de ces mesures indirectes, il faut reconnaître que l’un des rôles majeurs du management de l’entreprise dans une économie de la connaissance est sa capacité d’organiser des structures d’interaction entre communautés hétérogènes (Brusoni and Principe, 2001; Baldwin, 2007). Ce sont ici des actions directes visant le design de la structure d’interactions entre communautés, en particulier sous la forme de plateformes cognitives. En effet, si le manager ne peut « entrer » dans la gestion d’une communauté donnée, il peut en revanche favoriser l’interaction entre diverses communautés. Une communauté donnée est spécialisée dans un domaine donné de connaissance, mais lorsqu’il s’agit d’articuler le savoir produit en son sein avec d’autres savoirs différents produits par d’autres communautés, une organisation formelle est naturellement mieux armée économiquement pour le faire.

Les connexions de marché

Le marché comme l’entreprise est un lieu où se concrétisent de nouvelles idées et de continuelles améliorations. Sur ce marché, les choix individuels cèdent devant les impératifs de l’interaction sociale. « Les agents décrits ne choisissent pas des positions optimales ex ante dans des ensembles donnés d’opportunités. Au lieu de cela, ils obéissent à des règles de décision réactives dans des environnements jamais pleinement connus » (Leijonhufvud 1993, p. 9). En d’autres termes, ils inscrivent leur action dans un réseau complexe de relations révélatrices des déséquilibres nés de l’incertitude et de l’irréversibilité et qui traduisent des défauts de coordination entre eux. Le problème pour l’entreprise n’est pas de savoir ce qu’elle devrait faire si elle avait un temps illimité pour s’adapter, mais comment elle peut faire le meilleur usage des ressources – équipements et compétences – dont elle hérite et qui sont le fruit de ses décisions passées, mais aussi de celles des entreprises concurrentes, prises en situation d’incertitude et largement irréversibles.

La concurrence s’exerce entre entreprises forcément hétérogènes en termes de produits fabriqués, mais aussi en raison de positions différentes le long du cycle de vie de l’innovation. Il ne peut pas y avoir création de richesses sans une concurrence poussant les entreprises à rechercher et à exploiter leurs différences de position et de perception constitutives d’opportunités de profit, mais aussi sans qu’un ordre émerge qui implique une stabilisation de la structure de marché et par suite des résultats obtenus (Richardson 1998). Cet ordre, loin d’être spontané tel que le conçoit Hayek, procède de formes d’organisation sociale qui structurent les marchés comme les entreprises et qui assurent de tirer parti des innovations engagées.

L’avantage présumé de la coordination par le marché et du processus de concurrence qui lui est associé est de contenir sinon de résorber les déséquilibres. Il tient à qu’il permet des ajustements lents et graduels, évitant ainsi de provoquer des enchaînements cumulatifs dans de mauvaises directions (à l’opposé de ce qui est observé dans les économies planifiées marquées par le rationnement de certains biens et la mise au rebut d’autres). La gradualité et la lenteur des ajustements ne signifient pas que la concurrence est faible. « C’est seulement sur un marché où l’adaptation est lente comparée au rythme de changement que le processus de concurrence opère continument (…) Quand la variété de substituts proches est grande et rapidement changeante, quand il faut du temps pour découvrir les mérites respectifs des alternatives disponibles, ou quand le besoin pour toute une classe de biens apparaît de manière discontinue, à intervalles irréguliers, l’ajustement doit être lent même si la concurrence est forte et active » (Hayek 1948 / 1946 p. 103).

Cette gradualité s’inscrit dans des pratiques de marché souvent considérées comme des imperfections et qu’il serait plus approprié de désigner comme des connexions de marché nécessaires à la réussite des stratégies d’innovation (Richardson 1960).

La difficulté de se coordonner vient pour les entreprises du fait qu’elles sont confrontées à la conjonction de deux délais : un délai de gestation des investissements et un délai d’acquisition de l’information (Richardson 1960). Quand la demande est supérieure à l’offre, les entreprises peuvent anticiper une hausse des prix et des quantités produites. Mais le choix de produire plus suppose d’accroître la capacité de production. Cette dernière décision est irréversible, prend du temps pour se concrétiser et ne peut pas être prise sur la seule base du prix courant ou du prix anticipé en raison du peu de fiabilité des anticipations. Une information commune supplémentaire est nécessaire qui ne peut être acquise que progressivement. En fait les entreprises ont besoin pour investir de savoir si les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et si les investissements complémentaires atteignent au moins un certain seuil, pour éviter, autant que faire se peut des excédents futurs de capacité menaçant leur survie.

La viscosité des prix est une manière d’attendre une information complémentaire en provenance du marché avant de prendre des décisions irréversibles. Il s’agit, en l’occurrence d’éviter des fluctuations erratiques de prix, qui n’ont rien à voir avec les fondamentaux et qui ne font que traduire l’exercice de pouvoirs de marché face à des déséquilibres potentiellement élevés. Pour autant, l’information n’est pas le fruit de la seule attente ou de l’abstention, mais d’actions maîtrisées et coordonnées qui ont la double caractéristique d’être irréversibles et complémentaires les unes avec les autres au cours du temps. La viabilité de l’industrie est alors subordonnée à des formes organisationnelles qui favorisent cette viscosité et font partie de ces pratiques monopolistes que Schumpeter (1941) désignait comme nécessaires pour permettre aux entreprises d’innover.

Les pratiques permettant de coordonner les comportements d’investissement aident l’industrie à converger de manière plus régulière vers la structure appropriée, en évitant des gaspillages de ressources. Leur objectif est de doter les entreprises des moyens d’explorer et de développer des opportunités plausibles dans un contexte d’incertitude radicale. Il s’agit d’accroître la tolérance des entreprises à de hauts niveaux d’incertitude et de les encourager à s’engager non pas sur la base de faits avérés ou probables mais en raison d’une cohérence garantie grâce à des pratiques de management adaptées au contexte (Boisot et MacMillan 2004 pp 517-18).

Ces pratiques prennent, notamment, la forme d’accords de coopération en R&D, de restrictions verticales, de discriminations de prix, ou de standardisation des produits.

Les accords de coopération en R&D entre entreprises concurrentes permettent, non seulement, de mutualiser les connaissances scientifiques acquises progressivement, mais aussi de créer une connaissance commune sur la taille présumée du marché et des équipements et donc d’accéder à une connaissance réciproque sur les comportements qui structurent le marché futur. Si le jeu du marché était connu comme le supposent les modèles d’analyse stratégique, le montant des coûts irrévocables ne saurait justifier le partage de ces coûts. Les profits attendus rendraient possible de supporter ces coûts. On peut même considérer que les banques ou les marchés financiers seraient incités à fournir les moyens de les couvrir. La véritable incitation à conclure des accords de coopération en R&D tient à ce qu’ils permettent implicitement de coordonner l’ensemble des investissements depuis la phase de recherche jusqu’à la phase de production et de vente. Les accords de coopération en R&D concourent à la stabilisation de la structure de marché en même temps qu’à la production de connaissances.

Les restrictions verticales sont conçues pour permettre aux entreprises concernées de réaliser les investissements complémentaires. On sait que l’existence d’actifs spécifiques qui feraient de leur détenteur l’otage de celui avec lequel il est en relation de marché empêche que des investissements soient réalisés dans ce type d’actifs. Le problème est, cependant, moins d’échapper ex ante à un comportement opportuniste dans une relation bilatérale que de construire un système multilatéral de relations aidant à stabiliser le marché. Les arrangements verticaux aident à stabiliser la structure de marché horizontale.

Une meilleure articulation de l’offre et de la demande peut requérir des pratiques de discrimination en matière de fixation des prix dans des industries innovantes, non pas en dépit des facilités d’entrée (et de l’existence d’autres forces compétitives), mais en raison de ces facilités (Baumol 2002 p. 167). Cette discrimination est le moyen de couvrir les coûts irrévocables. Etant données les différences objectives existant entre les consommateurs, le vecteur des prix d’équilibre, celui qui maximise le profit, est le vecteur de prix discriminés. Mais, ces prix sont en quelque sorte imposés par le marché. Les entreprises sont preneuses et non faiseuses de prix. Les profits sont normaux. Servir certains types de clientèles requiert des investissements spécifiques éventuellement générateurs d’excédents de capacité. La couverture des coûts associés à ces investissements suppose de satisfaire d’autres clientèles dont la disposition à payer est différente. Elle peut faire partie des moyens de stabiliser la structure de marché et de gagner ainsi à l’innovation en favorisant le recouvrement des coûts.

La standardisation des produits entre aussi dans l’arsenal des moyens de coordination entre entreprises. La valeur élevée reconnue à la standardisation tient au fait qu’elle réduit drastiquement l’incertitude sur la demande future et la structure de l’offre, et par suite l’occurrence d’erreurs irréversibles. La standardisation, comme les restrictions verticales, contribue à rendre les investissements complémentaires réalisables. Elle peut aussi favoriser l’élargissement des marchés garant de l’obtention des économies d’échelle. Elle est une forme de coordination entre entreprises. La concurrence pour le marché doit, en l’occurrence, être distinguée de la concurrence sur le marché. La première est encadrée par des accords de standardisation qui rendent crédible la réalisation des investissements. L’effectivité de la deuxième reste très complexe à identifier. La standardisation est susceptible de réduire la variété, de rendre la concurrence moins monopolistique, les produits devenant davantage substituables. Elle affaiblit les effets anti-concurrentiels de la complémentarité des produits. D’un autre côté, elle peut constituer une barrière à l’entrée en renforçant l’effet de base installée. Cependant, veiller à renforcer la concurrence après la standardisation peut réduire les incitations à standardiser et ainsi se retourner contre les bénéfices concurrentiels de cette standardisation.

Les connexions de marché ne constituent en rien une forme optimale d’organisation industrielle. Elles ont cette particularité d’être nécessaire à l’innovation, mais aussi d’être constitutives d’abus de pouvoir et de collusions dommageables. Aussi appartient-il à la politique de la concurrence de produire en permanence les arbitrages dont l’objet est de désigner celles des pratiques monopolistes qui favorisent la production de connaissances et celles qui sont simplement génératrices de rentes, ou même de dire à quel moment des pratiques données sont requises et à quel autre moment elles sont néfastes.

La nécessité de ces connexions tient à ce que les investissements de demain sont complémentaires des investissements d’aujourd’hui. Cette situation est caractéristique de l’existence de ce que l’on dénomme des options réelles (Dixit et Pyndick 1994). Il peut être opportun pour l’entreprise de s’engager, non pas pour proférer une menace crédible à l’encontre de concurrents potentiels, mais pour préserver une certaine flexibilité en gardant ouvertes des options pour le futur, lesquelles justifieront un investissement aujourd’hui y compris si sa valeur actualisée est négative. L’entreprise peut, par exemple, décider de mettre sur le marché un produit quoiqu’elle le vende à perte parce que c’est le moyen de garder l’option de vendre ultérieurement une version améliorée ou dérivée de ce produit. Elle peut aussi, plutôt que de produire à façon un bien pour des marchés aux caractéristiques différentes, produire un bien standardisé qui sera ensuite adapté aux demandes locales, ce qui peut coûter initialement plus cher, mais permettre de s’adapter aux différentes demandes une fois celles-ci connues. Elle conserve ainsi une option appelée option de croissance ou option réelle qui réside dans la possibilité de réaliser un investissement dans le futur conditionnellement à la réalisation d’un investissement aujourd’hui. Il reste que cette opportunité ne pourra être réellement saisie et les pertes initiales assumées que si les entreprises ont une relative garantie sur la calibration des investissements concurrents ou complémentaires réalisés par d’autres entreprises. De quelque manière l’information requise passe par un engagement initial et ne saurait résulter du simple passage du temps, mais l’engagement en question reste subordonné à des connexions de marché. Les options de croissance ne sont pas une pure affaire individuelle : elles n’acquièrent de véritable existence que dans certaines formes d’interactions sociales.

Conclusion

Le management interne par les communautés de connaissance et les connexions de marché ont ceci en commun d’être conçus et mis en oeuvre pour permettre aux acteurs du processus d’innovation de s’engager en leur donnant l’espoir raisonnable de pouvoir récupérer les sommes avancées pour financer les investissements en capital physique et humain. Ces pratiques organisationnelles et de marché vont clairement à l’encontre de la recherche systématique de flexibilité orientée vers l’optimisation des situations individuelles. Elles sont le reflet de la volonté de maîtriser les interactions sociales, non pas à un moment du temps, mais tout au long d’un processus d’innovation jamais parvenu à son terme. Elles incarnent la « capacité d’engendrer des options productives, c’est-à-dire de concevoir de nouveaux problèmes et de nouvelles solutions pour ces problèmes » (Amendola et Bruno 1990 p.427). Elles conduisent inévitablement à s’interroger sur la pertinence d’un mode de gouvernance conçu avec pour seul objectif de maximiser la valeur des actions de l’entreprise cotée en Bourse. Ce mode de gouvernance repose, en effet, sur un principe d’individualisation généralisée des relations de travail structurées par l’existence d’asymétries d’information. Il contraint le manager à obéir aux desiderata de l’actionnaire au risque de négliger les impératifs de l’interaction sociale constitutive de la création de richesses. La nécessité reconnue de disposer des moyens de coordination qui rendent crédibles pour les entreprises de s’engager exige que soit mis en oeuvre un autre modèle d’entreprise que celui dont on vient de donner une caricature. Dans ce modèle, la constitution de réseaux sociaux prend le pas sur une architecture d’incitations individuelles aussi complexe à concevoir qu’inefficace quand il s’agit de promouvoir la création de connaissances. Dans ce modèle décrit comme étant celui de l’entreprise innovatrice, le rôle de l’organisation interne de l’entreprise comme celui des relations de marché est de permettre un apprentissage collectif et le rôle de la finance est de soutenir un apprentissage cumulatif (Lazonick 2007).