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Dans cet article, nous analysons l’effet de la corruption sur la survie des filiales de multinationales dans un pays émergent. Les économies en transition sont caractérisées par un niveau faible de développement des institutions formelles et ceci crée un vide comblé par des institutions et pratiques informelles, comme la corruption (Puffer, McCarthy et Boisot, 2009). Celle-ci est répandue dans la plupart des pays émergents. Les recherches passées ont étudié l’influence de la corruption sur les modes d’entrée des multinationales dans un pays étranger (Habib et Zurawicki, 2002; Henisz, 2000; Javorcik et Wei, 2009; Rodriguez, Uhlenbruck et Eden, 2005; Tekin-Koru, 2007) et certaines recherches ont analysé la relation entre corruption et survie ou performance des filiales étrangères dans les pays émergents (Meschi, 2009; Mezias et Mezias, 2010). Toutes ces études se sont focalisées sur la corruption au niveau gouvernemental, mais elles n’ont pas testé l’effet du paiement de pots-de-vin au niveau des filiales. Rares sont les études analysant l’influence de la corruption effectivement payée par les firmes sur leur entrée, leur performance ou leur survie. Cela limite la compréhension du fonctionnement des marchés dans les pays émergents et de la manière dont les entreprises s’adaptent à ces environnements complexes. Nous proposons donc une approche nouvelle car notre étude intègre des mesures de la corruption au niveau des filiales. Cette étude est menée sur une large population d’entreprises (3 483 filiales de multinationales) et sur une période étendue (1975-2007) dans un pays, l’Indonésie.

La relation entre corruption et investissement direct à l’étranger est relativement paradoxale. D’un côté, la corruption est un indicateur de l’inefficacité des institutions. Elle est généralement considérée comme néfaste pour la croissance économique, l’entrepreneuriat et les investissements étrangers car elle induit un gaspillage des ressources, qui se trouvent transférées vers des activités improductives. Le paiement de pots-de-vin détourne les ressources et menace ainsi la survie des entreprises en créant une allocation contre-productive des ressources. D’un autre côté, le paiement de pots-de-vin par les firmes permet de « mettre de l’huile dans les rouages » (c’est le principe qualifié en Anglais de grease the wheel) et compenser ainsi les effets des excès de certaines régulations imposées par des institutions inefficaces. Pour les filiales étrangères, cela peut compenser les effets de ce qui est connu sous le nom de liabilities of foreignness et qui désigne les handicaps que subissent les entreprises étrangères par rapport aux entreprises locales. Le paiement de pots-de-vin par les entreprises étrangères permet d’alléger des procédures complexes, de réduire des délais et de compenser le manque de capital social lié à la méconnaissance du marché (Dreher et Grassebner, 2007; Ngunjiri, 2010; Tonoyan, Strohmeyer, Habib et Perlitz, 2010).

Dans la présente recherche, nous testons le rôle modérateur que peut jouer la corruption sur la liability of foreignness. Notre recherche propose d’améliorer notre compréhension de la corruption et de certains de ses effets. Nous adoptons une approche nouvelle et apportons des résultats originaux en utilisant une base de données incluant des mesures de la corruption telle qu’elle est payée par les firmes. Nous étudions la population totale des filiales détenues à 100 % par des entreprises étrangères dans le secteur manufacturier en Indonésie en menant une analyse longitudinale sur une période de 33 ans. Nos résultats montrent que la corruption augmente la probabilité de survie pour les filiales étrangères récentes. Cependant, nous constatons également que cet effet disparaît pour les filiales plus anciennes.

Notre étude s’inscrit dans une réflexion sur l’engagement international à l’écoute du local. En effet, la corruption apparait dans certains pays comme une véritable institution informelle. Elle est une norme de comportement collectif faisant partie intégrante de l’environnement institutionnel (Earle, Spicer, Peter, 2010). Elle devient alors un élément difficilement contournable pour les firmes étrangères qui souhaitent entrer sur le marché local. Ceci souligne la contradiction qui apparaît dans le management international entre d’une part la volonté de défendre des valeurs considérées comme fondamentales dans le pays d’origine et d’autre part la pression à s’adapter à des normes et des comportements institutionnalisés dans l’environnement local, mais qui sont contraires à ces valeurs.

Dans la première partie de cet article, nous proposons une discussion sur les conséquences positives ou négatives liées au fait d’être une entreprise étrangère dans un pays émergent (premium to foreignness / liability of foreignness) et nous présentons les arguments justifiant l’hypothèse d’un rôle modérateur de la corruption sur la liability of foreignness. Dans la deuxième partie, nous présentons les données, les variables et la méthodologie. La troisième partie expose les résultats, que nous discutons dans la quatrième partie.

Corruption et survie des filiales étrangères

Filiale étrangère dans un pays émergent : avantages et inconvénients

Les théories classiques de l’internationalisation et de l’entreprise multinationale (Buckley et Casson, 1976; Caves, 1996; Dunning, 1981; Hennart, 1982) reposent sur l’idée que la décision et le succès de l’investissement direct à l’étranger dépendent de l’existence d’avantages liés à la propriété, la localisation et l’internalisation des activités. Ces avantages permettent de créer une valeur supérieure aux coûts induits par l’implantation et le management d’activités à l’étranger. Ces approches ont ainsi contribué à l’identification des avantages que les firmes multinationales possèdent par rapport aux firmes locales. Ces avantages peuvent reposer sur des capitaux, des avances technologiques, une image de marque ou des capacités organisationnelles et managériales.

Dans une perspective différente, un courant de recherche a souligné l’existence de handicaps liés au fait d’être une entreprise étrangère (liability of foreignness) (Eden et Miller, 2004; Hymer, 1976; Mezias, 2002; Nachum, 2010; Zaheer, 1995). Un ensemble de coûts et de menaces pour la position concurrentielle peuvent être engendrés par des éléments tenant à la situation de l’entreprise en pays étranger : coordination des activités, transport, méconnaissance de la culture locale et des conditions locales du marché, manque de réseau pour obtenir l’information, absence de légitimité, incompréhension des exigences règlementaires, des taxes et autres restrictions, ou, plus généralement, nécessité d’investir du temps et de l’argent pour améliorer la connaissance de l’environnement (Mezias, 2002; Sethi et Gusinger, 2002; Zaheer, 1995). Pour préciser le concept de liabilities of foreignness, Johanson et Vahlne (2009) expliquent que les problèmes ou les opportunités des firmes à l’international tiennent moins aux particularités des pays qu’aux relations et à la présence des entreprises dans des réseaux. Ainsi, ils proposent une autre terminologie, liabilities of outsidership, qui définit l’incapacité à identifier les acteurs locaux importants sur le marché et le manque de connaissance du type de relation qu’entretiennent ces acteurs.

D’un point de vue théorique, il existe des arguments pour défendre tout autant l’idée d’avantages que celles d’inconvénients liés au fait d’être une entreprise étrangère. Il n’est donc pas surprenant que les études empiriques proposant de tester l’influence du caractère étranger sur la survie aient apporté des résultats contrastés, impliquant que les filiales étrangères ont à la fois des avantages et des inconvénients par comparaison aux entreprises locales. L’influence du caractère étranger dépend en fait de l’environnement local et de la distance institutionnelle entre le pays d’accueil et le pays d’origine de la filiale étrangère (Gaur et Lu, 2007).

D’un côté, certaines études ont montré l’absence d’influence du caractère étranger sur la survie. Dans leur analyse de la survie des entreprises nouvellement créées au Portugal, Mata et Portugal (2002) ont démontré qu’il n’y a pas de différence de taux de survie entre les firmes étrangères et les firmes locales. De nombreuses études récentes sur les joint ventures ont montré qu’il n’y a pas d’influence de la part de capital détenue par le partenaire étranger sur la probabilité de survie de la filiale commune (Makino, Chan, Isobe, et Beamish., 2007; Meschi, 2009; Xu et Lu, 2007). Ainsi un caractère étranger plus fort (mesuré par le niveau de contrôle du capital par le partenaire étranger) ne semble pas influencer la survie. Les résultats de Délios et Beamish (2001) prolongent cette idée. Ils ont en effet montré une absence de différence dans les taux de survie des filiales détenues à 100 % et des joint ventures. Cependant, Chung et Beamish (2005), Papyrina (2007), et Dhanaraj et Beamish (2009) ont obtenu des résultats plus contrastés. Ils montrent que la différence de taux de survie entre filiales détenues à 100 % et joint ventures dépend de l’environnement institutionnel et économique, de l’ouverture politique du pays d’accueil, de l’existence de crises et des réformes institutionnelles engagées localement.

D’un autre côté, certaines études ont identifié une influence du caractère étranger sur la survie, qu’elle soit positive ou négative. Zaheer et Mosakowski (1997), dans une analyse portant sur 47 pays différents, ont identifié l’existence d’une liability of foreignness pour les agents de change. Ils ont cependant montré que cette liability of foreignness est plus faible pour les entreprises les plus anciennes. A l’opposé, d’autres résultats ont mis en avant l’existence d’avantages liés au caractère étranger (premium to foreignness). Li et Gusinger (1991) ont montré qu’en moyenne, les filiales étrangères ont des taux de survie plus élevés que les entreprises locales. Kronborg et Thomsen (2009) ont comparé les entreprises locales et étrangères au Danemark et ont souligné que les filiales étrangères ont des taux de survie plus élevés. Ils démontrent également que le premium to foreignness est plus élevé pour les filiales les plus anciennes.

Hormis l’accord sur le fait que les filiales étrangères les plus anciennes jouissent d’avantages supérieurs, les études empiriques analysant l’influence du caractère étranger sur la survie ont apporté des résultats contradictoires. Ainsi, il semble particulièrement intéressant de mieux comprendre le rôle positif ou négatif du caractère étranger pour les filiales les plus récentes. Cela suppose d’introduire de nouvelles variables explicatives afin d’identifier les facteurs influençant la relation entre caractère étranger et survie des filiales.

L’environnement institutionnel influence fortement la survie des investissements directs à l’étranger (Dhanaraj et Beamish, 2009; Zaheer et Mosakowski, 1997). Les pays émergents présentent un environnement particulièrement intéressant pour l’étude de la survie des investissements directs à l’étranger car ils sont considérés comme étant caractérisés par un niveau de risque institutionnel supérieur à celui des économies développées (Hoskisson, Eden, Lau et Wright, 2000). Etant donné ce risque lié aux environnements des économies émergentes et son influence sur la survie des investissements directs à l’étranger, les filiales de multinationales peuvent avoir des désavantages liés à leur caractère étranger du fait non seulement des particularités de l’environnement local, mais également du fait de leur méconnaissance des réseaux d’affaires et des acteurs locaux influents (Johanson et Vahlne, 2009).

L’effet modérateur de la corruption

La corruption se définit comme l’acte par lequel des agents investis d’un pouvoir officiel utilisent celui-ci à des fins d’enrichissement personnel (Jain, 2001). Cette poursuite d’un intérêt économique personnel se fait aux dépends du bien commun. En général, les moyens utilisés sont illégaux ou, s’ils ne tombent pas sous le coup de la loi, sont susceptibles d’être désapprouvés par l’opinion publique. Toutefois, la corruption peut être institutionnalisée. Dans des pays où les institutions formelles sont peu développées ou inefficaces, la corruption peut devenir une institution informelle qui vient combler un vide et sert à compenser cette inefficacité des institutions formelles en permettant de contourner les rigidités d’une administration centralisée et éloignée des réalités, de dépasser des barrières réglementaires excessives, ou de compenser l’incompétence propre à certaines bureaucraties (Leff, 1964; Puffer, McCarthy, Boisot, 2009).

La plupart des recherches sur la corruption se situent au niveau macro-économique et analysent d’une part l’influence des institutions gouvernementales sur le niveau de corruption, et d’autre part l’effet de la corruption sur la croissance économique (Jain, 2001; Rose-Ackerman, 1999; Shleifer et Vishny, 1993; Treisman, 2000). Parmi ces recherches, certaines ont porté sur l’étude de l’influence de la corruption au niveau macro (corruption mesurée par un index au niveau du pays) sur les stratégies d’entrée des multinationales (Habib et Zuraicki, 2002; Javorcik et Wei, 2009; Mezia et Mezias, 2010; Rodriguez et al., 2005; Uhlenbruck, Rodriguez, Doh et Eden, 2006). Ces études permettent de mesurer l’effet de la corruption sur la prise de décision des multinationales. Cependant, les recherches analysant plus particulièrement l’effet de la corruption sur la performance ou la survie restent rares. Une exception notable est celle de l’étude menée par Meschi (2009). Mais celle-ci repose sur des données au niveau macro pour mesurer la corruption. Lorsqu’elles portent sur la corruption au niveau des firmes, les recherches tendent en général à analyser les raisons pour lesquelles une entreprise en particulier s’est engagée dans des pratiques de corruption (Ashforth, Gioia, Robinson et Treviño, 2008; Collins, Uhlenbruck et Rodriguez, 2009) ou à comprendre comment les entreprises réagissent face à la corruption et quels sont les coûts associés à celle-ci (Doh, Rodriguez, Uhlenbruck, Collins et Eden, 2003). Mais les recherches utilisant des mesures au niveau des firmes pour étudier les conséquences de la corruption sont très rares, essentiellement du fait de la difficulté d’obtenir des données.

La question des conséquences de la corruption sur la performance des firmes conduit à une opposition entre l’hypothèse de « l’huile dans les rouages » (grease the wheel) et celle du « grain de sable dans les rouages » (sand the wheel). La première hypothèse suppose que la corruption, bien qu’elle soit négative pour la croissance économique d’un point de vue général, peut avoir des effets positifs car elle contribue à accroitre l’efficacité dans une situation de régulation excessive et de bureaucratie inefficace (Bardhan, 1997; Méon et Sekkat, 2005). Cette hypothèse peut être transférée au niveau de la firme : la corruption pourrait permettre de contourner les difficultés liées à l’entrée sur un nouveau marché (Boddewyn et Brewer, 1994) et pourrait compenser certains effets de la liability of foreignness comme le manque de légitimité et le manque de connaissance de l’environnement et du marché local (Ahlstrom et Bruton, 2001). A l’opposé, l’hypothèse « sand the wheel » souligne les effets négatifs de la corruption. Les résultats des rares études ayant testé les effets du paiement de la corruption par les firmes sur leur performance ont été contradictoires. McArthur et Teal (2002) et Fisman et Svensson (2007) ont contredit l’hypothèse « grease the wheel », leurs résultats ayant démontré un effet négatif de la corruption sur la productivité et la croissance de la production. En revanche, Vial et Hanoteau (2010) ont montré une influence positive du paiement de pots-de-vin sur la croissance de la production et de la productivité des entreprises. A ce jour, nous n’avons pas connaissance d’études empiriques qui auraient analysé l’effet de la corruption au niveau des firmes sur leur survie.

La corruption entraîne de nombreux coûts directs et indirects (Doh et al., 2003). Au niveau de la firme et d’un point de vue d’analyse de la performance, un des plus grands effets négatifs tient au fait que la corruption détourne les ressources qui auraient pu être investies dans des activités productives. Cela menace la performance et la survie de l’entreprise. Nous proposons donc une première hypothèse relative aux effets négatifs de la corruption portant sur l’ensemble des firmes (locales et étrangères).

Hypothèse 1 : Les firmes participant à la corruption ont une probabilité de survie plus faible.

Cependant, la corruption peut aider à minimiser certains aspects de la liability of foreignness comme le manque de légitimité, le manque d’informations, les complexités bureaucratiques et les barrières règlementaires. En effet, les études inscrites dans le cadre de l’hypothèse « grease the wheel » soulignent des aspects facilitateurs de la corruption qui sont particulièrement liés à la situation des filiales étrangères (Boddewyn et Brewer, 1994). Selon cette hypothèse, la corruption permet de compenser des dysfonctionnements du système et de contourner des difficultés liées à son inefficacité. Les problèmes d’accès aux marchés, les barrières réglementaires et les complexités administratives s’imposent avec plus de rigueur aux filiales étrangères car celles-ci disposent d’une connaissance plus faible du système que les entreprises locales. Elles subissent les effets de la liability of foreignness et de la liability of outsidership (Johanson et Vahlne, 2009). Elles ont en effet une moindre connaissance de l’environnement local et un accès plus complexe aux réseaux d’affaires et aux personnes influentes localement. La corruption permet de favoriser ces accès et elle permet de contourner des complexités liées aux dysfonctionnements ou aux défauts des institutions locales. Ainsi les aspects facilitateurs de la corruption soulignés par les études inscrites dans l’hypothèse « grease the wheel » (Bardhan, 1997; Méon et Sekkat, 2005) sont particulièrement importants pour les filiales étrangères. Nous supposons donc que les filiales étrangères participant à la corruption auront une probabilité de survie supérieure à celle des filiales qui ne participent pas.

Nous proposons de mesurer les effets de la corruption selon deux perspectives. Tout d’abord, dans l’hypothèse 2a énoncée ci-dessous, nous testons les effets de la corruption sur la survie des filiales étrangères quel que soit le montant payé (nous comparons les filiales qui paient et celles qui ne paient pas). Ensuite, nous mesurons l’influence du montant de pots-de-vin payés sur la possibilité de survie. Nous supposons que plus la filiale paie, plus sa probabilité de survie sera élevée.

Hypothèse 2a : Les filiales étrangères participant à la corruption ont une probabilité de survie supérieure.

Hypothèse 2b : Plus le montant versé pour corrompre est élevé, plus la probabilité de survie est élevée.

Les études passées montrent que la liability of foreignness a un impact supérieur sur les filiales les plus récentes. Les effets de la liability of foreignness déclinent avec le temps au fur et à mesure que la filiale étrangère acquiert de l’expérience locale (Barkema, Bell et Pennings, 1996; Zaheer et Mosakowski, 1997). Ainsi, les filiales les plus anciennes devraient pouvoir bénéficier des avantages liés à leur caractère étranger en supportant moins le poids de la liability of foreignness (Kronborg et Thomsen, 2009; Li et Guisinger, 1991). L’hypothèse 2 suggère que corruption permet de modérer les effets de la liability of foreignness. Etant donné le moindre effet de la liability of foreignness sur les filiales étrangères les plus anciennes, le caractère modérateur de la corruption devrait être moins marqué pour celles-ci. Ainsi, nous supposons que la corruption aura un effet positif sur la probabilité de survie des filiales étrangères durant les premières années. Cependant, comme les effets de la liability of foreignness décroissent avec le temps, le caractère modérateur de la corruption devrait disparaitre. Nous supposons donc que l’effet de la corruption décline avec le temps.

Hypothèse 3 : L’influence de la corruption sur la survie décline lorsque l’âge de la filiale étrangère augmente.

Notre étude se situe dans un cadre particulier. L’Indonésie présente une spécificité en termes de corruption qui a l’avantage de rendre possible l’étude de la corruption au niveau des firmes sur un large échantillon (des éléments apparaissant dans les statistiques officielles collectées au niveau des entreprises permettent d’établir des proxys pour la mesure de la corruption). Mais cette spécificité présente par ailleurs l’inconvénient de conduire à des résultats fortement contextualisés. Nous présentons donc dans l’encadré ci-dessous quelques éléments qui permettent de décrire les caractéristiques du contexte indonésien.

Données et méthodologie

Présentation des données

Nous utilisons la base de données Statistik Industri qui présente des données sur la population totale des entreprises de l’industrie manufacturière en Indonésie dont l’effectif est supérieur à 20 employés. L’industrie manufacturière se divise en neuf secteurs : alimentaire, boissons et tabac (31), textile, vêtements et cuirs (32), produits en bois (33), papier, peinture et impression (34), chimie, caoutchouc et plastique (35), minéraux non métalliques (36), métaux basiques (37), produits en métal et machines (38) et autres productions (39).

Chaque établissement peut être suivi dans la base de données au fil des années grâce à un même numéro d’identification. Comme nous travaillons sur une population complète et non un échantillon, nous pouvons considérer que l’apparition d’un nouveau numéro d’identification est une entrée (création d’entreprise) et la disparition d’un numéro d’identification une sortie (fermeture d’entreprise). Cela implique certes une limite car certains établissements peuvent être créés avec un nombre d’employés inférieur à 20 (ils n’apparaissent alors pas dans la base de données), et certaines sorties peuvent être liées au fait que le nombre d’employés passe en dessous de 20. Cependant les effets de cette limite sont très restreints car le nombre moyen d’employés des filiales étrangères est de 519 et celui des entreprises locales est de 152.

La base de données couvre une période de 33 ans, de 1975 à 2007. Nous pouvons donc comptabiliser les entrées à partir de 1976 et les sorties jusqu’à 2006. La période étudiée couvre six épisodes macro-économiques différents : de 1975 à 1980, le pays voit la croissance de son économie portée par les revenus pétroliers; dans la période 1981-83, le pays fait l’expérience d’une première crise due à la baisse des revenus pétroliers, ce qui entraine une série de réformes de 1984 à 1989 visant à ouvrir l’économie pour attirer les investissements étrangers; en 1990-96, de nombreux investissements locaux et étrangers conduisent à une très forte augmentation du taux de croissance économique et cette période s’achève avec la crise asiatique en 1997-98 et la fin de la dictature Suharto qui a duré 33 ans; 1999-2007 est une période de transition et de rétablissement de l’économie, qui précède la crise économique mondiale actuelle.

La population totale d’entreprises du secteur manufacturier en Indonésie sur la période 1975-2007 est constituée de 67 721 établissements. Sur la période d’étude, en ne conservant que les entreprises dont nous pouvons observer l’année d’entrée (à partir de 1976), nous avons 360 588 observations qui représentent 55 183 entreprises dont 51 700 entreprises locales et 3 483 filiales détenues à 100 % par des multinationales étrangères.

Variables représentant les entreprises

En utilisant la date d’entrée, nous pouvons obtenir l’âge des établissements en nombre d’années. Etant donnée la nature du modèle (modèle de survie), nous utilisons cette variable uniquement comme variable d’interaction avec la variable indicatrice du type d’entreprise (filiale_étr) et la variable de corruption afin d’estimer l’effet de celles-ci modéré par l’âge de la firme. La taille est exprimée par le logarithme du nombre annuel d’employés (log taille).

La littérature souligne l’importance des cycles de vie industriels dans la dynamique des marchés : les entreprises présentes dans des industries en phase de lancement ont une probabilité de disparition plus faible dans les premières années suivant l’entrée massive sur le marché. Il s’en suit une période de difficulté (et de disparition d’entreprises) qui précède la maturité de l’industrie. Les entreprises présentes dans des industries en déclin ont une probabilité de survie plus faible (Baden-Fuller, 1989; Horvath, Schivardi et Woywode, 2001). Nous ajoutons à cet effet de l’industrie un indicateur de performance au niveau de l’entreprise, qui est la croissance de la production, et nous mesurons ainsi la croissance de la production de l’entreprise comparée à la croissance de la production totale dans l’industrie (production). Ceci nous permet de mesurer la croissance de la production de l’entreprise en l’ajustant en fonction du cycle de vie du secteur.

Comme indicateur de performance, nous avons mesuré la productivité de la main d’oeuvre (production par employé). Cette mesure permet de souligner l’efficacité technique de l’entreprise. Afin de tenir compte des particularités de l’industrie, nous avons calculé la productivité de la main d’oeuvre de l’entreprise par rapport à la moyenne dans le secteur (productivité).

Variables relatives au secteur

Nous utilisons deux variables de contrôle liées à la structure et à la dynamique de l’industrie susceptibles d’influencer la survie des firmes (Baden-Fuller, 1989; Horvath et al., 2001; Mata et Portugal, 2002; Kronborg et Thomsen, 2009). Le premier est l’index d’Herfindhal de la concentration du secteur calculé pour chaque année en prenant la somme des carrés de la part de marché de chacune des entreprises dans le secteur (concentration). Le second indicateur est la proportion d’entreprises étrangères dans le secteur (part filiales_étr).

Indicateurs macroéconomiques

Nous étudions une période de 33 années qui a été marquée par 6 épisodes macro-économiques. Deux de ces épisodes sont susceptibles d’influencer fortement la survie des entreprises : les deux crises de 1981-83 et 1997-98. Nous mesurons leur effet en créant deux variables binaires (crise 1 et crise 2). La valeur de crise 1 est égale à 1 si l’année de l’observation est 1981, 1982 ou 1983 et la valeur de crise 2 est égale à 1 si l’année de l’observation est 1997 ou 1998. La probabilité de survie des entreprises devrait être plus faible durant ces deux périodes.

Indicateurs de corruption au niveau de la firme

L’Indonésie présente l’un des niveaux de corruption les plus élevés dans le monde (Mauro, 1995). Cette corruption est caractérisée par sa quasi-institutionnalisation au plus haut niveau de l’Etat (Schwarz, 2004; Robison, 1986). Ce phénomène a été étudié par de nombreux autres auteurs (Mc Leod, 2000; Robertson-Snape, 1999; Behrman et Deolalikar, 1989), et tous distinguent au moins deux voies de corruption. La première voie passe par les donations aux yayasans, associations légales et a but caritatif, exemptes de taxes et non auditées et qui sont traditionnellement dirigées par des individus proches des élites locales. Les yayasans sont utilisées par les élites locales comme voies de corruption. Ainsi comme le souligne The Economist (1993), et en ligne avec les articles cités ci-dessus, « en sus de leur travaux de charité, [les yayasans] agissent comme des caisses noires géantes, allouant des faveurs et accaparant des contrats lucratifs ». La seconde voie de corruption passe par la collecte des taxes indirectes. McLeod (2000, p. 24) indique que « la bureaucratie indonésienne est adepte de la création de réglementations innombrables qui requièrent toutes une forme d’action bureaucratique avant que les firmes du secteur privé ne puissent effectuer quelque activité normale que ce soit : la délivrance de licences, autorisations, certificats, permis, etc… la plupart des gens savent qu’il leur sera nécessaire de graisser des pattes s’ils ne veulent pas être bloqués par la bureaucratie dans tout ce qu’ils veulent faire. »

Notre base de données nous permet de mesurer la corruption pour chacune de ces deux voies, qui sont deux mesures de la corruption au niveau des entreprises. La première mesure est dénommée dans la base de données « cadeaux, oeuvres de charité, donations » et la seconde « taxes indirectes », qui est une sous section de la catégorie « autres dépenses ». Cette rubrique recouvre les taxes sur les ventes, les licences d’établissement, les taxes sur l’immobilier, les taxes sur les véhicules à moteur, les frais d’importation et les frais de douane. Ces taxes sont un bon indicateur de corruption dans le contexte indonésien car elles sont utilisées par les officiels et bureaucrates pour collecter des pots-de-vin (voir en particulier les explications de Behrman et Deolalikar, 1989; Henderson et Kuncoro, 2006; Kuncoro, 2004; McLeod, 2000; Vial et Hanoteau, 2010). Pour cette première mesure, nous avons construit deux variables. La première est une variable binaire égale à 1 si l’établissement paie des pots-de-vin via les yayasans dans l’année d’observation (donations). Cela permet de tester l’effet du paiement ou du non-paiement de pots-de-vin sur la survie, indépendamment du montant payé. La seconde variable est la part des pots-de-vin dans la valeur ajoutée, qui permet de tenir compte du montant de pots-de-vin payé (niveau donations). Cette variable constitue un proxy pour la mesure de la corruption. La totalité du montant des donations ne constitue pas un paiement de corruption, mais les élites locales faisant transiter la corruption via ces donations, leur montant est un indicateur du niveau de corruption. Pour la seconde mesure, nous avons là aussi construit deux variables. La première est une variable binaire qui prend la valeur 1 si l’entreprise paye des taxes indirectes (taxes indirectes). La seconde indique la part de ces taxes dans la valeur ajoutée (niveau taxes indirectes). L’absence de paiement des taxes indirectes n’est pas un indicateur d’un refus volontaire de ne pas participer à la corruption. C’est un indicateur d’un paiement ou non. Les taxes indirectes sont liées à des licences et des droits accordés aux entreprises (par exemple une licence d’importation). L’entreprise qui n’a pas à se procurer de licence n’aura effectivement pas à participer au système de corruption. Mais en se procurant des licences, elle sera amenée à payer des taxes indirectes et c’est par cette voie que les bureaucrates font passer la corruption. Ces deux mesures (donations et taxes indirectes) donnent une indication assez complète sur la corruption au niveau des firmes car elles permettent de tenir compte à la fois de la corruption collectée par la « voie privée », c’est à dire par les élites locales au travers des associations et oeuvres de charité, et par la « voie des transactions officielles », c’est-à-dire par les bureaucrates au travers des taxes indirectes.

On distingue les firmes qui participent à la corruption de celles qui n’y participent pas au travers de la mesure du paiement ou non de donations et/ou taxes indirectes. Payer des donations ou des taxes indirectes signifie automatiquement que l’on participe à la corruption puisque le bureaucrate corrompu se sert sur chaque transaction d’un pourcentage certes inconnu mais supérieur à zéro. Les montants des donations et taxes ne représentent pas à 100 % les pots de vin versés, mais ils sont un bon proxy de ceux-ci. On note également que les sommes déclarées sont en toute vraisemblance inférieures aux sommes réellement versées.

Statistiques descriptives

Le tableau 1 présente les statistiques descriptives pour les principales variables de notre modèle. Pour les deux types d’entreprises étudiées (locales et étrangères), nous donnons le nombre total d’observations (nombre d’entreprises multiplié par nombre d’années d’observation) et la valeur moyenne des variables sur la période 1975-2007.

Tableau 1

Statistiques descriptives

Statistiques descriptives

1. Le pourcentage représente la part d’entreprises payant des donations, des taxes indirectes ou les deux

2. Le niveau des donations et des taxes indirectes est exprimé en pourcentage de la valeur ajoutée créée par l’entreprise

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Le taux de risque pour les entreprises locales est de 0.69, ce qui signifie que la probabilité de disparition sur la période est de 69 %. Le taux de risque pour les filiales étrangères est plus élevé : il est en moyenne de 0.72. L’âge moyen des filiales étrangères est de 6,81 ans et celui des établissements locaux est de 7,38 ans. Les entreprises domestiques ont une taille moyenne d’environ un tiers celle des filiales étrangères (177 employés pour les premières et 489 employés pour les secondes). La proportion de filiales étrangères payant des donations est de 54 %, et elle est de 75 % pour les entreprises locales. De même, la part moyenne que représentent les donations dans la valeur ajoutée est inférieure pour les entreprises étrangères (0,5 %) comparées aux entreprises locales (0,7 %). La proportion d’entreprises étrangères payant des taxes indirectes (61 %) est également inférieure à la proportion d’entreprises locales (82 %). Il en va de même pour la part représentée par les paiements de taxes indirectes dans la valeur ajoutée (2,7 % pour les entreprises étrangères et 2,9 % pour les locales). Globalement, 67 % des entreprises locales participent à la corruption par les deux voies, contre 43 % des filiales étrangères.

Le tableau 2 présente la matrice des corrélations des variables utilisées dans nos modèles.

Tableau 2

Matrice des corrélations

Matrice des corrélations

* p<0.05

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La matrice montre que le taux de risque est positivement corrélé au fait d’être une filiale étrangère. Le taux de risque est également positivement corrélé aux donations mais négativement aux taxes indirectes. Il est positivement corrélé au taux de croissance de la production mais négativement corrélé à la productivité des firmes. Il est négativement corrélé à la concentration des secteurs et au niveau de présence des filiales étrangères dans ces secteurs. Enfin, il est positivement corrélé aux deux périodes de crise.

Méthodologie

Nous utilisons le modèle de risque proportionnel de Cox pour tester nos hypothèses. L’application du modèle à notre étude empirique est :

Nous testons les variations du risque de base en fonction du secteur et de la date d’entrée afin d’avoir une expression non-paramétrique des variations potentielles liées à ces deux variables. Des taux de risque spécifiques au secteur peuvent être dus à des politiques sectorielles, un niveau élevé d’investissement ou des particularités dans la structure du marché. Les effets temporels couvrent les effets de vieillissement des actifs, les décisions de politique économique spécifiques à une année et les conditions économiques particulières.

Résultats

Le tableau 3 présente les résultats de l’application de la fonction de risque proportionnel de Cox suivant quatre modèles. L’hypothèse 1 est validée dans les quatre modèles. Lorsque l’analyse se situe au niveau général (entreprises locales et filiales étrangères confondues), les résultats montrent que les entreprises participant à la corruption ont un taux de survie inférieur (dans le tableau, un signe positif indique un risque supérieur, et donc une probabilité de survie plus faible).

Nos résultats valident l’hypothèse 2a. Les filiales étrangères qui paient des pots-de-vin ont une probabilité de survie supérieure. L’hypothèse 2b n’est que partiellement validée. Un niveau de corruption plus élevé accroit la probabilité de survie pour les donations, mais pas pour les taxes indirectes. Les statistiques descriptives montrent que la proportion d’entreprises étrangères participant à la corruption est moindre que celle des entreprises locales. Cela pourrait apparaitre contradictoire avec l’hypothèse d’un effet de la corruption sur la liability of foreigness. Cependant les résultats des tests statistiques montrent que l’effet modérateur de la corruption sur la survie existe spécifiquement pour les filiales étrangères et non pas pour les entreprises locales. Ce qui tend à valider l’hypothèse d’un effet de la corruption sur la liability of foreignness.

Nos résultats corroborent l’hypothèse 3 en montrant que l’effet de la corruption disparaît lorsque l’âge de la filiale étrangère augmente. Ces résultats sont statistiquement significatifs pour toutes les différentes mesures de la corruption mis à part la proportion de taxes indirectes dans la valeur ajoutée. Les résultats portant sur la proportion de donations dans la valeur ajoutée montrent cependant qu’un paiement plus élevé influence positivement la survie des filiales étrangères, mais cet effet disparaît avec l’âge.

Les résultats sur les différentes variables de contrôle sont cohérents avec les résultats des recherches passées. Les entreprises plus grandes et présentant une productivité supérieure à la moyenne ont une probabilité de survie supérieure. Cependant, les entreprises ayant une croissance de la production supérieure à la moyenne ont une probabilité de survie plus faible. Cela s’explique par le fait qu’elles ont une exposition supérieure aux risques de conjoncture. Les entreprises présentes dans des industries plus concentrées ont une probabilité de survie plus faible car elles doivent faire face à la concurrence d’entreprises de grande taille. Les entreprises présentes dans des industries avec un taux élevé d’entreprises étrangères ont plus de chances de survie. Logiquement, les entreprises ont une plus grande probabilité de disparaitre pendant les périodes de crise économique.

Tableau 3

Résultats de l’analyse de survie

Résultats de l’analyse de survie

* p<0.1, **p<0.05, *** p<0.01

Un signe positif indique un risque supérieur, et donc une probabilité de survie plus faible

Tous les modèles sont stratifiés en fonction du secteur et de l’année d’entrée

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Discussion

Nos résultats mettent tout d’abord en évidence les effets négatifs de la corruption sur la survie des firmes en général. Ils viennent modérer des résultats antérieurs qui montraient que la corruption tendait à accroitre la croissance de la production et de la productivité des firmes (Vial & Hanoteau, 2010). Si la corruption peut paraitre accroitre la performance moyenne individuelle des firmes en termes de croissance, elle est néanmoins néfaste à ces mêmes entreprises en termes de survie. Nos résultats rejoignent des travaux plus macroéconomiques qui soulignent que la corruption tend à détruire de la valeur (Mauro, 1995; Méon et Sekkat, 2005). Pour les entreprises, la corruption n’est donc pas avantageuse. Le comportement corrompu peut alors s’expliquer de deux manières. Soit elle est un effet de la rationalité limitée et d’une vision à court terme : la corruption semble mettre de l’huile dans les rouages et permettre l’accès à certains avantages, mais elle est finalement destructrice de valeur et elle menace la survie des firmes à long terme. Soit elle est un mal nécessaire qui s’impose aux entreprises du fait de dysfonctionnements institutionnels.

Notre étude montre cependant un effet de la corruption qui apparait positif sur la survie des filiales étrangères dans un pays émergent caractérisé par une importante économie informelle et une généralisation de la corruption. Nos résultats empiriques corroborent l’hypothèse que la corruption contribue à diminuer les effets négatifs liés au fait d’être étranger pour les filiales les plus récentes. En effet, les pots-de-vin facilitent l’insertion dans les réseaux locaux et de créer des contacts utiles parmi les personnalités influentes pour obtenir des permis et des licences. Ainsi, ils facilitent et accélèrent la mise en oeuvre des opérations. Mais ils permettent également d’accélérer l’apprentissage de l’environnement local en termes de connaissance de la culture, de création d’une légitimité et d’insertion dans les réseaux. Ils contribuent ainsi à réduire les coûts liés à l’entrée sur un nouveau marché. Il est intéressant de constater que l’effet modérateur de la corruption disparaît avec le temps. Ceci laisse supposer que les filiales étrangères qui survivent réalisent un apprentissage de l’environnement rendant de fait l’effet modérateur de la corruption inutile. Ainsi, on constate également à travers ce résultat que l’effet facilitateur de la corruption est limité au court terme.

Les recherches passées ont en général souligné les effets négatifs de la corruption et ont mis en avant les nombreux coûts qu’elle implique pour les filiales étrangères (Doh et al., 2003). La corruption détourne des ressources qui auraient pu être investies dans des activités productives. Mais les problèmes liés à la corruption ne se limitent pas aux coûts, les principaux enjeux étant la légalité, l’éthique et l’équité dans la pratique des affaires. Nos résultats montrent que le paiement de la corruption contribue à accroître la probabilité de survie des filiales étrangères récentes. Une explication simple pourrait être que les filiales étrangères sont forcées de payer parce que celles qui refusent seront pénalisées par les autorités locales corrompues. Mais nos résultats indiquent que l’explication n’est pas si simple. Car la corruption a une influence seulement sur les filiales étrangères récentes. A l’opposé, elle a un effet négatif sur la survie des filiales étrangères plus anciennes. Ainsi, nous expliquons l’influence de la corruption sur la survie des filiales étrangères récentes par ses effets modérateurs sur la liability of foreignness. Ceci est confirmé par l’effet de l’âge mis en avant dans nos résultats. Il y a une liability of foreignness pour les filiales les plus récentes mais pas pour les filiales les plus anciennes. Les premières doivent faire face à un environnement inconnu et dans ce cas la corruption peut jouer un effet modérateur et influencer positivement la probabilité de survie. Cependant, la corruption a une influence strictement négative sur les filiales étrangères les plus anciennes car les effets de la liability of foreignness ont déjà été compensés par un apprentissage de l’environnement local au niveau de la filiale étrangère. Nos résultats soulignent ainsi une des raisons pour lesquelles la corruption peut être amenée à perdurer, voire à se développer. Les managers des filiales étrangères peuvent tenter de justifier leur acceptation de la corruption sur la base d’arguments ancrés dans une logique de darwinisme social : payer est une condition nécessaire pour survivre, au moins à court terme. C’est un argument moralement inacceptable. Cependant, les managers sont confrontés à un dilemme entre d’un côté des standards moraux et de l’autre des impératifs économiques. Si la corruption est une condition de survie, il est difficile de refuser individuellement de payer des pots-de-vin. La solution du dilemme peut seulement provenir d’un comportement collectif soutenu par des institutions. Comme le soulignent Persson, Rothstein et Teorell (2012), la plupart des réformes et politiques visant à combattre la corruption échouent parce qu’ « elles sont basées sur une conceptualisation de la corruption en tant que problème principal-agent, mais dans un cadre de corruption généralisée, la corruption ressemble plutôt a un problème d’action collective. Ceci aboutit en conséquence à l’échec des réformes anticorruption qui se construisent sur le cadre principal-agent, considérant comme acquise l’existence de principaux incorruptibles » (p. 1).

La solution est alors d’éduquer à la fois les dirigeants institutionnels et les dirigeants d’entreprises quant à la vision court-termiste du lien qu’il peut exister entre corruption et entrée, corruption et croissance, et corruption et survie. Cependant, il est illusoire de penser qu’un système intégralement corrompu peut changer simplement par des actions individuelles. Comme le soulignent Persson, Rothstein et Teorell (2012), il se pourrait que seule une politique de « big push » pour combattre la corruption soit efficace.

Notre étude porte sur un environnement spécifique. Les économies émergentes sont en général caractérisées par un environnement souvent qualifié d’hostile (Hoskisson et al., 2000). Cette hostilité influence la survie des investissements directs étrangers (Dhanaraj et Beamish, 2009). Les effets de la liability of foreignness sont plus élevés pour les filiales étrangères dans un environnement hostile et complexe. Dans ce type d’environnement, se plier aux pratiques de corruption va conduire à une réduction des principaux effets négatifs de la liability of foreignness. Ainsi, ceux-ci sont pleinement supportés par les filiales étrangères récentes à moins qu’elles n’entrent dans le système de corruption, alors que les filiales les plus anciennes souffrent moins de ces effets.

L’environnement institutionnel influence les actions des firmes et la prise de décision (Hirsh, 1975). Plus spécifiquement, les stratégies des filiales de multinationales dans les pays émergents dépendent du contexte institutionnel local (Meyer, Estrin, Bhaumik et Peng, 2009). Le cadre institutionnel d’une société comprend les institutions formelles définies par la constitution et les règles légales et organisationnelles, mais il comprend également des institutions informelles qui sont des codes de conduite, des valeurs, des normes et des attitudes non codifiées qui sont profondément ancrées dans les structures de la société (North, 1990). Nombre de pays émergents sont caractérisés par un faible développement des institutions formelles et ceci crée un vide généralement comblé par des institutions informelles (Puffer, McCarthy et Boisot, 2009). La corruption s’apparente à une institution informelle, elle devient une pratique largement répandue et acceptée qui s’intègre aux comportements dans les affaires. Ceci contribue à donner des arguments aux décideurs pour justifier leur propre comportement face à la corruption (Tonoyan, Strohmeyer, Habib et Perlitz, 2010). Dans un environnement corrompu, le paiement de pots-de-vin trouve une explication dans le cadre d’une stratégie de réduction des risques ou de garantie de survie. Ceci souligne une première limite de notre étude en termes de généralisation des résultats puisqu’elle porte sur un environnement particulièrement corrompu et dans lequel la corruption est institutionnalisée.

Le cadre de notre étude se situe dans un environnement économique particulier. La corruption est en général considérée comme négative à la fois au niveau macro-économique (pour la croissance du pays) et au niveau micro-économique (pour les entreprises dont les ressources sont détournées). Cependant, des études ont démontré le caractère spécifique des pays asiatiques, mettant en avant ce qui a été désigné comme le « paradoxe asiatique » : la corruption est une pratique courante, établie depuis de très longues années et elle ne semble pas freiner la croissance de l’économie (Kaufmann et Wei, 1999; Rajan et Zingales, 1998). En outre, comme nous l’avons précisé précédemment, l’Indonésie présente une situation particulière en termes de corruption. Celle-ci y est institutionnalisée et se retrouve des plus hauts sommets de l’Etat jusqu’aux plus petites institutions locales. Le cadre est donc particulier. Par ailleurs, la mesure de la corruption est spécifique. Elle repose sur une analyse des donations aux yayasans et sur les taxes indirectes. Cette mesure a l’avantage de permettre une identification de la corruption au niveau des firmes mais elle n’est pas directement transposable dans le contexte d’un autre pays. Il serait donc intéressant de prolonger les résultats obtenus en menant des recherches dans des pays différents en utilisant d’autres mesures de la corruption.

Conclusion

Nous avons testé l’effet modérateur de la corruption sur la survie des filiales étrangères. Contrairement aux précédentes recherches qui ont proposé des comparaisons internationales en utilisant une mesure de la corruption au niveau macro, nous avons basé notre analyse sur des données au niveau des firmes. Nos résultats montrent que la corruption joue un rôle modérateur sur le taux de disparition des filiales étrangères récentes. La corruption tend donc à compenser les effets de la liability of foreignness associée à l’entrée sur un nouveau marché. Cette influence de la corruption disparaît lorsque l’âge de la filiale étrangère augmente.

Nous avons concentré notre analyse sur les filiales détenues à 100 % par des multinationales. Afin de compléter ces résultats, des études futures pourraient prendre en compte différents modes d’entrée sur un marché étranger comme les joints ventures et comparer les effets de la corruption sur les filiales à 100 %, les joint ventures détenues majoritairement par des entreprises étrangères et les joint ventures à capital local majoritaire. Cela permettrait d’affiner l’analyse de l’influence de la corruption en fonction du niveau de contrôle exercé par les entreprises étrangères sur la filiale locale. Par ailleurs, il serait utile de prendre en compte d’autres indicateurs de performance, au-delà de la survie, en vue de contrôler les résultats.

Notre étude est basée sur l’analyse de données au niveau d’une population d’entreprises et non pas d’un échantillon. Elle apporte en outre de nouveaux résultats sur le rôle de la corruption en utilisant des mesures au niveau des firmes et non des comparaisons d’index entre pays. Cependant une limite importante tient au fait qu’elle se concentre sur un pays en particulier : l’Indonésie. Des études passées ont souligné l’existence d’un « paradoxe asiatique » : la corruption est omniprésente, mais elle n’a pas nécessairement un effet négatif sur la croissance économique (Rajan et Zingales, 1998). Afin de prolonger et discuter nos résultats, il serait intéressant d’étudier l’effet de la corruption sur la survie des filiales étrangères dans d’autres pays.