Corps de l’article

L’époque est marquée par le développement d’un phénomène de « juridictionnalisation »[1] des activités sociales (Pélisse, 2009) : le droit s’affirme, dans sa forme procédurale, comme un modèle de régulation comportementale, et ce, en tous secteurs d’activité - en réponse au phénomène concomitant de judiciarisation croissante des rapports sociaux (Commaille & Dumoulin, 2009). Mouvement qui correspond, pour sa part, au recours accru à l’institution judiciaire pour le règlement des conflits. Ainsi l’inclination contemporaine à porter les affaires devant les tribunaux induit-elle, dans une logique de gestion des risques, l’édiction préventive de codes de conduite, cadrant formellement la grammaire du faire, régulant formellement les comportements des acteurs sociaux en énonçant leurs devoirs.

Le champ des activités scientifiques est pleinement touché par ce phénomène : de plus en plus d’associations académiques, notamment en sciences sociales, au niveau mondial, engagent un processus de détermination des devoirs des chercheurs. La minimisation du risque judiciaire, lié à l’activité même de recherche, est ainsi de plus en plus souvent formulée en des termes qui relèvent d’une juridictionnalisation de la recherche - d’une régulation formalisée, institutionnalisée, de l’éthique de la recherche.

Le développement actuel de ce « tournant éthique » en sciences sociales est ici pointé : il s‘agit de montrer qu’il est pris dans la continuité du modèle de gouvernance progressivement mis en place dans les sciences biomédicales et de poser les bases d’un débat critique sur cette orientation (1). Nous montrons que l’application de ce système pose, pour les recherches herméneutiques en particulier[2], très largement utilisées en management, un certain nombre de problèmes. Nous proposons, à partir de l’étude d’un corpus de textes académiques issus de champs disciplinaires variés, où la juridictionnalisation de la recherche est déjà prononcée, une synthèse des critiques actuellement développées. Nous utilisons dans cette perspective, pour cadre d’analyse, le modèle sociologique des compétences morales de Boltanski et Thévenot (1991), qui élucide les grammaires de justification utilisées par les acteurs lorsqu’ils « montent en généralité »dans leur jugement de la légitimité d’un fait social (2). L’éclairage que délivre ce modèle sur les catégories d’arguments exploités sert au final le développement d’un plaidoyer pour une régulation endogène de la recherche herméneutique dont nous traçons quelques lignes directrices (3).

Un tournant éthique à risque pour la recherche herméneutique

Si le processus de juridictionnalisation des pratiques scientifiques se déploie depuis quelques décennies déjà dans le champ disciplinaire des sciences biomédicales, il n’implique que depuis peu celui des sciences sociales[3]. Après un bref tracé de cette évolution historique, les enjeux de ce mouvement éthique pour les méthodes herméneutiques sont décrits.

La juridictionnalisation de la recherche : des sciences biomédicales aux sciences sociales

Avant d’impacter les sciences sociales, le mouvement de juridictionnalisation de l’activité scientifique a d’abord concerné les disciplines biomédicales. Il s’est alors agi de dire les droits des sujets invités à participer aux recherches et, simultanément, de dire les devoirs des chercheurs. Ces préoccupations normatives, historiquement liées à la découverte de pratiques moralement insupportables[4], se traduisent par le développement continu d’un modèle « top-down » de contrôle des projets de recherches (Elwood, 2007). Modèle de régulation exogène où ce qu’il faut faire, et ne pas faire, est stipulé dans des codes de conduites, préétablis, s’imposant aux chercheurs dans la construction du design de leurs méthodes d’investigation - projets que des comités d’éthique évaluent en amont, pour autoriser leur réalisation.

Aux Etats-Unis, où ces comités (IRBs - Institutional Review Boards) sont mis en place depuis 1966, une série de lois fédérales a étendu le type des recherches soumises à un contrôle éthique. Le « Code of Federal Regulations » (1991), définissant la politique de protection des sujets, ne requérait ainsi ce contrôle, originellement, que pour les recherches directement financées par le gouvernement. Les IRBs en ont progressivement étendu le champ d’application en mobilisant les lois constitutives de ce « CommonRule » pour le contrôle de toutes (ou presque) les recherches conduites dans les universités (Israël & Hay, 2006; Mertens & Ginsberg, 2009). Quoique leurs modèles de gouvernance de la recherche soient historiquement très différents de celui des Etats-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande suivent ce mouvement d’extension : celui-ci est notablement justifié par la facilitation de recherches interdisciplinaires couplant sciences biomédicales et sciences sociales, mais aussi par le souci de préserver la confiance du public dans la science. Cette motivation s’avère pour beaucoup un important facteur explicatif de l’actuelle dynamique de réglementation éthique (Fairhead et al., 2006; Geissler & Pool, 2006; Molyneux et al., 2005).

Au Royaume-Uni encore, le développement de RECs (Research Ethics Committees) dans toutes les Universités reste actuellement sans obligation légale - mais est visé et organisé par l’ESRC (Economic and Social Research Council). Les diverses agences de financement de la recherche, soucieuses de la préservation de leur réputation, inclinent à l’adoption de dispositifs bureaucratiques de contrôle éthique. La régulation éthique des sciences sociales s’est ainsi constamment accrue et toutes les universités ont mis en place des RECs (Molyneux & Geissler, 2008; Tinker & Coomber, 2004).

Dans ces divers pays, on assiste ainsi à une extension du champ d’application et à un renforcement continus de la juridictionnalisation de la recherche (cf. également, pour diverses vues sur ce processus, Alberti, 2000; Forster et al., 2001; Joffe et al., 2001; Weijer & Emanuel, 2000). Processus qui assure une régulation, exogène, de plus en plus serrée : du fait du développement des procédures administratives de contrôle de la qualité éthique des projets de recherche, les codes de conduite édictés ne sont effectivement plus simplement recommandatoires mais s’exercent à présent avec la force du droit sur les chercheurs. De fait, le rôle des comités d’éthique est aujourd’hui tel que leur consentement est devenu une condition nécessaire à la réalisation des projets de recherche et à leurs publications.

L’approbation des comités d’éthique est notablement assise sur l’obtention, également, du consentement éclairé des sujets étudiés. L’examen des divers codes de conduite actuellement en place montre ceux-ci cadrés par deux valeurs essentielles (Zimmerman, 2005) : valeur de bienfaisance d’une part, et valeur de respect des personnes d’autre part (Auteur 1, 2004). Déclinées au plan opérationnel, ces deux valeurs impliquent la mobilisation de deux règles essentielles : d’une part, celle de minimisation des risques encourus par les sujets et de maximisation des bénéfices escomptés par la société et d’autre part, celle d’information et de consentement des sujets. Dans la perspective du premier principe, aucune recherche empirique sur la personne ne doit être entreprise si elle ne respecte pas la dignité des sujets participants et si ceux-ci encourent des risques démesurés d’atteinte à leur intégrité physique ou psychique. Dans la perspective du second principe, l’obligation d’obtenir le consentement des sujets apparaît comme le premier devoir des chercheurs (Corrigan & Williams-Jones, 2003; Burgess, 2007; Dyer, 2006).

La France ne peut rester à l’écart de ce vaste mouvement de juridictionnalisation. Un régime de contraintes se construit peu à peu, qui l’y engage : les programmes internationaux de financement de la recherche intègrent de plus en plus souvent des volets d’évaluation des dimensions éthiques des projets soumis (Laurens & Neyrat, 2010); les comités nord-américains des revues scientifiques sont de plus en plus nombreux à requérir, auprès des auteurs qui leur soumettent des articles, l’avis d’un comité d’éthique sur les protocoles engagés (Murphy & Dingwall, 2007); en plusieurs disciplines des sciences sociales, les soutenances de thèses intégrant des chercheurs nord-américains dans les jurys constitués suscitent, de leur part, des questions étonnées sur l’absence récurrente d’explicitation du cadre éthique des travaux présentés, et l’absence d’avis rendu par un comité d’éthique (Desclaux & Sarradon-Eck, 2008). En conséquence du développement de ce régime de contraintes, pesant sur les collaborations, diverses disciplines des sciences sociales ont dès à présent produit, en France, des chartes et codes de conduite ou engagent les réflexions collectives préliminaires à ces développements - Association Française de Sociologie, Association Française de Sciences Politiques, Société Française de Psychologie, etc. (cf. notamment Cefaï & Costey, 2009). Comme ces autres disciplines, les sciences de gestion sont vivement interpellées par l’actuel tournant éthique de la recherche en sciences sociales (cf. notamment Bayle & Royer, 2010, Royer, 2011).

Les méthodes herméneutiques au coeur de la problématique

Ce tournant ne se prend pas sans réticences, sinon résistances. C’est ainsi qu’on observe, à son encontre, une vive montée en puissance des critiques (e.g., Atkinson, 2009; Boden et al., 2009; Dingwall, 2006, 2008; Elwood, 2007; Gunsalus, 2004; Israel & Hay, 2006; Murphy & Dingwall, 2007). De plus en plus de chercheurs s’inquiètent de la dynamique de réglementation en cours - formalisant l’éthique en édictant des référentiels normatifs, standardisés, et définissant un protocole, bureaucratique, de contrôle des projets de recherche.

Pour l’essentiel, la critique de ce modèle est assise, aujourd’hui, sur une opposition entre sciences biomédicales et sciences sociales. Des spécificités épistémologiques et méthodologiques sont ainsi affirmées, qui sont présentées justifier la production, en sciences sociales, d’un modèle spécifique de régulation de l’éthique, et non pas l’importation de celui régissant les sciences biomédicales (Doucet, 2010).

Dans cette perspective, un principe très pragmatique fait consensus : « there is no point spending time and energy re-inventing the wheel, if the existing medical model provides a good way of dealing with the ethical problems » (Dyer & Demeritt, 2009). Encore faut-il que les problèmes en question soient universels. Or, sur ce point, les critiques du modèle de régulation actuel considèrent que celui-ci répond à des problématiques singulières, ancrées dans le champ des recherches biomédicales, étrangères à celles connues en sciences sociales. Ainsi, notamment, en raison du fait qu’en ce dernier champ, les sujets sont estimés toujours en situation de contrôler l’interaction avec les chercheurs (Gunsalus, 2004). Ainsi, encore, en raison du fait que les risques encourus par les sujets participants sont, entre les deux champs, sans rapport (Martin, 2007), alors même que le niveau de régulation éthique doit être en relation avec le niveau des risques encourus (Witherspoon, 2009).

Si ces spécificités des sciences sociales, relativement à celles biomédicales, sont estimées justifier l’application de régimes de régulation différenciés, il est une autre ligne d’argumentation relative, cette fois, à la diversité des méthodes exploitées. Plus qu’une question de domaine scientifique, ce qui importe alors tient essentiellement au fait que la recherche soit de type expérimental ou de type herméneutique[5]. Dans cette perspective, la conduite de recherches expérimentales (que ce soit en sciences biomédicales ou sociales) est estimée, en conséquence de leurs spécificités techniques, soulever des problèmes éthiques tout autres que ceux que peuvent poser les recherches herméneutiques - notamment celles ethnographiques - qu’elles soient en sciences biomédicales ou sociales (Royer, 2011; Corbett-Etchervers, 2011). La soumission de celles-ci au système de gouvernance originellement développé pour les recherches expérimentales pose de nouveaux problèmes éthiques, explicités à présent.

Les arguments contre la juridictionnalisation de la recherche herméneutique : une analyse par le modèle des compétences morales

Au plan méthodologique, l’analyse effectuée a porté sur un corpus textuel de plus de 200 articles publiés dans des revues de sciences biomédicales ou de sciences sociales[6], ainsi que des ouvrages, chapitres d’ouvrages et actes de congrès scientifiques, traitant de la juridictionnalisation de la recherche. Il s’est agi de repérer et d’analyser les critiques avancées à l’encontre de ce processus[7]. Le premier constat porte sur le fait que les argumentations élaborées se retrouvent fréquemment à l’identique, formellement, d’articles en articles. Des récurrences dans les critiques ont ainsi été observées, des sous-catégories d’arguments ont pu être élucidées, qui s’avèrent (en classification post hoc[8]) relever des registres du modèle de justification des régimes d’action identifiés par Boltanski et Thévenot (1991) - respectivement inspiré, industriel, marchand, domestique, de renom, civique. Cette grille d’analyse théorique des logiques d’action est particulièrement appropriée pour l’analyse des crises de légitimité : elle permet effectivement d’étiqueter, de clarifier et ainsi de mieux comprendre les positions des acteurs. Dans cette perspective, « le lieu de l’éthique est celui de la discussion et du débat, avec la diversité des convictions et des options qui s’y croisent et qui se confrontent, entrant en conflit, et non, d’emblée, dans le consensus même provisoire, qui peut en résulter. Le lieu de l’éthique est celui de la conscience, de l’interrogation, de la dissidence » (Bourgeault 1998). Ce qui rejoint l’idée du relativisme éthique qui considère avant tout l’éthique comme « un lieu de résolution de dilemmes et de conflits (…), un lieu de rapports de force entre divers points de vue » (Massé, 2009). Devant « l’épreuve » (au sens de Boltanski et Thévenot) que constitue pour les scientifiques le mouvement de juridictionnalisation, l’analyse des discordes et des arguments critiques qui apparaissent à son égard semble donc être une première étape pertinente afin de trouver une logique de régulation éthique adéquate, loin d’une approche normative dans laquelle l’éthique s’imposerait comme un impératif.

En chacun des régimes d’action de Boltanski et Thévenot, les principes de légitimité de l’action varient, relevant respectivement : de la grâce et de l’humilité, du sacrifice de soi (monde inspiré); de critères d’efficacité et d’efficience (monde industriel); de critères financiers, de profitabilité, d’enrichissement (monde marchand); d’une obligation de préservation des « plus petits”, par extension du lien familial (monde domestique); de la gloire et du crédit d’opinion, de l’estime et des mécanismes mimétiques (monde du renom); de la conscience de l’intérêt commun (monde civique). Présenté en annexe, un tableau synthétise les arguments énoncés.

Critiques issues de la cité inspirée

Une première ligne de critiques dénonce l’actuelle obsession à la minimisation des risques. Ce qui induit une « bureaucratisation de la vertu » (Bosk, 2007; Jacob & Riles, 2007). Une part croissante des ressources organisationnelles est alors consacrée à l’application et au contrôle de l’application de règles de plus en plus nombreuses - la bureaucratisation se développant finalement au détriment de la liberté académique (Whittaker, 2005), et de la créativité individuelle (Beagan & McDonald, 2005; Desclaux, 2008). L’éthique est comprise, ici, comme un ensemble de normes et de règles contraignant drastiquement l’éventail des options méthodologiques. Elle s’avère une « cage de fer » (Bledsoe et al., 2007).

Une deuxième ligne de critiques tient à ce que, si la juridictionnalisation des activités scientifiques ne pallie pas « l’exercice du jugement moral en situation » (Cefaï & Costey, 2009), elle tend à désinciter les chercheurs à décider par eux-mêmes des conduites éthiques les plus appropriées aux problèmes rencontrés. Le fond du problème tient à ce que, si les comités d’éthique sont en situation de décider de la réalisation d’une recherche, ils ne contrôlent pas l’effectivité des précautions programmées dans les projets soumis à leur évaluation. Ce qui tend à biaiser la perception de l’évaluation éthique des dossiers, prenant valeur de simple mesure de protection juridique des chercheurs, et des institutions, relativement à toutes revendications ou contestations potentielles (Desclaux & Sarradon-Eck, 2008).

Une troisième ligne de critiques, attachée aux spécificités épistémologiques des recherches herméneutiques, pointe le fait que celles-ci portent, par essence, une exigence de créativité méthodologique continuée, incompatible avec les requêtes adressées aux chercheurs par les comités d’éthique (Desclaux, 2008; Fassin, 2008a; Miller & Boulton, 2007). Requêtes qui orientent le questionnement éthique vers la seule phase, initiale, de conception du design méthodologique de la recherche. Or, la temporalité de la construction du protocole des recherches herméneutiques est singulière. Elle ne s’accorde pas avec l’idée d’une planification rigoureuse de l’investigation – idée qui domine en sciences expérimentales. Elle ne relève pas du « chronos », du temps long, sans pli, mais du « kaïros », du temps des moments opportuns, des surprises et des occasions à saisir, des bifurcations et des émergences provenant du terrain.

Critiques issues de la cité industrielle

Les exigences de consentement éclairé et d’anonymisation des données, traduites en normes procédurales, sont ici tout particulièrement contestées. Une première ligne de critiques à leur encontre tient ainsi à ce que la recherche herméneutique s’inscrit, par essence, dans un processus d’affinement itératif de questions. Typiquement, le chercheur débute sur une intuition de problème qu’il formule en une interrogation très large, qu’il précise graduellement, à mesure que s’accumulent les informations produites. Cela-même est difficile à concilier avec la requête de consentement éclairé, qui implique que les sujets soient renseignés, avant le début de l’enquête, de la problématique qui l’anime (Ramcharan & Cutliffe, 2001; Riessman, 2005). Celle-ci, ici, évolue en fonction des développements du terrain, ne se précise que très progressivement. Ce caractère fondamentalement ouvert de la recherche herméneutique signifie que les risques impliqués pour les sujets, n’étant pas anticipables, ne leur sont pas exposables (Miller & Bell, 2002). Ils ne peuvent donc être « éclairés » dans leur consentement.

Une deuxième ligne de critiques tient à ce que, lors même que la méthodologie serait préfixée, l’éclairage des sujets est toujours relatif. Le consentement obtenu ne peut être que plus ou moins éclairé. Quelle est, effectivement, la quantité convenable d’informations à divulguer sur le projet de la recherche qui puisse assurer les participants d’une compréhension pleinière des enjeux ? Celle-ci est indéterminable. Et même si le projet scientifique était intégralement dévoilé, l’éclairage effectif des sujets n’est pas pour autant assuré (Bauer et al., 2007). Le sous-entendu de cet éclairage est en effet, de fait, un modèle, naïf, de la communication comme transmission d’informations. Modèle qui méconnaît les problèmes d’incompréhension des documents théoriques, censés « éclairer » les sujets (Jacob, 2007); et plus encore, qui méconnaît les problèmes d’interprétation. Comme le notent Dixon-Woods et al. (2007), les sujets s’approprient les projets communiqués selon leurs attentes, leurs expériences personnelles, selon également les savoirs théoriques et techniques dont ils disposent, et qu’ils mobilisent pour produire des jugements appropriés. Leurs interprétations peuvent être ainsi complexes, et surprenantes car très divergentes (entre elles, et avec les anticipations des chercheurs).

Une troisième ligne de critiques, que portent les recherches herméneutiques, tient à ce que le consentement à l’enquête peut relever d’une évaluation continue et non pas ponctuelle. Dans cette perspective, le terme d’ »hôte » est intéressant - préférable à ceux, plus usuellement exploités, de « sujets participants » ou « d’informateurs » en ce qu’il capture bien la nature de la relation vécue sur le terrain (Murphy & Dingwall, 2007). Le chercheur y est de fait un « invité ». Le terrain est un territoire : celui des sujets étudiés (Albera, 2001). Le chercheur y est admis et, à ce titre, il lui faut respecter des attentes comportementales qui, si elles ne sont pas explicitées, n’en sont pas moins d’importance. Le consentement dans ce type de recherche ne peut relever que d’un processus (Parker, 2007). Il s’inscrit dans une dynamique temporelle, et relationnelle, qui court le long de l’enquête, et ne procède pas d’un accord contractuel (Martin & Marker, 2007; Miller & Boulton, 2007). Typiquement, au commencement de telles recherches, le consentement est limité : il doit être négocié, et renégocié, à mesure que se développent les relations avec les sujets étudiés (Adler & Adler, 2002; Bosk, 2007).

Une quatrième ligne de critiques porte sur l’idée, sous-entendue par le principe de consentement éclairé, d’un cadre temporel du questionnement strictement prédéfini. Or, les recherches herméneutiques n’ont pas de temps et d’espace définis : de l’information peut survenir en toute circonstance. Ce qui, au regard du modèle des normes éthiques, est très problématique (Fassin, 2006; Lederman, 2006, 2007; Peneff, 2009). Il est effectivement des cas, comme le rapporte van den Hoonaard (2002), où des chercheurs ayant exploité des conversations informelles comme matériels de recherche se sont vu signifier l’illégitimité de tels modes de production des données et ont vu leurs travaux disqualifiés. Comme le notent Céfaï et Costey (2009), la plupart des communications intellectuellement fertiles ne sont pas cadrées, au moment où elles s’effectuent, comme des moments de production de données. Les chercheurs sont alors insidieusement incités à éliminer de la présentation « officielle » de leurs travaux les divers éléments d’imprévu qui ont présidé à leur production (Schmitz, 2008), pratiques courantes dans le cadre de méthodes herméneutiques (Becker, 2002). La construction de modèles normatifs sous-estime la capacité des chercheurs à déployer des tactiques de contournement (Katz, 2006), à pratiquer un « art de l’esquive » (Fassin, 2008b).

Une cinquième ligne de critiques, portant sur les contraintes induites par le caractère formalisé du consentement à l’étude, s’appuie sur le fait que de nombreux sujets s’avèrent disposés à ne signifier qu’oralement leur acceptation à participer à une recherche (Martin & Marker, 2007). La requête de signature, en tant qu’elle accroît l’implication des sujets, induit de fait une idée de prise de risque, qui réduit les velléités participatives. Le formulaire de consentement est perçu par les sujets comme un facteur de réduction de leur anonymat, et comme un instrument de protection juridique des chercheurs, et non pas des participants à la recherche (Singer, 2004). Ce qui perturbe négativement la relation avec les chercheurs. L’idée d’un retour auprès des hôtes, à la fin de l’enquête, pour obtenir d’eux leur consentement à l’exploitation des informations produites, pose également problème. Ce geste bureaucratique opère effectivement comme un rappel à l’ordre institutionnel (Fassin, 2008b), réencastrant brutalement les relations enquêteurs-enquêtés dans un contexte technique. La demande de consentement ex post réduit ainsi fortement la crédibilité de la recherche (Murphy & Dingwall, 2007) : il est toujours possible, de fait, que celle-ci dévoile des vérités dérangeantes, déniées ou tenues cachées, que les sujets peuvent au final refuser de voir diffuser. Toute recherche critique devient alors difficile - population et thème de recherche étant finalement définis par les sujets plutôt que par les chercheurs.

D’autres critiques portent quant à elles sur l’anonymisation des données. Si celle-ci permet souvent de garantir efficacement la protection des enquêtés, la régularité ne fait pas la règle et le procédé n’est pas systématiquement satisfaisant (Roux, 2009). La question se pose ainsi, notamment, de la façon dont l’on peut véritablement anonymer les données et garantir la confidentialité des sources, quand les résultats de la recherche peuvent circuler dans un milieu d’interconnaissance (Langley & Royer, 2006). La légitimité même de l’anonymisation des données pose question. Certains chercheurs considèrent effectivement (de manière non nécessairement normative, mais pour leurs propres travaux) que leurs informateurs doivent être reconnus co-producteurs des résultats scientifiques (Lepoutre & Cannoodt, 2004) - association qui implique de lever les conditions de l’anonymat. D’autres chercheurs considèrent (de manière cette fois normative), que la recherche est assise sur un mandat sociétal, de sorte qu’elle doit être « collaborative » : lorsque des acteurs sociaux ont été longtemps politiquement dominés, les traiter avec dignité implique de leur rendre une parole confisquée. Dans cette perspective, donc, les participants ont le droit de voir leur contribution au progrès des connaissances publiquement explicitée.

Critiques issues de la cité marchande

Une première ligne de critiques à l’encontre de la juridictionnalisation de la science tient ici à la possible existence d’une « offre sans demande de recherche ». La limitation de la recherche par la contrainte du consentement éclairé des sujets pressentis a pour risque que seuls des thèmes consensuels puissent être finalement abordés (Desclaux & Sarradon-Eck, 2008). Les pratiques cachées, notamment (parce qu’illégales, ou immorales, inavouables car socialement réprouvées ou juridiquement condamnables), ne seraient alors plus étudiables, sinon marginalement (Laurens & Neyrat, 2010; Cefaï & Costey, 2009).

Une seconde ligne de critiques tient à ce que l’actuel mouvement de bureaucratisation éthique de la recherche fait obstacle à la rencontre entre offre et demande potentielle de travaux scientifiques. Les exigences administratives de l’évaluation imposent effectivement des délais de réponse pouvant empêcher la réalisation des projets soucieux de coller à l’actualité. D’ores et déjà, aux Etats-Unis, la prévention des difficultés relationnelles avec les comités amène les scientifiques à une « auto-censure consensuelle » de leurs sujets de recherche (Bledsoe et al., 2007). Par ailleurs, du fait de l’obligation, localement décidée par certains comités, de s’en tenir à des informations publiquement disponibles, l’enquête ethnographique est dès à présent devenue, pour certaines équipes de recherche nord-américaines, impossible à entreprendre sur des terrains « rapprochés » (Schweder, 2006). La question de leur survie est ainsi nouvellement posée (Murphy & Dingwall, 2007). La contrainte du consentement éclairé rend impossible, également, les recherches d’inclination ethnologique, fondées sur l’observation passive des comportements déployés dans les espaces publics (Adler & Adler, 2002; Haggerty, 2004). Au Canada, les travaux de recherche ethnologique inclinent à présent à privilégier la méthode des entretiens interindividuels, au détriment de l’enquête ethnographique (van den Hoonard, 2003, 2006). Aux Etats-Unis, les IRBs de plusieurs universités bloquent toute recherche ethnographique, par effet d’une « surenchère moraliste » et d’une « frilosité judiciaire » (Céfaï & Costey, 2009). La situation est d’autant plus fâcheuse que d’autres que les universitaires, non soumis à la régulation bureaucratique des comités d’éthique, peuvent poursuivre leurs investigations : ainsi des journalistes, notamment, dont la concurrence devient très vive (Murphy et Dingwall, 2007).

Une troisième ligne de critiques tient à ce qu’il est des cas où les sujets ne peuvent être entièrement éclairés car une information complète modifierait effectivement les comportements que l’on veut étudier. Il est d’autres cas où les sujets peuvent recevoir une information erronée - i.e., être délibérément trompés sur les objectifs effectifs de l’enquête projetée, ou encore trompés en cours d’entretiens (Baumard & Ibert, 2007). La duperie des sujets et l’observation clandestine sont ainsi parfois jugées techniquement nécessaires pour accéder à certains terrains - notamment ceux où se déploient des comportements socialement déviants (Al Smadi, 2008; Bryman & Bell, 2007). La question des limites de l’honnêteté se pose ainsi continuellement sur le terrain; « de petites tromperies », raisonnées et raisonnables, sont jugées inévitables, relevant de la nécessité pratique (Schmitz, 2008). Sinon même, partant de l’idée que les roueries et les manipulations sont consubstantielles aux relations entre individus, les tractations et les arrangements sont estimés parties intégrantes de toute enquête (Desclaux & Sarradon-Eck, 2008) - l’important étant alors d’en contraindre l’extension. Dans cette perspective, typiquement, contre les raisonnements éthiques d’orientation déontologique (de devoir inconditionné), le code de conduite de l’Academy of Management précise, dans une orientation téléologique (de responsabilité), que la duperie doit être minimale.

Critiques issues de la cité domestique

La première ligne des critiques issues de la cité domestique s’inscrit dans le prolongement de celles issues de la cité inspirée. En tant qu’elle est perçue comme opposée à la liberté scientifique, l’éthique est apparentée à quelque forme de censure des chercheurs (Bledsoe et al., 2007), qui leur est imposée par des puissances leur devenant supérieures : les instances administratives (Ferlie & Geraghty, 2005). Et ce, d’autant plus que les comités d’éthique sont souvent constitués d’experts ignorant les spécificités épistémologiques et méthodologiques des enquêtes qualitatives, qu’ils sont supposés évaluer (Cannella & Lincoln, 2007). Ce constat incline les chercheurs à revendiquer une « évaluation domestique » : une évaluation entre pairs, effectuée par des chercheurs avertis familiers des difficultés théoriques et techniques propres à ce type d’enquête (Desclaux & Sarradon-Eck, 2008).

Une deuxième ligne de critiques conteste l’argumentation consistant, pour justifier le consentement éclairé des hôtes, à présenter ceux-ci comme des victimes potentielles d’universitaires les manipulant pour parvenir absolument à leurs fins (Cefaï & Costey, 2009). Dans le cadre de ce jugement moral, s’annoncer aux sujets observés tend à devenir un comportement relevant de « l’honnêteté » (Bizeul, 2003). Cette représentation du geste de mise en transparence du projet scientifique active ainsi les associations sémantiques en dépôt dans l’imaginaire collectif : sincérité, probité, intégrité, vérité versus malhonnêteté, hypocrisie, duplicité, fausseté.

Critiques issues de la cité de l’opinion

La question de la qualité des représentations sociales attachées à la recherche est essentielle. Les disciplines scientifiques ont, comme toutes les institutions, à gérer continûment le problème de leur légitimité, la question du soutien des diverses parties prenantes à leur développement. Un seul comportement, d’un seul membre de la communauté scientifique, peut compromettre ce soutien (Murphy & Dingwall, 2007; Encinas de Munagorri, 1998). La réputation de la recherche est ainsi moins fonction des engagements déontologiques publiquement affichés, que des comportements individuels des chercheurs. En d’autres termes : les chercheurs se doivent de constamment penser de façon collective. Ce qui est particulièrement impérieux pour les chercheurs en sciences de gestion, cette discipline étant exposée à une forte contestabilité socio-politique (Roux, 2009).

Critiques issues de la cité civique

Le concept du consentement éclairé s’avère culturellement encastré : il est idéologiquement issu du développement des sociétés libérales, où l’autonomie individuelle est valorisée, et où prévalent les droits de la personne sur ses devoirs envers la collectivité (D’Agostino, 1998; Wolpe, 1998). Le consentement éclairé s’inscrit dans la tradition philosophique des Lumières, comme une déclinaison du contrat social (Manson & O’Neill, 2007). Il opérationnalise ainsi une conception des participants aux travaux scientifiques comme individus autonomes, rationnels (Miller & Bell, 2002). Mais un tiers est oublié, dans ce contrat entre enquêteurs et enquêtés : la société. Ce que dénonçent les critiques issues de la cité civique, qui contestent cet encastrement socio-culturel des protocoles de consentement éclairé, où les droits de l’individu prévalent sur les droits collectifs, sur l’intérêt général. C’est ainsi que Diamond (1992) justifie la furtivité de sa recherche par l’importance de ce qui a pu être ainsi découvert. Dans cette perspective, la reconnaissance des droits des enquêtés doit être rapportée à ceux des non-enquêtés. Ou encore, les enquêtés ont aussi une responsabilité envers la société (Murphy & Dingwall, 2007, Martin & Maker, 2007). Question éminemment délicate, qui incline à raisonner en termes d’intérêts (ceux d’une minorité, les enquêtés, versus ceux d’une majorité).

Discussion : plaidoyer pour une régulation endogène de la recherche herméneutique

Les chercheurs en management ont longtemps vécu, en France, dans une relative insouciance des questions éthiques - régulièrement éludées, rarement détaillées dans leur traitement. Mais l’environnement est de plus en plus contraignant : la question de la qualité éthique des recherches académiques devient depuis peu un enjeu d’importance - inclinant de plus en plus à équivaloir à celui de leur qualité scientifique. Et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que cette prise d’importance de l’éthique n’est pas illégitime : d’évidence, les méthodes de recherche, quelles qu’elles soient, soulèvent des problèmes éthiques (Encinas de Munagorri, 1998). Problèmes d’autant plus importants que les chercheurs sont soumis à de fortes pressions institutionnelles pour l’accroissement de leur productivité : ce qui pourrait en partie expliquer que même si « l’existence de pratiques scientifiques irrégulières n’est pas récent (…), le phénomène semble avoir pris de l’ampleur » (Encinas de Munagorri, 1998, p. 9). En second lieu, parce que les chercheurs ne sont aujourd’hui plus « les seuls maîtres à bord quant à leurs relations avec leurs sujets de recherche » (Doucet, 2002, p. 58)[9] : ils doivent rendre des comptes sur la dimension éthique de leurs travaux auprès de différents types d’acteurs. C’est le cas vis-à-vis des organismes de financement, en particulier lorsque ce financement est public : dès lors, la science devient une affaire économique et politique; l’éthique de la recherche devient l’affaire de l’ensemble de la collectivité (Doucet, 2002). C’est encore le cas à l’égard des organismes de recherche dont les chercheurs dépendent, et dont la responsabilité est engagée à travers leurs activités de recherche : dès lors, « l’entreprise scientifique (…) doit se montrer digne du crédit moral et financier dont elle bénéficie » (Encinas de Munagorri, 1998, p. 11-12). Ce qui ne se fait pas sans tension : aujourd’hui, « les chercheurs, les autorités réglementaires et les organismes subventionnaires sont à couteaux tirés », souligne Doucet (2010). Reste qu’il importe de prévenir les excès de moralisme et de juridisme.

Réagissant une telle pression de leur environnement, nombre de sciences sociales se dotent actuellement, en France, de codes de conduite, définissant la grammaire du « bien faire », en leurs disciplines respectives[10]. Si l’on n’en est alors qu’à une réflexion d’ordre déontologique - n’allant pas jusqu’à l’organisation de comités en charge de l’évaluation du caractère éthique des projets de recherche -, on voit bien s’esquisser la tendance.

Relativement à celle-ci, ce qui est défendu ici est la nécessité de construire, en sciences de gestion – discipline en laquelle le recours aux méthodes herméneutiques est courant -, un modèle de régulation reconnaissant la pluralité des régimes d’enquête et des critères d’évaluation liés (cf. Bayle & Royer, 2010; Bell & Wray-Bliss, 2009). Les recherches herméneutiques ne peuvent être traitées à l’identique de celles exploitant des dispositifs expérimentaux ou quasi-expérimentaux : il faut que soient pleinement reconnues leurs spécificités épistémologiques et techniques[11].

Ce plaidoyer est fondé sur l’analyse du discours critique de chercheurs qui, exploitant des méthodes herméneutiques, en diverses disciplines, sont actuellement confrontés à la juridictionnalisation des activités scientifiques. L’analyse des articles ainsi produits a mobilisé des catégories conceptuelles encore peu usuelles sur ce type de problème : la littérature, essentiellement anglo-saxonne, ignore en effet assez largement les apports de la sociologie des compétences morales quant à l’identification des registres de justification. Retenue ici comme grille d’analyse post hoc du discours des acteurs, son exploitation s’avère très éclairante des différents types d’arguments avancés actuellement contre l’application aux recherches herméneutiques des systèmes de régulation bureaucratique de l’éthique. L’éclairage obtenu permet d’orienter assez naturellement l’énoncé de propositions alternatives, toutes cadrées par cette idée, s’avérant centrale dans les critiques avancées (en particulier pour celles relevant des cités marchande et industrielle), qu’il faut à tout modèle de régulation exogène de la recherche « préférer l’inconfort consistant à affronter, dans la durée de la recherche et par la négociation avec ceux et celles qui y participent, des questions éthiques, parfois imprévues (...) qui surgissent avant, pendant, et après le temps de l’enquête » (Fassin, 2008a : 120). Quant aux critiques identifiées comme relevant des cités inspirée, domestique et d’opinion, elles suggèrent des solutions qui doivent à la fois : i) laisser place à la créativité des chercheurs; ii) mettre au premier plan leur responsabilité individuelle et collective dans la régulation éthique de leurs travaux; iii) faciliter l’auto-organisation de cette régulation – ce qui implique, autrement dit, un modèle de régulation bottom-up -. Toutes idées que nous traduisons dans les pistes de solutions qui suivent, organisées en trois temps, de manière chronologique, au fil du processus de toute recherche herméneutique.

En amont du processus de recherche

« L’activité juridique et judiciaire, comme le notent Céfaï et Costey (2009), ne peut en aucun cas se substituer à l’exercice de la raison pratique ». Le déploiement de celle-ci implique des compétences (Atkinson, 2009; Witherspoon, 2009), dont l’acquisition nécessite la mise en place, notamment dans les cursus de formation (pré-doctorale et doctorale) à la recherche en management, de programmes pédagogiques. Encore faut-il déterminer de quels types de compétences il s’agit. A cette question, Aristote donne une réponse qu’il faut aujourd’hui mobiliser. Trois vertus intellectuelles sont distinguées en sa philosophie : l’épistémè (relevant de la rationalité analytique, définissant des savoirs), la techné (relevant de la rationalité instrumentale, définissant des savoir-faire), et finalement la phronésis (relevant de la rationalité en valeur, orientant les délibérations pour l’action, définissant des savoir-être). Le système de régulation exogène de l’éthique, originellement développé pour les sciences expérimentales, s’inscrit typiquement dans une conception de l’éthique comme savoir : on est dans l’épistémè, la production de textes normatifs, à appliquer. Domine ainsi, ici, un imaginaire déterministe, balistique; la conception du temps qui prévaut est celle du chronos. Proposer une régulation endogène de l’éthique c’est, au contraire, prenant acte de ce que le temps de la recherche herméneutique relève du kaïros[12]. C’est s’aligner sur la position d’Aristote, pour lequel l’éthique relève de la phronésis - d’une attention constante au contexte. Compétence requise par une pratique processuelle de l’éthique, toujours située. En envisageant l’éthique comme un processus dynamique, la perspective que nous proposons se réfère à celle du relativisme éthique dans laquelle l’éthique, loin d’être perçue comme un impératif, devient une entreprise critique, un processus, une ouverture (Massé, 2009). Le chercheur, relativement aux problématiques éthiques, ne doit pas se penser comme sophos, sage, exécutant des règles pré-inscrites, mais comme phronimos, homme prudent, et surtout sagace, sachant inventer ses règles d’action comme solutions aux problèmes qu’il rencontre, à mesure même qu’il les rencontre. La conscience éthique du chercheur devient première dans un tel mode de régulation de l’éthique de la recherche.

Tout au long du processus de recherche

Un modèle de régulation endogène ne délégitime pas l’existence de préceptes, et plus largement de référentiels éthiques, mais insiste sur la responsabilité personnelle du chercheur, -dans l’idée d’agir « comme il convient », plus que « comme il faut ». Il faut, en quelque sorte, passer d’une « éthique de la recherche à une éthique en recherche », selon l’expression utilisée par Doucet (2010). Une solution intéressante, pour la construction de référentiels intégrant le principe d’une sensibilité au contexte, relève de la casuistique. L’utilité, sinon la nécessité de celle-ci n’est d’ailleurs pas ignorée dans le champ du biomédical. Elle est tout au contraire, historiquement, au fondement de travaux qui en actualisent les principes méthodologiques (cf. notamment Jonsen & Toulmin, 1988). Et ce, partant du constat, issu de participations régulières à des commissions travaillant à la protection des droits des personnes, que l’accord intersubjectif ne peut se faire sur des principes (sur des critères substantifs) mais relève, pour l’essentiel, de la définition partagée des éléments jugés importants (déterminants) dans une situation empirique donnée. De là l’idée, à nouveau, que la résolution des problèmes éthiques requiert un autre type de raisonnement que celui usuel, hypothético-déductif (centré sur des textes, plus que le contexte). Il faut penser sur un mode abductif, en rapportant chaque cas traité à un autre, précédent - la solution s’imposant avec d’autant plus de force que la pertinence de la catégorisation du cas est reconnue. Il faut passer d’un modèle d’évaluation statique de choix préformés à un modèle dynamique, de formation discutée des choix (des questions et des réponses). En d’autres termes, des cas sont élevés au rang de paradigme; il s’agit d’identifier celui qui correspond au cas traité. Nombre de problèmes éthiques sont déjà répertoriés, observe ainsi Fassin (2008b). Ils se retrouvent, mutatis mutandis, d’une recherche herméneutique à l’autre. Sachant que plusieurs paradigmes peuvent entrer en concurrence : un cas peut être apparenté à plusieurs paradigmes, entre lesquels il faut discuter, pour arbitrer.

Une telle approche des problèmes éthiques, s’opposant à l’idée de normes relevant d’un corpus doctrinal figé, à appliquer mécaniquement, implique le développement d’un programme : i) de construction, institutionnalisée, de bases de données gardant la mémoire des cas passés, permettant un apprentissage collectif; ii) d’élaboration d’une taxinomie de cas exemplaires, paradigmatiques, permettant le raisonnement par analogie; iii) d’élaboration d’un lieu de discussion des cas conçus comme « échéances » (Boarini, 2005) - soumis à l’avis d’un collectif en charge de définir la réponse. Le but est ainsi de constituer des « espaces éthiques », sortes de lieux d’échanges et de mises en commun d’expériences et d’expertises, sur le modèle du forum (qui cible les problèmes déontologiques de fraude et de plagiat), développé et animé sur Internet par Bergadaà depuis 2004 (cf. le site Responsable[13] et Bergadaà (2010)). Se revendiquant explicitement « de la casuistique dans une agora virtuelle et transparente », « la méthode générique de ce site est celle de la recherche-action (…) qui permet à une communauté de débattre d’une situation et d’améliorer par consensus progressifs entre tous les acteurs, les règles de vie et de travail en bonne intelligence ». L’approche contingente – contextuelle – d’une éthique « située » que nous souhaitons défendre ici rejoint ainsi pleinement la démarche initiée et mise en oeuvre par Bergadaà, sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

En aval du processus de recherche

Un tel système requiert une transparence sur les problèmes éthiques rencontrés dans les recherches - et une transparence sur les solutions conçues. Ce qu’interdisent, ou presque, les conditions actuelles de publication, qui limitent drastiquement les possibilités de description des conditions opérationnelles des recherches : les questions éthiques sont le plus souvent évacuées, au profit de celles méthodologiques. Alors même que la réflexivité est essentielle, en toute recherche herméneutique, elle n’est usuellement pas rapportée (Dyer & Demeritt, 2009). Afin que les dimensions réflexive et inventive, créative, puissent prévaloir sur celle normative et administrative, les aspects éthiques d’une recherche doivent trouver leur place dans toute publication scientifique - y compris indirectement, avec des compléments d’informations disponibles en ligne, par exemple. Ce n’est pas là la moindre des conditions de « félicité éthique » de toute recherche.

Conclusion

Le modèle développé par Bergadaà, relatif aux questions éthiques dans la recherche scientifique, ciblant dans cette perspective les problèmes de fraude et de plagiat, a pour fond une méthode correspondant pleinement au projet ici proposé : permettre une réflexion collective et itérative, factuellement ancrée dans des études de cas. L’apport que l’analyse ici menée peut présenter relativement à ce modèle réside essentiellement dans la nécessité d’étendre ce type de réflexion collaborative à l’intégralité du processus de recherche. Si l’analyse éthique d’une recherche, a posteriori, s’avère parfaitement utile, une telle méthode « casuistique » aurait un intérêt certain en s’inscrivant aussi plus en amont de la recherche, là où les pratiques éthiquement répréhensibles « méritent d’être traitées au cas par cas, en tenant compte de la singularité de la recherche et du contexte du travail scientifique » (Encinas de Munagorri, 1998, p. 11). Les cas ainsi rapportés pourraient concerner l’ensemble des questions éthiques que le chercheur usant de méthodes herméneutiques est amené à ce poser pendant sa recherche, souvent de manière isolée : que faire, par exemple, lorsque l’anonymat des données est difficile, voire impossible[14] ? Que faire lorsque les informateurs refusent de s’exprimer sur un sujet de recherche « sensible » ? Malgré une conscience éthique éveillée - ou en conséquence de cette conscience éthique-, la liste des questions qui se posent au cours d’une recherche herméneutique peut ainsi s’avérer longue, si possible même soit-elle. Des dilemmes éthiques peuvent surgir, pouvant laisser le chercheur seul face à ses interrogations. L’extension de la méthode casuistique à une large variété de questions serait une aide précieuse pour les chercheurs recourant à des méthodes herméneutiques.