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Depuis l’ouvrage séminal de Brandenburger et Nalebuff (1996), la coopétition est l’objet d’un nombre croissant de recherches dans le domaine du management stratégique. Les travaux sur la coopétition se sont développés dans de multiples directions, au point qu’il est difficile d’en faire aujourd’hui une synthèse complète (Yami et al., 2010). Une question essentielle que pose la coopétition est celle de son impact sur les performances. Dès l’origine, la théorie de la coopétition est résolument normative. Pour Brandenburger et Nalebuff (1996), la coopétition est une stratégie qui doit conduire l’entreprise qui l’adopte à une meilleure performance.

Or, il faut constater que peu de travaux sont consacrés à la question du lien entre les stratégies de coopétition et les performances. Des recherches proches mettent en évidence l’impact des stratégies d’alliance entre concurrents sur les performances économiques et financières (Luo et al., 2007; Ritala et al., 2008). D’autres recherches proches tentent de montrer l’impact de la coopération entre les concurrents sur la performance d’innovation (Belderbos et al., 2004; Nieto et Santamaria, 2007; Neyens et al., 2010; Peng et al., 2011). Seules trois recherches emploient directement le concept de coopétition pour tenter d’établir son impact sur les performances économiques (Morris et al., 2007; Marques et al., 2009) ou sur la performance d’innovation (Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco, 2004).

Ces quelques recherches sur le lien entre stratégie de coopétition et performances sont loin d’épuiser le sujet. Ainsi, ces recherches ne distinguent pas l’impact des stratégies de coopétition sur les performances relativement à l’impact d’autres stratégies. La supériorité supposée des stratégies de coopétition sur les stratégies coopérative et agressive n’a ainsi jamais été testée empiriquement. Il est tout aussi remarquable de constater qu’aucune de ces recherches ne traite de l’impact de la coopétition sur la performance de marché. Dans la définition initiale de Brandenburger et Nalebuff, (1996), la coopétition est censée permettre à deux rivaux d’accroître ensemble la valeur qu’ils créent pour le client, ce qui doit leur permettre de développer leurs ventes. Or il n’existe aucune étude empirique consacrée à ce point central de la théorie de la coopétition. Cette recherche se propose donc de combler ce double vide en tentant d’établir de façon empirique l’impact de la stratégie de coopétition sur les performances de marché, en le comparant à l’impact des stratégies coopérative, agressive et de coexistence.

A cette fin, cette recherche analyse les stratégies mises en oeuvre par les entreprises dans le secteur de la téléphonie mobile. La méthode utilisée est l’analyse de contenu structuré. Elle permet d’identifier les mouvements stratégiques des opérateurs mobiles de pays et régions géographiques différents. Les résultats montrent que les opérateurs de téléphonie mobile suivent des stratégies différentes dans une même industrie, en décidant de suivre soit une stratégie agressive, soit une stratégie coopérative, soit une stratégie coopétitive. La stratégie de coexistence n’a pas pu être identifiée. Les résultats montrent, également, que la performance de marché d’une entreprise dépend de la stratégie qu’elle adopte vis-à-vis de ses concurrents. La stratégie coopétitive apparaît comme étant plus performante que la stratégie agressive et que la stratégie coopérative. La stratégie agressive se révèle plus performante que la stratégie coopérative.

Les résultats obtenus dans cette recherche contribuent de façon significative à la littérature sur la coopétition. Il s’agit de la première étude comparant l’impact relatif des stratégies agressive, coopérative et coopétitive sur la performance de marché. C’est la première fois que ces trois stratégies sont clairement identifiées dans un secteur d’activité. C’est également la première fois qu’est montrée de façon empirique la supériorité de la stratégie coopétitive sur les deux autres stratégies. Enfin, toujours pour la première fois dans la littérature, cette recherche montre que la stratégie agressive est le deuxième meilleur choix stratégique, alors que la stratégie coopérative se révèle la moins efficace pour la performance de marché.

Fondements théoriques

Les stratégies coopétitives

Les réflexions sur les combinaisons entre la coopération et la compétition sont anciennes. Dès 1969, Beier et Stern (1969) évoquent les problèmes de conflit et de coopération dans les canaux de distribution. De même, François Perroux tente de dépasser les clivages entre la coopération et la compétition. Il écrit ainsi que « les acteurs luttent et coopèrent pour réaliser un gain ou pour modifier les règles du jeu » (Perroux, 1982 : 13). Ces travaux de Beier et Stern (1969) et de Peroux (1982) impliquent un caractère séquentiel de la coopération et de la compétition. Conformément à la théorie des systèmes ago-antagonistes de Martinet (1990), la coopétition est fondée sur l’idée de simultanéité entre compétition et coopération (Yami et al., 2010).

La première théorie de la coopétition est formulée par Brandenburger et Nalebuff au milieu des années 1990 (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Nalebuff et Brandenburger,1997). Ces deux auteurs s’appuient sur la théorie des jeux pour proposer une première modélisation de la coopétition articulée autour du « réseau de valeur ». La coopétition apparaît quand deux firmes rivales décident de coopérer pour créer ensemble de la valeur pour les clients. La coopétition est un rapprochement d’intérêts entre « complémentaires », qui coopèrent tout en restant concurrents.

L’idée de coopérer tout en restant en concurrence est une rupture par rapport à la conception dominante. Dans cette conception dominante, la compétition et la coopération sont considérées comme des opposés, ce qui implique que plus la compétition augmente, plus la coopération diminue, et vice-versa. Le concept de coopétition introduit une révolution cognitive dans laquelle la coopération et la compétition peuvent se produire simultanément, entre des acteurs qui deviennent des partenaires-adversaires, autrement dit des coopétiteurs. La simultanéité de la compétition et de la coopération est ainsi le fondement même de la notion de coopétition. Par exemple, pour Bengtsson et Kock (1999), la coopétition est « une relation dyadique et paradoxale qui émerge quand deux entreprises coopèrent dans quelques activités, et sont en même temps en compétition l’une avec l’autre sur d’autres activités ».

Cette nouvelle conception et ses implications ont notamment été développées par Lado et al (1997), même si, paradoxalement, ces auteurs n’emploient pas le terme de coopétition. Lado et al (1997) observent que de plus en plus d’entreprises combinent des stratégies agressives et des stratégies coopératives. Ils s’appuient sur la théorie des jeux, l’approche Ressource Based View et la théorie des réseaux sociaux, pour montrer que, si la compétition et la coopération ont été jusque-là considérées comme les extrémités opposées d’un long continuum, il faut maintenant les appréhender comme deux dimensions indépendantes.

La reconnaissance de cette indépendance est fondamentale, parce qu’elle conduit à l’idée qu’une entreprise peut avoir quatre types de stratégies (cf. tableau 1). Elle peut ainsi décider d’être agressive vis-à-vis de ses concurrents tout évitant toute forme de coopération avec eux. Cette stratégie peut être qualifiée d’agressive. Inversement, l’entreprise peut décider de ne pas être agressive avec ses concurrents tout en coopérant fortement avec eux. Cette stratégie peut être qualifiée de coopérative. L’entreprise peut également décider de n’être ni agressive ni coopérative, ce qui revient à adopter une stratégie de coexistence. Enfin, l’entreprise peut choisir d’être agressive vis-à-vis de ses concurrents tout en coopérant fortement avec eux. C’est cette stratégie qui est qualifiée de coopétitive.

Tableau 1

Les stratégies vis-à-vis des concurrents

Les stratégies vis-à-vis des concurrents

(adapté de Lado, Boyd et Hanlon, 1997)

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Le concept de stratégie agressive trouve ses fondements dans les recherches portant sur la dynamique de la concurrence (Ferrier, 2001; Ferrier et al., 1999; Ferrier et al., 2002; Offstein et Gnyawali, 2005; Young et al., 1996). Cette école de pensée considère la concurrence d’un point de vue comportemental. La stratégie est définie comme un ensemble d’actions et de réactions concurrentielles. L’agressivité concurrentielle d’une entreprise est un concept multidimensionnel qui se définit comme la propension d’une entreprise à initier de façon proactive et intense des actions concurrentielles, et à répondre promptement aux actions concurrentielles de ses rivales (Ferrier et al., 2002). Une entreprise sera considérée comme agressive si elle initie un grand nombre d’actions et de réactions concurrentielles complexes en peu de temps. Conformément à cette approche, nous considérerons que les stratégies agressives consistent à établir une relation d’affrontement avec les concurrents et à minimiser la coopération. Elles reviennent à initier des actions concurrentielles en plus grand nombre, plus variées et plus rapides que celles des concurrents et à répondre rapidement aux actions concurrentielles initiées par les concurrents (Ferrier, 2001).

Le concept de stratégie coopérative trouve ses fondements dans les recherches portant sur les réseaux et l’encastrement (Granovetter, 1985; Gulati et al., 2000; Baum et Dutton, 1996; Burt, 1992; Miles et Snow, 1992; Nohria, 1992 : Powell, 1990). A la suite de Granovetter (1985), de Thorelli (1986) ou encore de Jarillo (1988), les entreprises sont considérées comme faisant partie d’un réseau de relations qui influencent leur comportement. Le réseau lui-même fait référence à deux ou plusieurs organisations impliquées dans des relations coopératives (Thorelli, 1986). Le réseau est considéré comme pouvant apporter un grand nombre de ressources à l’entreprise et lui permettre de développer et d’alimenter son propre stock de ressources et de compétence. La position dans le réseau est un élément essentiel pour déterminer les ressources et compétences que l’entreprise peut capter. Cette position s’exprime sous la forme de la centralité à l’intérieur du réseau. Pour Faust (1997), la centralité se définit comme la capacité à être actif dans le réseau, ou « degree centrality », la capacité d’intermédiation dans la circulation des ressources entre acteurs, ou « betweeness centrality » et la capacité à être en relation avec d’autres acteurs qui sont eux-mêmes centraux, ou « eigenvector centrality ». Conformément à cette approche, nous considérerons que les stratégies coopératives consistent à rechercher essentiellement les relations de coopération. Elles reviennent à occuper une position centrale dans les réseaux en multipliant les échanges formels et informels avec les concurrents.

Le concept de stratégie coopétitive trouve ses fondements dans les recherches sur la prise en compte simultanée des deux stratégies agressives et coopératives. La coopétition est définie comme un comportement à la fois agressif et coopératif vis-à-vis des concurrents (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Bengtsson et Kock, 1999; Yami et al, 2010). La stratégie coopétitive revient donc à adopter simultanément une stratégie agressive et une stratégie coopérative. La stratégie agressive est une stratégie qui revient à initier des actions concurrentielles en plus grand nombre, plus variées et plus rapides que celles des concurrents (Ferrier, 2001) et la stratégie coopérative est une stratégie qui revient à occuper une position centrale dans les réseaux, en multipliant les échanges formels et informels avec les concurrents (Faust, 1997). Nous définissons donc la stratégie coopétitive comme une stratégie qui revient à initier des actions concurrentielles en plus grand nombre, plus variées et plus rapides que celles des concurrents, tout en occupant une position centrale dans les réseaux et en multipliant les échanges formels et informels avec les concurrents.

A contrario des stratégies de coopétition, les stratégies de coexistence se définissent comme des stratégies qui ne sont ni agressives ni coopératives. Précisément, la stratégie de coexistence revient à initier peu d’actions concurrentielles, moins variées et moins rapides que celles des concurrents, tout en n’occupant pas une position centrale dans les réseaux et en minimisant les échanges formels et informels.

Les stratégies agressives, les stratégies coopératives, les stratégies de coexistence, et les stratégies coopétitives sont distinctes sur le plan conceptuel. Elles ont chacune leur ancrage théorique et n’ont pas été comparées de façon systématique dans les recherches antérieures. Il n’y a pas eu d’étude empirique qui permet de déterminer si ces quatre stratégies sont bien significativement distinctes dans une industrie. Dans la lignée des théories de la coopétition, nous supposerons que la stratégie de coopétition est bien une stratégie spécifique, distincte des stratégies agressive, coopérative et de coexistence. Nous poserons donc les hypothèses suivantes :

Hypothèse 1 : La stratégie coopétitive est une stratégie significativement distincte des stratégies agressive, coopérative et de coexistence.

Stratégie coopétitive et performance

De façon normative, les travaux pionniers sur la coopétition considèrent que cette stratégie doit devenir une alternative par rapport aux stratégies fondées sur la coopération pure et aux stratégies fondées sur la compétition pure. Bengtsson et Kock (1999, 2000), Brandenburger et Nalebuff (1996), ainsi que Lado et al. (1997) s’entendent pour considérer que la coopétition est la stratégie qui recèle le plus fort potentiel de performance pour les entreprises ou, du moins, qui a le plus fort impact sur des variables clairement identifiées comme susceptibles de les rendre plus performantes. Les économies de coûts, le partage de ressources et la stimulation qui favorisent l’innovation sont parmi les gains potentiels de cette nouvelle stratégie.

Plus précisément, une entreprise qui suit une stratégie de coopétition se place dans une situation où elle peut bénéficier à la fois des avantages liés à la compétition et des avantages liés à la coopération. La compétition pousse les entreprises à introduire de nouvelles combinaisons productives, à innover, à améliorer leurs produit-services, etc. Elle est donc un facteur de progrès capital pour les entreprises. De plus, elle permet aux entreprises d’espérer améliorer leurs positions de marché et leurs performances au détriment des rivaux (Lado et al, 1997). La coopération, quant à elle, permet à l’entreprise d’avoir accès de façon quasi-gratuite à des ressources, des compétences et des connaissances qui lui sont nécessaires voire indispensables (Lado et al, 1997).

La coopétition se veut donc, dans ses fondements mêmes, une théorie normative, qui promet une performance supérieure à l’entreprise qui l’adopte comme stratégie. Or, il faut constater que cette assertion fondamentale de la théorie de la coopétition a donné lieu à très peu de vérification empirique. Ainsi, très peu de recherches antérieures traitent directement de la question de l’impact de la coopétition sur la performance. Plusieurs recherches tentent d’établir l’impact des stratégies d’alliances entre concurrents sur les performances économiques et financières (Luo et al., 2007; Ritala et al., 2008). D’autres recherches tentent d’établir l’impact de la coopération entre concurrents sur la performance d’innovation (Belderbos et al., 2004; Nieto et Santamaria, 2007; Neyens et al., 2010; Peng et al., 2011). Seules trois recherches emploient directement le concept de coopétition pour tenter d’établir son impact sur les performances économiques (Morris et al., 2007; Marques et al., 2009) ou sur la performance d’innovation (Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco, 2004).

Deux recherches établissent un lien négatif entre la coopétition et la performance (Nieto et Santamaria, 2007; Ritala et al., 2008). Les résultats de Nieto et Santamaria (2007) montrent que la coopération avec les concurrents a un impact négatif sur la nouveauté de l’innovation. Ritala et al. (2008) montrent qu’un nombre relativement élevé d’alliances au sein d’un groupe d’entreprises concurrentes contribuent négativement à la performance. Une autre recherche antérieure montre un lien négatif puis positif entre la coopération avec les concurrents et la performance d’innovation (Luo et al., 2007). Les résultats de (Luo et al., 2007) montrent que l’impact des alliances d’une entreprise avec ses concurrents sur ses performances est curvilinéaire.

Toutes les autres recherches montrent un lien positif entre la coopération avec les concurrents et la performance (Belderbos et al., 2004; Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco, 2004; Morris et al., 2007; Marques et al., 2009; Neyens et al., 2010; Peng et al., 2011). Les résultats de Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco (2004) montrent que les stratégies de coopétition augmentent la diversité technologique et le développement de nouveaux produits. Les résultats de Morris et al. (2007) montrent qu’il y a une relation forte et positive entre les stratégies de coopétition des PME et leurs performances. Les résultats de Belderbos et al. (2004) montrent un impact positif de la coopétition sur la productivité du travail et sur le nombre de ventes par employés. Marques et al. (2009) montrent que la coopétition entre les clubs de football français n’améliore pas leurs performances sportives mais leurs performances économiques. Les résultats de Neyens et al. (2010) montrent qu’il y a un impact positif des « alliances stratégiques continues » avec les concurrents sur la performance d’innovation radicale. Peng et al. (2011) montrent que la coopération avec les concurrents conduit à une meilleure performance.

Si ces recherches aboutissent à des résultats contradictoires, elles ont en commun deux limites. D’une part, elles ne distinguent pas l’impact des stratégies de coopétition sur les performances relativement à l’impact des autres stratégies vis-à-vis des concurrents. La supériorité supposée des stratégies de coopétition sur les stratégies de coopération pure et les stratégies de compétition pure n’a ainsi jamais été testée empiriquement. D’autre part, ces recherches ne s’intéressent jamais aux performances de marché. Or, dans la définition initiale de Brandenburger et Nalebuff (1996), la coopétition est censée permettre à deux rivaux d’accroître ensemble la valeur qu’ils créent pour le client, ce qui doit permettre à tous deux de développer leurs ventes. Il est donc nécessaire de tenter d’établir de façon empirique l’impact des stratégies coopétitives sur les performances de marché, relativement à l’impact des stratégies agressives et à celui des stratégies coopératives.

Stratégie coopétitive et performance de marché

Une des questions essentielles posées dans les recherches sur l’agressivité concurrentielle est celle de son impact sur les performances (Ferrier et al., 1999; Ferrier, 2000). La thèse défendue est celle de la nécessité pour une entreprise d’être plus agressive que ses concurrents. Dans cette vision purement concurrentielle, seules les entreprises les plus agressives peuvent espérer arriver à un leadership de marché et maintenir cette position. Les entreprises les plus performantes sont celles qui ont le plus grand nombre d’actions concurrentielles, qui répondent plus promptement aux actions concurrentielles de leurs rivales et qui sont les plus imprévisibles dans leur comportement. Inversement, les moins performantes sont celles qui initient le moins d’actions concurrentielles, qui mettent plus de temps à répondre aux actions concurrentielles de leurs rivales ou qui initient des actions et réactions concurrentielles prévisibles (Mac Crimmon, 1993; D’Aveni, 1995; Miller et Chen, 1996; Ferrier et al., 1999).

A l’opposé, les recherches sur les stratégies coopératives s’accordent sur l’idée que l’appartenance à un réseau a un impact important sur la performance, essentiellement parce que les réseaux créent un accès asymétrique aux ressources (Gnyawali et Madhavan, 2001; Baum et Dutton, 1996; Granovetter, 1985; Nohria, 1992). Les recherches montrent ainsi que les liens entre les entreprises aident à développer et « absorber » des technologies (Ahuja, 2000), à résister aux chocs technologiques et environnementaux (Powell et al., 1996), et, surtout, à augmenter les performances (Baum et al., 2000; Hagedoorn et Schakenraad, 1994; Singh et Mitchell, 1996; Zaheer et Zaheer, 1997). Pour une entreprise, le fait de contracter de nombreuses alliances dans son secteur est une source d’avantage concurrentiel (Galaskiewicz et Zaheer, 1999; Eisenhardt et Schoonhover, 1996). L’entreprise sera d’autant plus performante qu’elle s’implique dans des relations coopératives et se trouve au coeur des relations coopératives qui ont lieu au sein de son secteur d’activité. En étant centrale dans son réseau, c’est-à-dire au centre des actions coopératives qui ont lieu dans son secteur d’activité, l’entreprise bénéfice d’un plus grand nombre de ressources, mieux que celles qui ne sont pas centrales, et devrait donc être plus performante (Ibarra et Andrews, 1993).

Les recherches sur les stratégies agressives considèrent qu’elles ont un impact positif sur les performances (Ferrier, 2001; Ferrier et al., 1999; Ferrier et al., 2002; Offstein et Gnyawali, 2005; Young et al., 1996). Toutefois, ces stratégies ne font bénéficier à l’entreprise que des avantages de l’agressivité. Les recherches sur les stratégies coopératives considèrent qu’elles ont un impact positif sur la performance (Gnyawali et Madhavan, 2001; Baum et Dutton, 1996; Granovetter, 1985; Nohria, 1992). Toutefois, ces stratégies ne font bénéficier à l’entreprise que des avantages de la coopération. Les stratégies coopétitives combinent les stratégies agressives et les stratégies coopératives. A priori, elles devraient donc permettre à l’entreprise de bénéficier simultanément des avantages de ces deux stratégies. Globalement, les entreprises qui suivent des stratégies coopétitives devraient donc avoir de meilleures performances que les entreprises qui suivent uniquement des stratégies agressives ou des entreprises qui suivent uniquement des stratégies coopératives ou encore que des entreprises qui ne suivent ni des stratégies agressives, ni des stratégies coopératives. Nous poserons donc les hypothèses suivantes.

Hypothèse 2 : Les entreprises qui suivent des stratégies coopétitives ont de meilleures performances de marché que les entreprises qui suivent des stratégies agressives

Hypothèse 3 : Les entreprises qui suivent des stratégies coopétitives ont de meilleures performances de marché que les entreprises qui suivent des stratégies coopératives.

Hypothèse 4 : Les entreprises qui suivent des stratégies coopétitives ont de meilleures performances de marché que les entreprises qui suivent des stratégies de coexistence.

Méthode

Les opérateurs de téléphonie mobile

L’opérateur mobile est l’entreprise qui met à disposition des services de communication à distance. C’est une entreprise qui commercialise des services en utilisant les infrastructures de télécommunications. Elle peut être une entreprise indépendante, ou une filiale d’un constructeur ou encore une entreprise publique. Il existe plusieurs types d’opérateurs mobiles. Une classification simple oppose les opérateurs traditionnels, qui disposent de leurs propres réseaux de télécommunication, aux opérateurs virtuels, qui passent par les réseaux des opérateurs traditionnels. L’activité des opérateurs virtuels est difficile à identifier. L’étude porte donc uniquement sur les opérateurs traditionnels.

La compétition dans l’industrie des opérateurs mobiles est à la fois localisée et globalisée. Avant 2000, les marchés nationaux des télécommunications étaient fermés à la concurrence et les opérateurs nationaux étaient directement contrôlés par les états. Toutefois, la dérégulation du début des années 2000 s’est traduite par l’entrée de nouveaux opérateurs sur les marchés nationaux. Ces nouveaux opérateurs sont soit des créations ex-nihilo, soit des concurrents étrangers désireux de s’étendre hors de leurs propres marchés nationaux. Ces concurrents étrangers entrent dans les marchés nationaux le plus souvent en s’alliant avec des opérateurs nationaux.

Cette situation rend difficile la compréhension des rapports de concurrence dans l’industrie. Une vision étroite conduirait à ne considérer comme concurrents que les opérateurs présents sur un même marché domestique. Or, cette vision ne tient pas du tout compte des accords qui existent entre des concurrents présents sur un marché national et des concurrents qui ne sont pas présents sur ce marché national. Cette coopération apporte au concurrent présent sur le marché national de la technologie, de l’innovation de produit, etc. Donc il y a une concurrence indirecte, par le biais des accords de coopération, entre des opérateurs qui ne sont pas présents sur les mêmes marchés nationaux. Pour tenir compte de cette spécificité du secteur, nous avons adopté une vision large de la concurrence, en considérant que tous les opérateurs de téléphonie mobile étaient en situation de compétition indirecte potentielle.

Mode de collecte des données

Les données secondaires sont largement utilisées pour observer les actions concurrentielles des entreprises ainsi que leurs relations coopératives. Nous utilisons donc ici ce type de données. Dans un premier temps, nous avons effectué quatre entretiens semi-directifs avec des experts du secteur des télécommunications et de la téléphonie mobile, ce qui nous a permis d’établir une liste de périodiques pertinents qui recensent l’ensemble des mouvements stratégiques du secteur.

Les données sur les actions stratégiques ont été obtenues à partir des numéros du Global Mobile, et du 3G Mobile devenu 3GWireless. Tous les mouvements stratégiques qui ont eu lieu dans le secteur ont pu être identifiés. Environ 6300 pages de documentation ont été analysées. Les opérateurs mobiles retenus dans l’analyse sont les opérateurs traditionnels qui ont initié au moins une action coopérative et/ou concurrentielle entre 2000 et 2005. Pendant cette période, l’industrie de la téléphonie mobile a connu des bouleversements majeurs avec la libéralisation et la numérisation dans le secteur des télécommunications.

Autour des années 2000-2005 une série de fusions acquisitions a particulièrement marqué le secteur. Ces bouleversements nous ont amené à nous intéresser à cette industrie durant cette période. Nous avons considéré les actions stratégiques des opérateurs mobiles quelque soit leur marché focal d’origine (Europe, Asie/Pacific, Afrique/Moyen Orient, etc.). Les indicateurs sur les pays ainsi que sur les mesures de la performance ont été obtenues à partir du World Télécommunication International Data (WTID).

Identification des actions stratégiques

L’action concurrentielle est un mouvement externe direct, spécifique et observable, initié par une firme afin d’accroître sa position concurrentielle ou la défendre (Grimm et Smith, 1997; Miller et Chen, 1996; Smith et al, 1991; Smith et al, 1992). L’action coopérative est définie par tout type d’action, établissant un lien entre au moins deux entreprises qui implique des échanges, du partage, du co-développement, etc. (Gulati, 1995). Elle comprend aussi bien les alliances stratégiques, les joint-ventures, la recherche et développement, les roamings nationaux ou internationaux, la participation à des associations commerciales, les consortia technologiques.

Pour détecter les mouvements stratégiques, nous avons procédé par analyse de contenu structuré et détaillé (Jaugh et al, 1980; Ferrier et Lyon, 2004) de chaque parution du Global Mobile et du 3G Wireless. Cette méthode est efficace et recommandée pour explorer les processus stratégiques d’un large échantillon multi-varié (Ginsberg, 1988). Dans un premier temps, nous avons élaboré un répertoire annuel des opérateurs traditionnels dans chaque pays. Nous avons ensuite fait la distinction entre les actions stratégiques des opérateurs mobiles et leurs opérateurs télécom de tutelle. Par exemple, nous avons comptabilisé les actions concurrentielles de Telefonica Moviles de Espana et non celles de Telefonica, qui est son opérateur télécom de tutelle et qui dispose aussi de ligne fixe, et fournit d’autres prestations de services.

Ensuite, nous avons procédé à la distinction des actions concurrentielles et coopératives par recherche de mots-clés, au fur et à mesure de leur apparition dans les articles (Grimm et Smith, 1994). 706 actions coopératives et 2595 actions concurrentielles, reparties entre 190 opérateurs de téléphonie mobile ont été détectées. Les actions concurrentielles ont été classées dans chacune des six catégories d’actions concurrentielles conformément à la classification faite dans les recherches antérieures (Ferrier et Lee, 2002).

Pour ce qui est des actions coopératives, nous avons considéré uniquement les actions coopératives entre deux opérateurs mobiles ou plus. Celles impliquant un opérateur mobile et son opérateur télécom de tutelle ou avec un autre opérateur télécom n’ont pas été prises en compte. Une action coopérative incluant plusieurs opérateurs a été comptabilisée comme une action coopérative de chacun des opérateurs y prenant part (Fjeldstat et al, 2004). Pour les opérateurs ayant changé d’appellation au cours de la période d’étude, nous avons retenu la nouvelle nomination de l’opérateur, tout en comptabilisant les actions coopératives et concurrentielles qui ont été effectuées sous l’ancienne appellation.

Mesure des variables

La mesure la propension agressive de l’opérateur comprend les trois principales mesures de l’agressivité concurrentielle : le volume des actions et réactions concurrentielles, le temps mis entre chaque action et réaction concurrentielle et la complexité des actions et réactions concurrentielles. Le volume des actions concurrentielles (Conc.) est mesuré par le nombre d’actions concurrentielles initiées par celui-ci au cours de notre période d’étude (Ferrier, Smith et Grimm, 1999) et le nombre de réactions aux actions concurrentielles des autres entreprises.

Activité Concurrentielle de la firme = ∑ NTL

avec NTL = Nombre d’actions concurrentielles de la firme

Le temps des actions concurrentielles (Time) est le temps moyen que met la firme entre deux actions et réactions concurrentielles consécutives. Nous l’avons calculé pour un opérateur donné par la moyenne annuelle du nombre de jours séparant deux actions et/ou réactions concurrentielles l’impliquant, qu’il s’agisse d’action concurrentielle dont elle est l’initiatrice ou de réponse aux actions concurrentielles des rivales (Young, Smith et Grimm, 1996). Les dates de prise en compte des actions concurrentielles retenues sont celles qui étaient explicitement données dans les articles. A défaut, nous avons retenu celles de parution du journal. Lorsqu’il y avait deux dates pour une même action concurrentielle, nous avons retenu la plus ancienne.

Temps moyen = (t – t’) / NTL

avec t et t’ les dates séparant deux actions concurrentielles consécutives de la firme et NTL le nombre total d’actions concurrentielles de l’opérateur au cours de l'année.

La complexité des actions concurrentielles (Complex) de la firme est évaluée à la suite de Basdeo, et al, (2006) ou encore Gnyawali et al, (2006) par un indice de type Herfindhal. Nous avons d’abord calculé le ratio que représente chaque type d’actions concurrentielles parmi les actions concurrentielles de la firme. Ensuite pour prendre en compte le poids de la distribution de chaque typologie d’actions initiées (Na), ces ratios ont été élevés au carré. Enfin, nous avons calculé la somme des moyennes des carrés obtenus, ce qui nous donne la complexité des actions concurrentielles de la firme.

Un score élevé indique que l’opérateur initie des séquences d’actions concurrentielles complexes tandis qu’un score faible montre que les actions concurrentielles de la firme sont peu variées.

La propension coopérative

La propension coopérative de la firme a été calculée par la mesure de la centralité de chaque opérateur mobile dans le réseau d’actions coopératives ayant eu lieu dans le secteur. Le concept de centralité est d’usage multiple au sein de l’analyse des réseaux. Notre acception de la centralité est celle de Faust (1997), qui est une des plus complètes. Faust (1997) définit la centralité d’un acteur par sa capacité à être actif dans le réseau, ou « degree centrality », sa capacité d’intermédiation dans la circulation des ressources entre acteurs, ou « betweeness centrality » et sa capacité à être en relation avec d’autres acteurs qui sont eux mêmes centraux, ou « eigenvector centrality ». Trois mesures de la centralité ont été retenues : la « degree centrality » (DC), la « betweeness centrality » (BC) et « l’eigenvector centrality » (EC). Les mesures ont été obtenues à partir d’Ucinet 6.178 et Netdraw 2.069.

La performance de marché

La performance des organisations est un sujet central des sciences de gestion et sa mesure est délicate à la fois du fait des différentes compréhensions du concept et de la diversité des indicateurs potentiels (Gauzente, 2000). Ici nous nous intéressons à la performance de marché. De façon générale, dans l’industrie de la téléphonie mobile, les données financières de la performance sont peu ou pas disponibles. De plus, provenant de systèmes comptables très différents, les comparer n’aurait pas eu de sens. De la même façon, les mesures des parts de marché ne sont pas disponibles pour l’ensemble des opérateurs. Les mesures les plus courantes et disponibles de la performance de marché sont 1) le nombre d’abonnés de l’opérateur, en milliers ou millions d’abonnés, et 2) la variation annuelle moyenne du nombre d’abonnés de l’opérateur, qui est obtenue par la moyenne des différences annuelles du nombre d’abonnés d’un opérateur sur la période d’étude. Ces mesures sont considérées et acceptées par les professionnels du secteur comme celles qui permettent de comparer les performances relatives des opérateurs. Elles ont donc été les mesures de performance que nous avons également adoptées.

Méthode de traitement des données

Afin de définir des groupes d’opérateurs stratégiquement semblables et de formaliser une typologie des stratégies dans le secteur, nous avons effectué une analyse en composantes principales et une classification par nuées dynamiques. Un test non paramétrique de comparaison, le test de Kruskal Wallis, a été utilisé pour mettre en évidence les différences qui existaient entre les performances des opérateurs en fonction de leur stratégie.

La classification par groupes des opérateurs mobiles selon leur stratégie a été obtenue de façon expérimentale par deux méthodes conduites concomitamment : une analyse en composantes principales (ACP) et une classification par nuées dynamiques (K-Means). Nous avons procédé par aller et retour entre les deux méthodes (ACP et K-Means), afin d’identifier le plus petit nombre de groupes constitués d’éléments les plus identiques possibles et permettant d’expliquer la plus grande proportion de variance totale, tout en comprenant à la fois, pour chacun des groupes, au moins 10 % de l’ensemble des observations.

Parce que le nombre de variables était compris entre deux et six, nous avons effectué des ACP avec deux à six composantes, ainsi qu’une classification par nuées dynamiques avec les mêmes composantes, de façon progressive, en nous intéressant particulièrement, pour les ACP, aux tableaux de la variance totale expliquée, et, pour la méthode de classifications en nuées dynamiques, au nombre d’observations dans chaque classe.

Afin de comparer les groupes obtenus, nous avons opté pour un test de comparaison non paramétrique, qui ne suppose pas de distribution de probabilités précise des variables. Un test de normalité de la distribution (test de Kolmogorov-Smirnov), indiquant que les données sur les performances n’étaient pas normalement distribuées a conforté notre choix sur la nature du test. Nous avons ensuite adopté un test de Kruskal Wallis qui est un test de comparaison par les médianes, perçu comme l’alternative non- paramétrique au test d’analyse de la variance (ANOVA), et permettant surtout de comparer plus de deux groupes distincts simultanément. Nous avons testé l’hypothèse nulle selon laquelle il n’existait pas de différence au niveau de la performance des opérateurs en fonction de la stratégie adoptée, l’hypothèse alternative étant l’hypothèse de recherche. Les résultats de l’analyse factorielle, de la classification en nuées dynamiques et des tests de comparaison sont présentés et interprétés dans la section suivante.

Résultats

Catégorisation des opérateurs

Le Tableau 2 représente la matrice de corrélation des variables utilisées. Les résultats du tableau 3, avec un indice de Kaiser-Meyer-Olkin (KMO) d’une valeur de 0,774 (>0,6) et un test de Sphéricité de Barlett (significatif à 5 % avec une valeur de 0,000), rendent appropriés la méthode d’analyse factorielle pour le traitement des données.

L’ACP, présentée dans le tableau 4, permet d’identifier trois groupes d’opérateurs mobiles. En effet, l’ACP a extrait trois groupes présentant, au sein de chaque groupe, au moins 10 % de l’effectif des opérateurs et expliquant la plus grande proportion de la variance (88 %). Ce premier résultat nous permet d’identifier trois types de stratégie vis-à-vis des concurrents que mènent les entreprises dans l’industrie de la téléphonie mobile.

Les tableaux 5 et 6 exposent les résultats de la classification en nuées dynamiques. Le tableau 5 montre que chacun des groupes d’opérateurs est constituée d’au moins 10 % de l’effectif total. Le tableau 6 des centres de classes finaux donne le « profil » des trois groupes d’opérateurs. Il indique une répartition des opérateurs en fonction de leur propension à la coopération et/ou à l’agressivité.

Tableau 2

Matrice de corrélations

Matrice de corrélations

a Déterminant = 1,835E-02

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Tableau 3

Indice KMO et test de Bartlett

Indice KMO et test de Bartlett

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Tableau 4

Variance totale expliquée

Variance totale expliquée

* Valeurs propres initiales

** Sommes des carrés des facteurs retenus

*** Somme des carrés des facteurs retenus pour la rotation

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Le premier groupe est composé de 49 opérateurs (classe 1). Ces opérateurs sont peu agressifs. Ils présentent le plus faible nombre d’actions et de réactions concurrentielles des trois groupes (Conc = 1). Ce sont également les opérateurs qui mettent le plus de temps à répondre aux actions concurrentielles de leurs rivales (Time = 2160) et qui initient les actions et réactions concurrentielles les plus simples (Complex = 1). D’un autre côté, ils obtiennent des scores de centralité relativement élevés (DC = 1.566, BC = 1, EC =3.8) par rapport à ceux des opérateurs du second groupe (DC = 0.875, BC = 0, EC = 3.2). Les opérateurs du premier groupe seront donc considérés comme des opérateurs qui suivent une stratégie coopérative.

Le deuxième groupe est composé de 18 opérateurs (classe 2). Ces opérateurs sont plus agressifs que ceux du premier groupe. Ils présentent un plus grand nombre d’actions et de réactions concurrentielles que ceux du premier groupe (Conc = 3). De même, ils initient des actions et réactions concurrentielles plus rapides (Time = 865) et plus complexes (Complex = 2) que ceux du premier groupe. Inversement, les opérateurs du deuxième groupe sont moins coopératifs que ceux du premier groupe. Ils présentent des mesures de la centralité (DC = 0.875, BC = 0, EC = 3.2) toutes inférieures à celles du premier groupe (DC = 1.566, BC = 1, EC = 3.8). Les opérateurs du deuxième groupe seront donc considérés comme des opérateurs qui suivent une stratégie agressive.

Tableau 5

Nombre d'observations dans chaque classe

Nombre d'observations dans chaque classe

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Tableau 6

Centres de classes finaux

Centres de classes finaux

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Le troisième groupe est composé de 120 opérateurs (classe 3). Ces opérateurs sont plus agressifs que ceux du premier et deuxième groupe. Ils présentent un nombre d’actions et de réactions concurrentielles (Conc = 3) supérieures à ceux du premier et du deuxième groupe. De même, ils initient des actions et réactions concurrentielles plus rapides (Time = 197) et plus complexes (Complex = 3) que les opérateurs du premier et du deuxième groupe. Les opérateurs du troisième groupe sont également plus coopératifs que ceux du premier et du deuxième groupe. Ils ont des scores de centralité supérieurs à ceux des deux autres groupes (DC = 1.975, BC = 2, EC = 7.8). Ce sont les opérateurs à la fois très agressifs et très coopératifs. Nous les considèrerons donc comme des opérateurs coopétitifs.

En résumé, trois stratégies ont pu être identifiées : la stratégie coopérative qui correspond au groupe 1, la stratégie agressive qui correspond au groupe 2 et la stratégie coopétitive qui correspond au groupe 3. La stratégie de coexistence n’a pas pu être identifiée. L’hypothèse 1 peut donc être considérée comme essentiellement validée. La stratégie de coopétition est significativement distincte des stratégies agressive et coopérative, elles-mêmes significativement distinctes l’une de l’autre.

Comparaison des performances de marché des trois groupes

Les tableaux 7 et 8 montrent qu’en termes de nombre d’abonnés et de variation du nombre d’abonnés, les performances des groupes d’opérateurs mobiles sont liées à la stratégie adoptée. Conformément aux hypothèses 2 et 3, les opérateurs coopétitifs (i.e. à la fois très agressifs et très coopératifs) sont plus performants que les opérateurs simplement agressifs et que les opérateurs simplement coopératifs. Ces deux tableaux montrent également la supériorité des opérateurs agressifs sur les opérateurs coopératifs.

Tableau 7

Stratégie et nombre d’abonnés

Stratégie et nombre d’abonnés

a Test de Kruskal Wallis

b Critère de regroupement : Classe d’affectation (nuées dynamiques)

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Tableau 8

Stratégie et accroissement du nombre d’abonnés

Stratégie et accroissement du nombre d’abonnés

a Test de Kruskal Wallis

b Critère de regroupement : Classe d’affectation (nuées dynamiques)

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Discussion

L’objectif de cette recherche est de tenter d’établir un lien entre les stratégies de coopétition et les performances de marché. Dans la théorie de la coopétition, les stratégies qui consistent à combiner simultanément l’agressivité et la coopération sont considérées comme intrinsèquement supérieures aux stratégies purement coopératives et aux stratégies purement agressives (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Bengtsson et Kock, 1999; Lado et al, 1997). Toutefois, il n’existe que très peu de preuves empiriques de cette affirmation. Cette recherche s’est donc fixé pour but d’évaluer l’impact des stratégies coopétitives sur les performances de marché relativement à l’impact des stratégies coopérative et agressive.

Les résultats obtenus dans cette recherche montrent, tout d’abord, que les stratégies agressive, coopérative et coopétitive sont bien distinctes statistiquement et correspondent à des choix différents et alternatifs de la part des entreprises dans le secteur de la téléphonie mobile. Comme le postule la théorie de la coopétition il y a bien une latitude de choix stratégique vis-à-vis de ses concurrents (Bengtsson et Kock, 1999; Lado et al, 1997). L’orientation compétitive et l’orientation coopérative peuvent bien être considérées comme indépendantes, ce qui expose les entreprises à faire des choix.

Quelle est alors la meilleure stratégie vis-vis des concurrents ? Trois théories s’opposent sur cette question. Dans une première approche, les entreprises sont d’autant plus performantes qu’elles sont agressives (D’Aveni, 1994; Ferrier, 2001). Dans une seconde approche, les entreprises ont tout intérêt à rechercher un avantage relationnel et à minimiser l’affrontement (Contractor et Lorange, 1988; Dyer, 1997). Dans une troisième approche, les entreprises les plus performantes sont celles qui bénéficient à la fois des gains liés à l’agressivité et des gains liés à la coopération (Gnyawali et al., 2006; Bengtsson et Kock, 2000).

Les résultats permettent, dans un premier temps, de confirmer que les stratégies de coopétition sont bien distinctes des stratégies agressive et coopérative. Le postulat de base de la théorie de la coopétition, qui est le fait qu’une entreprise peut choisir soit d’être agressive et non coopérative, soit d’être coopérative et non agressive, soit d’être à la fois agressive et coopérative est validé.

Les résultats obtenus permettent alors de se prononcer sur la meilleure stratégie quand la performance considérée est la performance de marché. Ainsi les résultats montrent qu’en termes de nombre d’abonnés et de variation de nombre d’abonnés, la stratégie menée vis-à-vis des concurrents a un impact sur les performances. Les stratégies de coopétition se révèlent supérieures aux stratégies agressives et aux stratégies coopératives. Ce résultat est original, puisqu’il n’y a pas de recherches précédentes comparables. C’est la première fois que la supériorité de la stratégie coopétitive sur les stratégies agressive et coopérative est établie statistiquement.

Ce résultat n’amende pas les recherches portant sur les stratégies agressives ainsi que les recherches portant sur les stratégies coopératives. Simplement, ils montrent que chacune de ces stratégies, menées en opposition l’une avec l’autre, mènent à des niveaux de performance inférieurs aux stratégies qui les combinent. En ce sens, les résultats confirment les travaux antérieurs qui indiquent que la coopétition est bien une stratégie performante (Belderbos et al, 2004; Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco, 2004; Morris et al., 2007; Marques et al., 2009; Neyens et al., 2010; Peng et al., 2011).

Les résultats de la recherche peuvent donc être considérés comme une confirmation de la validité de la théorie de la coopétition telle qu’elle a été définie par ses fondateurs (Bengtsson et Kock, 1999, 2000; Brandenburger et Nalebuff, 1996, Lado et al., 1997). La stratégie à la fois agressive et coopérative s’affiche comme l’option stratégique la plus fréquente et la plus rentable qui s’offre aux opérateurs mobiles. Ce résultat va dans le sens d’une remise en cause d’une façon de penser occidentale qui a tendance à percevoir le comportement concurrentiel et coopératif comme deux extrémités d’un même continuum, plutôt que comme deux dimensions indépendantes. Ils conduisent à revoir la conception des stratégies vis-à-vis des concurrents, qui ne peut plus se résumer à un choix simple entre compétition et coopération, mais qui se conçoit comme une combinaison complexe de compétition et de coopération. Dans cette combinaison complexe, les stratégies qui mêlent à des niveaux élevés d’intensité; les stratégies agressives et les stratégies coopératives se révèlent les plus performantes.

Un autre résultat original obtenu dans cette recherche est la supériorité de la stratégie agressive sur les stratégies coopératives. Dans les recherches antérieures, les mérites de ces deux stratégies ne sont jamais étudiés de façon comparative. Les recherches s’intéressent à l’impact de l’une sur l’autre, en l’occurrence à l’impact de la coopération sur l’agressivité (e.g. Gnyawali He et Madhavan, 2006). Pour la première fois, il est montré statistiquement qu’une stratégie agressive est plus performante qu’une stratégie coopérative. Ce résultat donne donc un avantage à la théorie de la dynamique concurrentielle, qui recommandent aux entreprises d’adopter une attitude agressive pour de meilleures performances (Ferrier, 2001; Ferrier et al., 1999; Ferrier et al., 2002; Offstein et Gnyawali, 2005; Young et al., 1996). A contrario, ce résultat remet relativement en cause l’ensemble des travaux qui affirment plutôt que c’est l’impact direct des réseaux sociaux et de l’encastrement qui agit sur la performance (Gnyawali et Madhavan, 2001; Baum et Dutton, 1996; Granovetter, 1985; Nohria, 1992). Si la stratégie coopérative apparaît comme incontournable dans l’industrie, cette stratégie doit être considérée comme une condition nécessaire pour le succès, plus que comme un facteur discriminant permettant de meilleures performances de marché.

Ce résultat peut en partie s’expliquer par les caractéristiques du secteur. En effet, l’industrie de la téléphonie mobile implique une forte compatibilité entre les services et les produits offerts par les opérateurs concurrents. Cette compatibilité est à la fois obligatoire du point de vue légal et déterminante pour les clients. Les concurrents doivent donc nécessairement coopérer entre eux pour offrir cette compatibilité. Une autre spécificité tient au fait que les produits de l’industrie sont des combinaisons de plusieurs composants élémentaires. Les différents composants appartiennent à des marchés séparés mais sont très fortement interdépendants. Les acteurs de marché doivent donc travailler entre eux pour offrir un produit-service complexe aux clients. La coopération est donc une stratégie quasiment incontournable dans l’industrie de la téléphonie mobile.

Dans ce contexte, ce qui fait la différence, ce n’est pas la capacité à coopérer plus que les autres opérateurs, mais la capacité à développer une stratégie agressive. La stratégie agressive peut se mettre en place en minimisant le plus possible la nécessaire coopération et en maximisant l’agressivité. C’est le cas des opérateurs du groupe deux. Cette stratégie s’avère alors plus performante en termes de marché que celle qui consiste à s’appuyer uniquement sur la coopération. La stratégie agressive peut également se mettre en place en ne diminuant pas l’effort de coopération mais, au contraire, en l’augmentant. C’est le cas des opérateurs du groupe trois, dans ce que nous qualifions de stratégie coopétitive. Cette stratégie s’avère alors plus performante que les deux premières.

Conclusion

Les recherches sur la coopétition sont de plus en plus nombreuses dans le domaine du management stratégique (Yami et al., 2010). Ces recherches se développent alors que le caractère normatif de la théorie de la coopétition n’a pas été complètement confirmé dans les recherches antérieures. Il y a peu de travaux sur la question des liens entre la coopétition et la performance, et leurs résultats sont contradictoires (Belderbos et al., 2004; Luo et al., 2007; Morris et al., 2007; Marques et al., 2009; Quintana-Carcias et Benavieds-Velasco, 2004; Ritala et al., 2008; Nieto et Santamaria, 2007; Neyens et al., 2010; Peng et al., 2011). Parmi ces travaux, aucun ne compare les effets sur les performances des stratégies de coopétition relativement à ceux des stratégies coopérative et agressive. De même, aucun de ces travaux ne traite des performances de marché.

Afin de combler ce vide, cette recherche se propose d’étudier les effets relatifs des stratégies vis-à-vis des concurrents sur les performances de marché. Une étude empirique est menée, à partir de données secondaires, dans l’industrie de la téléphonie mobile. Cette étude montre que les trois stratégies agressive, coopérative et coopétitive sont bien présentes dans cette industrie, ce qui est une première contribution à la littérature. La stratégie de coexistence n’a pas pu être identifiée. L’étude montre, également, que la stratégie coopétitive se révèle plus performante pour capter des clients que les deux autres stratégies. Ce résultat est original et n’a jamais été montré dans la littérature. Enfin, l’étude montre que les stratégies agressives sont plus performantes que les stratégies coopératives, ce qui est également un résultat original.

Les implications managériales de cette recherche sont fortes. Elles reviennent à faire des recommandations assez précises aux entreprises de cette industrie qui visent un accroissement du nombre de leurs abonnés. En effet, les résultats conduisent à recommander aux entreprises d’adopter une stratégie simultanément coopérative et agressive, plutôt qu’une stratégie purement agressive ou qu’une stratégie purement coopérative. Pour augmenter son nombre d’abonnés, être à fois le plus actif sur le plan agressif et sur le plan coopératif est clairement la meilleure stratégie. La deuxième meilleure stratégie possible est la stratégie agressive. Enfin la stratégie essentiellement coopérative est à déconseiller pour les entreprises qui souhaitent avoir un grand nombre d’abonnés.

Les résultats de cette étude et leurs implications doivent être considérés relativement aux limites de la recherche. Une des principales limites de ce travail est que les différents opérateurs dont nous comparons les performances sont de tailles différentes, opèrent dans des régions géographiques et sur des marchés domestiques différents, ce qui implique qu’elles ne font pas forcément face à des situations environnementales et à des conditions de concurrence identiques. Il faudrait donc, dans de futures recherches, mieux cerner l’impact des conditions environnementales sur les choix stratégiques et les performances.

Une seconde limite tient au fait que nous avons privilégié dans cette recherche les mesures de la performance de volume, parce qu’elles sont les mesures de performance de référence dans les industries, et les seules véritablement disponibles. Cela pose le problème d’opérateurs qui n’adopteraient pas des stratégies de volume mais plutôt des stratégies de niche à forte valeur ajoutée. C’est ainsi souvent le cas des opérateurs virtuels. Une extension de la recherche consisterait à rechercher d’autres mesures de la performance et de prendre en considération l’ensemble des opérateurs (traditionnels et virtuels).

Une autre limite vient du fait que nous nous sommes aussi intéressés dans cette étude à une seule industrie. Ce choix présente des avantages certains, mais les résultats obtenus dépendent sans doute en partie des caractéristiques de l’industrie. Il conviendrait donc de mener des études similaires dans d’autres industries, pour déterminer s’il y a une stabilité des résultats ou s’ils ne peuvent s’observer que dans l’industrie de la téléphonie mobile.

Une dernière limite est relative à l’usage de la méthode d’analyse de contenu structuré à partir d’articles publiés dans de revues sectorielles (Gnyawali et Madhavan, 2001; Ferrier, 2001; Smith et al., 1992; Chen et al., 1992). Il s’agit d’une méthode très spécifique qui, si elle permet l’observation du comportement des firmes, présente comme faiblesse la difficulté de réplication, ce qui rend difficile la généralisation des résultats. Une deuxième recherche à mener consisterait donc à avoir recours à une autre méthode d’analyse, par exemple à partir de données primaires, afin de voir si des résultats comparables peuvent être observés et d’établir plus précisément la portée des résultats de cette recherche.

De façon générale, les résultats obtenus ici sont autant de contributions qui appellent confirmation et, donc, plaident pour de nouvelles recherches. Comparer les mérites des différentes stratégies à mener vis-à-vis des concurrents est encore un champ de recherche relativement inexploré. Les performances relatives des stratégies agressives, coopératives et coopétitives sont mal établies. Il existe sans doute de multiples facteurs de contingence qu’il faudrait introduire pour avoir une meilleure explication théorique. Seules de nouvelles recherches permettront ces investigations.