Corps de l’article

Témoins des opinions de la société française, Levy et Jouyet présentent en 2006 un rapport qui affirme : « puisque le capital humain constitue la première richesse (…) des entreprises (…), encourager le renforcement et l’accumulation de ce capital est un enjeu majeur pour nos sociétés et nos économies ». En résumé (p. III), les auteurs considèrent que « nous ne manquons pas de matière grise alors que nous manquons de matières premières et de capitaux ».

Comment augmenter ce capital ? Un stratège comme Barney (2001) recommande de développer les ressources créatrices de valeur, rares ou inimitables. Dans ses implications pratiques (p. 49), il mentionne que « cette logique peut servir aux managers d’entreprise connaissant des désavantages stratégiques à obtenir une parité stratégique en identifiant les ressources rares et porteuses de valeur que leur entreprise ne détient pas (…) ».

Ces deux considérations pratique et théorique sont emblématiques du débat sur le capital humain. Il accorde une place insuffisante à la dégradation ou au maintien d’éléments néanmoins vitaux pour l’entreprise. Ceux que nous allons étudier dans cet article n’ont rien de rare et d’inimitable dans le monde occidental puisqu’il s’agit de la maitrise de la lecture, de l’écriture et du calcul. C’est justement ce qui conduit plusieurs acteurs de l’entreprise à dissimuler leur manque, de sorte qu’ils échappent fréquemment aux processus de gestion (dispositifs de formation, comités carrière, implication dans des projets transverses, etc.). Quand bien même l’entreprise chercherait à les former, la méthode utilisée est-elle pertinente ?

Si « les travaux sur le capital immatériel permettent une rencontre pluridisciplinaire dans le domaine de la comptabilité financière (actifs incorporels et comptabilité), du contrôle de gestion (capital intellectuel et pilotage de l’entreprise) et de la finance d’entreprise (immatériel et évaluation financière de l’entreprise) » (Bessieux-Ollier et Walliser, 2010 p. 85), notre travail concerne plus le pilotage que l’évaluation (Famholtz, 1972; Méreaux et al., 2012) ou l’intégration au bilan (voeux de Levy et Jouyet 2006, p. 133). Conformément à la tradition de recherche économique que Lev et Schwartz (1971) ancrent dans les travaux de Milton Friedman et Alfred Marschall, les notions de richesse (Friedman) et d’investissement (Marschall) sont centrales dans notre travail. Notre article s’intéresse à l’aspect dynamique du capital humain : en quoi la richesse (ou son manque) joue-t-elle sur la capacité à investir pour accroître (ou diminuer) le capital humain ? En mettant l’accent sur des cycles de pertes ou de gains liés à la capacité des salariés à investir des ressources, notre recherche prend pour niveau d’analyse l’individu. Elle montre les implications de ces comportements pour l’organisation en termes de capital immatériel. Pour cela, notre recherche porte sur des entreprises confrontées à une érosion d’une partie de leur capital immatériel et plus particulièrement de leur capital humain. Cela se traduit concrètement par des difficultés d’adaptation du personnel aux nouvelles exigences de l’emploi entrainant non-conformités, insatisfaction des clients et problèmes de sécurité. Ces entreprises ont à gérer des salariés qui ont vu leurs ressources diminuer et perdre de leur valeur du fait de l’accumulation d’années de travaux routiniers et d’absence de formation. Pour une partie des salariés, les compétences nouvellement requises apparaissent hors de portée, l’employabilité est menacée et certains se voient cantonnés sur des postes à faible valeur ajoutée. Ces propos caractérisent particulièrement le vécu des salariés en situation d’illettrisme.

Bessieux-Ollier et Walliser (2010) considèrent qu’« actif et capital [immatériel] peuvent être utilisés indifféremment ». Néanmoins, nous préfèrerons le terme capital car, comme le rappellent les auteurs, « le terme capital est un terme issu de l’économie : c’est un facteur de production. C’est dans cette idée qu’a été développée la notion de « capital humain » propre à Gary Becker par analogie au capital physique ou au capital financier ».

Dans une optique de vulgarisation, Fustec et Marois (2006, p. 13) disent du capital immatériel qu’ « il s’agit de toute la richesse qui ne se lit pas dans les états financiers. » Edvinsson et Malone (1999, p. 68) définissent le capital immatériel comme « la détention d’un savoir, d’une expérience concrète, d’une technologie d’organisation, de relations avec les clients et de compétences professionnelles qui confèrent à une entreprise un avantage compétitif sur le marché ». Elément du capital immatériel, la notion de capital humain est introduite par Schultz (1961) et Becker (1964). Elle émerge, pour ce dernier, du fait de la prise de conscience que « la seule croissance du capital physique ne suffit pas à expliquer la croissance des recettes » (p. 1), d’où la nécessité d’introduire d’autres variables comme le changement technologique ou le capital humain. Pour Becker il comprend (p. 11) « le niveau d’études, la formation professionnelle, la santé, l’origine migratoire et l’information sur les prix et les salaires ». Les deux premières composantes de la définition concernent particulièrement cet article.

Cette recherche a pour objectif de comprendre pourquoi les salariés en situation d’illettrisme peinent à acquérir, mobiliser et développer leurs ressources et connaissances au travail, à travers la théorie de la conservation des ressources.

L’analyse de littérature présente la situation de l’illettrisme en France puis la théorie de la préservation des ressources (COR theory d’Hobfoll- exposée par Gorgievsky et Hobfoll, 2008). La méthode est qualitative. Les résultats montrent en quoi les salariés en situation d’illettrisme s’inscrivent dans un cercle vicieux d’échec et de mise à l’écart qui les freinera, à nouveau, dans l’acquisition des ressources et connaissances leur faisant initialement défaut. Enfin la discussion aborde les implications pratiques et théoriques et ouvre vers des voies de recherche.

Analyse de littérature

Une donnée du capital humain : les salariés en situation d’illettrisme

L’illettrisme et l’étendue des situations d’illettrisme

L’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme (ANLCI, 2003), considère que l’illettrisme « qualifie la situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées en France, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. Pour certaines personnes, ces difficultés en lecture et écriture peuvent se combiner, à des degrés divers, avec une insuffisante maîtrise d’autres compétences de base comme la communication orale, le raisonnement logique, la compréhension et l’utilisation des nombres et des opérations, la prise de repères dans l’espace et dans le temps, etc. ».

En plus de l’aspect technique de l’écriture, de la lecture et du calcul, la notion d’illettrisme renvoie à l’intégration et à l’utilisation de ces techniques ou encore aux dimensions sociales, psychologiques ou culturelles des difficultés rencontrées par certaines personnes. En comparaison, la notion d’analphabétisme désigne, dans son acception française, des personnes qui n’ont jamais été scolarisées dans le pays (et par extension dans la langue) dans lequel elles évoluent (ici la France) et qui doivent donc rentrer, quel que soit le contexte, dans un premier niveau d’apprentissage.

La dernière étude majeure sur le niveau d’illettrisme en France (Illettrisme : les chiffres - Exploitation par l’ANLCI de l’enquête IVQ conduite en 2004-2005 par l’INSEE, Avril 2010) montre que plus de la moitié des personnes en situation d’illettrisme a plus de 45 ans, et que 74 % d’entre elles utilisaient exclusivement le français à la maison à l’âge de 5 ans. Pour les classes d’âge plus jeunes, les tests réalisés à l’occasion des Journées Défense et Citoyenneté (JDC) montrent (Delahaye et al., 2012) que 4.8 % des jeunes de 17 ans sont en difficulté sévère face à la lecture, 5.6 % ont de très faibles capacités de lecture (soit 10.4 % avec un niveau en deçà du seuil de lecture fonctionnelle, considérés en situation d’illettrisme) avec des chiffres très disparates selon les territoires (autour de 7 % en Rhône-Alpes ou Bretagne, et jusqu’à 70 % dans un DOM).

L’enquête de l’INSEE la plus récente (Jonas, 2012) identifie 2.5 millions de français en situation d’illettrisme (16 % des personnes de 18 à 65 ans éprouvent des difficultés dans les domaines fondamentaux de l’écrit, et pour 11 % ces difficultés sont graves ou fortes). Rapportées aux statistiques de l’emploi en France (26,2 millions d’emplois – INSEE, 2012) on voit que l’illettrisme n’est pas une notion anecdotique dans le capital immatériel de la France et de ses entreprises.

La caractérisation de l’illettrisme en entreprise

Nos observations des situations d’illettrisme dans les entreprises (Moulette, 2002) nous conduisent à considérer qu’elles concernent le capital humain de la structure quand l’effectif comprend :

  • des salariés qui ont fréquenté le système scolaire mais qui ont connu des difficultés dans leur parcours. Ces salariés ne maîtrisent ni la lecture, ni l’écriture ni le calcul et ont également des difficultés dans la compréhension et l’utilisation des écrits professionnels;

  • des salariés scolarisés et diplômés et qui, progressivement, ont désappris l’essentiel de leurs connaissances ou ont perdu leurs capacités d’apprentissage.

Ces salariés ont développé des compétences dites spécifiques en ce sens qu’elles n’ont de valeur que dans un contexte précis, un espace maîtrisé ou une organisation stabilisée. Des restructurations, des promotions, ou encore une rationalisation du travail (certification qualité, politiques sécurité, communication dématérialisée…) entraînent des pertes à deux niveaux. Pour l’individu, son employabilité est menacée. Pour l’organisation, les ressources immatérielles liées aux hommes s’avèrent inférieures à ce qui était attendu, notamment parce que les salariés en situation d’illettrisme ont des difficultés à s’adapter à des changements utilisant un vecteur écrit, ce qui affecte le fonctionnement de l’entreprise d’une manière globale.

L’exploitation des données INSEE par l’ANLCI (Avril 2010, op. cit.) montre que 57 % des français en situation d’illettrisme sont dans l’emploi.

De la dynamique personnelle aux conséquences pour le capital immatériel de l’organisation

Pour Lahire (2005) les difficultés d’une personne en situation d’illettrisme jouent dans la constitution de ses valeurs, de ses croyances et de l’image de soi. Le salarié se sent souvent en position d’infériorité vis-à-vis de ses collègues et développe la croyance que ses capacités intellectuelles sont plus faibles que la norme - instituée, vérifiée dans les livres et non négociable (Morisse, 1997). Ce sentiment se manifeste souvent par la honte et la crainte que les autres découvrent ses difficultés. Porteur d’une « image de soi » dévalorisée (Lenoir, 1997), le salarié vit son illettrisme comme une fatalité indépassable. Cela l’incite à renoncer facilement ou à résister à toute forme de changement, qu’il vit comme une épreuve.

Ces dynamiques individuelles ont des conséquences sur la facette humaine du capital immatériel de l’organisation. Une approche statique qui l’évalue en comptabilisant les niveaux de formation ou de qualification (Méreaux et al., 2012) présente des limites qui conduisent à le surestimer ou plutôt à ne pas anticiper sa dégradation. Au-delà de bas niveaux de qualification, l’illettrisme caractérise plutôt de faibles niveaux d’adaptation en raison des stratégies d’évitement qu’adoptent les salariés concernés, aussi bien pour échapper aux consignes écrites que pour dissimuler ce qu’ils considèrent comme un handicap. Face au changement, les ressources d’adaptation du capital humain apparaitront moins élevées que prévues. Un cadre conceptuel dynamique est donc requis pour estimer les conséquences de l’illettrisme sur le capital humain.

Un modèle théorique pour analyser l’illettrisme en entreprise : la théorie de la préservation des ressources

La théorie de la préservation des ressources (Conservation Of Ressources theory – ou théorie COR) nous parait constituer une grille d’analyse particulièrement éclairante pour décrire et comprendre le quotidien des salariés car elle met l’accent sur les cycles d’acquisition (apprentissage) ou de perte (désapprentissage) de ressources[1]. Nous pensons qu’elle rend visible comment les salariés comblent le « handicap » de leurs faibles ressources dans certains domaines. Elle sera utilisée afin d’explorer les raisons pour lesquelles ils hésitent à les exposer et à les mettre en jeu. Cette approche se démarque de la pratique gestionnaire classique (identification du problème / mise en place d’actions / feed back sur les résultats) qui se heurte à certaines forces qui peuvent être expliquées par la théorie COR.

Comme elle est relativement peu utilisée par les chercheurs francophones (citons toutefois Neveu, 2007; Edey Gamassou et Lourel, 2008), nous en signalons les grands traits.

Hobfoll jette les bases de son modèle en 1988. Hobfoll et Shirom (1993) en articulent l’exposé autour de 4 « corolaires » et le relient au stress et au burnout. Gorgievsky et Hobfoll (2008) proposent une évolution de la pensée qui met l’accent sur l’engagement individuel à travers 3 « principes ».

L’idée centrale de la théorie COR est que les individus ont « une motivation de base pour obtenir, conserver et protéger ce à quoi ils accordent de la valeur ». Ces « ressources » se classent en quatre catégories : 1. des objets (une voiture, une maison), 2. des conditions (un rôle en tant que parent, le fait d’être encastré dans un réseau social qui offre un appui), 3. des caractéristiques personnelles (l’aplomb social, l’estime de soi, des compétences), 4. des énergies (du crédit, de l’argent, des faveurs). Les 3 principes énoncés par Gorgievsky et Hobfoll (2008) complètent l’exposé.

Premier principe : la perte en ressources occupe le premier plan

Ce principe est très clairement exposé par les auteurs : « …les individus sont largement plus sensibles à la perte en ressources qu’au gain en ressources ce qui signifie que la perte (réelle ou anticipée) en ressources a une capacité à agir sur eux plus grande que la perspective d’un gain. La perte en ressource est classiquement accompagnée d’émotions négatives (…). Lorsque leurs ressources sont menacées, les individus ont un penchant à se concentrer sur leurs pertes et sur leurs faiblesses et non sur leurs forces. De plus, les expériences de pertes conduisent plus à des évitements et des stratégies pour limiter les pertes qu’à une recherche active de nouvelles opportunités pour gagner des ressources. (…). Lorsque les individus sont confrontés à des menaces et à des pertes, l’environnement a besoin de mettre l’accent sur leurs forces et encourager la recherche des gains ».

Deuxième principe : l’investissement en ressources

Pour limiter la perte des ressources, les protéger ou en gagner, les individus sont contraints à un investissement de ressources. Ainsi, un individu qui éprouve des difficultés dans ses relations avec les autres (c’est-à-dire qu’il risque une perte de ses ressources en raison de ses mauvaises relations) devra investir des ressources (du temps, de l’énergie, etc...) dans ses relations interpersonnelles. Les individus disposant de plus de ressources sont les moins vulnérables à la perte de ressources et sont les plus capables d’en gagner; a contrario, les individus qui manquent de ressources sont les plus vulnérables à la perte de ressources et sont les moins capables d’en gagner. L’investissement en ressources est un aspect relativement peu exploré de la théorie COR (Halbesleben et al., 2009). Notre population est tout à fait propre à en illustrer les mécanismes.

Troisième principe : des spirales de pertes et de gains

Les individus qui disposent le moins de ressources sont aussi les moins capables de les retenir et connaissent des spirales d’échec. C’est un phénomène de renforcement qui s’explique parce que la nécessité d’investir en ressources demande de posséder déjà des ressources. Réciproquement lorsque les individus disposent de ressources, ils sont plus enclins à les investir, et se mettent donc en position d’obtenir des gains.

Gorgievsky et Hobfoll (2008) soulignent que les individus qui vivent des cycles d’échec éprouvent une dégradation de leur bien-être et des manifestations de stress pouvant aller jusqu’au burnout.

Méthode

Le contexte

Le « réseau illettrisme » français[2] nous a permis de rentrer en contact avec des entreprises engagées avec lui dans un dispositif de relèvement des « compétences de base » de leurs salariés en situation d’illettrisme. Deux entreprises françaises de l’agro-alimentaire, filiales du même groupe, ont été sélectionnées en raison de leur situation. Les tensions commerciales et l’évolution des marchés de ces entreprises les ont contraintes à remettre en cause leur organisation du travail, notamment pour répondre à de nouvelles exigences en termes de sécurité alimentaire. Constatant qu’une partie de son capital humain ne pouvait pas gagner directement cette technicité, elles ont développé un plan de requalification du personnel ouvrier en insistant sur le relèvement du niveau des « compétences professionnelles »[3].

La collecte de données

Quels salariés interroger ?

La collecte des données s’est déroulée sur une période de 3 mois dans le cadre du plan de réorganisation et de requalification du personnel ouvrier. Elle prend en compte deux principes fondamentaux de gestion des actions de remédiation aux situations d’illettrisme en entreprise :

  • une implication et une mobilisation forte des hiérarchiques pour leur permettre d’identifier ou de valider les besoins de leur personnel, de s’assurer du transfert des compétences nouvellement acquises sur les postes de travail, et pour permettre aux futurs formés de sentir une « vraie volonté politique » sur le développement de l’action.

  • une action qui traite de la problématique de l’illettrisme mais qui ne s’affiche pas en tant que telle et qui mobilise plus globalement l’ensemble des personnels ouvriers autour de l’objectif du développement des « compétences professionnelles ». Ce dispositif qui n’affiche pas « la lutte contre l’illettrisme » comme finalité a deux vertus : il évite de stigmatiser les salariés en difficulté dans la maîtrise des connaissances de base, et il permet de contourner les peurs, les appréhensions ou les stratégies d’évitement développées en général par ces salariés face aux dispositifs classiques de formation et d’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. Un tel dispositif leur permet de se sentir impliqués plus largement dans une logique de développement de leur employabilité. L’ensemble de ces facteurs nous a incité à rencontrer un maximum d’opérateurs en veillant à détecter quels besoins relevaient de situations d’illettrisme dans les discours des salariés, pour ensuite faire valider ces besoins par leur hiérarchique.

Quelles modalités et quel effectif ?

Au-delà de ces deux principes, la construction de notre échantillon et l’identification de nos modalités de collecte des données (par entretiens individuel ou de groupe) ont fait l’objet de longues réflexions à partir de la problématique suivante : doit-on rencontrer les salariés identifiés comme ayant des difficultés dans la maîtrise des compétences de base dans le cadre d’entretiens individuels ou de groupe ? A-t-on intérêt à constituer des groupes ne réunissant que des salariés en situation d’illettrisme ? Les nombreux travaux, notamment en psychologie ou psychosociologie (Marandon, 1995; Vinérier, 1995; Lenoir, 2000 par exemple), sur la thématique de la remédiation aux situations d’illettrisme, le contexte de l’action (requalification de tous les opérateurs autour des compétences dites « professionnelles »), et les difficultés de repérage des situations, nous a incité à arbitrer en faveur des entretiens de groupe « inter-niveaux » afin de préserver (au sens de non-stigmatiser, ne pas révéler, ne pas cataloguer) la santé psychologique des salariés en difficulté, déjà fort affectés par le projet de changement et la phase d’identification des besoins. 175 personnes (sur un effectif total de 370) ont ainsi été vues à l’occasion de 71 entretiens semi-directifs (41 personnes de l’encadrement de proximité ou des fonctions supports - coordinateurs de lignes, chefs d’équipe, chefs d’atelier, membres de la direction - rencontrées individuellement pendant une heure, et 134 opérateurs rencontrés au travers de 30 entretiens de groupe de 4 à 5 personnes, d’une heure et demie).

Comme indiqué, le terme illettrisme, jugé trop sensible, n’apparaissait pas dans le guide. Ce dernier faisait explicitement référence aux dispositifs et actions de formation, aux parcours professionnels, aux évolutions dans l’entreprise, aux situations et conditions de travail. Il était surtout destiné à faire ressortir les difficultés rencontrées sur les postes. Au cours des entretiens, lorsque les répondants abordaient spontanément des sujets relatifs à des lacunes dans les connaissances de base, leur expression était favorisée par des relances. Une validation de ces verbatim et de leur lien avec des situations d’illettrisme a ensuite été opérée avec les membres de l’encadrement et de la direction de l’entreprise. A la suite de ce travail, 21 salariés ont été détectés en difficulté dans la maîtrise des connaissances de base (16 en situation d’illettrisme, et 5 analphabètes), soit 15,6 % des opérateurs interrogés.

Résultats

Nos résultats débutent par la matérialisation des limites du capital humain (1). Nous mettons ensuite en relief, conformément au modèle de Gorgievsky et Hobfoll (2008), le mécanisme de (2) cycles d’échecs que vivent ces salariés puis la nature des (3) tensions perçues au travail. Enfin, et toujours conformément à la théorie de la préservation des ressources, nous présentons les effets négatifs des (4) stratégies défensives sur l’acquisition de ressources. L’émergence de (5) cycles de succès fondés sur les ressources professionnelles est également mise en évidence et révèle le retour sur investissement de dispositifs de formation adaptés pour le capital immatériel de l’entreprise. Ces résultats sont exprimées par des membres de l’encadrement (identifiées E) ou du personnel ouvrier en situation d’illettrisme ou dont les pairs le sont (identifiées P).

La matérialisation des limites d’un capital humain confronté à l’illettrisme

  • des non-respects de décisions prises par l’encadrement à cause de difficultés à lire les notes de service ou à traduire les informations écrites en actes concrets;

    « Le matin, il y toujours des personnes qui attendent sous la pendule et qu’on est obligé de prendre par la main pour les emmener sur leurs chaînes. Pourtant les affectations sont affichées à l’entrée » (E)

    « Beaucoup de salariés rencontrent des difficultés face aux instructions, aux notes de service. Certains font semblant de comprendre mais après, ils vont demander à des collègues ce que cela veut dire » (P)

    « Il y a des erreurs de fabrication car certains lisent l’ordre mais n’arrivent pas à le comprendre ou l’interpréter » (P)

  • des dysfonctionnements liés au manque de capacité d’adaptation face aux consignes écrites

    « Le responsable de production lui a donné des consignes pour les machines et il s’est aperçu qu’il ne savait pas lire les documents. (…) Cela pose des problèmes de sécurité » (P)

Des cycles de perte de ressources

« Depuis la formation, je fais encore moins qu’avant car je suis moins considéré. Le travail pour moi a diminué depuis la formation » (P)

« On crée des postes à faible valeur ajoutée pour pouvoir occuper des gens » (P)

Des émotions négatives comme la honte et le sentiment d’exclusion

« Certains se sentent exclus de l’entreprise car ils n’arrivent pas à lire les consignes, les notes de la Direction, les notes d’information, les comptes-rendus des comités d’entreprise ou encore les tracts syndicaux » (P)

« J’ai peur de reconnaître mes lacunes devant les autres » (P)

Le développement de positions défensives peu propices à l’acquisition de ressources

  • les refus d’entrée dans des dispositifs de requalification

    « La formation, c’est pour apprendre à écrire, à lire, à parler. Cela n’a rien à voir avec le travail de nettoyage » (P)

    « Je m’occupe de la machine mais je n’ai jamais voulu faire de formation. Ce n’est pas à mon âge qu’on retourne à l’école » (P)

  • la dissimulation des difficultés, pour masquer leur « handicap »;

    « L’illettrisme, ce n’est pas quelque chose que l’on crie à toutes les portes » (P)

    « Je ne veux pas que mon entreprise sache que je vais en formation pour cela. Une implication trop forte de mes responsables me transformerait en illettré » (P)

    « Je l’ai su il y a un peu plus d’un an lors d’une réunion de service. On m’a dit « J’ai une remontée à vous faire de la part du chef de production. On a un problème avec M.P. On aimerait bien l’embaucher mais on a un souci, on pense que c’est un monsieur qui ne sait ni lire ni écrire ». Je suis tombé des nues parce que franchement, je ne le savais pas » (E)

L’activation de cycles de succès fondés sur les ressources des salariés

La pédagogie des actions de relèvement des compétences mises en oeuvre s’appuie non pas sur l’apprentissage de la lecture, l’écriture et le calcul mais sur des situations concrètes qui apportent des enseignements directement utilisables sur le poste de travail. Un accès à d’autres types de formation est proposé par la suite.

« J’ai l’impression de m’être débarrassé de casseroles que je traînais derrière moi. J’ai coupé les ficelles qui me ligotaient et entravaient chez moi tout mouvement » (P)

« J’ai retrouvé le plaisir d’apprendre » (P)

« C’est la formation qui m’a donné plus de courage pour dire, tu prends quelque chose en main à 100 %. Au niveau de l’écrit, j’étais coincé. Maintenant je peux écrire comme je veux si c’est lisible. Je ne me sens plus découragé » (P)

A l’issue de l’action de relèvement des compétences - deux mois plus tard – quatre salariés ont demandé à leur responsable hiérarchique à participer à un dispositif sur les connaissances de base. Ce dispositif, organisé avec des formateurs spécialistes du domaine conseillés par le Centre de Ressources Illettrisme local, s’est déroulé à l’extérieur de l’entreprise, pendant le temps de travail. L’effet « déclic » des nouvelles ressources s’était donc produit. Au-delà des effets de l’action sur les gains en termes d’efficacité, de qualité, de communication, …la reprise de confiance en soi et de la réhabilitation dans son emploi ont favorisé la volonté de réapprendre.

Discussion

Les implications pratiques

Une grille d’analyse adaptée à un important manque de ressources dans le capital humain

La grille d’analyse que nous utilisons explique l’échec des démarches de relèvement des savoirs de base par la formation classique. Pour ne pas dévoiler leur « handicap », les salariés évitent de rendre publique leur participation à la formation. Des difficultés de logistique, de gestion du temps de travail, des sentiments de stigmatisation, des besoins de parcours individualisés, des traumatismes liés au sentiment de « retour à l’école », des déstabilisations identitaires etc. (Roche, 2005) sont avancées pour justifier ce renoncement à se former. Comme le comportement de ces salariés est peu lisible, il n’est pas facile pour l’entreprise de déployer un process de gestion efficace.

Bien au contraire, nous pensons qu’un séminaire de stimulation de la créativité pour des « talents » susciterait plutôt l’attractivité et la volonté de se mettre en valeur. En cela, la gestion de cet aspect du capital humain ne peut pas être directement calquée sur les démarches visant des qualités socialement estimées ou valorisées.

Se fonder sur les ressources et encourager les cycles de succès

Selon la théorie COR, lorsque les individus sont confrontés à des menaces et à des pertes, il est nécessaire de mettre l’accent sur leurs forces et encourager la recherche des gains. Ici, les actions de formation fondées sur la pratique professionnelle et donc sur les ressources des salariés en situation d’illettrisme permettent de redonner confiance à ceux qui sont en difficulté et d’initier un processus d’apprentissage à partir de leurs savoirs enfouis. Elles permettent de reconnaître leurs compétences malgré leurs lacunes en lecture ou écriture, voire de valoriser leur savoir-faire et leur expérience pour créer de la valeur et renforcer l’estime de soi et de ses capacités (Moulette, 2010).

Les TIC fragilisent particulièrement les salariés à faibles ressources

Les échanges écrits qui demandent un effort d’appropriation, de transformation et d’actualisation constituent des sources de déstabilisation. En 1988, Cavestro soulignait déjà que l’émergence des nouvelles technologies et des nouveaux modes de production, ainsi que la généralisation de la micro-informatique et de l’électronique, entrainait un « éclatement des métiers » conduisant à une perte de compétences ou de savoir-faire. Elles créent, en effet, des interactions fortes et une intensification des échanges à partir des supports informationnels mis à disposition (Louart et Gunia, 2001) qui comprennent beaucoup d’écrit. Dans ce cadre, l’accès à l’information et sa diffusion créent des « transparences implicites de contrôle », qui mettent à découvert des individus estimant plutôt avoir besoin d’ombre et de secret pour exister et garder leur emploi. Levy et Jouyet (2006, p. 63) attestent de ce retard pour le secteur agroalimentaire.

Extension au capital humain de la nation

Notre recherche montre au niveau individuel que ceux qui ont le moins de ressources sont aussi les moins capables d’en gagner et connaissent des spirales d’échec (3ème principe). Nous pensons que cela se retrouve dans le capital humain de l’entreprise. C’est également observable dans la société française d’après les données de l’INSEE ou de l’Observatoire des inégalités :

  • le temps moyen de formation d’un salarié peu qualifié dans une petite entreprise est 40 fois moins élevé que celui d’un cadre supérieur d’une grande structure; 35 % des cadres contre 17 % des ouvriers bénéficient chaque année de formation; seuls 10 % des salariés sans diplôme bénéficient de formation, contre 34 % des bac+4 et plus. « Le salarié pour qui la probabilité de formation continue est la plus élevée est cadre ou profession intermédiaire, occupe un emploi en CDI, (…) dans une grande entreprise (…) à haut niveau technologique. Sa formation initiale est en relation avec le poste qu’il occupe » (Detand-Dessendre, 2010).

  • les salariés peu qualifiés doivent attendre d’être dans une situation précaire (au chômage par exemple) pour bénéficier d’un effort de formation, alors que pour les cadres ou techniciens, cet effort est consenti lorsqu’ils sont dans l’emploi. La formation bénéficie d’abord aux détenteurs d’emplois stables bien positionnés dans la hiérarchie professionnelle. Santelmann (2001) en dénonce le malthusianisme : tant qu’il y a des emplois peu qualifiés, l’intérêt général semble être de ne pas diffuser trop largement des connaissances.

Une convergence théorique avec la théorie d’usage d’Argyris (1995)

Une convergence s’établit avec la « theory in use » d’Argyris (1995). Pour lui, tout individu dispose d’une théorie d’usage qui prescrit des actes susceptibles d’éviter habilement la menace et de s’aménager des zones de sécurité. De la même façon, notre grille d’analyse montre les comportements de protection des salariés en situation d’illettrisme.

Mais elle ne s’arrête pas là. Ces politiques ou actions qui évitent aux individus, aux groupes, aux organisations de connaître l’embarras (…) les empêchent en même temps d’en identifier et d’en atténuer les causes. Dans notre recherche, les salariés ainsi que leurs supérieurs hiérarchiques sont enclins à ne pas engager de ressources pour porter remède à l’illettrisme. Leurs difficultés restent entières, et la seule échappatoire reste la fuite dans un nouveau cycle d’évitement.

Les voies de recherche

Capital humain et capital social

L’aide fournie par le réseau social peut permettre à l’individu de mieux gérer ses difficultés dans le travail (Roques, 2003, Roques et Roger, 2004). Le capital humain pourrait être développé grâce au capital social. Bourdieu (1980, p. 2) le définit comme un agrégat des ressources réelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de plus ou moins de rapports institutionnalisés de la connaissance et de l’identification mutuelles.

Or dans l’entreprise, les relations autour de cette notion sont complexes. Un employeur fournissant une formation « lire, écrire, compter » pourrait compter dans le capital social des salariés et pourtant nos résultats montrent que ceux-ci n’acceptent pas toujours sans réserve l’aide de l’organisation. Des résultats voisins apparaissent dans une recherche menée à l’hôpital auprès du personnel des urgences de nuit (Moisson et al, 2009). Si les infirmières diagnostiquent un problème de stress dans leur travail, elles affichent également la plus grande réserve vis-à-vis des solutions proposées par l’hôpital. La théorie COR offre une explication : le manque de ressources sociales met les salariés dans l’incapacité à investir ce champ et donc d’y gagner de nouvelles ressources.

L'investissement en ressources

De fructueux prolongements peuvent être envisagés pour affiner le processus d’investissement et les forces qui influencent le penchant à investir. Des voies de recherches s’offrent aussi bien en explorant (1) la personnalité de l’individu qu’en comprenant (2) les relations qui se tissent autour d’une proposition d’aide.

Des aspects de personnalité expliquent la capacité individuelle du salarié à rechercher de l’aide. Ainsi le « locus de contrôle » (Rotter, 1966) pourrait expliquer la conviction qu’une aide extérieure peut modifier la situation que l’on vit et qu’il est possible d’acquérir des ressources en mobilisant son réseau social. Les boucles de succès et d’échec seraient plus ou moins intenses en fonction de la capacité du salarié à solliciter les autres pour être aidé.

Les relations sont liées au choix de l’interlocuteur privilégié pour l’obtention de l’aide. Elles méritent des recherches complémentaires pour comprendre ce qui rend l’investissement en ressources plus ou moins risqué. Le degré d’intégrité et de compétence de la personne apportant l’aide – en bref, la confiance qu’il inspire (Kim et al. 2006) - constitue probablement une variable à prendre en considération.

Conclusion

Cette recherche explique les phénomènes d’érosion et de récupération de certains éléments de capital immatériel liés au capital humain, plus particulièrement dans le domaine des savoirs de base. Elle alimente une vision dynamique d’un capital humain qui, à l’instar du capital physique ou financier, demande des investissements pour ne pas se dégrader mais se maintenir voire se développer. Si ce qui est observable au niveau des individus peut être étendu à l’organisation, elle laisse penser qu’à un capital faible correspondent des cercles vicieux de perte; réciproquement que plus le capital de départ est élevé, plus les conditions sont réunies pour son maintien voire son développement.

Plus particulièrement, elle met en évidence la pertinence du modèle de préservation des ressources dans le cas de l’illettrisme. La plupart des observations décrit l’installation de cycles d’échec avec le concours du salarié et de l’organisation. Les pertes de ressources individuelles contribuent au manque de capacité d’adaptation du personnel et constituent une diminution du capital humain de l’entreprise. Mais parfois une présentation astucieuse de la formation peut enclencher un cycle de réussite. Un plan de formation qui ne fait pas allusion à la remise à niveau scolaire évite le « repérage » de certains salariés et l’expérience pénible d’une formation en salle. Cette dernière est d’autant mieux vécue qu’elle utilise les situations de travail comme instants privilégiés d’apprentissage.

Cela semble beaucoup plus performant du point de vue de l’entreprise, qui gagne globalement en qualité et efficacité, et du point de vue des salariés qui adhèrent plus facilement au projet et à la dynamique de requalification. En quelque sorte, il s’agit d’éviter au salarié d’engager des ressources, ce qui pourrait lui faire perdre de la considération et qui l’affaiblirait dans son travail.

En participant à des formations en situation professionnelle, les salariés en situation d’illettrisme font l’expérience de leur capacité à apprendre, reprennent confiance grâce à ce surcroît de ressources qu’ils sont désormais prêts à investir dans l’apprentissage de savoirs « scolaires ». Ce « déclic » individuel synonyme de proactivité (certes mesurée) participe à valoriser le capital humain. L’organisation joue ainsi indirectement le rôle de pourvoyeur de ressources, améliore la qualité de vie au travail, et élève son propre niveau de capital immatériel.

Une des principales limites de notre recherche tient à son contexte et des études complémentaires permettront d’améliorer la validité externe. Les cas étudiés se situent en France métropolitaine. Ils sont donc plongés dans un environnement particulier constitué de dispositifs réglementaires et de jugements de valeur sur l’illettrisme. A cela s’ajoutent les particularités des entreprises étudiées. Nous avons eu l’opportunité d’analyser et d’accompagner deux entreprises 1) conscientes de la situation d’illettrisme de certains de leurs salariés, 2) conscientes de la nécessité d’avoir un pilotage politique fort de la part des dirigeants, 3) conscientes de la particularité des publics et de l’importance de mobiliser des parties prenantes autant internes (salariés, hiérarchie de proximité, service RH) qu’externes (Centre Ressources, GRETA, FSE, …) … qui sont autant de conditions facilitatrices.

Enfin l’érosion ou la récupération de capital immatériel sont étudiées à travers la situation spécifique de l’illettrisme qui ne représente qu’une partie de ce capital. Cette limite est aussi un atout si elle peut donner de nouvelles perspectives aux chercheurs comme aux entreprises qui veulent mieux comprendre les dynamiques d’éléments faibles du capital immatériel.