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Dans cet article nous nous intéressons à la transmission d’entreprises familiales suite au décès du dirigeant-propriétaire, et au cas particulier des épouses qui en reprennent la direction.

Nous avons donné à cet acteur, dans cette situation particulière, le nom de « veuve entrepreneure ». Dans Le grand livre de l’entrepreneuriat, Léger-Jarniou (2013) fait apparaître que si certaines visions de l’entrepreneuriat sont centrées sur l’émergence organisationnelle, ainsi que sur le processus et les conditions qui permettent à un individu de créer une organisation (Gartner, 1993), d’autres sont en revanche tournées vers l’identification et l’exploitation d’opportunités dans l’environnement, qui ne nécessitent pas forcément la création d’une organisation (Shane et Venkataraman, 2000). Enfin selon Léger-Jarniou (2013) il convient également de considérer l’entrepreneuriat comme une manière d’être et de se comporter, centré sur des manières de voir les choses, d’identifier des opportunités et de prendre des initiatives, d’agir différemment. Par ailleurs, il est aussi possible de faire la différence entre entrepreneuriat par opportunité et par nécessité. Selon nous, les veuves-entrepreneures entreprennent le plus probablement par nécessité, au moins au tout début. Amenées à faire face à une situation familiale de « crise » elles acquièrent des aptitudes à gouverner et démontrent ensuite leur capacité à le faire au sein de l’entreprise familiale. Leur manière d’être et leur comportement les classe indubitablement dans la catégorie des entrepreneures.

Ces femmes passent d’un rôle d’épouse, important mais invisible dans le processus de transmission, à celui de veuve, acteur principal et visible dans la conservation de l’entreprise au sein du giron familial. Il nous est apparu nécessaire de réhabiliter cette partie prenante dans le processus de transmission des entreprises familiales, compte tenu de la récurrence de leur rôle en cas de crise à travers l’histoire. En effet malgré des exceptions (Gresle, 1981; Zarca, 1990; Richomme, 2000; Poza et Messer, 2001; Curimbaba, 2002; Schepens, 2004; Blondel, 2005; Daumas, 2006; Malarewicz, 2006), la majeure partie de la recherche sur les entreprises familiales s’intéresse très peu aux femmes. Selon Allouche et Amann (2000), entre 1936 et 2000, 1,45 % des articles écrits sur les entreprises familiales étudient le rôle des femmes au sein de ces organisations. Malgré une évolution récente cela reste encore vrai si on se réfère à la revue de littérature de Jimenez (2009) consacrée spécifiquement à la recherche sur les femmes dans les entreprises familiales. Les auteurs actifs dans ce domaine proposent différentes typologies des rôles de l’épouse (Poza et Messer, 2001) ou de l’héritière (Curimbaba, 2002). Ils mettent les notions d’invisibilité et de visibilité au centre de la recherche sur le rôle des femmes dans les entreprises familiales, en fonction du rôle formel ou non-formel joué par une femme au sein de l’organisation. Ils mettent en lumière un décalage entre son travail de conseiller informel, de médiateur, de manager de la famille et le fait qu’elles n’apparaissent pas dans l’organigramme de l’entreprise. Leur statut invisible leur vaut de ne pas être identifiées comme parties-prenantes aux décisions stratégiques, et notamment à celles concernant la transmission. Elles n’apparaissent pas dans les comptes rendus officiels, et pourtant elles sont « là ». Elles en apportent la preuve lorsqu’elles réussissent avec succès à reprendre les rênes de l’entreprise familiale. La question des veuves n’étant que très peu traitée, Jimenez (2009) propose d’ailleurs, comme piste de recherche, d’étudier ce que deviennent les femmes invisibles lors du décès de leur mari, dirigeant-propriétaire. C’est ce que nous faisons en nous intéressant à celles qui reprennent les rênes de l’entreprise familiale.

Nous posons la question des conditions qui sont nécessaires pour qu’une veuve reprenne la tête d’une entreprise familiale.

Pour répondre à notre question, nous adoptons deux approches complémentaires :

Une première partie étudie le cas d’une entreprise familiale toujours en activité, créée au début du XXe siècle, dont le propriétaire est décédé subitement en 1956, et dont la veuve a repris les rênes pendant 14 ans. Les circonstances de son choix sont étudiées pour en faire ressortir les raisons.

Pour sortir de la singularité du cas, une deuxième partie recense dans la littérature les exemples de veuves entrepreneures du XVIIe siècle à notre époque. Nous évaluons l’importance du phénomène et recoupons les raisons identifiées dans le cas avec celles de sources secondaires.

Une troisième partie analyse les réponses à la question posée, issues des deux parties précédentes.

Enfin, la conclusion est l’occasion de discuter des implications managériales de notre recherche.

Itinéraires d'une entreprise familiale et d'une jeune fille devenue successivement épouse, veuve et veuve-entrepreneure

Origine de la question de recherche et méthodologie

En 2003, un heureux concours de circonstances, au moment de sa transmission à la troisième génération, nous a fait rencontrer un des fils du créateur, ancien cadre de l’entreprise étudiée ici, et aujourd’hui à la retraite. Une relation de confiance s’est peu à peu établie, ce qui nous a permis d’être introduits auprès du directeur général actuel, et de rencontrer ensuite plusieurs membres de la famille et de l’entreprise. Nous avons tout d’abord cherché à comprendre la situation actuelle de l’entreprise, ses orientations stratégiques, son mode de management et la question de la transmission à l’équipe de direction actuelle. Nous avons été amenés très « naturellement » à dresser l’historique de l’entreprise ainsi que celui de ses principaux protagonistes. Le rôle joué par la veuve du fondateur nous est alors apparu comme prépondérant et emblématique de l’importance que peut jouer cette partie prenante dans la transmission des entreprises familiales. Nous présentons ce cas en raison du fait que c’est lui qui nous a amené sur le terrain des veuves entrepreneures et qu’à ce jour, il s’agit de celui pour lequel nous avons réuni, au fil du temps, et malgré de nombreuses limites, le plus grand nombre de données.

En nous intéressant à ce cas particulier pour comprendre les facteurs qui peuvent expliquer pourquoi des veuves reprennent l’affaire de leur mari, nous inscrivons notre méthode de recherche dans celle dite de la micro-histoire (Ginzburg, 1983). Ce courant historique initié et développé dans les années 60/70 s’intéresse aux petites gens et à leurs pratiques plutôt qu’aux grands événements. C’est ce que nous faisons à propos de notre entreprise et de la veuve qui en a repris la direction en la resituant dans son contexte. Il ne s’agit pas dans cette première partie de comprendre les veuves entrepreneures dans une perspective macro, mais davantage une situation historique particulière donnée (niveau micro), en nous appuyant sur des récits denses. Selon Haegel et Lavabre (2010), l’approche par un cas vaut dans un premier temps parce qu’elle permet de poser une question qui dépasse le cas, et qu’elle fournit des données pour y répondre. Au-delà des approches quantitatives, pour répondre à une question il faut rentrer dans le détail de cas individuels, qui correspondent à une réalité. Le changement d’échelle se fait à travers les réponses apportées, qui permettent de mieux apprécier un contexte et donnent au chercheur la capacité d’interroger d’autres cas, voire de se livrer à des dénombrements à partir de cas multiples. Conformément aux propositions de Sanséau (2005), relatives à l’utilisation des récits de vie pour des recherches en sciences de gestion, nous avons veillé à appréhender les relations des acteurs avec l’entreprise, à partir de leur trajectoire personnelle et la manière dont l’entreprise impacte leur récit.

A ce jour nous avons rencontré six représentants de la seconde génération, dont trois ont pris part à la gestion de l’entreprise et deux à sa direction, en compagnie de la veuve. Nous avons également rencontré le directeur actuel, qui appartient à la troisième génération. Au total cela représente vingt heures d’entretien. Les documents que nous avons consultés sont le journal intime du fondateur tenu jusqu’en 1944, le testament du fondateur et un livre commémoratif écrit par l’un des fils de la veuve, à l’occasion d’un anniversaire. Un des membres de la famille nous a également laissé copie des courriers qu’il a adressés à ses frères et soeurs au cours de ces cinq dernières années, dans lequel il développe son analyse de la transmission de la 1ère à la 2ème génération. Nous avons également constitué une revue de presse sur cette entreprise.

Pour ce qui est des documents, nous avons systématiquement demandé l’autorisation de consulter des archives de l’entreprise. Nous avons été étonnés de recevoir des archives familiales en réponse à cette demande. Nous avons conscience du fait que si ces documents nous ont été transmis, c’est par des personnes qui voulaient faire passer une vision personnelle de l’histoire de l’entreprise familiale et nous les avons utilisées avec les précautions d’usage. Les deux personnes qui ont dirigé l’entreprise, et qui se partagent les archives historiques, se renvoient l’une à l’autre la responsabilité de les divulguer. Le dirigeant actuel, gendre d’un des fils, historien de formation, comprend et accepte notre démarche mais attend l’autorisation de son oncle et de son beau-père pour mettre les documents de l’entreprise à notre disposition. Le tableau n°1, récapitule à la fois les personnes rencontrées et les documents transmis. La figure 1 présente un arbre généalogique de la famille dans lequel les personnes rencontrées sont identifiées.

Les entretiens ont été transcrits et lus dans la perspective de constituer une chronologie. Nous avons procédé par recoupements des entretiens les uns avec les autres, puis avec les sources documentaires. Notre présentation s’appuie sur les points de convergence entre nos différentes sources et fait état des divergences quand cela s’avère nécessaire.

Une histoire entremêlée : l’entreprise Hulet, et le parcours d’une jeune fille, devenue épouse puis veuve Hulet

Une entreprise familiale de troisième génération

L’entreprise éponyme Hulet qu’a dirigée la veuve Hulet existe toujours. Elle fût créée en 1919 et évolua très rapidement vers la corsetterie et l’orthopédie. Au début des années 1960, elle s’oriente vers la confection de lingerie de nuit sous la marque Royal, vendue exclusivement en boutiques et dans les grands magasins. Aujourd’hui, l’entreprise est détenue par la troisième génération. Elle est dirigée par Pascal Pelville, gendre du deuxième fils de la veuve Hulet. Ses beaux-frères sont ses associés. La société réalise un chiffre d’affaires de 6,2 millions d’Euros dont 17 % à l’export. La production annuelle d’environ 200 000 articles de lingerie est fabriquée sur un seul et unique site non loin de Nantes où travaillent 110 personnes. Nous allons découvrir comment l’histoire de Marie Grondeau, devenue Marie Hulet, puis veuve Hulet, et celle de l’entreprise du même nom sont entremêlées.

La jeune fille qui se marie…

Marie Grondeau naît en 1904 en Vendée, d’Auguste Grondeau, entrepreneur négociant de vin en gros et de Marie Brault, son épouse. Deux soeurs et un frère naîtront après elle. Son père meurt brutalement le 31 août 1912. Sa mère, devenue veuve, se trouve dans une grande difficulté financière. Elle vend l’affaire familiale et garde le bâtiment, qu’elle loue. Pour vivre, elle continue également à exercer une activité de bascule (pesée officielle d’animaux d’élevage). Elle effectue aussi des travaux de couture et loge quelques personnes. Nous n’avons pas d’informations précises sur les raisons pour lesquelles Marie Brault n’a pas repris l’affaire de son mari. La seule leçon que nous pouvons tirer est qu’une veuve ne devient pas systématiquement veuve entrepreneure, ce qui renforce l’intérêt de notre analyse. Marie Grondeau a 8 ans lorsqu’elle se retrouve orpheline de père. Dans le livre commémoratif, elle est présentée comme très pieuse et bonne élève, preuves à l’appui. Elle est scolarisée jusqu’au Certificat d’Etudes Primaires en 1916. L’obtention de ce diplôme ne constitue pas un cas général dans le contexte social de l’époque et atteste d’acquis intellectuels supérieurs à la moyenne. Un an plus tard, elle se loue comme bergère dans une ferme pour aider sa mère à nourrir sa famille. De 1916 à 1921 elle va de « place » en « place » et occupe différents emplois.

Courant 1921, Monsieur et Madame Hulet, à la recherche de personnel, se rendent un dimanche en voiture pour rencontrer et éventuellement embaucher Marie Grondeau, qui leur a été recommandée par sa soeur, Alice Grondeau déjà employée par l’entreprise Hulet, pour s’occuper de leurs deux enfants. Elle est embauchée. Elle part pour Cholet et entame une nouvelle vie. Très vite, elle manifeste son intérêt pour le commerce, réussit à travailler de 1921 à 1927 dans l’entreprise, dans les magasins de Cholet et St Nazaire. C’est Alice qui s’occupera finalement des enfants actuels et à venir, et ce jusqu’à sa mort.

Tableau 1

Personnes rencontrées et documents transmis

Personnes rencontrées et documents transmis

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Figure 1

Arbre généalogique simplifié de la famille Hulet

Arbre généalogique simplifié de la famille Hulet

Les personnes rencontrées apparaissent en caractères gras soulignés.

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En 1925 Madame Hulet meurt après avoir mis au monde son troisième enfant. Monsieur Hulet se retrouve veuf. Il décide de se remarier rapidement. Il lui faut une « mère » pour ses enfants. Ce sera Marie Grondeau. Le 1er août 1927 elle épouse Emmanuel Hulet son « patron » et devient la deuxième Madame Hulet.

Marie Hulet a été choisie, pour ses qualités morales, mais aussi parce qu’elle connaissait bien à la fois les enfants et les magasins de vente au détail. Ceci est exprimé tel quel dans le journal intime d’Emmanuel Hulet. De ce mariage, 11 enfants sont nés (7 filles et 4 fils), soit 14 enfants issus de deux lits pour Emmanuel Hulet.

L’époux-entrepreneur est … son entreprise

Emmanuel Hulet est né le 5 août 1893 près de Redon, dernier enfant d’une fratrie de onze. Il a grandi au sein d’une famille de paysans petits-propriétaires très attachée à la terre et très croyante. Comme en témoigne son journal intime, lui même l’était, et l’est resté jusqu’à sa mort. Il est remarqué par le prêtre du village qui l’encourage dans ses études au petit séminaire et devient son mentor. Seule une santé fragile l’empêche de prononcer ses voeux. Déçu de ne pouvoir devenir prêtre, il revient en juin 1910 à la ferme aider ses parents aux travaux des champs, qui lui plaisent beaucoup et lui permettent de recouvrer une bonne santé. Sur les conseils de l’abbé de la paroisse et sous la pression de ses parents, il accepte de devenir instituteur dans l’enseignement privé catholique. Dès septembre de cette même année 1910, il rejoint l’Ecole Normale d’Instituteurs libre à Guérande. Il exerce le métier d’instituteur de 1911 à 1919 qu’il dit aimer car il est « au service de Dieu ». Deux de ses frères ayant été tués sur le front, il n’a pas été mobilisé. Il se marie le 28 novembre 1916. De cette union naît un fils qui porte le même prénom que son père, le 24 août 1918. Il est l’aîné d’une fratrie de trois enfants. Dans son journal, malgré son goût pour le métier d’instituteur, il explique que l’enseignement ne lui procure pas un salaire suffisant pour faire vivre un ménage, ni le moyen de répondre à « son besoin d’activité et de mouvement ». Il démissionne de l’enseignement en février 1919. Ainsi pour mieux gagner sa vie et être actif il décide de se lancer dans les affaires.

Son plan est de racheter une affaire de fabrication et commerce quelle que soit l’activité pourvu qu’elle soit rentable. Un concours de circonstances relaté dans son journal fait qu’il rachète un commerce en herboristerie dans un bourg vendéen, un domaine auquel son mentor l’a initié et auquel il avait songé puis renoncé car il fallait entreprendre des études de pharmacie. Sans apport financier, et sans avoir le droit d’exercer, il signe toutefois la promesse de vente « 27 000 Francs en capital plus frais et les marchandises ». C’est après avoir pris ce risque, qu’il se tourne vers sa belle-famille pour obtenir une aide financière. Pourtant, dans son journal il ne dit pas qui est son prêteur, ceci nous a été relaté par Pierre, le deuxième fils, issu du premier lit. Il s’installe alors et se reconvertit dans la fabrique de bandages herniaires et de ceintures en tout genre. La période de l’après-guerre s’y prête bien. Sur la vitrine est inscrit « corsets orthopédiques redresseurs et appareils médicaux ». Après plusieurs hésitations il choisit d’intégrer trois activités sous la même entreprise : la fabrication, la vente en gros et le commerce de détail. Il déménage l’activité de fabrication dès juillet 1925 à St Nazaire. Des magasins de détails sont ouverts à Nantes et Rennes. Ils sont donnés en gérance à une soeur, puis à des enfants et existent toujours. Trois idées fortes semblent donner la ligne directrice poursuivie par l’entreprise :

  • Couvrir le plus largement possible le besoin des orthopédistes et des pharmaciens, ses clients.

  • Intégrer le plus possible les fabrications, c’est à dire le plus près possible des matières premières. Il s’en suivit une très grande diversification des savoir-faire ; atelier de couture pour la confection des corsets et bandages ; tissage des tissus nécessaires à cette activité, tricotage de certains tissus pour ceintures et bas varices, travail du bois, du cuir et de l’acier pour les grosses orthopédies ainsi que le matériel d’électrolyse nécessaire au nickelage, cadmiage…

  • Intégrer les activités de fabrication et de vente en gros et au détail, de manière à garantir des débouchés commerciaux à son activité industrielle, de façon pérenne.

C’est au moment du re-mariage d’Emmanuel Hulet que les histoires de l’entreprise Hulet et de Marie Grondeau devenue Hulet vont s’imbriquer, et c’est progressivement que Marie Hulet sera appelée à prendre un rôle grandissant.

L’entreprise restera à St Nazaire jusqu’en 1941, lorsque les bombardements l’obligeront à déménager près de Cholet. Une partie du savoir-faire sera perdue. En outre le chef d’entreprise se désintéresse de cette activité qui lui semble en perte de vitesse suite aux progrès accomplis dans le domaine de la chirurgie. Après un voyage d’études aux Etats-Unis, son attention se porte sur un projet d’exploitation agricole dans lequel il investit une grande partie des dommages de guerre reçus pour le bombardement des installations de son entreprise. Son projet est fondé sur la polyculture et la mécanisation. Sur la commune de Clisson il est notamment le premier à se porter acquéreur d’une moissonneuse batteuse et de colliers américains (Sarignac, 1998) pour ses vaches. Il développe un verger dans lequel il applique la méthode dite « Thomas Bouché », destinée à optimiser la surface de production des arbres, en créant des haies fruitières. Les entretiens font apparaître, de manière convergente, le rôle de plus en plus prépondérant de Marie Hulet dans la gestion de l’entreprise Hulet et dans sa survie. Faute de pouvoir investir dans la production, et du fait de la fibre commerciale de Marie Hulet, évoquée dans le livre commémoratif et confirmée par les entretiens, la part de négoce augmente au détriment de la fabrication. On commence à vendre des soutiens-gorges et des gaines achetés à l’extérieur. Les magasins prennent progressivement le relais de la production. Si Emmanuel Hulet laisse le champ libre à son épouse c’est parce que son attention est mobilisée par l’exploitation agricole. Toutefois, aucun document de l’entreprise familiale ne pourrait attester de cette prise d’autonomie car conformément au droit de la famille français en vigueur à cette époque, Marie Hulet, en tant qu’épouse, était sous la tutelle de son mari. Toute décision de gestion fut-elle personnelle (comme l’ouverture d’un compte en banque à son nom) ou pour l’entreprise aurait nécessité la signature de son époux. Aux yeux de son mari, Marie Hulet était également davantage épouse que manager, même si elle fut employée comme vendeuse dans l’entreprise avant qu’elle ne devienne son épouse. Dans son journal intime Emmanuel Hulet ne mentionne qu’une seule fois les compétences commerciales de son épouse, au moment il se remarie avec elle. Même s’il déléguait de larges pans de la gestion de l’entreprise Hulet à sa conjointe, nous pouvons conclure, en accord avec les préjugés de l’époque, qu’il la considérait comme un prolongement managérial de lui-même, et pas comme une manager à part entière, d’où son invisibilité.

La veuve-entrepreneure, la régence…

Emmanuel Hulet meurt en 1956. Marie Hulet devient veuve Emmanuel Hulet. Elle se retrouve responsable de 7 enfants âgés de moins de 21 ans, d’une ferme expérimentale et d’une entreprise de fabrication et de vente avec des magasins. A la mort de son mari un des enfants du premier mariage sur les trois travaille dans l’entreprise. Tandis que cinq enfants sur les six, du second mariage, parmi ceux en âge de travailler, sont dans l’entreprise avec leur conjoint, s’ils sont mariés. Cela s’explique en partie par les effets de la guerre.

Emmanuel Hulet, selon ce qui est rapporté de manière convergente par les entretiens et le livre commémoratif, était un personnage autoritaire, ne supportant pas la contestation et n’offrant pas à sa famille d’autres choix que de travailler au sein de l’entreprise familiale, sous son autorité. C’est lui qui décidait de la carrière de ses enfants. Nombre d’ambitions et d’aspirations à l’autonomie ont été contrariées. Les conflits ne pouvant pas s’exprimer, la situation familiale au décès du fondateur était potentiellement explosive. Par ailleurs, selon deux entretiens, les relations entre les époux étaient plutôt tendues. Cela avait des répercussions sur la fratrie. Deux conflits importants étaient apparus autour de la succession. Le premier posait la question de la succession patrimoniale de l’entreprise entre les enfants du premier lit et ceux du deuxième lit. Le second soulevait la question de la succession managériale de l’entreprise entre les enfants, filles et garçons, majeurs du deuxième lit. D’un côté Justin le fils aîné, mais le 3ème de la fratrie, était soutenu par ses quatre soeurs et sa mère pour diriger l’entreprise. S’il était envisagé que les filles occupent des fonctions commerciales, leur accès à la direction de la production n’était pas à l’ordre du jour. De l’autre côté, Benoît, le deuxième fils et 6ème de la fratrie, était soutenu par le père pour lui succéder. Justin avait été contraint par son père à suivre des études en agriculture afin de diriger la ferme expérimentale qui était devenue sa danseuse. Justin ne voulait absolument pas de ce destin qui lui était imposé.

Emmanuel Hulet règle la question du premier conflit dans son testament et prend le parti de sa deuxième épouse. Marie Hulet reçoit, comme le prévoit la loi, 50 % des actions de l’entreprise. Le testament désintéresse de l’affaire familiale les enfants issus du 1er mariage. Ils ne récupèrent aucune part dans l’entreprise mais sont dédommagés par la cession de biens immobiliers. Ils reçoivent également une part supplémentaire pour compenser les faibles salaires perçus au sein de l’entreprise par le passé. Au contraire chaque enfant issu du second mariage reçoit 1/11è de la moitié des actions de l’entreprise. Le conflit entre eux autour de la succession managériale n’est donc pas résolu et il revient à Marie Hulet de le gérer.

Elle assoira son autorité en posant trois actes fondateurs contredisant ouvertement certaines décisions de son mari, sans renier les méthodes autoritaires de ce dernier.

Le premier consiste à arrêter le jour même du décès les travaux engagés dans la ferme expérimentale afin d’éviter des pertes financières supplémentaires. La ferme n’est pas vendue mais mise en location, ce qui dénote un souci de conserver ce patrimoine foncier au sein de la famille.

Le deuxième consiste à faire promettre solennellement à ses enfants, au cimetière, devant la tombe de leur père, de « s’entendre tous » afin de contribuer à la mise en place de la cohésion familiale. Par ce pacte scellé devant elle de manière solennelle, le jour de l’enterrement, elle devient un acteur clef dans la transmission de l’entreprise et se pose surtout comme « cheffe » de la famille.

Le troisième acte s’est joué sur un temps plus long. Saisissant sans doute l’occasion du départ de son second fils, Benoît, en Algérie, en 1958, elle conserve Justin, son garçon aîné, à ses côtés, le remettant ainsi à la place d’aîné masculin qu’elle voulait le voir occuper. Elle contredit à nouveau les plans de son défunt mari. Elle conclut cet acte un mois avant le retour de son second fils d’Algérie, après trente mois d’absence. Elle lui écrit un courrier dans lequel elle annonce qu’il ne reviendra pas au siège, sa place ne lui ayant pas été gardée. Elle lui confie la gestion d’un magasin à Nantes avec sa femme. En revanche sur un point, les deux époux n’étaient pas en désaccord : la mise en avant des fils au détriment des filles. Ceci est conforme aux préjugés de l’époque, malgré l’abolition du droit d’aînesse par le code civil dit « Napoléon », en 1804, qui plaçait frères et soeurs sur un pied d’égalité face aux questions d’héritage. Pourtant, la fille aînée, Jeannette réussira une belle carrière d’entrepreneure dans les affaires immobilières. Elle possédait donc les compétences nécessaires pour diriger une entreprise.

Sur le front de l’entreprise, Marie Hulet s’est attachée à relancer l’activité. En 1959 elle fait même appel à un cabinet de conseil en organisation pour amorcer le changement, mais ce dernier s’enlise dans les affaires de famille. Elle renforce le contrôle des magasins par l’entreprise, alors qu’il ne s’effectuait que par les liens de la famille, en créant une centrale d’achat par laquelle ils doivent passer. L’activité jupon et soutien-gorge s’est développée, une nouvelle marque, qui existe toujours, a été créée (ou mieux exploitée ?) pour valoriser les produits de l’entreprise. Les versions divergent sur les circonstances exactes de la création de cette marque. En 1966, dix ans après le début de sa régence, une nouvelle ligne de produits a été lancée : la lingerie de nuit. C’est l’activité actuelle de l’entreprise, 40 ans après son lancement. En 1971, après un déclin progressif du marché, la partie médicale disparait. Mais surtout, cette année marque l’éclatement de l’entreprise familiale. Marie Hulet décide de se retirer progressivement en cédant une partie de ses actions à Justin et Jérôme. Les enfants qui géraient leur magasin en deviennent propriétaires. Ils cèdent en échange leurs actions à Justin et Jérôme qui se retrouvent, actionnaires majoritaires. Alors qu’ils avaient prévu une collaboration, Justin et Jérôme ne se sont pas entendus. En 1972 Jérôme quitte l’entreprise familiale et cède à Justin une partie de ses actions. Il rachète une entreprise de confection d’imperméables pour enfants à Nantes. Ainsi en 1972 après une longue régence, Marie Hulet passe la main, même si jusqu’en 1995, elle continuera de veiller sur l’entreprise, et sur tous ses enfants et petits enfants.

Récapitulons les éléments de réponse à notre question qui sont contenus dans cette étude de cas.

  • En premier lieu, c’est la motivation de Marie Hulet et son intérêt pour les affaires qui ressortent. A l’ombre de son mari, elle a développé de vraies compétences commerciales et managériales. Elle a démontré en outre sa capacité à asseoir son autorité.

  • En second lieu apparaît le souhait de transmettre l’entreprise à ses héritiers. Sentant la transmission menacée par un manque de cohésion familiale, elle entreprend de la restaurer, quitte à passer outre les voeux de son mari sur la désignation du prochain dirigeant.

  • En troisième lieu, des raisons économiques semblent avoir également contribué à son choix. Au décès de son mari, elle avait encore sept enfants mineurs à charge. Devenue chef de famille, elle a l’obligation au regard de la loi, de pourvoir à leurs besoins et de les éduquer.

La veuve Hulet, en assurant une régence, a été un maillon entre la 1ère et la 2ème génération de la famille. Elle s’est attribué ce rôle. Ceci n’a été décidé ni par le défunt, ni par le reste de la famille qui aurait choisi de la placer dans cette fonction le temps de régler les conflits en cours, ou de permettre à une nouvelle génération de se préparer. En somme, elle correspond bien à la définition de l’entrepreneure que nous avons adoptée en introduction. Notons au passage que le parcours de cette entreprise illustre bien la notion de familiarisme développée initialement par Habbershon et Williams (1999), complétée par Arrègle et al., (2004), qui décrit les avantages concurrentiels apportés aux entreprises familiales par l’imbrication entre famille et entreprise. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici c’est comment cette imbrication entre famille et entreprise se traduit par l’implication forte du dirigeant-propriétaire, qui agit comme intendant ou gardien du patrimoine de l’entreprise pour le compte de la génération suivante, conformément à la théorie de l’intendance (Gersick et al., 1997). Nous constatons ici que la veuve Hulet, en assurant une régence, a joué ce rôle d’intendant. Elle a développé une vision de l’identité de l’entreprise, et du rôle que joue la famille dans cette dernière, qui a été un véritable facteur de pérennité (Zellweger et al., 2010)

Le parcours de Marie Hulet représente t-il une exception dans la transmission des entreprises familiales en France ? Pour sortir de la singularité du cas nous proposons de rechercher, dans la littérature, à travers l’histoire, la trace d’autres veuves entrepreneures. Comme annoncé dans l’introduction, l’objectif est d’évaluer l’importance de ce phénomène et la singularité, ou non, des raisons qui ont poussé la veuve Hulet à diriger l’entreprise fondée par son mari pendant 14 ans. Nous limiterons notre étude au contexte français qui est celui de l’entreprise Hulet, ce qui nous semble adapté pour juger du caractère singulier de notre cas.

La reprise d'entreprise par des veuves : une approche historique

A partir de sources secondaires, du XVIIe siècle jusqu’à 1975, dans les champs de l’histoire, du droit et de la gestion, nous avons identifié des travaux portant sur les veuves entrepreneures dans les entreprises familiales. Nous établirons dans un premier temps la récurrence du phénomène des veuves entrepreneures à travers l’histoire, montrant ainsi que la veuve Hulet n’est pas un phénomène isolé. Dans un deuxième temps nous nous intéresserons à des cas de veuves entrepreneures qui font écho à celui de la veuve Hulet sur les raisons pour lesquelles une veuve devient entrepreneure.

Les veuves entrepreneures : un phénomène récurent sur plusieurs siècles

La fin du XIXe siècle, et la première moitié du XXe siècle, vont marquer l’ouverture progressive d’un grand nombre de professions aux femmes. Sans entrer dans un historique détaillé, retenons l’année 1893 avec un code du commerce qui autorise hommes et femmes à exercer les professions régies par ce texte ; 1900, l’année à partir de laquelle les femmes licenciées en droit sont autorisées à prêter le serment d’avocat; 1930 qui voit les femmes accéder à la profession de juge. Toutefois, avant 1965, c’est uniquement avec l’autorisation de son mari qu’une épouse pouvait exercer un métier et elle était limitée dans sa capacité à accomplir des actes juridiques. Cependant, à la mort de son époux, elle récupérait la personnalité juridique, ce qui ouvrait la possibilité de reprendre une entreprise. L’expérience acquise en tant qu’épouse collaboratrice et pas seulement épouse « domestique » lui permettait donc de poursuivre, voire de développer l’activité de son défunt mari. Même si cela se faisait sous certaines conditions –connaissance du métier, ouvrier capable de poursuivre le métier, maintien du veuvage- on a ainsi pu observer cette capacité des veuves à devenir des veuves entrepreneures dans plusieurs métiers. Au XVIIe siècle le négoce malouin est très significatif de la présence des veuves comme chef d’entreprise à la suite du décès de leur mari négociant. Par exemple, sur la base du rôle de capitation de 1701 et d’autres sources annexes, Lespagnol (1997) en dénombre une bonne dizaine sur un total de 140 maisons de commerce. Dans ce métier, la viduité est une véritable aubaine pour la femme qui souhaite devenir entrepreneure. La très grande majorité des entreprises de négoce malouines étaient synonymes de personnes physiques et non pas de personnes morales. « L’entreprise c’est l’entrepreneur » nous rappelle Lespagnol (1997, p. 120). Il y a confusion totale entre le capital de la « maison de commerce » et le patrimoine du négociant, il n’y a pas d’associé. Cette absence d’associé fait qu’au décès du négociant sa veuve se retrouvait à la tête de la « maison de commerce », après accord du conseil de famille garant de l’intérêt des mineurs. La plupart du temps, c’était l’occasion de transformer la « maison de commerce » en société de commerce pour associer les fils le cas échéant. L’épouse devenue veuve se transformait ainsi en veuve entrepreneure pour assurer la pérennité de l’entreprise familiale. La « culture commerciale » qu’elle avait acquise en tant qu’épouse de négociant lui permettait alors d’être un véritable chef d’entreprise, d’aller au delà de « la bonne gestion », de développer l’entreprise et, ce faisant, de prendre une place très honorable au sein du négoce malouin. « Certaines d’entre elles comme Guillemette Jocet, Veuve Moreau, Marguerite Boscher veuve Trouin, Guyonne Le Pays veuve Vincent, Françoise Cheville veuve Nouail, Françoise Patard Veuve Du Bourg Onfroy, Marie Loret veuve Gautier, figurent par elles-mêmes et à plein titre parmi les grandes figures du négoce malouin au temps de Louis XIV » (Lespagnol, 1997, p. 124). Toutefois le rôle des veuves dans le négoce malouin va peu à peu régresser avec le développement des sociétés de commerce au détriment des maisons de commerce. Dans l’Almanach de Gournay de 1788, on ne trouve quasiment plus de veuves entrepreneures. Le XVIIIe siècle est en rupture avec le XVIIe siècle dans la société malouine : il valorise la femme au foyer, au salon plutôt qu’au comptoir. Les entreprises familiales personnelles, disparaissent pour laisser la place aux maisons de commerce de type sociétaire, et rendent les veuves de négociant moins indispensables pour assurer leur pérennité. Cette évolution suggère que le droit des sociétés joue un rôle dans les conditions qui déterminent si une veuve deviendra entrepreneure ou pas. Le développement des sociétés de commerce permet ainsi à un négociant de travailler avec des associés plutôt qu’avec son épouse. De cette manière, en cas de décès, ce sont les associés et non la veuve qui détiennent les compétences nécessaires pour assurer la continuité de l’entreprise. La veuve hérite de 50 % des parts sociales, conformément au droit de la famille, mais pas de la direction de l’entreprise.

Toutefois la transformation des maisons de commerce en sociétés de commerce n’est pas un obstacle qui barre irrémédiablement la voie aux veuves entrepreneures. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cent cinquante ans après l’âge d’or des veuves malouines, l’armement nantais offre des exemples de veuves très présentes dans les sociétés de commerce. Meyer (1999, p. 105) indique que les veuves peuvent être associées « Ainsi la veuve s’associe avec ses enfants et souvent son gendre, le père avec ses fils, les frères entre eux, voire les frères avec leurs soeurs ». L’association semble ici liée au besoin de resserrer les liens entre la famille et l’entreprise familiale, dans une logique de développement du familiarisme, pour activer toutes les ressources que la famille peut apporter. Chaque membre est impliqué par le biais de la distribution de parts. En cas de décès de l’époux, les veuves, de par leur statut de chef de famille, trouvent ainsi leur place pour assurer la continuité de l’affaire familiale, peut-être en étant moins impliquées dans les affaires courantes que ne l’étaient les veuves dans les maisons de commerce malouines. L’auteur, en reprenant un tableau des capitations des grands négociants nantais de 1788/1789, observe que cinq veuves apparaissent parmi les quatorze grandes familles du négoce nantais : les veuves Grou, Bertrand, Chaurand, Portier de Lantimo, Clanchy.

D’autres études encore confirment l’importance des veuves entrepreneures. Nous les citons ci-après pour montrer la permanence de ce phénomène sur plusieurs siècles ainsi que la diversité des lieux concernés. A propos des secteurs d’activité, si on se rapporte aux travaux de Labardin et Robic, (2008), Lamendour et Robic (2012), les veuves entrepreneures seraient plus présentes dans le secteur des services, plus compatibles avec leurs compétences acquises dans les domaines du commerce, de la comptabilité et des ressources humaines. Toutefois il existe des exceptions notables.

Au XVIIIe siècle, les métiers du livre sont particulièrement représentatifs de l’importance de la veuve-entrepreneure dans la vie des entreprises familiales, puisqu’« à Paris, au XVIIIe siècle, sur les huit libraires installés place de la Sorbonne, trois sont des veuves et elles ne représentent pas moins de 20 % de l’ensemble des libraires parisiens ; le pourcentage est d’environ 10 % dans les villes de province » (Beauvalet-Boutouyrie, p. 277).

Au XVIIIe siècle encore de nombreuses veuves dirigent des Sociétés d’armement et négoce de Rouen et du Havre, comme le montrent les travaux de Dardel[1] (cité par Beauvalet-Boutouyrie p. 280) et plus récemment ceux de Delobette (2002). Dans l’industrie textile, les veuves ont joué un rôle significatif aussi dans la direction d’entreprise, comme le souligne Chassagne en 1971. L’industrie sidérurgique fournit, quant à elle, de beaux exemples de veuves entrepreneures avec, en particulier, l’illustre Marguerite d’Hausen, veuve de Charles Wendel (1708-1784) dite « Madame d’Hayange », qui est une maîtresse de forges (Jeanneney 1976, Woronoff 1984).

Au XIXe siècle et jusqu’à la seconde guerre mondiale, on observe le même phénomène, surtout chez les petits bourgeois parisiens et les petits patrons du nord. Dans son étude des petits patrons du nord de la France de 1920 à 1975, Gresle (1981) observe que plus de 45 % des veuves poursuivent l’activité du mari. De même, à partir des dossiers de faillite de Paris entre 1815 et 1848, Daumard (1996) met en exergue le rôle de chef d’entreprise des veuves de négociants-boutiquiers, petite bourgeoisie de cette époque. Au contraire, dans la haute bourgeoisie la veuve s’implique moins directement dans les affaires de l’entreprise familiale, elle s’investit plutôt comme chef de famille. Elle veille à faire fructifier son patrimoine et à régenter son clan familial. Ce dernier paragraphe suggère que le statut social ou la nécessité économique jouent un rôle important dans le choix d’une veuve de reprendre les rênes de l’entreprise familiale. Toutefois ce n’est pas systématiquement le cas. Dans l’exemple de la veuve de Charles Wendel ce ne sont pas des considérations de rang social (élevé) ou de besoin économique qui ont motivé leur choix de devenir veuves entrepreneures.

De rares études sur les raisons du choix de devenir entrepreneure

Les études ci-dessus apportent une appréciation sur le temps long de l’importance des veuves entrepreneures. Elles fournissent également des indices sur les raisons du choix des veuves. Comme nous le dit Beauvalet-Boutouyrie (2001, p. 276) « Toutes les veuves ne reprennent pas les affaires, mais elles en ont la possibilité, et quelques unes n’hésitent pas à saisir cette opportunité ». Pour mieux faire écho au cas de la veuve Hulet, nous avons cherché des études relatant de manière plus explicite, dans le contexte français, les raisons pour lesquelles des veuves reprennent les rênes d’une entreprise familiale. Ces études sont peu nombreuses et font ressortir, tout comme pour notre étude de cas, trois raisons : les compétences préalablement acquises, la volonté de garder l’entreprise au sein de la famille et la nécessité économique.

Sans être exhaustive notre recension retient deux cas qui illustrent ces raisons.

Le travail de Carlin (1965) sur La Maison Colombo petite affaire familiale de commerce de détail, sous la Révolution, époque charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, nous apprend pourquoi une femme reprend l’activité de négoce de drap et toile au décès de son mari : à savoir, subvenir aux besoins de ses trois enfants. Le lien entre la sphère familiale et celle du négoce est bien mise en évidence. Par ailleurs, on perçoit assez clairement les actes managériaux de la veuve, comme la veille concurrentielle, des leçons de logistique -choix du pavillon pour réduire les risques encourus par les corsaires-, les politiques de ristournes et les pratiques de gestion de trésorerie. On y voit aussi l’imbrication dans des réseaux, avec lesquels l’affaire est notamment en relation, comme la communauté juive. On comprend aussi que la veuve Carlin avait acquis, avant son veuvage, les compétences nécessaires à la conduite de son commerce.

Les travaux de Jacques Marseille (2004) sur la famille Wendel, évoquent les « veuves de fer » pour souligner le rôle majeur des veuves entrepreneures dans le maintien du groupe industriel Wendel au sein de la famille. Dans une période troublée, celle de la Révolution, où les hommes en âge de gouverner l’entreprise avaient émigré ou étaient morts, il souligne notamment leur souci de préserver une grande cohésion de la famille autour de l’entreprise familiale et de jouer ce rôle de trait d’union entre les générations. Dans son ouvrage sur les « affaires de famille », Malarewicz (2006) reprend les travaux précédents sur le groupe Wendel pour mettre en exergue l’importance des veuves dans la pérennité des grandes entreprises industrielles. Ainsi, il nous raconte

qu’une des caractéristiques de cette lignée d’entrepreneurs est qu’ici trois femmes –dans leur condition de veuves– ont succédé à leurs époux en montrant, tout autant qu’eux, leurs qualités de gestionnaires et leur capacité à exercer une férule qui semblait réservée aux hommes. Il faut cependant noter que, après la Révolution de 1789, de nombreuses femmes ont dû assurer la continuité de leur entreprise. Les Wendel, de ce point de vue, ne sont pas le seul exemple qui puisse être décrit.

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Pourquoi une veuve devient entrepreneur : analyse

Quels sont les éléments qui ressortent, à la fois de notre étude historique et de notre étude de cas, qui expliquent pourquoi une veuve devient entrepreneure. Nous en avons identifié quatre, qui se font écho dans les deux parties et que nous présentons ci-après. La première, le droit, explique plutôt pourquoi les épouses sont invisibles et pourquoi les veuves peuvent devenir visibles. Les trois autres raisons sont effectivement des éléments qui expliquent le choix des veuves de devenir entrepreneures. Ces raisons sont la nécessité économique, la gestion des conflits familiaux dans un but de transmission, les compétences acquises par la veuve à l’ombre de son mari.

Le droit de la famille : un instrument performant pour rendre les épouses invisibles et les veuves visibles, mais qui a fait son temps

Un élément apparaît en filigrane de l’étude de la société Hulet, ainsi que de notre étude de sources secondaires, celui du droit de la famille. Dans les textes passés en revue, comme dans nos entretiens, certains éléments prennent ainsi un sens qui n’aurait pas été compréhensible : telle l’impossibilité de se remarier afin de garder les rênes de l’affaire et l’interdiction faite aux femmes mariées d’accomplir certains actes juridiques. Nous avons apporté la preuve que depuis le XVIIe siècle, le phénomène des veuves entrepreneures était significatif. Un aperçu du droit de la famille sur la même durée, nous permettra de souligner la permanence du droit comme élément explicatif fort même après la première moitié du XXe siècle. Il permet de comprendre à la fois pourquoi les épouses sont invisibles et par quel mécanisme juridique les veuves entrepreneures deviennent visibles.

Sous l’Ancien Régime, l’affirmation de la supériorité du mari sur sa femme demeure une constante. Le droit reflète l’adage en vigueur à cette époque : « la femme est en puissance de mari » (Beauvalet-Boutouyrie, 2001, p. 182). La femme, considérée comme mineure par le régime matrimonial bénéficie en contrepartie d’un régime juridique protecteur, que ce soit sous le régime de la communauté des biens ou le régime dotal. Le mari a obligation de veiller sur les intérêts et les biens de son épouse. A la subordination est accolée, sur le plan du principe, la protection. L’obligation de protection prend ancrage dans l’idée, répandue à cette époque allant du Moyen-âge à la Révolution, que par nature la femme est faible, tant de corps que d’esprit. C’est cette représentation de la femme faible qui fait que « la protection qui avait été donnée à la femme continue à être assurée à la veuve, à la différence près que celle-ci, du fait de la récupération pour elle seule des pouvoirs qui étaient ceux de son époux, change de statut, et de femme juridiquement soumise, devient capable » (Beauvalet-Boutouyerie, 2001, p. 194). De quoi veut-on protéger la veuve pour lui accorder tant de droits ? On veut la protéger des créanciers, mais aussi des héritiers. En effet, selon le principe de lignage, les biens du mari doivent rester dans la famille, c’est à dire aux héritiers. L’épouse n’étant pas l’héritière risque, par ce principe, de se trouver tout à fait démunie. Pour reprendre l’exemple de Marie Hulet, qui vivait dans un contexte encore hérité de l’Ancien Régime, où les épouses étaient sous la tutelle maritale, le fait d’hériter de la moitié des parts lui donne une assurance de disposer de moyens économiques et de négociation avec la famille de son défunt époux. Le fait de retrouver, avec le veuvage, la personnalité juridique, lui donne la possibilité de décider elle-même quoi faire des parts dont elle hérite, empêchant ainsi l’ensemble des parties prenantes qui pourraient convoiter cet héritage (les autres héritiers, les créanciers, sa famille à elle) de la déposséder en la mettant sous la tutelle d’une autre personne.

La Révolution désacralise et laïcise le mariage en 1792 et le reconnaît uniquement comme un contrat civil. Il peut alors être rompu comme n’importe quel contrat. Pour autant la Révolution n’a pas émancipé l’épouse. Ni les rapports patrimoniaux entre époux, ni l’incapacité juridique de la femme mariée ne sont remises en cause. Le Code Civil de 1804, dit code Napoléon, enferme la femme mariée, en reprenant l’institution du mariage civil avec des modalités proches de celles de la loi de 1792. L’épouse ne peut faire aucun acte juridique ni transaction financière sans l’autorisation de son mari. Alors que, face à l’héritage, la fille se voit considérée comme l’égale du fils en vertu de la disparition du droit d’aînesse, l’épouse demeure une incapable majeure vis à vis de son mari.

Le droit de la famille au XIXe siècle renforce le rôle de la mère, de la femme-mère. « Seul le mariage assurait à la femme une position dans la société, mais le veuvage, seul, lui rendait la liberté qu’elle avait aliénée entre les mains de son époux et lui donnait en même temps la jouissance d’une grande partie de la fortune commune » (Daumard, 1996, p. 365).

Tout au long du XIXe siècle, et pour une bonne partie du XXe siècle, le droit de la famille va ainsi considérer la femme mariée comme subordonnée à son mari et ce n’est que lorsqu’elle se retrouve veuve qu’elle acquiert une liberté juridique.

Si tant d’épouses de chefs d’entreprises se sont cantonnées à un rôle certes important mais invisible, c’est d’abord en vertu d’un droit qui ne leur accordait aucune capacité à accomplir des actes juridiques sans l’assentiment de leur mari. Les épouses, pour compenser cette invisibilité, disposent aujourd’hui de moyens que n’avaient pas leurs prédécesseures. Blondel (2005, p. 8-9) relate ainsi le cas d’épouses d’entrepreneurs contemporains qui, ayant abandonné de brillantes carrières pour accompagner leur mari, ont créé en parallèle leur propre entreprise pour avoir la satisfaction d’observer directement les résultats de leur travail … et donc être visibles. Par ailleurs, pour le cas français, comme nous le verrons ci-après, le droit offre depuis peu aux épouses un statut officiel au sein de l’entreprise, qui leur donne également de la visibilité.

En effet, le droit de la famille a des conséquences sur le code de commerce. Ainsi souligne Zalc (2005), si le code du commerce, à partir de 1893, ne reconnaît plus d’incapacité de commerce liée au sexe, seules les veuves, ou les femmes divorcées et séparées de corps sont pleinement capables du point de vue commercial ou civil. Pour les femmes mariées, l’autorisation de l’époux est toujours requise et ce n’est que tardivement et par touches successives que ces dernières pourront s’affranchir de l’autorité de leur mari. La réforme de 1938 retire à la femme mariée le statut d’incapable juridique, celle de 1965 l’émancipe de la tutelle maritale (cette dernière n’a plus besoin de l’autorisation de son mari pour accomplir des actes civils et commerciaux) et enfin celle de 1985 donne l’égalité aux parents dans l’éducation des enfants et cesse de considérer l’époux comme le chef de famille.

Sur le plan de l’entreprise, une loi de 1982 donne aux femmes d’entrepreneurs la possibilité de choisir entre trois statuts ; conjointe, employée ou partenaire. Une loi votée en 2002 rend obligatoire ce choix, avec les obligations et les droits sociaux qui en découlent, dès que l’épouse travaille dans l’entreprise de son mari (ou l’inverse).

Dès lors, si c’est autrefois le droit qui rendait les épouses invisibles, et qui redonnait aux veuves la capacité à être visibles, ce n’est plus aujourd’hui le cas.

Le cas de Marie Hulet doit donc s’inscrire dans le contexte de l’époque. Si elle a été une épouse invisible, avant de devenir une veuve visible, c’est du fait du droit en vigueur à son époque. Pour paraphraser Malarevicz (p. 54), en appliquant ses propos à notre étude de cas, l’épouse Marie Hulet apporte à l’entreprise une aide quotidienne et bienveillante qu’elle devait apporter à son époux Emmanuel Hulet, tout en lui laissant la première place sur le devant de la scène. De cette manière, elle rejoint la cohorte d’épouses « assistantes » de leur mari entrepreneurs-artisans décrits et analysés par Zarca (1990) et Richomme (2000). Sans ce statut de veuve, elle serait toujours restée l’épouse du dirigeant et la mère de ses enfants. Ainsi, du fait du droit, jusqu’en 1965, le veuvage féminin est resté un facteur important susceptible de favoriser l’entrepreneuriat des femmes, il offrait une rupture sociale qui pouvait être une libération (Lalive D’Epinay, 1985). S’il existe encore aujourd’hui des épouses invisibles, ce n’est plus du fait du droit mais, selon Blondel (2005), du fait d’une perpétuation de certaines perceptions sur les rôles respectifs des hommes et des femmes, intériorisées par les deux sexes et véhiculées sans remise en question.

Malgré cette évolution du droit, il existe donc encore des épouses invisibles et les raisons que nous allons exposer ci-après, qui expliquent pourquoi elles choisissent de devenir visibles en cas de décès de leur mari s’appliquent aux veuves contemporaines tout comme à celles que nous avons étudiées.

La nécessité économique

Le deuxième élément qui apparaît dans nos textes et dans l’étude de cas, est celui de la nécessité économique. Pour aller dans le sens de notre propos sur la nécessité économique, sans que cela ne soit une règle absolue, notre revue historique suggère que les reprises par les veuves sont plus fréquentes dans les milieux de la petite bourgeoisie et des petits patrons que chez les grands bourgeois, plus fortunés, ou la veuve se cantonne à un rôle purement familial. Pour ce qui concerne notre étude de cas, la nécessité d’assurer un avenir à ses sept enfants encore mineurs a joué un rôle important dans la décision de Marie Hulet de reprendre les rênes de l’entreprise : soit pour garantir leur emploi dans l’entreprise par son maintien dans la famille, soit pour permettre, comme cela s’était déjà pratiqué, qu’ils prennent en charge une des boutiques de vente au détail qui constituaient un des canaux de distribution des produits de l’entreprise. La vente de l’entreprise à des repreneurs n’aurait pas offert cette perspective de long terme. En effet, en 1956, lors du décès d’Emmanuel Hulet, la guerre n’était pas un souvenir trop lointain. L’entreprise avait démontré ses capacités à aider la famille à survivre en ces temps difficiles. Elle apparaissait naturellement comme un moyen pour la famille de garantir l’accès à l’emploi et à des réseaux professionnels.

Pourtant la revente reste une option et la nécessité économique n’est pas une condition suffisante à elle seule pour prendre la direction d’une entreprise. Par ailleurs, dans certaines situations, comme pour les veuves Wendel, riches héritières (ou celui, plus récent, de la veuve Dreyfus), la nécessité économique n’apparaît pas comme élément moteur du choix de la veuve. Il convient donc de se tourner vers des facteurs explicatifs complémentaires.

La volonté de maintenir l’entreprise au sein de la famille ou l’esprit de régence

Marie Hulet reprit la direction de l’entreprise au décès de son mari, après que celui-ci eut régné d’une main de maître jusqu’à sa mort, à la fois dans l’entreprise et dans sa famille. Il avait « élu » son second fils, du deuxième lit, pour lui succéder évinçant ainsi l’aîné garçon. A la mort de celui-ci la mère a repris les rênes comme P.D.G en écartant son second et en réhabilitant, de fait, son aîné. Par cet acte la veuve Hulet montrait sa volonté de ne pas suivre les voeux de son mari et s’en écartait à dessein. Toutefois, consciente des conflits latents entre les deux aînés, autour de la succession managériale, elle a dirigé l’entreprise pendant quatorze ans avant de céder la main. Ce qui devait être provisoire a donc duré. Elle a également exercé son pouvoir dans le cercle familial, aidée de la promesse qu’elle a fait tenir à ses enfants, sur la tombe de leur père, de s’entendre entre eux.

Que l’on se place sous l’Ancien Régime, au XIXe siècle, au XXe siècle, voire au XXIe siècle, le cas de Marie Hulet, reflète la situation de nombreuses épouses et entreprises familiales. Une certaine permanence du rôle de l’épouse dans les entreprises familiales apparaît : second rôle, puis entrepreneure par souci de survie de l’entreprise, pour gérer des conflits familiaux, ou permettre à un plan de succession de se mettre en place, ou au successeur désigné de compléter son parcours initiatique. C’est parce que cette prise de pouvoir semble initialement être pensée comme un intérim provisoire que nous dressons un parallèle avec la notion de régence. Toutefois il existe différentes formes de régence. Dans certains cas, comme celui de Marie Hulet ou de celui de Madame d’Hayange, la veuve s’invite dans la succession et décide avec volontarisme de jouer un rôle clef, de dernier recours, par volonté de garder l’entreprise au sein de la famille, quand aucun autre acteur n’est capable de tenir ce rôle et qu’elle possède les dispositions nécessaires pour le faire (nous y venons). Notre étude historique suggère qu’il peut en être autrement et que le conseil de famille prend une décision. Dans certains cas c’est lui qui donne à la veuve ce rôle de régente, encadrée par d’autres membres de la famille et déjà associée à ses fils quand ils sont en âge de le faire. Dans ce dernier cas, la veuve ne s’invite pas, elle est instrumentalisée ou accepte de l’être par une famille qui lui donne ce rôle de régente. Notons au passage le rôle clef du droit de la famille : si la veuve n’héritait pas de 50 % du patrimoine du défunt, et d’un pouvoir de contrôle de l’entreprise du fait de sa capacité juridique, il est probable que sa présence apparaitrait comme moins incontournable.

Toutefois, la volonté ou la nécessité d’assurer une régence, ne suffisent pas, même si en plus de cela, s’ajoutent les facteurs énoncés précédemment. Certaines veuves peuvent encore refuser de prendre la direction de l’entreprise, ou la mener à la faillite. Il manque encore une condition, pour que la veuve puisse reprendre le flambeau.

Les compétences acquises par la veuve à l’ombre de son mari

L’idée développée dans des récits de vie, comme celui de la veuve Colombo par Carlin (1965) et la veuve Hameln au XVIIIe siècle par Zemon-Davis (2002) confirme ce que nous avons découvert dans le cas de la veuve Hulet. Si les épouses d’entrepreneurs restent dans l’ombre de leur mari, elles n’en acquièrent pas moins des compétences qui leur procurent une certaine légitimité à devenir dirigeantes au décès de leur mari. Sans nécessairement avoir un statut salarié, elles ont souvent travaillé aux côtés de leur mari. Notre étude historique montre qu’elles étaient très présentes dans des rôles commerciaux (notamment pour les propriétaires de boutiques), comptables ou de gestion des ressources humaines. Ce faisant, elles possédaient une connaissance du fonctionnement de l’entreprise qu’il était difficile d’égaler au sein de la famille et qui faisaient d’elles des successeurs naturels de leur défunt-époux. Même quand ce n’était pas le cas, et qu’elles assumaient plutôt un rôle d’épouse au foyer, du fait de l’imbrication entre la famille et l’entreprise, Blondel (2005) montre qu’elles se retrouvaient inévitablement baignées dans les affaires de l’entreprise, notamment lors de repas d’affaires organisés au domicile des époux. La veuve Hulet est toutefois un cas particulier d’acquisition de compétences, puisque l’étude montre qu’elle a pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure que l’attention de son mari était détournée par son projet de ferme expérimentale, et par une santé déclinante. Nous sommes donc dans un cas de montée en puissance dans la capacité à gérer l’entreprise qui fait qu’au moment du décès du mari, la veuve Hulet maîtrisait probablement tous les leviers d’exercice du pouvoir dans l’entreprise et dans la famille. Il ne lui manquait plus que la capacité juridique pour devenir formellement « chef d’entreprise et chef de famille ».

Conclusion

Notre récit de la veuve Hulet et de l’entreprise du même nom, ainsi que l’étude historique qui la suit, restent à compléter. Notamment, nous disposons de peu d’éléments qui nous permettent de développer une analyse sur l’effet taille de l’entreprise et son ancrage dans le territoire, afin de savoir si cela a un impact sur l’acquisition de compétences par les veuves entrepreneures. Toutefois, les éléments à notre disposition nous paraissent d’ores et déjà intéressants à plus d’un titre pour mettre en évidence le rôle de l’épouse devenue veuve, puis veuve entrepreneure, dans l’entreprise. Les deux parties se font écho et font ressortir les mêmes raisons pour lesquelles des veuves deviennent entrepreneures. Elles réhabilitent l’épouse en tant qu’acteur dans l’entreprise familiale et le rôle clef qu’elle peut jouer dans sa transmission.

Le goût du pouvoir, un autre facteur ?

Un facteur, complémentaire à ceux déjà mentionnés dans notre analyse, bien qu’il n’apparaisse pas explicitement dans les informations qui sont à notre disposition pourrait être le goût pour le pouvoir et l’entreprise, des veuves entrepreneures, longtemps interdites d’accès à des postes à responsabilité du fait de la présence de leur mari à la tête de l’entreprise. Nous pouvons le supposer dans le cas de Marie Hulet. Nous l’avons trouvé plus explicitement dans des sources secondaires, hors contexte français. Ainsi, Christine Blondel (2005), s’intéresse au cas de Katharine Graham, qui a repris le Washington Post au moment du décès de son mari en 1963 et cite l’autobiographie écrite par cette femme au talent exceptionnel (Graham, 1997). Elle décrit l’histoire d’une femme conditionnée pour travailler à l’ombre de son mari, désireuse de garder l’entreprise au sein du giron familial et décidant malgré l’absence de confiance qu’elle exprime dans ses compétences, de prendre la direction du célèbre journal américain. Son histoire est celle d’une femme qui se défait progressivement de ses propres préjugés sur le rôle des femmes, fait évoluer les préjugés d’hommes influents, prend goût au pouvoir et le conserve.

Le silence sur les épouses et les veuves-entrepreneures …

Cependant cette mise en avant du rôle de l’épouse invisible a été difficile à effectuer. Les archives que nous avons consultées sur le cas Hulet sont prolixes sur la fille, et la mère. En revanche il a fallu nous contenter de rares passages sur l‘épouse et la veuve. Quant aux études historiques, elles soulignent combien le caractère invisible des femmes rend invisible leur rôle dans l’entreprise. La difficulté que nous avons éprouvée à trouver des archives solides relatives au rôle des épouses de dirigeants d’entreprises familiales et à celui des veuves en particulier ne fait que résonner avec les travaux de l’historienne des femmes Françoise Thébaud (1998) qui a souligné la difficulté à écrire l’histoire des femmes. Cela ne peut que nous inciter à poursuivre dans l’étude du rôle de cette partie prenante méconnue car son invisibilité nous amène à proposer quelques implications pour le management.

… cache l’existence d’un management invisible

Si, en dépit de l’absence de traces dans des documents qui relatent des actes managériaux (rapports présentés au conseil d’administration, rapports annuels, comptes rendus de réunion, …) les épouses invisibles, puis les veuves entrepreneures, jouent un rôle reconnu, c’est qu’elles agissent dans des zones que ne « capturent » pas les documents officiels. C’est en ce sens que leur rôle, en tant que managers, est difficile à rendre visible. Ainsi, le serment que fait prêter la veuve Hulet à ses enfants, sur la tombe de leur père, est un acte de management. Par ailleurs, comme c’est le mari qui possédait la signature, la décision d’augmenter la part du négoce dans Hulet, après la guerre, au détriment de la fabrication, ne s’est pas déroulée dans une réunion formelle qui aurait pris place dans l’entreprise, mais entre les deux époux, à huis clos. Si des documents officiels existent, qui relatent cette décision, ils portent certainement le nom et la signature de l’époux, pas celle de Marie Hulet. Ces constats font écho à un autre terrain sur lequel ont travaillé les auteurs. Les veuves n’en étaient pas l’objet, mais il s’est avéré que dans l’entreprise familiale étudiée, de cinquième génération, une veuve avait également assuré une période de régence, entre la troisième et la quatrième génération. Cette dernière avait notamment organisé nombre de repas au domicile familial où les cadres de l’entreprise et certains clients étaient invités. Les enfants, appelés à reprendre les rênes étaient présents à ces repas. Cette veuve, encore en vie et que nous avons réussi à interroger, nous a confirmé qu’elle espérait bien inspirer et former ses enfants à travers cette initiative. Nous avons à nouveau l’exemple d’un acte managérial dont aucune trace n’apparaitra dans les archives de l’entreprise familiale et dont les conséquences ont pourtant été capitales.

De l’importance d’étudier le management invisible

Au-delà du cas des veuves-entrepreneures étudiées dans l’article, nous montrons que l’étude du management doit aller en dehors des lieux habituels, pour s’intéresser aux réunions informelles, aux négociations quotidiennes et à tous les actes qui, sans laisser de trace dans l’organisation n’en sont pas moins des actes managériaux. Ces instances et lieux informels de management étant souvent difficilement accessibles au chercheur, et les archives n’existant pas, ou peu, c’est à travers la paroles des acteurs, comme nous l’avons fait, qu’il convient de les mettre sous le feu des projecteurs. Au-delà des implications managériales que nous avons identifiées, ce thème de l’invisibilité nous amène à poser une question que certains lecteurs trouveront peut-être provocante : les managers les plus visibles sont-ils toujours les meilleurs ?